Mon cou était ankylosé et la douleur me lança lorsque je me redressai lentement en clignant des yeux pour chasser le sommeil. Je frottai les muscles incriminés, essayant de les détendre.
– Aïe !
David retira une main du volant et la tendit pour masser la base de ma nuque de ses doigts vigoureux.
– Ça va ?
– Ouais. J’ai dû m’endormir dans une position bizarre.
Je me redressai dans mon siège, profitant du paysage, m’efforçant de ne pas trop apprécier le massage du cou. Parce que, évidemment, il était particulièrement habile de ses doigts. M. Doigts de Fée charma mes muscles sans difficulté. Impossible de résister. Je poussai des gémissements sonores et le laissai continuer.
Être à moitié endormie était ma seule excuse.
Le jour se levait à peine. Dehors défilaient de grands arbres ombragés. En essayant de sortir de Los Angeles, nous avions été pris dans des embouteillages tels qu’une fille de Portland comme moi n’en avait jamais vu. Malgré toutes mes bonnes intentions, nous n’avions pas vraiment discuté. Nous nous étions arrêtés prendre à manger et de l’essence. Le reste du temps, Johnny Cash était passé en boucle et j’avais répété des discours dans ma tête. Aucun n’était sorti de ma bouche. Pour je ne sais quelle raison, je ne voulais pas mettre fin à notre aventure. Je me sentais bien avec lui, à présent. Le silence n’était pas embarrassant mais paisible. Reposant, même, étant donné le lot de drames de ces dernières heures. Être avec lui sur la route… il y avait là quelque chose de libérateur. Aux alentours de 2 heures du matin, j’avais fini par m’endormir.
– Où sommes-nous ?
Il me jeta un regard de côté, sans cesser de me masser.
– Eh bien…
Nous dépassâmes un panneau.
– On va à Monterey ?
– C’est là que se trouve ma maison. Détends-toi.
– À Monterey ?
– Ouais. Qu’est-ce que tu as contre Monterey, hmm ? Une mauvaise expérience au festival de musique ?
– Non.
Je me rétractai rapidement, ne voulant pas paraître ingrate.
– Je suis surprise, c’est tout. Je ne m’étais pas rendu compte que nous étions, hum… à Monterey. O.K.
David soupira et freina. De la poussière et des cailloux cliquetèrent contre la Jeep. (Mal n’aurait pas été content.) Il se tourna vers moi, un coude appuyé sur le haut du siège passager, m’acculant.
– Parle-moi, l’amie.
J’ouvris la bouche et vidai mon sac :
– J’avais un plan. J’ai un peu d’argent de côté. J’allais me rendre dans un endroit tranquille pendant quelques semaines, le temps que tout ça se tasse. Tu n’avais pas besoin de te donner tout ce mal. Il faut simplement que je récupère mes affaires chez toi et tu ne m’auras plus dans les pattes.
Il hocha la tête.
– Bon, pour l’instant on est ici et j’aimerais passer quelques jours dans ma maison. Alors pourquoi tu ne viendrais pas avec moi ? En tout bien tout honneur. On est vendredi, mes avocats ont dit qu’ils pourraient nous envoyer les papiers lundi. On les signera à ce moment-là. J’ai un concert mardi soir à Los Angeles. Si tu veux, tu peux te planquer chez moi quelques semaines le temps que les choses se calment. Qu’est-ce que tu en dis ? On passe le week-end ensemble et ensuite on part chacun de notre côté.
Ça semblait effectivement une bonne idée. Mais je pris quand même une seconde pour réfléchir. Une seconde de trop, manifestement.
– Tu as peur de passer le week-end avec moi ou quoi ? Je suis à ce point effrayant ?
Son regard soutint le mien, nos visages près de se toucher. Ses cheveux bruns encadraient son beau visage. L’espace d’un instant, j’en oubliai presque de respirer. Je ne bougeai pas. J’en étais incapable. Dehors, une moto passa en rugissant, puis tout redevint silencieux.
S’il était effrayant ? Il n’avait pas idée.
– Non, mentis-je avec un petit rire pour donner le change.
Je ne pense pas qu’il m’ait crue.
– Écoute, je suis désolé de m’être mal comporté à Los Angeles.
– Ce n’est pas grave, David, je t’assure. Cette situation aurait rendu dingue n’importe qui.
– Dis-moi, fit-il à voix basse. Tu t’es souvenue de t’être fait tatouer. Autre chose t’est-il revenu ?
Je n’avais pas envie de parler de mon dérapage alcoolisé. Pas avec lui. Avec personne, d’ailleurs. J’en payais déjà les conséquences : ma vie était bouleversée et étalée sur Internet. Ce qui était d’ailleurs totalement ridicule puisque hormis l’épisode du siège arrière de la voiture des parents de Tommy, mon passé n’avait rien de très croustillant.
– Est-ce que c’est important ? Je veux dire, n’est-il pas un peu tard pour avoir cette conversation ?
– Tu as sûrement raison.
Il se réinstalla dans son siège et posa une main sur le volant.
– Tu as besoin de te dégourdir les jambes ?
– Un arrêt toilettes ne serait pas de refus.
– Pas de problème.
Il se gara sur le bas-côté et le silence s’installa de longues minutes. Il avait dû éteindre la musique pendant que je dormais. À présent, le silence était gênant et c’était ma faute. La culpabilité, dès le matin, sans même une goutte de caféine pour me donner du courage, c’était horrible. Il s’était montré adorable, avait essayé de discuter, et moi, je l’avais rembarré.
– La majeure partie de cette nuit est toujours floue, dis-je.
Il décolla ses doigts du volant et m’adressa un vague petit signe. Ce fut son unique réaction. Je pris une profonde inspiration, rassemblant mes forces pour continuer.
– Je me souviens d’avoir bu des shots de vodka à minuit. Après ça, c’est pas très clair. Je me souviens du bruit de l’aiguille au salon de tatouage, de nos rires, mais c’est tout. Je n’avais jamais perdu connaissance de ma vie. C’est flippant.
– Ouais, fit-il doucement.
– Comment on s’est rencontrés ?
Il expira bruyamment.
– Je sortais d’un bar avec des amis pour rejoindre un autre club. Une des filles ne regardait pas où elle allait et est rentrée dans une serveuse. Apparemment, la serveuse était nouvelle ou je ne sais quoi, parce qu’elle a lâché son plateau. Heureusement, il n’y avait que quelques bouteilles de bière vides.
– Et comment suis-je entrée en scène ?
Il me jeta un petit regard, quittant un instant la route des yeux.
– Des types ont commencé à emmerder la pauvre serveuse, menaçant de la faire virer. Et tu les as engueulés.
– Vraiment ?
– Oh que oui. (Il se lécha les lèvres, le coin de sa bouche se retroussa.) Tu les as traités de petits snobinards à la con. Tu as aidé la fille à ramasser les bouteilles avant de recommencer à insulter mes amis. Un grand moment. Je ne me souviens pas de tout ce que tu as dit. Tu es devenue très inventive à la fin.
– Hum ! Et c’est à cause de ça que tu t’es intéressé à moi ?
Il referma la bouche et se tut.
– Qu’est-ce qui s’est passé ensuite ?
– La sécurité est arrivée pour te jeter dehors. Ils n’allaient quand même pas se mettre les riches à dos.
– J’imagine que non.
– Tu avais l’air si affolée que je t’ai sortie de là.
– Tu as laissé tomber tes amis pour moi ?
Je le regardai, stupéfaite. Il haussa les épaules. Comme si ça n’avait aucune importance.
– Et ensuite ?
– On est allés prendre un verre dans un autre bar.
– Je suis étonnée que tu sois resté avec moi.
Abasourdie était plus proche de la vérité.
– Pourquoi ça ? Tu m’as traité comme un être humain. On a parlé de tout et de rien. Tu n’avais pas d’idées derrière la tête. Tu ne t’es pas comportée comme si j’appartenais à une autre espèce. Lorsque tu me regardais, j’avais l’impression…
– L’impression que quoi ?
Il s’éclaircit la gorge.
– Je ne sais pas. Ça n’a pas d’importance.
– Si.
Il poussa un petit grognement.
– S’il te plaît ?
– Putain, grommela-t-il en se tortillant dans le siège conducteur, visiblement mal à l’aise. J’avais l’impression que c’était réel. Comme… une évidence. Je ne sais pas comment l’expliquer autrement.
Je demeurai un instant assise dans un silence de mort.
– C’est une bonne façon de l’expliquer.
Soudain, il me lança un petit sourire narquois.
– Et, en plus, c’était la première fois qu’on me faisait ce genre de propositions malhonnêtes.
– O.K., O.K., arrête tout de suite.
Je cachai mon visage dans mes mains et il éclata de rire.
– Détends-toi. C’était très mignon.
– Mignon ?
– Ce n’est pas une tare.
Il s’engagea dans une station-service et s’arrêta devant une pompe à essence.
– Regarde-moi.
Je m’exécutai. Un sourire éclairait son beau visage.
– Tu as dit que tu pensais que j’étais un gars vraiment adorable. Et tu m’as proposé de monter dans ta chambre, faire l’amour et passer un peu de temps tous les deux. Enfin si ça m’intéressait.
– Je sais vraiment m’y prendre avec les hommes, dis-je en riant.
Je ne sais pas si j’avais eu des conversations plus embarrassantes dans ma vie. Oh mon Dieu, rien que de m’imaginer en train de tester mon petit numéro de séduction sur David… Lui sur qui se jetaient chaque jour des groupies et de sublimes mannequins. S’il y avait eu assez de place sous le siège, je m’y serais cachée.
– Et qu’as-tu répondu ?
– À ton avis ?
Sans me quitter du regard, il ouvrit la boîte à gants et en sortit une casquette de base-ball.
– Je crois que les toilettes sont par là.
– C’est horriblement gênant. Pourquoi n’as-tu pas tout oublié, toi aussi ?
Il me regarda et son petit sourire disparut. D’un air grave, il soutint mon regard captif un long moment. Dans la voiture, la température sembla chuter d’une dizaine de degrés.
– Je reviens tout de suite, dis-je en me débattant avec ma ceinture.
– O.K.
Je finis par réussir à déboucler ce stupide truc, mon cœur martelant ma poitrine. La discussion était devenue très tendue vers la fin. Je ne savais plus où j’en étais. Apprendre qu’il avait pris ma défense à Las Vegas, qu’il m’avait choisie plutôt que ses amis… ça changeait tout. Qu’avais-je besoin de savoir d’autre sur cette nuit-là ?
– Attends.
Il fouilla dans sa collection de lunettes de soleil, en sortit une paire de Ray-Ban Aviator et me la tendit.
– Tu es célèbre toi aussi, maintenant, tu te rappelles ?
– Mes fesses le sont.
Il sourit presque, enfonça la casquette de base-ball sur sa tête et posa un bras sur le volant. Mon prénom tatoué s’affichait, dans toute sa splendeur. Il était rose sur les bords et quelques lettres étaient en train de cicatriser. Je n’étais pas la seule à être marquée à vie.
– À tout de suite, dit-il.
J’ouvris la portière et descendis prudemment de la voiture. Je devais éviter à tout prix de trébucher et de m’étaler de tout mon long devant lui.
Je passai aux toilettes puis me lavai les mains. La fille dans le miroir des toilettes avait l’air hagard, ou pire encore. J’aspergeai mon visage d’eau et me coiffai comme je le pouvais, tentant de limiter les dégâts. Quelle blague ! L’aventure dans laquelle j’étais embarquée était en train d’anéantir toute tentative pour garder le contrôle. Moi, ma vie, tout semblait être en proie à des changements permanents. Mais alors pourquoi était-ce si agréable ?
Je le retrouvai en train de signer un autographe à deux jeunes dont l’un s’était lancé dans un solo endiablé de air guitar. David rit et lui donna une tape dans le dos. Il était gentil, abordable. Ils discutèrent encore quelques minutes jusqu’à ce qu’il s’aperçoive de ma présence.
– Merci, les gars. Si vous pouviez garder ça pour vous encore quelques jours, je vous en serais très reconnaissant. On aurait bien besoin d’une petite pause loin de toute cette agitation.
– Comptez sur nous.
L’un des types se retourna et me fit un grand sourire.
– Félicitations ! Au fait, vous êtes beaucoup plus jolie en vrai que sur les photos.
– Merci.
Ne sachant pas trop quoi faire d’autre, je leur adressai un signe de la main. David me lança un clin d’œil et m’ouvrit la portière côté passager.
L’autre type sortit un téléphone portable et se mit à prendre des photos. David ne lui prêta pas attention et monta à son tour dans la voiture. Il ne prononça pas un mot avant que nous ne soyons de retour sur la route.
– Ce n’est plus très loin, annonça-t-il. On va toujours à Monterey ?
– Absolument.
– Cool.
Entendre David évoquer notre première rencontre avait apporté un nouvel éclairage à la situation. Cette conversation avait éveillé ma curiosité. Je crois que la possibilité qu’il ait pu me choisir cette nuit-là ne m’avait pas effleurée jusque-là. J’avais imaginé que nous avions tous deux laissé la tequila penser pour nous. J’avais tort. C’était plus compliqué que ça. Bien plus. La réticence de David à répondre à certaines questions m’intriguait.
Je voulais des réponses. Mais je devais faire preuve de prudence.
– C’est toujours comme ça pour toi ? demandai-je. Être reconnu ? Que les gens t’abordent tout le temps ?
– Ils étaient sympas. Ce n’est pas toujours le cas. Ça fait partie de mon boulot. Les gens aiment la musique, donc…
Un mauvais pressentiment s’insinua en moi.
– Tu m’as bien dit qui tu étais cette nuit-là, n’est-ce pas ?
– Oui, évidemment, confirma-t-il en me lançant un regard sarcastique, les sourcils arqués.
Mon mauvais pressentiment fut aussitôt remplacé par la honte.
– Désolée.
– Je voulais que tu saches dans quoi tu t’embarquais. Tu m’as dit que tu m’appréciais vraiment beaucoup mais que tu n’étais pas particulièrement fan de mon groupe.
Il tripota l’autoradio, une esquisse de sourire sur le visage. Bientôt, une chanson rock que je ne connaissais pas résonna doucement dans les haut-parleurs.
– À vrai dire, tu culpabilisais à ce sujet. Tu n’arrêtais pas de t’excuser. Tu as insisté pour m’offrir un hamburger et un milk-shake pour te faire pardonner.
– C’est juste que je préfère la country.
– Crois-moi, je le sais. Et arrête de t’excuser. Tu as le droit d’aimer ce que tu veux.
– Est-ce que le hamburger et le milk-shake étaient bons ?
Il haussa les épaules.
– Ça allait.
– J’aimerais m’en souvenir.
– Ça, c’est une première, railla-t-il.
Je ne sais pas exactement ce qui m’a pris ensuite. Peut-être voulais-je simplement voir si je réussissais à le dérider. Un genou sous moi, je tirai sur ma ceinture de sécurité, me redressai et posai un petit baiser sur sa joue. Une attaque surprise. Sa peau était chaude et douce contre mes lèvres. Il sentait si bon… Personne ne devrait avoir le droit de sentir aussi bon.
– Que me vaut cet honneur ? demanda-t-il en me regardant du coin de l’œil.
– C’est pour m’avoir éloignée de Portland puis de Los Angeles. Pour m’avoir parlé cette nuit-là. (Je haussai les épaules à mon tour.) Pour tout un tas de raisons.
Une petite ligne apparut au-dessus de l’arête de son nez. Lorsqu’il parla, sa voix était voilée.
– Je vois. Pas de problème.
Sa bouche resta fermée et sa main se dirigea vers sa joue, touchant l’endroit que je venais d’embrasser. Il continua à me jeter des regards en coin, les sourcils toujours froncés. Et, à chaque regard, je me demandais si David Ferris avait aussi peur de moi que moi de lui. Sa réaction était encore plus parlante qu’un sourire.
À flanc de falaise, la maison en pierres et en rondins émergea des arbres. L’endroit était tout aussi impressionnant que la demeure de Los Angeles, mais dans un autre style. En dessous, l’océan était tout simplement spectaculaire.
David sortit de la voiture et se dirigea vers la maison, en jouant avec un trousseau de clés. Il ouvrit la porte d’entrée avant de désactiver l’alarme.
– Tu viens ? cria-t-il.
Je m’attardai à côté de la voiture, admirant cette magnifique bâtisse. Lui et moi. Seuls. Hmmm. À proximité, des vagues se fracassaient contre les rochers. J’aurais juré entendre le crescendo d’un orchestre. Cet endroit avait vraiment une atmosphère particulière. Le romantisme à l’état pur.
– Il y a un problème ? demanda-t-il en se dirigeant vers moi.
– Non… J’étais simplement…
– Bien.
Je ne compris ce qui se passait que lorsque je me retrouvai la tête en bas par-dessus son épaule.
– Merde ! David !
– Détends-toi.
– Tu vas me faire tomber !
– Je ne vais pas te faire tomber. Arrête de t’agiter. Aie confiance, un peu.
– Mais qu’est-ce que tu fais ?
Je me débattis et lui donnai des petits coups de poing.
– C’est la tradition de porter la mariée pour lui faire passer le seuil.
– Pas comme ça.
Il me tapota la fesse, celle portant son prénom.
– On va pas commencer à être conventionnels, maintenant, si ?
– Je croyais qu’on était juste amis.
– C’est purement amical. Mais tu devrais probablement arrêter de me peloter ou je vais finir par me faire des idées. Surtout après ce baiser dans la voiture.
– Je ne te pelote pas !
Je rouspétai mais arrêtai de me servir de ses fesses comme appui. Comme si c’était ma faute si cette position ne me laissait pas d’autre choix que de m’agripper à son cul bien ferme.
– Oh je t’en prie, tu n’arrêtes pas de me toucher. C’est dégoûtant.
Je ris malgré moi.
– Tu m’as balancée par-dessus ton épaule, espèce d’idiot. Évidemment que je te touche.
Nous gravîmes les marches dans cette position jusqu’à un grand patio en bois puis arrivâmes enfin dans la maison. Du parquet d’un brun chaud et des cartons de déménagement. Des tas et des tas de cartons de déménagement.
– Ça pourrait poser problème.
– Quoi donc ? demandai-je, toujours la tête en bas, aveuglée par mes cheveux.
– Accroche-toi.
Il me remit délicatement à la verticale. Tout le sang quitta ma tête et je perdis l’équilibre. Il m’attrapa les coudes pour me maintenir debout.
– Ça va ?
– Oui. Quel est le problème ?
– Je pensais qu’il y aurait plus de meubles.
– Tu n’es jamais venu ici ?
– J’étais très occupé.
Hormis les cartons, il y avait… d’autres cartons. Il y en avait partout. Nous nous trouvions dans une grande pièce centrale avec une immense cheminée en pierre. Nous aurions pu faire rôtir une vache entière dans ce truc si l’envie nous en prenait. Un escalier menait à un étage au-dessus et à un sous-sol. Venait ensuite une salle à manger avec cuisine américaine. Entre le verre et la pierre, l’endroit était un parfait mélange d’ancien et de moderne. Absolument renversant. Comme semblaient l’être tous les endroits dans lesquels il vivait.
Je me demandai ce qu’il aurait pensé du minuscule appartement que je partageais avec Lauren. Une pensée idiote. Comme s’il allait le voir un jour.
– Au moins, ils ont pensé au frigo.
Il ouvrit l’une des grandes portes en inox. Chaque recoin regorgeait de nourriture et de boissons.
– Parfait !
– C’est qui, « ils » ?
– Les gens qui s’occupent de cet endroit. Des amis à moi. Je leur ai téléphoné pour leur demander de nous faire quelques courses.
Il sortit une Corona qu’il décapsula.
– À la tienne !
Je souris, amusée.
– Au petit dej ?
– Ça fait deux jours que je n’ai pas dormi. Je veux une bière et un bon lit. Bon sang, j’espère qu’ils ont pensé à acheter un lit.
Bière à la main, il traversa d’un pas tranquille le salon avant de monter l’escalier. Je le suivis, intriguée.
Il ouvrit les portes des chambres les unes après les autres. Il y en avait quatre et chacune avait sa propre salle de bains car les gens riches et cool ne pouvaient manifestement pas partager. Il s’arrêta devant la dernière porte au fond du couloir.
– Merci mon Dieu, souffla-t-il.
À l’intérieur se trouvait un lit immense avec des draps blancs et propres. Et encore des cartons.
– Pourquoi tous ces cartons ? Ils n’ont acheté qu’un lit ?
– Il m’arrive de rapporter des trucs de mes voyages.
Parfois, on m’en donne. Ces dernières années, j’ai tout envoyé ici. Tu peux jeter un œil, si tu veux. Et oui, il n’y a qu’un lit.
Il but une nouvelle gorgée de bière.
– Tu crois que je suis plein aux as ou quoi ?
J’éclatai de rire.
– Dixit le gars qui a fait ouvrir Cartier pour que je puisse choisir une bague.
– Tu te souviens de ça ?
Il sourit derrière sa bouteille.
– Non, j’ai simplement supposé, étant donné l’heure.
Je me dirigeai vers les baies vitrées. Quelle vue incroyable !
– Tu as voulu acheter une petite bague merdique. Je n’en croyais pas mes yeux.
Il m’observait, mais son regard était lointain.
– J’ai jeté la bague au visage de tes avocats.
Il tressaillit et étudia ses chaussures.
– Ouais, je sais.
– Je suis désolée. J’étais tellement furax après eux.
– C’est un peu le problème avec les avocats. (Il reprit une gorgée de bière.) Mal m’a dit que tu lui avais foutu un coup de poing.
– Je n’ai pas réussi.
– Tant mieux. C’est un idiot, mais il est plein de bonnes intentions.
– Ouais, il a vraiment été adorable avec moi.
Les bras croisés, je promenai mon regard sur son immense chambre avant d’aller explorer la salle de bains. Le jacuzzi aurait donné envie à celui de Mal de rentrer sous terre de honte. L’endroit était somptueux. Pourtant, une fois encore, le sentiment de ne pas être à ma place, de ne pas coller avec le décor, me frappa de plein fouet.
– Tu en fais une tête, mon amie.
J’esquissai un sourire.
– J’essaie juste de comprendre. Je veux dire, c’est pour ça que tu as fait le grand saut à Vegas ? Parce que tu es malheureux ? Parce que, à part Mal, tu es entouré de crétins ?
– Et merde, lâcha-t-il en laissant tomber sa tête en arrière. On est obligés de toujours revenir sur cette nuit-là ?
– J’essaie de comprendre.
– Non. Ça ne s’est pas passé comme ça.
– Alors quoi ?
– On était à Vegas, Ev. Ce genre de trucs arrive.
Je refermai la bouche.
– Je ne veux pas dire… (Il se passa une main sur le visage.) Écoute, ce qui s’est passé entre nous n’avait rien à voir avec une folle nuit alcoolisée, O.K. ? Je ne voudrais pas que tu croies ça.
Je m’agitai dans tous les sens. Ça semblait la seule réaction appropriée.
– Mais c’est ce que je pense, justement. C’est exactement ce que je pense. C’est la seule façon pour que ça fasse sens dans ma tête. Quand une fille comme moi se réveille mariée à un type comme toi, que peut-elle bien penser d’autre ? Bon Dieu, David, regarde-toi. Tu es beau, riche, célèbre. Ton frère avait raison : tu n’as rien à faire avec moi.
Il se tourna vers moi, le visage tendu.
– Arrête. Ne te rabaisse pas comme ça.
Pour toute réponse, je poussai un soupir.
– Je suis sérieux. Ne donne pas d’importance à ce qu’a dit ce connard, tu m’entends ?
– Alors donne-moi quelque chose. Raconte-moi ce qui s’est passé entre nous.
Il ouvrit la bouche avant de la refermer brutalement.
– Nan. Je ne veux pas remuer tout ça, de l’eau est passée sous les ponts. Simplement, ne crois pas que toute cette nuit n’était qu’un moment d’égarement alcoolisé. Franchement, tu n’avais même pas l’air si bourrée que ça.
– David, tu esquives la question. Allez. Ce n’est pas juste que tu te souviennes et moi pas.
– Non, répondit-il d’une voix dure et froide comme je ne lui avais jamais connue, avant de se pencher vers moi, la mâchoire serrée. Ce n’est pas juste que je me souvienne et pas toi, Evie.
Je ne savais pas quoi dire.
– Je vais prendre l’air.
Joignant le geste à la parole, il sortit en trombe de la pièce. De lourds bruits de pas retentirent le long du couloir et dans l’escalier. Je restai immobile, comme paralysée.
Je le laissai se calmer un moment avant de le suivre sur la plage. La lumière matinale était aveuglante, le ciel bleu sans nuages. C’était magnifique. L’air marin me vidait un peu la tête. Les paroles de David soulevaient plus de questions que de réponses. Essayer de me remémorer cette nuit-là tournait à l’obsession. J’en étais arrivée à deux conclusions. Qui toutes deux m’inquiétaient. La première était que cette nuit à Vegas était spéciale pour lui. Me voir banaliser cette expérience le contrariait. La seconde était qu’il n’avait pas été si ivre que ça. Il semblait avoir su exactement ce qu’il faisait. Et, dans ce cas, qu’avait-il dû ressentir le lendemain matin ? Je l’avais rejeté en bloc, lui et notre mariage. Il avait dû se sentir blessé, humilié.
Mon comportement était justifié. J’avais cependant manqué de délicatesse. À ce moment-là, je ne connaissais pas David. Mais je commençais à le découvrir. Et plus nous parlions, plus je l’appréciais.
Il était assis sur les rochers, une bière à la main, et contemplait la mer. Une légère brise agitait ses cheveux. Son T-shirt était collé contre son large dos. Ses genoux étaient repliés, un bras enroulé autour d’eux. Il avait l’air plus jeune, plus vulnérable.
– Salut, dis-je en m’accroupissant à côté de lui.
– Salut.
Les yeux plissés à cause du soleil, il me regarda d’un air méfiant.
– Pardon d’avoir insisté, hasardai-je.
Il hocha la tête et son regard se tourna de nouveau vers l’océan.
– Pas grave.
– Je ne voulais pas te faire de peine.
– Ne t’inquiète pas pour ça.
– Toujours amis ?
Il eut un petit rire.
– Bien sûr.
Je m’assis à côté de lui, essayant de trouver quoi dire ensuite, comment arranger les choses entre nous. Mais rien ne pourrait rattraper mon comportement à Vegas. J’avais besoin de plus de temps. Le compte à rebours des papiers d’annulation s’accélérait. Je pris soudain conscience que notre temps passé ensemble allait être écourté. Que bientôt tout serait terminé et que jamais plus je ne le verrais ni ne lui parlerais. Que je n’aurais plus l’occasion de résoudre l’énigme que nous formions. J’eus soudain la chair de poule, et pas qu’à cause du vent.
– Merde. Tu as froid, dit-il en passant un bras autour de mes épaules, m’attirant plus près contre lui.
Je me rapprochai, ravie.
– Merci.
Il posa sa bouteille de bière, m’enveloppant de ses bras.
– On ferait mieux de rentrer.
– Restons encore un peu. Merci de m’avoir emmenée ici. C’est un endroit magnifique.
– Mmm.
– David, je suis vraiment désolée.
– Viens là.
Il posa un doigt sous mon menton pour le relever. La colère et la douleur avaient disparu de son visage, remplacées par la gentillesse. Puis il haussa les épaules, comme à son habitude.
– Oublions tout ça.
Cette idée me fit totalement paniquer. Je ne voulais pas oublier tout ça ni le laisser partir. Cette découverte me coupa le souffle. Je levai les yeux vers lui et me noyai dans son regard.
– Je ne veux pas.
Il cligna des yeux.
– Je vois. Tu veux te faire pardonner ?
Je n’étais pas certaine que nous parlions de la même chose mais je hochai néanmoins la tête.
– J’ai une idée.
– Vas-y.
– Plein de choses peuvent te rafraîchir la mémoire, n’est-ce pas ?
– J’imagine, oui.
– Donc si je t’embrassais, ça te rappellerait peut-être des souvenirs.
J’arrêtai de respirer.
– Tu as envie de m’embrasser ?
– Tu n’as pas envie que je t’embrasse ?
– Si, répondis-je rapidement. Je veux bien.
Il retint un sourire.
– C’est trop aimable.
– Et ce baiser est dans l’intérêt de la recherche scientifique ?
– Yep. Tu veux savoir ce qui s’est passé cette nuit-là et je n’ai pas spécialement envie d’en parler. Donc, je me suis dit que ce serait plus simple si tu arrivais à te le rappeler toute seule.
– Ça se tient.
– Parfait.
– Jusqu’où on est allés cette nuit-là ?
Il baissa les yeux jusqu’à l’échancrure de mon débardeur et la naissance de mes seins.
– Au pelotage.
– Avec le haut ?
– Sans le haut. On était tous les deux torse nu. Les câlins torse nu, il n’y a rien de meilleur.
Il me regarda tandis que j’assimilai l’information, son visage collé au mien.
– Soutien-gorge ? soufflai-je.
– Absolument pas.
– Oh.
Je me léchai les lèvres et ma respiration s’accéléra.
– Alors tu penses vraiment qu’on devrait faire ça ?
– Tu réfléchis trop.
– Désolée.
– Et arrête de t’excuser.
Ma bouche s’ouvrit mais je m’empressai de la refermer.
– T’inquiète, tu finiras par prendre le coup de main.
Mon cerveau s’enraya et je regardai fixement sa bouche magnifique, ses lèvres charnues qui se retroussaient légèrement sur les bords.
– Dis-moi à quoi tu penses.
– Tu m’as dit d’arrêter de penser. Et, honnêtement, je ne pense à rien, là.
– Bien, répondit-il en se penchant encore un peu plus. Très bien.
Ses lèvres effleurèrent les miennes. Douces mais fermes. Ses dents jouèrent avec ma lèvre inférieure. Puis il la suçota. Il n’embrassait pas comme les garçons que je connaissais, même si je n’aurais su définir exactement la différence. C’était simplement meilleur et… plus encore. Infiniment plus. Ses lèvres se pressèrent contre les miennes et sa langue s’immisça dans ma bouche, se frottant à la mienne. Dieu qu’il avait bon goût ! Mes doigts se glissèrent dans ses cheveux comme s’ils en avaient toujours eu envie. Il m’embrassa jusqu’à ce que j’oublie tout ce qui avait pu se passer avant. Rien n’avait plus d’importance.
Il passa sa main autour de ma nuque, m’immobilisant. Ce baiser n’en finissait pas. Il m’enflamma des pieds à la tête. J’aurais voulu que ça dure toujours.
Il m’embrassa jusqu’à ce que la tête me tourne et je m’accrochai désespérément à lui. Il se recula soudain, haletant, et posa une nouvelle fois son front contre le mien.
– Pourquoi tu t’arrêtes ? demandai-je quand je pus enfin former une phrase cohérente.
Mes mains l’agrippèrent, essayant de l’attirer de nouveau à ma bouche.
Il prit une profonde inspiration.
– Est-ce que quelque chose t’est revenu ? Quelque chose de familier ?
Mon cerveau, embrumé par ce baiser, était totalement vide. Et merde.
– Non, je ne crois pas.
– Dommage.
Une ride apparut entre ses sourcils. Les cernes sous ses beaux yeux bleus semblaient s’être encore assombris. Je l’avais déçu une fois de plus. Mon cœur se serra.
– Tu as l’air fatigué.
– Ouais. Je crois qu’il est temps d’aller piquer un somme.
Il planta un baiser rapide sur mon front. Était-ce un baiser amical, ou plus ? Impossible à dire. Peut-être était-ce, là encore, à des fins scientifiques.
– On aura essayé, hein ? dit-il.
– Oui. On aura essayé.
Il se leva et ramassa sa bouteille de bière. Sans lui pour me réchauffer, la brise me transperçait et je frissonnai. Mais c’était ce baiser qui m’avait réellement secouée. Il m’avait coupé le souffle. Dire que j’avais eu une nuit remplie de baisers comme celui-là et que j’avais oublié… J’avais besoin d’une greffe du cerveau dans les plus brefs délais.
– Ça te dérange si je viens avec toi ?
– Pas du tout.
Il me tendit la main pour m’aider à me relever.
Ensemble, nous retournâmes dans la maison, montâmes l’escalier jusqu’à la chambre principale. Je retirai mes chaussures tandis que David s’occupait des siennes. Nous nous étendîmes sur le matelas, sans nous toucher, et contemplâmes fixement le plafond comme si ce dernier recélait des réponses.
Je gardai le silence. Au moins une longue minute. Mon esprit bien éveillé fonctionnait à plein régime.
– Je crois que je commence à comprendre comment on a fini mariés.
– Vraiment ?
Il se tourna vers moi.
– Oui. Vraiment.
Jamais on ne m’avait embrassée comme ça.
– Viens par ici.
Un bras fort m’encercla la taille, m’attirant au milieu du lit.
– David…
Je me rapprochai de lui avec un sourire nerveux. Plus que prête pour davantage de baisers. Plus de lui.
– Allonge-toi sur le côté, dit-il, ses mains guidant mes mouvements de manière qu’il se trouve collé derrière moi.
Un bras glissé sous mon cou, l’autre contre ma taille, il me serra contre lui. Ses hanches épousaient parfaitement mes fesses.
– Qu’est-ce qu’on fait ? demandai-je, perplexe.
– La position de la cuillère. On l’a faite cette nuit-là. Jusqu’à ce que tu sois malade.
– On a fait la cuillère ?
– Yep. Deuxième étape du processus de la thérapie de la mémoire : la position de la cuillère. Maintenant dors.
– Mais je me suis réveillée il y a tout juste une heure !
Il pressa son visage dans mes cheveux et posa même une jambe sur la mienne, m’immobilisant.
– Pas de bol. Je suis fatigué et je veux faire la cuillère. Avec toi. Tu me dois bien ça. Alors on fait la cuillère.
– Compris.
Son souffle réchauffa ma nuque, provoquant des frissons le long de ma colonne vertébrale.
– Relax. Tu es toute tendue.
Il resserra son étreinte. Je saisis sa main gauche et caressai ses callosités du bout de mes doigts. Les extrémités de ses doigts étaient dures. Il y avait également une rugosité sur son pouce et une autre moins prononcée à la jointure des doigts et de sa paume. Il avait manifestement passé beaucoup de temps une guitare à la main. À l’envers de ses doigts était tatoué le mot « FREE ». Sur sa main droite, le mot « LIVE ». Je ne pus m’empêcher de me demander si le mariage empiéterait sur cette liberté. Des vagues d’inspiration japonaises et un dragon sinueux aux couleurs et aux détails impressionnants recouvraient son bras.
– Parle-moi de tes études, dit-il. L’architecture, c’est ça ?
– Oui, répondis-je, un peu surprise qu’il le sache – j’avais dû le lui dire à Vegas. Mon père est architecte.
Il mêla ses doigts aux miens, les immobilisant.
– Tu as toujours voulu jouer de la guitare ? demandai-je, essayant de ne pas me laisser trop distraire par la manière dont il était enroulé autour de moi.
– Ouais. La musique est la seule chose qui ait jamais eu du sens pour moi. Je ne m’imagine pas faire autre chose.
– Mmmm.
Comme ce devait être agréable d’être passionné à ce point par quelque chose. J’aimais l’idée d’être architecte. Nombre de mes jeux d’enfant avaient consisté à construire et à dessiner. Mais, pour être honnête, ça n’avait jamais été une vocation.
– Je n’ai aucune oreille.
– Ça explique beaucoup de choses, gloussa-t-il.
– Ne te moque pas. Je n’ai jamais été très bonne en sport non plus. J’aime dessiner, lire et regarder des films. Et voyager, même si j’en ai rarement eu l’occasion.
– Ah oui ?
– Mmm.
Il changea de position, se lovant confortablement contre moi.
– Lorsque je voyage, c’est toujours pour des concerts. Ça ne me laisse pas beaucoup de temps pour visiter.
– C’est dommage.
– Et être reconnu peut être vraiment chiant, parfois. Il y a une sacrée pression sur nous et je ne peux pas toujours faire ce dont j’ai envie. En fait, je crois que je suis prêt à lever le pied, rester chez moi plus souvent.
Je gardai le silence, retournant ses mots dans ma tête.
– On finit par se lasser des fêtes, d’avoir en permanence des gens autour de soi.
– J’imagine.
Et pourtant, à Los Angeles, il avait toujours une groupie accrochée à son cou, roucoulant à chacune de ses paroles. De toute évidence, certains aspects de ce mode de vie ne lui déplaisaient pas tant que ça. Des aspects avec lesquels je n’étais pas certaine de pouvoir rivaliser, même si je le voulais.
– Ça ne te manquerait pas ?
– Honnêtement, je n’ai connu que ça, alors je ne sais pas.
– En tout cas, tu as une maison magnifique où te réfugier.
– Hmm.
Il demeura silencieux un petit moment.
– Ev ?
– Oui ?
– Être architecte, c’était ton idée ou celle de ton père ?
– Je ne m’en souviens plus, reconnus-je. Il en a toujours été question. Reprendre le flambeau n’a jamais intéressé mon frère. Il ne faisait que se bagarrer et sécher les cours.
– Tu m’as raconté que tu en avais vu de toutes les couleurs au lycée, toi aussi.
– Comme tout le monde, non ? (Je me tortillai et me tournai afin de pouvoir voir son visage.) Je parle rarement de ça aux gens.
– On en a parlé. Tu m’as raconté qu’on s’en était pris à toi à cause de ton poids. J’en ai déduit que c’était ce qui avait déclenché ta colère contre mes amis. Le fait qu’ils s’en prennent à cette fille comme une bande d’ados.
– Je suppose que ça a dû jouer.
Le harcèlement à l’école n’était pas un sujet que j’aimais aborder. Cela faisait remonter à la surface tout un tas de mauvais souvenirs. Mais les bras de David semblaient exiger une réponse.
– La plupart des professeurs faisaient comme s’ils ne voyaient rien. Comme s’il s’agissait d’une emmerde de plus dont ils n’avaient pas besoin. Mais il y avait cette enseignante, Mlle Hall. Chaque fois qu’ils s’en prenaient à moi ou à l’un des autres élèves, elle intervenait. Elle était super.
– Elle a l’air. Mais tu n’as pas vraiment répondu à ma question. Tu as envie de devenir architecte ?
– Eh bien… C’est ce que j’ai toujours prévu. Et je…euh, j’aime l’idée de concevoir la maison de quelqu’un. Je ne sais pas si être architecte est ma vocation, comme la musique l’est pour toi, mais je crois que je pourrais me débrouiller.
– Je n’en doute pas une seconde, bébé, dit-il d’une voix douce.
J’essayai de ne pas laisser ces mots tendres me réduire à l’état de petite chose tremblante sur le matelas. La subtilité était la clé. Je l’avais blessé à Vegas. Si je désirais réellement qu’il ait envie de nous donner une autre chance, je devais la jouer fine. Lui offrir de beaux souvenirs pour remplacer les mauvais. Des souvenirs que nous pourrions partager tous les deux, cette fois.
– Ev, c’est vraiment ce que tu veux faire de ta vie ?
Je me figeai. Ayant déjà débité les réponses traditionnelles, une réflexion supplémentaire s’imposait. Ce plan était prévu depuis si longtemps que je n’étais pas habituée à le remettre en question. C’était la solution de facilité. Mais David en demandait plus et je voulais lui apporter des réponses. C’était peut-être la raison pour laquelle je lui avais dévoilé tous mes secrets à Las Vegas. Quelque chose chez cet homme m’attirait et je n’avais aucune envie d’y résister.
– Pour être honnête, je ne suis pas sûre.
– C’est normal, tu sais. (Son regard ne quittait pas le mien.) Tu n’as que vingt et un ans.
– Mais je suis censée être une adulte à présent, prendre mes responsabilités. Je suis censée savoir ce que je veux.
– Tu vis avec ton amie depuis plusieurs années, non ? Tu paies tes factures, tu vas en cours, et tout ça ?
– Oui.
– Alors comment peux-tu dire que tu ne prends pas tes responsabilités ? (Il glissa ses longs cheveux bruns derrière son oreille, dévoilant son visage.) Tu n’as qu’à commencer ta carrière dans l’architecture et voir comment tu t’en sors.
– Ça a l’air si simple, dit comme ça.
– Ça l’est. Soit tu persévères, soit tu essaies autre chose, à toi de voir. C’est ta vie. Ton choix.
– Tu ne joues que de la guitare ? demandai-je, désireuse d’en apprendre plus à son sujet.
Je ne voulais plus être le sujet de la conversation. Le nœud de tension qui grandissait en moi était désagréable.
– Non, répondit-il et un sourire étira le coin de sa bouche – il m’avait percée à jour. De la batterie et de la basse. Évidemment.
– « Évidemment » ?
– Quand on sait jouer de la guitare, on sait jouer de la basse. Et pour peu qu’on arrive à tenir deux baguettes en même temps, on peut jouer de la batterie. N’hésite surtout pas à répéter ça à Mal la prochaine fois que tu le verras, O.K. ? Ça devrait lui plaire.
– Ça marche.
– Et je chante.
– Vraiment ? demandai-je, tout excitée. Tu me chanterais quelque chose ? S’il te plaît ?
Il fit un petit bruit évasif.
– Tu as chanté pour moi, cette nuit-là ?
Il m’adressa un petit sourire triste.
– Oui.
– Alors ça pourrait peut-être faire remonter un souvenir.
– Tu vas te servir de ça tout le temps, hein ? Chaque fois que tu voudras quelque chose, tu me lanceras ce prétexte à la figure ?
– Hé ! C’est toi qui as commencé. Tu voulais m’embrasser à des fins scientifiques.
– C’était le cas. Un baiser entre amis pour des raisons de pure logique.
– C’était un baiser très amical, David.
Un sourire ironique éclaira son visage.
– Oui, en effet.
– Chante-moi quelque chose, s’il te plaît.
– O.K., maugréa-t-il. Mais retourne-toi. Quand j’ai chanté pour toi, on faisait la cuillère.
Je me lovai de nouveau contre lui. Être le doudou de David était merveilleux. Je ne pouvais rien imaginer de mieux. Dommage qu’il s’en tienne à la logique scientifique. Mais je ne pouvais pas lui en vouloir. À sa place, je resterais sur mes gardes.
Sa voix me submergea, profonde, rauque, alors qu’il entonnait une ballade.
Lorsqu’il eut terminé, il resta silencieux un moment. Il me serra dans ses bras, probablement pour vérifier que j’étais toujours en vie. Je serrai son bras à mon tour sans me retourner pour qu’il ne puisse pas voir les larmes dans mes yeux. Le mélange de sa voix et de cette ballade mélancolique m’avait complètement retournée. Vu l’état lamentable dans lequel je me retrouvais lorsque j’étais avec lui – pleurs ou vomissements –, je ne comprenais pas pourquoi il s’intéressait toujours à moi.
– Merci, soufflai-je.
– À ton service.
Je restai allongée, essayant de déchiffrer les paroles. De comprendre pourquoi il avait choisi cette chanson.
– Comment s’appelle-t-elle ?
– Homesick. Je l’ai écrite pour le dernier album, dit-il, puis il se redressa sur un coude et se pencha pour regarder mon visage. Merde, tu es triste maintenant. Je suis désolé.
– Non. C’était magnifique. Tu as une voix incroyable.
Il se renfrogna mais me pressa de nouveau contre sa poitrine.
– La prochaine fois, je te chanterai quelque chose de plus gai.
– Si tu veux.
Je pressai mes lèvres contre le dos de sa main, les fit courir le long de ses veines et sur le duvet sombre.
– David ?
– Hmm ?
– Pourquoi ce n’est pas toi qui chantes dans le groupe ? Tu as une si belle voix.
– Je fais les chœurs. Jimmy adore le feu des projecteurs. Ça a toujours été plus son truc. (Ses doigts se mêlèrent aux miens.) Il n’a pas toujours été comme ça. Je suis désolé qu’il t’ait emmerdée à Los Angeles. J’aurais pu le tuer pour ce qu’il a dit.
– C’est rien.
– Non, ce n’est pas rien. Il était complètement défoncé. Il ne savait plus ce qu’il disait.
Son pouce bougeait nerveusement sur ma main.
– Tu es magnifique. Ne change rien.
Je ne savais pas quoi répondre. Jimmy avait débité des horreurs que je n’avais pas réussi à oublier. C’est étrange comme on ne se souvient que des mauvaises choses.
– Je t’ai vomi dessus puis engueulé. Tu es sûr qu’il n’y a vraiment rien à changer ? finis-je par plaisanter.
– Oui, répondit-il simplement. Je t’aime comme tu es. J’aime que tu dises tout ce qui te passe par la tête. Que tu n’essaies pas de jouer avec moi ou de m’utiliser. Tu es… simplement toi. Je t’adore.
Je restai sans voix.
– Merci.
– Je t’en prie. Je suis là pour ça.
– Moi aussi, je t’adore.
Ses lèvres effleurèrent ma nuque. Des frissons me parcoururent tout le corps.
– C’est vrai ?
– Oui. Vraiment.
– Merci, bébé.
Il fallut un long moment pour que sa respiration s’apaise. Ses membres s’alourdirent et il s’endormit contre mon dos. J’avais des fourmillements dans le pied mais ça n’avait pas d’importance. C’était la première fois que je dormais avec quelqu’un, excepté celles où j’avais platoniquement partagé mon lit avec Lauren. Apparemment, je ne ferais rien d’autre que dormir, aujourd’hui…
Et, en toute honnêteté, ça faisait du bien d’être allongée à côté de lui.
Comme une évidence.