Trois semaines plus tard
– Lena !
Je relevai brusquement la tête : la tasse de café m’échappa des mains et le liquide brûlant m’ébouillanta les doigts.
– Merde.
Jimmy dévala l’escalier à pas lourds.
– T’es où ?
– Dans la cuisine.
J’attrapai un torchon et tamponnai ma peau à vif.
– C’est quoi ce bordel ? rugit-il en déboulant dans la cuisine, dégoulinant de sueur.
Je soupirai comme seuls savent le faire ceux qui souffrent le martyre et essuyai les taches de cafés sur mon tee-shirt vert.
– Quel bordel, Jimmy ?
Derrière l’homme en question, une autre série de pas lourds. Ben, le bassiste, apparut. Imaginez un bûcheron sexy avec un don pour la musique, et vous l’aviez. Il était lui aussi en sueur – normal, étant donné qu’ils revenaient d’un jogging.
– Salut, Ben.
Je lui fis un petit signe de la main et le géant me répondit par son habituel mouvement de menton. Mais… attendez un peu… N’était-ce pas un petit sourire narquois sur ses lèvres ? Il s’adossa contre le mur et croisa les bras, comme s’il attendait quelque chose.
Je ne savais pas ce qui se passait mais je sentais que ça n’allait pas me plaire.
Jimmy balança son portable sur le plan de travail de la cuisine.
– Tu peux m’expliquer pourquoi un certain… (Il reprit le téléphone et plissa les yeux en direction de l’écran.)… Tom Moorecomb a hâte de me rencontrer pour discuter du poste d’assistant ?
Mon estomac se serra.
– Oh. Ça.
– Ouais. « Ça. »
– J’attendais le bon moment pour te le dire.
Les sourcils froncés, il posa ses mains jointes sur le plan de travail.
– Pourquoi pas maintenant ?
– Eh bien… j’ai décidé de ne plus travailler pour toi, annonçai-je courageusement d’une voix douce, claire, amicale et professionnelle.
J’avais répété mon laïus des millions de fois sous la douche, au lit, aux toilettes. À peu près n’importe quand, n’importe où, et à la moindre occasion. Plus d’excuses.
– Non que je n’aie pas apprécié le temps passé ensemble, mais je me crois prête à relever de nouveaux défis. Tom est la personne que je te suggérerais d’engager pour me remplacer. Il a de l’expérience en tant qu’assistant mais il…
– Tu démissionnes ?
Jamais je n’avais eu tant de mal à soutenir son regard.
– Oui, Jimmy. Je démissionne. Le moment est venu.
– Tu as manigancé tout ça derrière mon dos.
Ce n’était pas une question, mais une affirmation. Une affirmation particulièrement courroucée qui plus est. Son regard d’habitude déjà froid tomba bien en dessous de zéro. Par je ne sais quel miracle, je ne me transformai pas en statue de glace.
À la place, je hochai la tête, envahie par la chair de poule.
– Quand ?
– Quand ai-je organisé ça ou quand est-ce que je termine ?
Il donna un petit coup de menton. Je pris ça pour un « oui » aux deux questions.
– Il y a quelques semaines, et dans quelques semaines. Mais je resterai quelques jours pour briefer Tom avant de partir et m’assurer que tout se passe bien. Évidemment, il y a d’autres candidats, c’est à toi de voir si tu l’embauches ou pas.
– C’est trop aimable de ta part.
– Mais tu devras trouver quelqu’un pour me remplacer.
– Et tu comptais me l’annoncer quand, Lena ?
– Bientôt. (Il arqua un sourcil.) Ce week-end… à un moment… j’allais te donner ma démission. Enfin, en tout cas bien avant que Tom se présente pour son entretien lundi. Tu voudras certainement te préparer donc… (Je lui adressai mon sourire le plus charmant. Quoi qu’il arrive, ne jamais montrer sa peur.) Lundi matin, au plus tard.
Son visage s’empourpra.
Je m’éclaircis la voix.
– Bref, pour en revenir à l’expérience de Tom, contrairement à moi, il en a déjà dans le domaine de…
– Non.
Je tressaillis.
– Quoi ?
– Non. Tu ne démissionnes pas.
– Ah, si. Je démissionne.
Il secoua la tête une seule fois, mais ce fut un mouvement brusque, brutal même. Encore un peu et il se faisait le coup du lapin. Je savais qu’il n’approuverait pas ma décision, mais je ne m’étais pas attendue à un tel entêtement.
– Je suis secrétaire, Jimmy. Pas conseillère en addiction. Pour être honnête, je n’aurais jamais dû accepter ce boulot. Je ne suis ni qualifiée ni particulièrement compétente.
– Je pense que je suis le mieux placé pour en juger. Merde, Lena. C’est ridicule, qu’est-ce que tu veux que je te dise ?
Je haussai les épaules, surprise par sa question.
– Au revoir, j’imagine. Et si ça ne te dérange pas, une lettre de recommandation serait la bienvenue.
L’espace d’un instant, il resta silencieux, laissant simplement retomber sa tête en arrière pour contempler le plafond. Les muscles de son cou étaient gonflés, les veines saillaient sous sa peau.
– C’est quoi le vrai problème, en fait ? Tu veux plus d’argent ?
– Non. Pour être honnête, tu me paies déjà probablement trop. Non que je me porte volontaire pour une baisse de salaire.
– Alors quoi ?
Il me fusilla du regard. Les yeux de Jimmy, légèrement plus pâles que ceux de son frère, étaient comme un ciel sans nuages, d’un bleu parfait. Magnifiques, mais rarement sereins. Et que Dieu me pardonne de l’avoir remarqué, sans parler de mes envolées lyriques.
– Pourquoi tiens-tu tant à ce que je reste ? demandai-je en agitant les mains. La plupart du temps, tu me supportes à peine. La semaine dernière, tu as arrêté de parler et tu m’as grogné dessus pendant trois jours. Et soudain, tu ne peux plus te passer de moi ? Allons…
Ben gloussa.
– Elle marque un point.
– À tout à l’heure, Benny, dit Jimmy sans me quitter des yeux.
– Je vois. Amusez-vous bien.
Le géant quitta tranquillement la pièce sans vraiment prendre la peine de dissimuler son sourire.
– C’est juste que… j’étais un peu mal luné la semaine dernière. (Il croisa les bras et ajouta aussitôt :) Mais ça n’avait rien à voir avec toi.
– Non, bien sûr que non. Mais je dois vivre avec toi. Alors je subis tes humeurs. Il se renfrogna encore un peu plus. Mais ça n’a rien à voir avec nous. (Je secouai la tête.) Je veux dire, il n’y a pas de nous. Je ne sais même pas pourquoi j’ai utilisé ce mot. Cette décision ne concerne que moi. Il est temps pour moi de passer à autre chose.
La mâchoire de Jimmy se contracta.
– Je n’aime pas le changement.
– Nous ferons en sorte que la transition soit le plus douce possible.
– Je me suis habitué à t’avoir dans les parages. On s’entend plutôt bien. Pourquoi devrais-je me redonner le mal de dresser quelqu’un de nouveau simplement parce que tu te mets dans tous tes états pour un truc qui n’a probablement aucune importance ?
Ma bouche s’ouvrit mais rien n’en sortit. J’étais officiellement sidérée. Je ne sais pas si c’était à cause de la remarque sur le dressage ou sur mes « états », même si aucune n’aurait pourtant dû me surprendre. C’était Jimmy dans toute sa splendeur : grossier comme c’est pas permis et sans une once de tact. Au moins faisais-je semblant de bien m’entendre avec les gens la plupart du temps.
– Alors ? aboya-t-il.
Comme je prenais trop de temps à répondre, il retira son sweat rouge au-dessus de sa tête et l’utilisa pour s’essuyer le visage.
– Mes raisons, personnelles, ont de l’importance. Peut-être pas pour toi, mais pour moi.
Il détourna le regard, les lèvres serrées, l’air réellement mécontent. Un homme avait-il jamais été aussi maltraité ? Visiblement non, à en juger par son expression.
– J’ai pris ma décision, ajoutai-je.
– Je te paierai vingt pour cent de plus.
– Est-ce que tu m’as écoutée ? Il ne s’agit pas d’argent.
– Putain. Cinquante.
Je grimaçai.
– Jimmy…
Sa main fendit l’air.
– Ça suffit. Je double ton salaire. Tu arrêtes tes conneries et on ne reparle plus jamais de cette histoire, compris ? Bon, moi j’ai des trucs à faire.
– Stop ! hurlai-je.
Il me dévisagea sans ciller. L’hostilité semblait suinter de chacun de ses pores.
– Je m’en vais.
– Pourquoi ? demanda-t-il les dents serrées. Tu me dois au moins une explication, Lena.
Dehors, il commençait à pleuvoir, les lourds nuages gris ayant finalement cédé. Jimmy attendait toujours. Je fermai les yeux pour ne plus le voir. Oh mon Dieu, je ne pouvais pas. Je n’y arrivais pas. Ça ne se passait absolument pas comme prévu.
– Je sais que nous ne sommes pas les meilleurs amis du monde, mais je croyais qu’on s’entendait bien, dit-il.
– On s’entend plutôt bien, oui.
– Alors, quoi ?
– Je ne suis pas faite pour ce boulot.
– Regarde-moi.
Il semblait relativement calme, aussi ouvris-je un œil. Ses bras robustes étaient croisés, son tee-shirt plein de sueur collait à son torse musclé mais, sinon, il n’avait pas l’air trop en colère. J’ouvris donc également l’autre œil. Quel courage, je sais.
– Contrairement aux autres coachs de sobriété, tu ne me sors pas complètement par les yeux.
– Je sais. Je suis plutôt utile, répondis-je en riant, non que la situation soit particulièrement drôle. Mais pourquoi est-ce que tu t’opposes tant à mon départ ?
– Parce que Adrian et la maison de disques vont quand même vouloir quelqu’un pour garder un œil sur moi. Et il s’avère que je ne suis pas si réfractaire à cette idée. Je n’ai pas besoin de tes conseils ni que tu me prennes la tête en me donnant ta version de je ne sais quelle connerie philosophique. J’ai simplement besoin que tu sois là. C’est si compliqué ?
– Non. Mais ça n’explique pas pourquoi tu tiens à tout prix à ce que cette personne soit moi.
– Écoute, pour l’instant, tu es la moins pire, O.K. ? Je ne veux pas prendre le risque. Tu dois rester.
Je sentis mon nez se froncer.
– Attends, c’est à cause de ce qui s’est passé avant l’enterrement ? demanda-t-il soudain.
Ma bouche s’ouvrit mais rien n’en sortit. Il ne parlait pas du moment où il s’était accroché à moi mais ma conscience coupable m’empêchait de penser à autre chose.
– C’est à cause de ça. (Son front se plissa. Il passa la main dans ses cheveux, attrapa une mèche et tira dessus.) C’était… il y avait des circonstances atténuantes. Je ne t’aurais pas fait de mal, Lena. Je ne t’en ferai jamais.
– Je sais.
– Vraiment ? Je comprends que je t’aie fait peur. C’est vrai, j’ai saccagé cette chambre, mais jamais je…
– Il ne s’agit pas de ça.
– Alors quel est le problème ?
Je détournai le visage à la recherche d’un mensonge plausible. Il devait bien y avoir quelque chose que je pouvais utiliser ; lui laisser croire qu’il me faisait peur n’était pas juste. Il avait déjà assez de problèmes comme ça.
– C’est bien ça. (Il grogna et se frotta le visage de ses mains.) Putain !
– Non. Ça n’a rien à voir. J’ai bien compris que tu allais mal ce jour-là.
– Alors quoi ? Qu’est-ce que tu veux ? Que je m’excuse ? éclata-t-il d’un ton irrité. Je suis désolé, O.K. ?
Ma mâchoire se décrocha.
– Waouh. Tu ne sais absolument pas t’excuser, n’est-ce pas ?
Sur le plan de travail, son portable vibra. Aucun de nous n’y prêta attention.
– Jimmy, à l’avenir, quand tu présentes tes excuses à quelqu’un, essaie d’avoir l’air sincère. Envisage peut-être de ne pas le mépriser ni de l’insulter. Hmm ?
Il tapa du pied et le frotta contre le sol, comme un petit garçon qu’on gronde.
– O.K. Je m’excuse… et tout ça.
– On progresse.
– C’est bon, là ? C’est réglé ? demanda-t-il en commençant déjà à se diriger vers la porte.
– Je peux dire à Tom que lundi te convient ?
– Merde, Lena ! lança-t-il, exaspéré. Pourquoi ?
Les mots restaient coincés dans ma gorge. J’aurais pu m’étouffer avec, ce qui était probablement mieux que de les laisser sortir, réflexion faite. La tension s’insinua en moi. Si seulement j’avais pu disparaître sous terre…
– POURQUOI ? hurla cet abruti.
Le son résonna dans toute la pièce.
– Parce que j’ai des sentiments pour toi, d’accord ? Et arrête de me crier dessus.
Silence.
Silence pur, absolu.
De petites rides se formèrent autour de son nez.
– Qu’est-ce que tu as dit ?
– Tu m’as très bien entendue.
– Tu as des sentiments pour moi ?
La façon dont il prononça ce mot, en le faisant rouler sur sa langue comme si le goût le répugnait… Je crois que je ne m’en remettrai jamais.
– Oui.
– Tu te fous de moi.
– Non, répondis-je en mettant mon cœur à nu.
Non, oubliez cette métaphore, j’avais plutôt l’impression d’avoir été éventrée. Je restai là, totalement exposée. Plutôt dégoûtant, à vrai dire.
– Alors ?
Il me regardait en silence.
– Dis quelque chose !
Ce connard éclata de rire.
Un gros rire bien gras envahit la pièce. Le son m’encerclait, m’emplissait la tête. Impossible d’y échapper. Il y avait des couteaux sur un râtelier accroché au mur de la cuisine, tout un tas de couteaux brillants bien alignés. Il serait tellement facile d’en lancer un dans sa direction et de voir où il pourrait atterrir. Si je n’étais pas en danger, il y avait en revanche de fortes chances que lui le soit. Je l’imaginais couvert de sang et tuméfié sur le sol. Cela calma momentanément mes instincts meurtriers, malgré mes poings serrés.
– Tu comprends maintenant pourquoi je ne voulais pas t’en parler.
Mais son gloussement hystérique l’empêchait de m’entendre. Littéralement plié en deux, il essuyait les larmes de ses yeux. Je priai ardemment pour que Dieu le foudroie sur-le-champ mais rien ne se passa : Jimmy continua à rire.
– Et le sentiment dominant que je ressens pour toi en ce moment, c’est la haine. Au cas où tu te poserais la question.
Environ une éternité plus tard, son rire se calma puis finit par cesser. Ce ne fut pas une bataille facile à mener : il me regardait, étudiait le sol, la fenêtre, l’effort se lisait sur son visage. Je ne pouvais rien faire sinon attendre.
Et faire des commentaires narquois.
– Génial. Contente que tu te sentes mieux.
– Désolé. (Il se passa une main sur la bouche sans pour autant réussir à dissimuler son large sourire.) Merde, chaque fois que tu me regardais bizarrement, je croyais que tu avais un trouble de l’attention ou besoin de t’envoyer en l’air. Je ne savais pas…
– Magnifique, lançai-je en tapant dans les mains, un sourire collé sur le visage. Bon, reprenons notre discussion. Manifestement, cela dépasse les limites du professionnel. Je dois donc partir.
– Mais non. Ne sois pas ridicule, Lena.
– Tu es heureux comme ça, Jimmy ? De vivre dans le déni ? Le temps est-il beau à cette période de l’année ? (Je levai les yeux vers lui.) Tu vois, j’ai eu le cœur brisé par toutes sortes de connards par le passé et je me suis juré que ça n’arriverait plus jamais. L’amour à sens unique, c’est terminé. Je ne trouve pas ça particulièrement amusant, désolée.
Si mon sourire vacillait peut-être légèrement, le sien en revanche était éclatant. Ce sourire pouvait déplacer des montagnes. Mais également briser des cœurs. Je sentais le mien se liquéfier dans ma poitrine. C’était blessant d’être rejetée ainsi. Je ne m’étais pas attendue qu’il me tombe dans les bras mais était-il vraiment obligé de rire aux larmes ?
Bizarre d’en pincer pour quelqu’un que vous n’appréciez même pas la plupart du temps. Qui pouvait bien être débile à ce point ?
Enfin, je veux dire, à part moi ?
– Bon, voilà ce qui va se passer, déclara-t-il d’une voix ferme et légèrement lasse. Tu vas te remettre de ce béguin stupide et, dans ma grande bonté, j’oublierai ce qui vient de se passer, d’accord ?
– Tu n’es qu’un imbécile. (Quel idiot. Non mais quel idiot. Je lui lançai un regard assassin.) Tu ne crois pas que si j’avais pu, je l’aurais déjà fait ? Tu crois vraiment que ça m’amuse d’avoir des sentiments pour toi ?
– Ça n’a rien à voir avec moi, Lena. C’est l’effet rock star. Une fois que tu l’auras compris, tu passeras à autre chose.
– Le problème, c’est que ça a à voir avec toi, justement. Et voilà pourquoi je ne peux pas passer à autre chose, répliquai-je en indiquant la direction générale de ma poitrine qui, soit dit en passant, se soulevait sous l’effet de mon énervement.
Le regard de Jimmy se dirigea vers ledit décolleté avant de se reposer sur mon visage. Ses lèvres étaient serrées de colère, comme si je l’avais forcé à me reluquer. Ben voyons.
– Il se trouve que j’aime ce travail. C’est bien payé, même sans l’augmentation que tu viens de me proposer. J’ai la chance d’être hébergée gratuitement dans ton palais et, dans l’ensemble, le boulot est facile. Tout baigne. Mais parfois, quand tu ne te comportes pas comme un connard fini, je t’apprécie tellement que c’en devient douloureux. J’aime la façon dont ta vraie nature se manifeste quand tu penses que personne ne te regarde.
– Lena…
– Comme quand tu fais semblant d’avoir oublié qui doit choisir le programme télé pour que ce soit encore mon tour. Ou quand tu me tiens compagnie lors de mes insomnies. Ce genre de petites attentions.
Il agrippa l’arrière de son cou.
– Bon sang, Lena. C’est n’importe quoi. Ça ne veut rien dire.
– Tu te trompes. Ça veut dire beaucoup. Je sais que tu as du mal à accepter les compliments, mais tu n’es pas aussi mauvais que tu voudrais le laisser croire.
– Ouais, tu as raison. Je suis un amour.
– Je ne dis pas que tu es parfait. Nous savons tous les deux que c’est loin d’être le cas et, surprise ! moi non plus. Je dis juste que… (Je cherchai mes mots mais rien ne sortit.) Bref.
– Alors, quoi ? Tu as peur que tes « sentiments » (Il mima des guillemets avec ses doigts.) pour moi interfèrent avec ton boulot ?
– Et si, pour une raison ou une autre, tu pètes les plombs à nouveau et que je n’arrive pas à tenir bon et à te dire non car je serai trop occupée à me sentir mal pour toi ? Et si je te cède ? Je ne veux pas prendre le risque.
– Ça n’arrivera pas.
Il me contourna, saisit un verre dans le placard et le remplit d’eau. Il le vida d’un trait, sa pomme d’Adam tressautant. L’odeur de son corps musclé en sueur emplit l’air. Si je n’avais pas été obligée de parler, j’aurais été tentée de retenir ma respiration. Je n’avais vraiment pas besoin que son odeur me grise, les choses étaient déjà assez difficiles comme ça.
– Ça pourrait arriver. Tu ne prends pas ça au sérieux. Et tu devrais aller prendre une douche.
– Tu vois, j’avais raison.
– À propos de quoi ?
– Tu ne devrais pas prendre de décisions hâtives tant que tu ne sais pas ce que tu veux. Au cours des cinq dernières minutes, tu as reconnu avoir des sentiments pour moi avant de dire que tu me détestais. Que j’étais un idiot. Et maintenant, voilà que je schlingue.
– Évidemment que tu schlingues. Tu dégoulines de sueur.
Sans se départir de son regard amusé, il s’appuya contre le plan de travail.
– Ouais, et si tu étais si submergée par ces soi-disant sentiments, ça ne te dérangerait pas. Tu voudrais sentir mon corps sur le tien. À vrai dire, la plupart des femmes auraient encore plus envie de moi.
Mon cerveau manqua exploser à cette idée. Non, non, non, mauvaises pensées. Horribles pensées charnelles.
– Ah, vraiment ?
– Ouais. Les femmes à qui je plais, un peu de sueur ne les dérange pas. Qu’est-ce que tu crois qui arrive après avoir passé des heures au lit ? Et ces autres femmes, elles ne font pas non plus de remarques sarcastiques comme toi. Et elles ne m’insultent pas toutes les deux minutes, ça c’est sûr. (Il me dévisagea des pieds à la tête, d’un air peu flatteur.) Pour tout te dire, je pensais que tous ces regards étranges étaient liés à ce qui s’est passé dans l’Idaho. J’ai toujours cru que tu aimais les nanas. Je trouvais ça très dommage, d’ailleurs.
De combien d’années écoperais-je si je l’étranglais ? Telle était la question.
– Attends un peu. Es-tu réellement en train de suggérer que toute femme qui ne te lèche pas les pompes est forcément lesbienne ? (Il haussa les épaules.) Et tu t’étonnes que je t’insulte.
– Je suis certain que tu feras très bien ton boulot, Lena. Tu n’auras aucun mal à me dire non.
Sans mesurer mon incrédulité, l’homme fit craquer son cou et me lança un nouveau regard désabusé.
– Quel que soit le véritable problème, règle-le. Je comprends que tu sois mal à l’aise mais remets-toi. O.K. ?
Je ne promettais rien. De toute façon, j’étais bien incapable de quoi que ce soit. Si j’ouvrais la bouche pour parler, je doutais fortement d’être capable d’articuler un mot.
– O.K. Le débat est clos, annonça Jimmy en se dirigeant tranquillement vers la porte comme si de rien n’était.