Chapitre 4

Deux jours plus tard

 

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Jimmy d’une voix brusque sans quitter la télévision des yeux.

Sur l’écran, un match de hockey faisait rage, les je-ne-sais-qui contre les je-ne-sais-quoi. Franchement, peu m’importait de connaître le nom des équipes. Nous étions de retour à Portland depuis deux jours et avions retrouvé notre routine habituelle, à quelques petites différences près.

– Hein ? demandai-je, le doigt sur ma liseuse.

– Tu me regardes bizarrement.

– Pas du tout.

– Si, répondit-il avec irritation en me lançant des regards obliques. Tu n’as pas arrêté de la journée.

– N’importe quoi. Tu te fais des idées.

Il ne se faisait pas d’idées. Depuis ce jour à Cœur d’Alene, les choses avaient changé. J’avais changé. Je ne semblais plus capable de le voir, de l’entendre ou d’être à ses côtés sans avoir des réactions totalement inappropriées. Contrairement à ce que j’avais espéré, mes sentiments ne s’étaient pas dissipés. Au contraire, ils paraissaient s’être installés pour de bon, s’immisçant dans mon cœur et mon esprit. Ces aperçus de son âme et de son passé trouble avaient modifié les choses de manière irrévocable. Tant dans la façon dont je le regardais que dans la fréquence. Pire, cet horrible béguin idiot, ou quoi que ce soit, se voyait probablement sur mon visage chaque fois que je croisais son chemin. Du moins, c’est l’impression que j’avais.

– Je ne vais pas refaire de crise, Lena. Détends-toi.

Silence.

– Oui, je sais. Je ne m’inquiète pas.

– Alors arrête de me regarder, bougonna-t-il.

– Je ne te regarde pas ! protestai-je en lui jetant un coup d’œil furtif.

Il s’enfonça un peu plus dans le canapé, un froncement de sourcils marquant son beau visage. Un jean et un tee-shirt noir constituaient sa tenue d’intérieur. Même un mannequin n’aurait pu les porter aussi bien. Cet homme avait un sens inné de la mode et de l’allure. Avec mes cheveux hirsutes remontés au sommet de ma tête et mes lunettes au bout du nez, je devais sûrement ressembler à une prétendante au rôle de la vieille folle aux chats. Donnez-moi une portée de chatons et j’étais parée.

Je déclarai forfait et mis ma liseuse de côté. Avec lui dans la pièce, j’avais apparemment autant de concentration qu’une enfant de quatre ans en hyperglycémie. Et puis, j’étais descendue pour une raison bien précise.

– Tu n’as pas rappelé ton frère.

– Hmm.

– Il a déjà téléphoné deux fois.

Haussement d’épaules.

De petites rigoles de pluie dégoulinaient sur la fenêtre et un lampadaire brillait au loin. Un temps froid et humide typique de cette période de l’année. La seule pensée de la température extérieure suffit à me faire frissonner.

– Je peux t’apporter le téléphone, si tu veux. J’étais sur le point d’aller me chercher à boire.

Il lissa ses cheveux en arrière de la paume de sa main.

– Qu’est-ce que tu fais ici ? Généralement, le soir, tu traînes dans ta chambre.

– Ma présence te dérange ?

– J’ai pas dit ça. Je me demande simplement ce qui a changé.

Beaucoup de choses avaient changé. Des tonnes et des tonnes, et même un peu plus. Je n’en avais pas encore compris la moitié. Aucune conclusion évidente ne s’était encore présentée. J’avais peut-être légèrement menti en disant que je ne m’inquiétais pas pour lui. C’est vrai qu’il avait l’air d’aller bien. Ça ne signifiait pas pour autant que je ne devais pas garder un œil sur lui. L’enterrement et sa crise de nerfs dataient d’à peine quelques jours.

– Rien n’a changé, mentis-je. Je m’ennuyais, c’est tout.

Mal à l’aise, je resserrai mon bon vieux gilet vert autour de moi. De plus, pour je ne sais quelle raison, les phares étaient allumés. Mieux valait ne pas savoir pourquoi. L’agacement que je lui inspirais était évident. J’aurais pu probablement y parvenir rien qu’en respirant. Mais jusqu’ici ça ne m’avait jamais encore inquiétée. Je devais certainement m’adoucir. Je n’aurais peut-être pas dû descendre. J’aurais simplement dû annuler ma mission de surveillance et battre en retraite dans ma chambre.

– O.K., dit-il.

« O.K. » Tout ce trouble intérieur et il ne se donnait même pas la peine de formuler une phrase entière. À croire qu’il se fichait royalement de moi.

– Tu as froid ? demanda-t-il.

– Pardon ?

Il leva lentement la tête, appuyée contre le dossier du canapé, pour me regarder. Son visage était impassible mais ses yeux semblaient plus chaleureux. Ou peut-être n’était-ce que mon imagination.

– Tu es tout emmitouflée. Tu veux que je monte le chauffage ?

– Non. Merci.

J’aurais certainement dû rembourrer mon soutien-gorge de sorte que mes têtons montrent de façon moins évidente leur intérêt pour lui. Cette pièce était agréable et chaude, et le canapé sous mes fesses particulièrement confortable. Jimmy ne lésinait pas sur le luxe. Il n’était pas mesquin.

– Ça va.

Petit mouvement du menton.

– Bon alors, qui gagne ? demandai-je en ramenant sous moi mes jambes recouvertes d’un jean slim.

– Je ne suis pas vraiment. Tu peux changer de chaîne si tu veux.

– O.K., répondis-je en tendant la main pour attraper la télécommande.

Il gloussa doucement : un son rare et délicieux qui chatouilla ma peau d’une façon étrange et délicieuse à la fois. S’il se mettait à rire franchement, j’étais dans le pétrin.

– N’y pense même pas, Lena. Je suis le seul maître de la télécommande. Je vais zapper et tu me dis si quelque chose te tente.

– Tu es le seul maître de la télécommande ?

– Yep.

– Espèce de maniaque du contrôle.

– C’est une télé dernier cri, Lena. Je l’ai fait venir spécialement d’Allemagne. Je ne veux pas prendre de risques.

Il agita la télécommande noire et stylisée comme si c’était son sceptre. Le Roi Jimmy. Dans ses rêves.

– Quoi ? (Ma bouche s’agrandit de surprise.) Qu’est-ce que tu veux dire par « pas prendre de risques » ?

– La machine à café, ça te dit quelque chose ?

Il attrapa un coussin, le cala derrière sa tête et commença à zapper. Une émission de cuisine.

– Change.

J’aimais la nourriture. Mais pas la préparer. À la maison, c’était toujours ma mère qui cuisinait, ce qui me convenait parfaitement.

– J’ai à peine touché la machine à café. Il y a eu un problème technique imprévisible de la part de l’univers.

– Si tu le dis.

Apparut ensuite un vieux téléfilm des années 1980. Ça se voyait tout de suite aux cheveux : permanentés et laqués. Quelles merveilles aurait faites un traitement à la kératine sur ces pauvres femmes ! Et les monstrueuses épaulettes… Beurk.

– Change, s’il te plaît.

Un vieil épisode de Vampire Diaries.

– Oh, Ian, tu es charmant. Mais je l’ai déjà vu, alors zappe.

– Merci mon Dieu.

Jimmy appuya sur le bouton. Un documentaire animalier. Enfin j’espérais, étant donné que, sur l’écran, un bel étalon noir montait une jument à l’air légèrement effrayé.

– Hé, on dirait la chemise que tu as empruntée à M. Ericson ! m’exclamai-je en battant des mains de joie et de malice. Les saillies de chevaux, c’est vraiment magnifique.

– Tu aimes ça, hein ? demanda-t-il d’une voix pleine de sous-entendus.

D’une pression de bouton, des kilomètres de chair nue et rebondissante remplirent le grand écran. Enfin à l’exception des seins de la femme prise en sandwich. Ces deux-là défiaient étrangement la gravité. Et, contrairement aux miens, ils ne pointaient absolument pas.

– C’est trop mignon, soupirai-je. Rien ne crie le grand amour comme la double pénétration.

Jimmy ricana et changea de chaîne. Des voitures vrombissaient sur un circuit.

– Pourquoi tant d’hommes ont-ils le sens de l’humour d’un petit con prépubère boutonneux ? m’interrogeai-je à haute voix.

– Tu ne trouves pas ça charmant ?

– Bizarre, je sais. (J’attrapai un coussin et le serrai contre ma poitrine.) Un jour, j’ai eu un copain qui trouvait amusant de… En fait, non. Je n’ai pas envie de raconter cette histoire. Jamais.

– Continue.

– Non. Je préfère faire comme s’il n’avait jamais existé. Laissons mes regrettables choix amoureux dans le passé.

– Ce n’est pas juste. Tu en sais beaucoup sur moi.

Avant que j’aie eu le temps de répondre, la Formule 1 se changea en Downton Abbey et je couinai d’excitation.

– Stop. Stop !

Jimmy grimaça en se frottant l’oreille.

– Merde, je ne suis pas sourd.

Un des couples de la série était en pleine discussion, vêtu des vêtements traditionnels de la noblesse anglaise. Génial.

– J’adore cette série. Et ça colle plutôt pas mal à notre situation, je trouve.

– Hein ?

Les lèvres retroussées, il regarda l’écran, manifestement peu impressionné. Espèce de plébéien.

– Ça se passe dans une demeure de l’aristocratie anglaise au début du XXe siècle.

– Ouais. Le château et les costumes m’ont mis la puce à l’oreille.

– Les tenues ne sont-elles pas magnifiques ?

Je serrai le coussin d’un air ravi. Je vivais et mourrais en jean, mais il n’était pas interdit de rêver.

– Regarde, il y a d’un côté les nantis qui ont tout et de l’autre leurs domestiques qui ont que dalle et doivent obéir au doigt et à l’œil et satisfaire le moindre de leurs caprices. Et c’est à peine s’ils ont le droit à un merci. On les traite comme des moins-que-rien et leurs patrons les prennent pour acquis. Tu ne trouves pas ça scandaleux ?

Ma remarque empreinte d’ironie ne provoqua qu’un grognement. Mais, pour être honnête, il pouvait mettre beaucoup d’émotion dans un grognement, toute une variation de tons et de sentiments. Chez Jimmy, c’était presque une phrase, une histoire. Il élevait le langage de l’homme des cavernes à une forme d’art.

– Et elle, c’est lady Mary, indiquai-je en désignant l’écran. Elle dit tout un tas de trucs horribles qu’elle ne pense pas, se cachant toujours derrière ce personnage prétentieux et méchant. Alors qu’au fond elle a un petit cœur qui bat et une conscience comme tout un chacun. Ça ne te rappelle pas quelqu’un ?

– Tu parles beaucoup, bâilla-t-il. On regarde ou pas ?

– Tu vas regarder ça avec moi ?

– C’est plutôt agréable d’avoir de la compagnie.

Il ne détourna pas les yeux de l’écran. Je crus détecter une pointe maussade dans sa voix. Peut-être qu’Ev avait raison et qu’il se sentait seul. D’ordinaire, les gars allaient et venaient dans la maison mais Mal passait du temps dans l’Idaho avec sa famille, aussi le groupe faisait-il une pause. Désœuvré, Jimmy avait été plus agité que d’habitude.

– Oui, c’est vrai.

Nous restâmes assis en silence à fixer l’écran. Enfin, sauf quand je l’étudiais en douce. Lorsque je quitterais Portland, je serais devenue experte en espionnage.

Il remit ses mains derrière sa tête, le visage détendu et les yeux ouverts. Curieusement, il semblait absorbé par ce drame historique. Comme quoi, il ne faut pas juger les gens. C’était agréable d’être là avec lui plutôt que seule dans ma chambre. Je devrais faire ça plus souvent. Pour son bien, évidemment.

– Tu es sûr que tu ne veux pas appeler David ?

Le coin de sa bouche s’étira vers le bas.

– Je peux remettre le match, si tu préfères.

– Ce ne sont pas mes affaires, tu as raison. Regardons plutôt la série en silence, d’accord ?

– Très bien, dit-il d’une voix profonde.

 

Quatre jours plus tard

 

– Lena, tu n’aurais pas vu mon vieux tee-shirt noir de Led Zep ?

– Nan.

– T’es sûre ?

Ses sourcils ne formaient plus qu’une ligne sombre. Les griffures sur son visage cicatrisaient bien, Dieu merci. Mais ça ne diminuait en rien mon désir d’étrangler sa mère.

– Oui. Je ne l’ai pas vu.

– J’ai cherché partout…

– Et ça te surprend ? (Je glissai mes mains dans les poches arrière de mon jean.) Jimmy, tu as plus de fringues que Cher, Britney et Elvis réunis. Certains sont forcément voués à disparaître.

– Tu es sûre que tu ne l’as pas vu ?

– Bon sang, qu’est-ce que tu crois, Jimmy ? Que je l’ai volé pour dormir avec ? ricanai-je amèrement.

La vérité méritait bien une raillerie. J’étais tombée bien bas. Je n’avais pas fait exprès de voler ce stupide truc, mais le tee-shirt avait été mélangé à ma lessive quelques jours plus tôt. C’était le premier truc qui m’était tombé sous la main au sortir de la douche, au moment d’aller me coucher. Je l’avais enfilé sans réfléchir et il était si doux, l’odeur de Jimmy persistant sous celle de l’adoucissant. Depuis, chaque nuit, quand venait le moment de me mettre au lit, je me retrouvais dedans. Ma honte ne connaissait aucune limite. Et… non, je n’avais toujours pas démissionné. Les mots refusaient de quitter mes lèvres.

Il fronça les sourcils.

– Non.

– Que j’ai le secret et profond désir d’être proche de toi et que du coup, j’ai volé ton tee-shirt comme une espèce de perverse ?

– Bien sûr que non, répondit-il avec humeur en s’agrippant au sommet de l’encadrement de la porte.

Tous ses muscles saillants moulèrent parfaitement les manches de son tee-shirt blanc. J’eus beaucoup de mal à me retenir de baver, les battements de mon cœur ayant élu domicile quelque part entre mes cuisses. Et qui pourrait m’en blâmer ? Pas moi. Peut-être que si je m’envoyais en l’air tout cela disparaîtrait et que les choses reprendraient leur cours normal. Il semblait néanmoins plus sûr d’éviter de me frotter aux hommes, au cas où je me laisserais emporter. Mais cette nouvelle situation changeait tout.

– Encore heureux ! Ça serait complètement dingue.

Et n’était-ce pas la pure vérité ? Complètement diiiingue. Enfermez-moi et jetez la clé car j’étais une cause perdue.

– C’est juste que je n’arrive pas à mettre la main dessus.

Même les anges n’auraient eu sourire plus innocent. Ils pouvaient toujours essayer de rivaliser, en vain, ces espèces de sales petits menteurs ailés.

– Jimmy, je ne sais pas où il est. Mais je t’aiderai à le chercher, O.K. ?

– Ouais, dit-il avant d’ajouter : et arrête de me regarder bizarrement.

– Mais je ne te regarde pas bizarrement !

 

Six jours plus tard

 

– Je t’ai vue ! s’exclama-t-il.

– Quoi ?

– Tu étais en train de me regarder.

Il pointa un doigt accusateur sous mon nez. Je le repoussai.

– Je n’ai pas le droit de te regarder ? Sérieusement ? Est-ce l’un de ces étranges diktats de stars ? Personne n’a le droit de te parler ou de te regarder, et il doit y avoir des bols de mousse au chocolat partout où tu vas à partir d’aujourd’hui, c’est ça ?

Il plissa les yeux.

Je ressentais peut-être une pincée de culpabilité au fond de moi. Mais c’était une question de survie, je n’avais pas le choix.

– Je n’ai rien pris et je ne vais pas refaire de crise, marmonna-t-il.

– Je sais.

– Vraiment ?

– Oui.

– Alors ce n’est pas moi le problème, c’est toi.

Les sirènes et les sonnettes d’alarme se déclenchèrent dans mon cerveau.

– Mais qu’est-ce que tu racontes ?

– Proteste tant que tu veux, mais j’ai raison. Il y a un truc qui cloche chez toi, répondit-il d’une voix sourde. Je ne sais pas ce que c’est. Et ça ne m’intéresse pas. Je veux simplement que ça s’arrête. Compris ?

– Jimmy, sérieusement, il ne se passe rien.

Je relevai mes cheveux longs et les attachai en un chignon lâche histoire d’occuper mes mains de peur que leurs tremblements ne me trahissent.

– Au fait, tu as rappelé David ? Il a encore téléphoné. Je suis fatiguée de te couvrir.

– Je n’ai pas eu le temps. (Il me tourna le dos et regarda par la fenêtre.) Et je te paie pour me couvrir.

– Je crois que je vais commencer à te facturer un supplément pour les mensonges. Quelqu’un doit payer pour la souillure de mon âme.

Pas de réponse. Ses larges épaules semblaient plier sous un poids, sa colonne vertébrale était voûtée. Mauvais signe. Je n’arriverais apparemment pas à le dérider à coups de blagues.

– Tu es très tendu en ce moment. Tu ne veux pas que je te réserve un massage ? C’est une bonne idée, non ? Et puis ensuite, on pourrait se détendre et regarder la télé.

Il me regarda par-dessus son épaule, un muscle tressaillant dans sa mâchoire.

– Ouais, pourquoi pas. Je vais aller courir un peu.

– Mais il pleut.

– Je ne suis pas en sucre.

Et sans plus de cérémonie, il s’en alla et disparut dans le couloir. Il avait raison, évidemment : quelque chose clochait chez moi. Mais j’étais plus inquiète par ce qui se passait entre son frère et lui.

 

Sept jours plus tard

 

– Tu recommences ! (Jimmy s’arrêta entre deux pompes, son beau visage ruisselant de sueur.) Ce n’est pas mon imagination. Putain, tu recommences.

– Hmm ? répondis-je calmement, assise devant le plan de travail de la cuisine.

Du marbre italien noir et blanc, car rien n’était trop beau pour Jimmy. Sa maison était luxueusement austère à l’excès. Trois niveaux de murs nus gris à l’extérieur et une décoration noire et blanche à l’intérieur. On aurait dit qu’un postmoderniste avait vomi et que le décorateur avait décidé que ça allait comme ça. Comme si une touche de couleur aurait tué quelqu’un. J’étais presque tentée d’acheter des accessoires outrageusement colorés – des coussins, un vase ou deux – et de les disséminer dans la maison en signe de protestation juste pour voir sa réaction.

– Tu passes ton temps à me regarder bizarrement.

– Non, je trie tes e-mails. Rien à voir. (Je détachai mon regard de son corps sexy et le dirigeai de nouveau sur l’ordinateur portable.) Oh, regarde, Miss Lingerie t’a envoyé une nouvelle photo. Un balconnet rose fluo à franges, cette fois-ci. Délicate attention. Elle a même joint une vidéo d’elle en train de remuer ses seins. Si c’est pas mignon, ça.

– Supprime.

– Mais si elle disait quelque chose d’important ?

– C’est une parfaite inconnue qui m’envoie des photos d’elle à moitié nue en train de danser et de faire le ménage.

– Oui, aujourd’hui, nous avons une machine à laver. Très sexy, façon érotisme domestique. Une puissante revendication du féminisme, selon moi. Cette nana est profonde.

– Exactement, dit-il en reprenant son exercice. Elle n’a rien à dire que j’aie besoin d’entendre.

Dehors, un éclair zébra le ciel, et je sursautai. Puis un coup de tonnerre retentit.

– L’orage est proche. (Je l’observai continuer ses exercices au mépris des manifestations de la nature.) Certaines de tes fans sont tarées. Par chance, d’autres sont vraiment charmantes.

Un grognement.

Le problème avec les pompes, c’est qu’elles mimaient l’acte sexuel. Toute cette sueur, cette tension et ce va-et-vient de la région pelvienne… c’était vraiment dégoûtant, ça devrait être interdit. Il fallait vraiment que je m’envoie en l’air ou qu’au moins je trouve quelqu’un qui accepte de me tenir la main. Peut-être avais-je atteint les limites de la dépravation physique et mourrais-je d’envie d’être touchée. Pourvu que ce ne soit que ça. Son étreinte avant l’enterrement avait réveillé certains besoins que je ne pouvais malheureusement pas satisfaire toute seule. Et passer du temps avec lui n’arrangeait pas les choses. Nous avions pris l’habitude de traîner ensemble tous les soirs, débattant de qui aurait le droit de choisir le programme télé.

C’était agréable. Trop agréable.

La veille, lorsque j’étais entrée dans le salon, il avait même presque souri et s’était décalé dans le canapé. Comme s’il m’avait attendue. Je devais certainement me faire des idées. Je lui avais lancé un sourire maladroit, m’étais assise et avais enduré un quart-temps de football américain avant de retrouver mes esprits, tant j’avais été surprise. Il était peut-être temps d’enfreindre l’interdiction des hommes, du sexe et de l’amour. Ou au moins la partie qui concernait les hommes et le sexe. Je ne pouvais pas continuer à fantasmer sur Jimmy comme une ado transie. Seulement, le temps passé avec lui apaisait quelque chose en moi. Un besoin d’amitié ou l’envie de revoir les amis que j’avais quittés en me lançant à la découverte du grand méchant monde quelques années auparavant. Quand tout était parti en vrille.

Si seulement ce n’était pas si agréable de le mater. Je croisai les jambes et serrai les cuisses. De la sueur assombrissait le fin coton de sa chemise et le tissu moulait son corps, faisant ressortir chacun de ses muscles. Bon sang ! il en avait tellement, ses bras par exemple…

– Lena !

– Quoi ?

– Arrête ça.

Je refermai la bouche d’un coup sec.

– Tu passes ton temps à me regarder et c’est super flippant. Ça commence à bien faire.

Oh merde, il avait raison.

Je le regardais constamment, impossible de m’en empêcher. Et lorsque je ne pouvais le regarder, je pensais à lui. Certes, la plupart du temps, je pensais au fait que je ne voulais rien ressentir pour lui, mais ça comptait quand même. Je perdais la boule. Pour être tout à fait honnête, ça avait commencé à Cœur d’Alene. Mon stupide cœur bégaya comme pour confirmer. Tous les sentiments qu’il m’inspirait grandissaient un peu plus chaque jour, annihilant tout bon sens.

Ça ne pouvait plus durer.

Je n’allais pas de nouveau endurer ça.

– Il faut que j’y aille, bredouillai-je.

La simple idée de le quitter me donnait l’impression qu’on m’arrachait le cœur avec une fourchette en plastique, mais que faire d’autre ?

Il marqua une pause.

– Quoi ?

– Je veux dire… Je suis fatiguée et je travaille très dur. Tu crois que c’est facile de gérer les e-mails de tes fans ?

– Personne ne t’a demandé de t’en occuper. Tu t’es chargée de ce boulot toute seule.

– Je ne peux quand même pas passer la journée à te suivre sans rien faire. J’ai besoin de stimulation mentale.

Avec un soupir exaspéré, Jimmy se leva d’un bond d’une façon trop athlétique. Frimeur. Il devait être incroyable au lit. Non, oublie ça, c’était sûrement un amant égoïste, trop occupé à se contempler dans le miroir au plafond pour prendre soin de sa partenaire. La chaleur qui montait entre mes jambes devait retomber.

De petites rides apparurent entre ses sourcils.

– Explique-moi en quoi mater des photos de nana qui dansent en sous-vêtements est stimulant pour toi. Ça m’intéresse.

– Toutes tes fans ne sont pas comme ça. Certaines sont plutôt gentilles et veulent simplement une photo dédicacée ou un « Merci de m’avoir contacté, je suis ravi que tu aimes l’album ». Tu les as snobées. C’est très mal élevé.

– Mon manager peut s’en occuper. Et si tu es fatiguée, va faire une sieste. T’es trop bizarre.

Il me regardait comme si j’étais bonne pour l’asile. Et il n’avait pas complètement tort.

– Très bien, répliquai-je en donnant un petit coup sur le clavier avant de refermer l’ordinateur. C’est ce que je vais faire.

– Putain, tu es d’une humeur de chien ces derniers temps. Pire que moi.

J’éclatai de rire.

– Jimmy, viendrais-tu de faire de l’autodérision ?

Le coin de sa bouche se releva légèrement. Mon Dieu, était-ce une fossette ? Les battements de mon cœur s’accélérèrent comme si c’était le 4 Juillet. J’adorais les fossettes. Elles étaient si agréables, si sublimes.

– Lena, grommela-t-il.

– Désolée, je… qu’est-ce que c’est que ça ?

Je m’arrêtai et humai l’air. Une étrange odeur de fumée flottait dans la pièce sous le parfum musqué de la transpiration de Jimmy et les effluves de son eau de Cologne. Je crus que mon imagination me jouait des tours mais non. Mon cœur se crispa dans ma poitrine. J’avais un très mauvais pressentiment.

– Quoi « ça » ? demanda-t-il.

– L’odeur. (Je me levai et fis le tour de la table.) Tu sens la cigarette.

Il replia ses jambes sous lui.

– Je ne vois pas de quoi tu parles.

– Ta veste aussi.

Son regard se dirigea vers le vêtement en question, accroché au dossier d’une chaise de la cuisine. Une veste en cuir grise, rien d’extraordinaire même si elle devait coûter un bras. Parfaite pour sortir s’en griller une en cachette. Il s’humecta les lèvres, les yeux soudain méfiants.

– Lena…

– Tu as recommencé à fumer, n’est-ce pas ?

– Je n’ai pas besoin de ta permission. Je fais ce que je veux.

– Dans ce cas, pourquoi me le cacher ?

– Parce que ce ne sont pas tes affaires, rétorqua-t-il en se levant d’un bond.

– C’est là où tu te trompes, mon pote.

La main tendue, il chercha à attraper sa veste. Malheureusement pour lui, j’avais anticipé sa réaction. Je la serrai contre ma poitrine tout en fouillant dans les poches de ma main libre. J’aurais dû être plus vigilante, être sur le coup à la minute où ça avait commencé.

– Donne-la-moi, exigea-t-il en tirant sur une manche.

Je sortis une boîte en carton dorée d’une poche latérale et la dissimulai derrière moi, hors de sa portée.

– Terminé, Jimmy. Tu t’es donné tellement de mal pour retrouver une vie saine, tu ne vas pas tout gâcher maintenant.

– C’est quoi l’étape suivante ? Tu vas m’engueuler parce que je bois du café ? (Il jeta la veste de côté, passablement énervé. Ses cheveux mouillés pendouillaient sur son visage, ses yeux lançaient des éclairs.) J’en fume une de temps en temps. J’ai arrêté tout le reste. Donne-les-moi, Lena.

– Tu sais que tu ne devrais pas fumer. D’où ton air coupable.

– Je n’ai pas l’air coupable, rétorqua-t-il sèchement, le visage contrit. Je suis un grand garçon et je le répète : ce ne sont pas tes oignons.

– Je tiens à toi.

Je m’éloignai de lui rapidement, mettant de la distance entre la rock star en colère et moi. La grande table à manger faisait une barricade parfaite. Même si, dans l’idéal, une clôture électrique aurait été préférable, vu l’expression de son visage. Un aiguillon électrique n’aurait pas été de refus non plus.

– Tu as arrêté pour une raison. Laquelle ?

– Rends-les-moi, exigea-t-il en tendant une main impérieuse, les lèvres serrées.

– Tu as décidé d’arrêter il y a des mois, n’est-ce pas ? Pourquoi, Jimmy ? Dis-moi.

Il refusa de répondre. À la place, il se décala lentement sur la gauche. Je me décalai donc vers la droite, maintenant la même distance et une bonne partie de la table entre nous. Question de sécurité.

– Lena, dit-il d’une voix basse. Je ne me vois pas sortir avec cette tempête pour aller acheter un autre paquet alors tu vas me rendre mes clopes. Puis tu me feras le plaisir de laisser ton joli petit nez en dehors de ça.

– Non.

– C’est un ordre, Lena.

Il croyait vraiment que les ordres marchaient avec moi ? Apparemment oui. C’était bien mal me connaître.

– Bon, trouvons un compromis, dis-je en tirant une chaise de sous la table. Je pense que nous devrions nous asseoir et discuter de tout ça entre adultes. Peser le pour et le contre pour nous assurer que tu prennes une décision mûrement réfléchie.

Son corps imposant prodigieusement immobile, il agrippa le dossier de la chaise devant lui.

– Bien sûr. Pas de problème.

– Merci. C’est tout ce que je demande.

Lentement, il s’assit. Puis il pencha la tête, attendant que je l’imite. Les veines de son cou et de ses bras saillaient. Comme s’il n’était pas prêt à se jeter sur moi ! Il devait certainement me prendre pour une idiote. Ma respiration s’accéléra, ma poitrine montant et redescendant sous mon chemisier. Pendant un moment, son regard resta rivé sur elle et son visage s’empourpra. Les seins faisaient en effet une distraction du tonnerre.

Je ne parviendrai peut-être pas à le faire arrêter de fumer pour de bon. J’en étais consciente. Mais j’étais persuadée de pouvoir l’en détourner, au moins ce soir. Malheureusement, il était assis entre moi et le broyeur qui aurait pu détruire ce truc en un rien de temps. J’allais devoir faire preuve d’imagination.

– O.K. Je suis ravie que nous puissions parler de tout ça de façon raisonnable. (Je feignis de commencer à m’asseoir.) Merci d’avoir accepté de discuter avec moi, Jimmy.

De petites dents carnassières et étincelantes remplacèrent son beau sourire.

– Mais de rien, Lena. Avec plaisir.

– C’est bien aimable de ta part, répondis-je en souriant.

Soudain, je décampai.

Une décharge d’adrénaline me parcourut le corps et je m’élançai à toutes jambes. J’allais jeter ces saloperies dans les toilettes de la salle de bains du bas. Parfait. Heureusement qu’elles n’étaient pas loin car même avec mon avance, il gagnait du terrain. Il aimait le jogging et moi les tartes, il fallait donc s’y attendre.

La sonnette de la porte d’entrée résonna dans la maison. À l’unisson des battements de mon cœur et du bruit sourd des pas de Jimmy derrière moi. J’agrippai l’encadrement de la porte de la salle de bains, mes chaussettes glissant sur le sol en marbre. J’y étais presque. Le bras de Jimmy se referma sur ma taille pour me faire reculer. Mais avec ses pieds nus et mes chaussettes, aucun de nous n’avait beaucoup d’équilibre. Nous avions en revanche beaucoup d’élan. Je dévissai, mes pieds quittant le sol froid et dur. Sans Jimmy pour me retenir, je me serais ouvert le menton sur le marbre. Mes genoux supportèrent une partie de l’impact mais il en amortit l’essentiel. Sa paume heurta le sol en marbre, freinant notre chute et évitant de justesse l’irréparable. Je lâchai mon butin qui alla glisser au sol avant de s’arrêter quelques mètres plus loin.

La sonnette retentit de nouveau.

Mes cheveux s’étaient détachés et tombaient sur mon visage en un enchevêtrement sombre. Je repérai ce foutu paquet et me ruai en avant pour essayer de l’attraper.

Jimmy mit un terme à ma tentative en s’étalant sur moi de tout son long. Son corps musclé devait peser autant que celui d’un éléphanteau.

Il s’avéra que lorsqu’on m’écrabouillait je faisais un bruit horrible proche de « argh ».

Il éclata d’un rire démoniaque.

– Lâche-moi ! hurlai-je en me tortillant sous lui.

– Tu abandonnes ?

Je sentais son souffle chaud contre mon oreille, son corps qui se pressait contre mon dos. Dans d’autres circonstances, j’aurais été sacrément excitée. Mes fesses frôlèrent accidentellement son aine et oh ! Waouh, putain. Une bouffée de chaleur m’envahit.

Et merde. C’était excitant.

– Jamais !

– Tu ne gagneras pas.

Des doigts moites s’enroulèrent autour de mon poignet, m’empêchant d’atteindre le trésor. Je sentais son sexe dur contre mes fesses. Voilà qu’il appréciait lui aussi un peu trop la situation. Mais non, ce devait être une réaction purement physique.

– Tu es ridicule.

– Oh, et toi non ? haletai-je, mes têtons creusant certainement des trous dans le sol en marbre.

– Lena…

On frappa de grands coups à la porte. Ah oui, c’est vrai, nous avions un visiteur qui attendait dehors dans la tempête. Pendant que nous nous battions de manière pseudo-sexuelle sur le sol de l’entrée. Magnifique.

Des clés cliquetèrent dans la serrure, la porte s’ouvrit et David Ferris entra dans une bourrasque d’air glacial. Une feuille automnale mouillée vint se coller sur mon visage. Avant que je puisse réagir, Jimmy me l’ôta délicatement. Le vent disparut quand David referma la porte derrière lui. Il nous observa, les sourcils froncés.

– Alors les amis, lança-t-il, les yeux étincelant de malice. Vous vous êtes mis à la lutte ou quoi ?

– Eh bien oui, répondis-je en tapotant le sol de mes ongles courts. Il pleuvait trop pour que Jimmy aille courir donc… ouais. Il a fallu improviser.

– Je vois. D’accord, commenta David en se fendant d’un large sourire.

Sur mon dos, Jimmy maugréa.

– Elle a pété un câble à propos d’un truc. Longue histoire.

– Je faisais simplement mon boulot : prendre soin de ta santé. Tu veux bien me lâcher, à la fin ?

David remarqua soudain le paquet de cigarettes à ses pieds. Merde. Les plis sur son front étaient innombrables. Du bout de sa Rangers, il le poussa dans notre direction. Rapide comme l’éclair, Jimmy s’en empara. Et merde.

– T’as recommencé à fumer, Jim ?

La voix de son frère exprimait un profond mécontentement et de la déception. Chaque fibre de Jimmy se contracta contre mon dos.

– Ce sont les miennes, mentis-je.

– Non, c’est faux.

La masse gargantuesque de mon patron se détacha de moi. Avant d’avoir eu le temps de me relever, des mains m’agrippèrent sous les bras. Je fus remise debout comme si je ne pesais pas plus qu’un pissenlit.

Jimmy s’éclaircit la voix.

– Une raison de plus de te décevoir, pas vrai, Dave ?

– Ça ne marche pas comme ça, répondit son frère, le visage sombre. J’ai essayé de t’avoir au téléphone toute la semaine.

– Ouais, désolé, j’ai été très occupé.

– Je vois.

Les deux frères se dévisagèrent en silence. Ces retrouvailles ne se passaient pas bien du tout. Si Jimmy avait pincé un peu plus les lèvres, elles auraient complètement disparu. Des femmes partout à travers le monde pleureraient leur perte. Enfin moi, c’était sûr.

La douleur et le regret dans les yeux de David étaient horribles à voir. Jimmy finirait par lui pardonner. C’était son frère, après tout. Cela dit, je n’étais pas franchement un modèle en matière d’absolution familiale. Mais c’était différent : ils s’aimaient.

– C’est gentil d’être passé. Comment va Ev ?

– Très bien. Merci, me répondit David en hochant la tête.

– On est au milieu de quelque chose, là, Dave.

Fidèle à sa conduite de fuite habituelle, les doigts serrés autour du paquet de cigarettes, Jimmy lança un regard noir en direction du sol, comme si celui-ci avait mangé le dernier carré de chocolat. Non qu’il mange du chocolat, mais vous voyez ce que je veux dire.

– On se parle plus tard, déclara-t-il sans même regarder son frère.

Mon cœur se serra.

– Jimmy…

– Plus tard, O.K., Dave ?

Sa voix inflexible retentit à travers la pièce. Le silence qui suivit était horrible.

– Non, attends, chuchotai-je en me rapprochant de lui. Vous devriez parler tous les deux.

David se gratta la tête et me lança un regard un peu embarrassé. L’eau qui dégoulinait de son manteau formait des flaques à ses pieds.

– C’est bon, Lena. On parlera lorsqu’il sera prêt.

La mâchoire serrée, Jimmy me défia du regard en silence.

Sans ajouter un mot, David tourna les talons et ouvrit la porte, bravant la tempête. Jimmy la referma derrière lui. Le plastique crissa lorsqu’il fit une boule informe du paquet de cigarettes.

– Rattrape-le. Maintenant.

Je me précipitai vers la penderie de l’entrée et attrapai la première veste que je trouvai.

– Arrête, Lena.

– Non. Tu n’as qu’un frère et c’est plutôt un chic type, rétorquai-je, les mots se déversant hors de ma bouche. Il a eu tort de tenir de tels propos et de prendre le parti de votre mère dans l’Idaho. Je sais que ça t’a blessé. Mais, Jimmy, il le sait aussi et il s’en veut. Ça le ronge, ça se voit dans ses yeux.

– Je n’ai pas envie d’en discuter.

– J’ai une sœur et on ne peut pas s’encadrer. Ça a brisé notre famille. Crois-moi, tu ne veux pas que la situation dégénère, ajoutai-je en lui attrapant le bras. Jimmy ?

– On peut parler d’autre chose ? répliqua-t-il en se dégageant.

– Tout le monde fait des erreurs. Tu devrais le savoir mieux que personne. Mais c’est ton frère et il t’aime. Laisse-lui une chance de s’excuser.

– Alors quoi, tu es de son côté, maintenant, c’est ça ? David a toujours été le beau gosse au cœur tendre. Les filles l’adorent. Mais il est pris, Lena. Il ne pourra pas te donner ce dont tu as besoin.

– Oh, arrête un peu.

Je lui donnai un coup dans la poitrine avec la veste, le faisant reculer d’un pas. J’étais si furieuse que j’aurais pu le frapper.

– Tu te fous de moi, ou quoi ? Ton frère ne m’intéresse pas. Et je suis de ton côté. Toujours.

Il n’avait pas l’air convaincu.

– Je m’inquiète simplement pour toi. Tu as été très tendu toute la semaine, tu t’es rongé les sangs. Il t’a manqué. David a eu tort mais il le sait. Je te le garantis.

Il me dévisagea en silence.

– S’il te plaît, Jimmy.

Il détourna le regard et sa pomme d’Adam tressauta. Puis, avec un grognement, il tourna la poignée de la porte et sortit en courant sous la pluie battante. Le vent glacial me fouetta les cheveux et le visage. Je m’enveloppai dans la veste qu’il avait oubliée, me cachant derrière la porte entrouverte. Jimmy traversa la pelouse pour rejoindre le 4 × 4 noir garé au bord du trottoir. La portière s’ouvrit et David sortit du véhicule. Ils se tinrent d’abord à bonne distance l’un de l’autre, David les bras croisés, Jimmy les mains sur les hanches. Puis David s’avança et serra l’épaule de son frère comme s’il l’implorait. Jimmy sembla alors se détendre et ils se rapprochèrent. Bientôt, leurs têtes se touchèrent et ils semblèrent discuter malgré la tempête. Bien. Très bien. Je crois que David hocha la tête. Je ne distingais pas tout.

Quelques feuilles fanées s’engouffrèrent dans la maison.

Alors que Jimmy se tournait pour rentrer, son frère lui attrapa le bras et l’attira à lui pour lui tapoter le dos.

Oui ! Merci mon Dieu.

Enfin, Jimmy courut en direction de la maison, trempé jusqu’aux os.

– Attention à ne pas glisser.

Je lui tendis sa veste mais il secoua la tête et retira sa chemise. De l’eau dégoulinait de ses cheveux mouillés, le long de son visage et de son cou.

– Je vais te chercher une serviette, proposai-je.

– Pas la peine. Putain, je suis gelé.

Il se dirigea vers la salle de bains et entra directement sous la douche en tournant le robinet d’eau chaude.

– Tout va bien entre vous, maintenant ?

– Ouais.

Il retira son pantalon, dévoilant un boxer noir moulant qui ne laissait rien ignorer de son anatomie. Oh merde, ces cuisses, ce torse musclé, ce corps… Avec tous ces fantasmes sexuels qui m’emplissaient l’esprit, j’étais étonnée qu’il reste encore de la place pour autre chose. Mon corps tomba en catalepsie, mon pouls s’accéléra. J’aurais pu le réchauffer, tout mon visage et d’autres parties spécifiques de mon corps étaient en feu. Bon sang, j’aurais parié que sa peau avait un goût divin.

– Lena ?

Je sursautai.

– Tu attends que je te dise que tu avais encore une fois raison ou quoi ?

– Euh…oui.

– C’est comme si c’était fait.

Debout, les mains sur les hanches, il m’observait. Son regard était indéchiffrable. Ses lèvres s’entrouvrirent et il sembla sur le point de me demander quelque chose. Avant de changer d’avis.

– Qu’est-ce que tu fais encore là ? À moins que tu ne te portes volontaire pour me frotter le dos, tu dois t’en aller.

Mes yeux s’écarquillèrent autant que faire se peut.

– Quoi ? Tu es sérieux ?

Doucement, il m’attrapa le bras et me raccompagna à la porte de la salle de bains.

– Sors.

– J’essayais simplement de discuter avec toi.

C’était un mensonge. Pourtant, j’aurais aimé discuter de ses besoins de frottage de dos et de la façon dont, en tant qu’employée du mois, je pouvais les satisfaire.

– On parlera plus tard.

– Mais…

Et il me claqua la porte à la figure. Charmant.

Connard.

La déception était une grosse bête méchante qui m’écrasait le cœur. J’eus soudain froid et enroulai mes bras autour de moi. En restant ainsi dans l’embrasure de la porte, j’avais moi aussi été un peu mouillée à cause de la brume et de la pluie battante. Mais c’était surtout parce que j’avais été chassée du paradis, alias la salle de bains du rez-de-chaussée. Vive la gratitude… J’adressai un doigt d’honneur à la porte.

– Tu as fait du bon boulot, cria-t-il de l’intérieur.

Je laissai retomber mes bras le long de mon corps.

– Merci.

– Dave et moi sommes réconciliés.

– Tant mieux.

– Ouais, tu me l’avais bien dit.

Je souris.

– Ça me fait plaisir. Tu vas arrêter de fumer ?

Insultes grommelées.

– Ouais, d’accord. Et arrête de traîner devant la porte quand je me douche. C’est flippant.

Je levai les yeux au ciel. Ce n’était pas comme si je pouvais voir quoi que ce soit par le trou de la serrure.

Faisons comme si je n’avais pas essayé.

 

2 h 30 du matin, l’heure maudite. Une espèce d’entre-deux brumeux. Trop tard pour avoir une bonne nuit de sommeil, mais beaucoup trop tôt pour commencer la journée.

Je roulai sur le dos et contemplai le plafond. Toujours aussi passionnant qu’au cours des quatre dernières heures. Sur ma table de nuit, mon verre d’eau était vide. Pas étonnant que ma vessie semble douloureusement pleine. Je me sentais bizarre, mal à l’aise. J’aurais parié que Jimmy avait payé ce matelas à prix d’or, les rois et les reines devaient probablement dormir sur le même. Et pourtant, il ne m’apportait aucun réconfort.

Avec un gémissement, je repoussai les couvertures et me traînai péniblement vers la salle de bains. Je fis ma petite affaire et me lavai les mains. Puisque j’étais déjà levée et de mauvaise humeur, autant partir à la recherche de chocolat.

Ne cherchez pas à comprendre. Ça semblait logique à mon cerveau privé de sommeil et c’était tout ce qui comptait.

Je descendis l’escalier d’un pas lourd. Une lumière vacillante me parvint du salon, les ombres jouant sur le mur opposé. J’avais abandonné Jimmy devant un documentaire sur Phil Spector des heures auparavant. M. Spector avait peut-être été un génie de la musique mais, étant donné la façon dont il avait fini, c’était un peu trop morbide à mon goût. J’avais alors souhaité bonne nuit à la rock star.

Sur le grand écran, des tigres rugissaient et bondissaient en silence dans la savane dorée. Jimmy était étendu sur le canapé, profondément endormi. Même au repos, les traits de son beau visage n’en restaient pas moins volontaires et sévères. Ils semblaient cependant plus adoucis sans son air renfrogné. Ses longs cils noirs reposaient sur sa joue et ses lèvres étaient légèrement entrouvertes. Elles paraissaient si douces… Un sentiment, une sensation, monta des profondeurs de mon ventre et se propagea en moi jusqu’à picoter mes orteils. Tout ça à cause de lui. J’avais chaud et froid à la fois. C’était physique et plus encore, beaucoup plus. Je voulais tout connaître de lui. Et qu’il connaisse tout de moi. Faire réellement partie de sa vie, et pas uniquement en tant qu’employée. Être la personne à laquelle il confiait ses pensées les plus sombres, celle en qui il avait confiance.

C’était complètement dingue.

Avez-vous déjà remarqué combien le monde semblait différent aux premières heures du matin, lorsque vous êtes resté trop longtemps éveillé ? Irréel et à la fois plus clair, si paisible que vous pouvez entendre la vérité que vous n’arrivez pas à affronter à la lumière du jour. Mes sentiments pour Jimmy ne s’étaient pas estompés. Quelle bêtise de croire que ça allait être le cas alors que je vivais avec lui et respirais le même air que lui. Et ils n’étaient pas près de disparaître.

C’était donc à moi de le faire.

Je ne supporterais pas d’avoir le cœur brisé à nouveau. Surtout pas quand je voyais arriver le truc à dix kilomètres comme c’était le cas avec Jimmy Ferris. Il avait besoin que je sois son assistante et son amie, pas une pauvre poire en mal d’amour qui le contemplait avec des yeux de merlan frit. Des comme ça, il en avait déjà à la pelle.

Je pris une profonde inspiration. Si seulement je n’avais pas l’impression d’être écartelée à la simple idée de le quitter. Dramatique à l’excès, certes, mais vrai. Essayons de voir cela comme la bonne vieille analogie du pansement qu’on retire d’un coup sec. Mieux valait une petite douleur maintenant qu’un gros chagrin d’amour plus tard.

N’empêche, les prochaines semaines allaient être difficiles.

Ensuite, une fois mon remplaçant trouvé, j’irais peut-être m’asseoir sur une plage quelque part et m’apitoyer sur mon sort. Oublier la pluie pour retrouver un moment le soleil, commander des cocktails avec de petits parasols et des fruits à l’intérieur. Je pourrais laisser passer le mariage de ma sœur puis revenir discrètement à la maison pendant qu’elle serait en lune de miel. Parfait, j’avais un plan.

Les pieds de Jimmy étaient recroquevillés et ses bras serrés contre sa poitrine. Pauvre chéri. Il devait avoir froid. Pas idéal après sa sortie sous la pluie de cet après-midi. J’attrapai deux couvertures du placard, en déposai une sur ses pieds et le recouvrit de la deuxième. Le tissu de laine l’enveloppait des épaules aux orteils.

– C’est mieux, murmurai-je.

– Ouais, chuchota-t-il à son tour en ouvrant les yeux. Joli pyjama.

– Sache que les pyjamas en flanelle à imprimé oursons sont à la pointe de la mode. (Épuisée, je m’affalai sur le canapé.) Qu’est-ce que tu fais ici ?

– Je me suis endormi. Tu m’as réveillé en dévalant l’escalier.

Il se redressa doucement en se frottant la tête. Ses cheveux noirs étaient complètement ébouriffés. La télévision jetait des ombres sur son visage.

– Quelle heure est-il ?

– 2 h 30.

– Qu’est-ce que tu fais debout ?

Je haussai les épaules.

– Impossible de dormir. Parfois, j’ai du mal à déconnecter mon cerveau.

Un hochement de tête suivi d’un bâillement.

– Je suis sûr qu’on peut trouver quelque chose de mieux à regarder qu’un documentaire animalier.

– Tu n’as pas besoin de me tenir compagnie. Il est tard. Ou tôt. Va te coucher, ça va aller.

Il ramassa une des couvertures et la lança sur mes genoux.

– Une fois réveillé, j’ai du mal à me rendormir.

– Désolée de t’avoir tiré du sommeil. Tu me passes la télécommande ?

Il gloussa d’un air morne.

– Lena, Lena. Honte à toi. Je suis à moitié endormi, pas fou.

– Aaah, les garçons et leurs joujoux.

Je m’enroulai confortablement dans la couverture. Il me lança un demi-sourire qui laissait apparaître une fossette. En réalité, c’était plutôt une ébauche de sourire narquois. Mais il s’améliorait question sourires et c’était tout ce qui comptait. L’un de mes plus grands regrets resterait de n’avoir jamais pu voir la chose en entier. Probablement fatale de bien des façons, à mon avis.

Nous ne parlâmes pas vraiment. C’était simplement agréable d’avoir de la compagnie.

La dernière chose dont je me souviens, c’était d’être allongée sur ma moitié du grand canapé en train de regarder un vieux film de gangsters en noir et blanc des années 1940. Le lendemain matin, je me réveillai dans mon lit, soigneusement bordée. Si soigneusement que j’eus même du mal à extraire mes bras de sous les couvertures. Jimmy m’avait manifestement portée et mise au lit. Lorsque je voulus le remercier, il m’ignora et changea de sujet.

Rien de nouveau sous le ciel grec.