Chapitre 9

– Tu ne m’as jamais dit que ta sœur allait se marier.

– Qu’est-ce que tu fiches ici et comment tu sais ça ? demandai-je en appliquant soigneusement une dernière couche de mascara.

Coiffée, talons et robe enfilés, c’était parti pour le deuxième round de rencards. Pourvu que celui-ci se passe mieux… Remarquez, je ne voyais pas très bien comment ça pourrait être pire. Jimmy et moi devions avoir une petite discussion concernant les limites, avec option coups de pied au cul.

Notre journée avait été un mélange de banalité et de bizarrerie à cause du chef japonais venu me donner des leçons avant le déjeuner. Une autre petite surprise de Jimmy censée remplir le point quatre de la liste. Je m’étais bien amusée, bien que je doute d’entrer dans l’industrie de l’hôtellerie et de la restauration de sitôt. Jimmy avait jeté un regard sur mes tentatives de sashimis avant de déclarer qu’il allait prendre une boisson protéinée pour déjeuner. M. Nakimura, quant à lui, avait simplement soupiré tristement. Pour être honnête, la déception n’avait pas été trop dure à encaisser : le poisson cru n’était pas vraiment mon truc.

Mais revenons à la dernière intrusion de Jimmy dans ma chambre.

– C’était mélangé à mon courrier, déclara-t-il en jetant l’invitation sur papier ivoire glacé sur le meuble vasque de ma salle de bains. (Sans mes lunettes, il n’était qu’une tache sexy dans le miroir.) Tu t’es faite belle, cette fois.

Il se pencha en avant, apparemment pour jeter un œil à mes jambes ou vérifier la longueur de ma jupe. Peu importe. Je refusais de me laisser distraire par ses fausses attentions. Je ne l’intéressais pas. Du moins pas de la façon qui comblerait mon vagin et mon cœur.

– Très joli. Le rouge te va bien.

– Merci. Maintenant sors d’ici.

– Mets-les. Il faut que tu voies quelque chose.

Il posa délicatement mes lunettes sur mon nez. J’eus ma réaction habituelle en le voyant si près de moi : une certaine ivresse, des papillons dans l’estomac, ce genre de choses. Je n’en étais pas fière mais la chaleur et la beauté de son corps produisaient un effet indéniable sur mes parties féminines. Puis il fit apparaître un bouquet de fleurs caché dans son dos.

Oh mon Dieu.

– Tu m’as acheté des dahlias ? (Mon cœur palpita, plein d’espoir.) Elles sont magnifiques.

– Bien sûr que non. Lis la carte.

– « Désolé de m’être fait la malle. Restons amis. Ben. »

J’éclatai de rire, à son attention et à celui de l’univers. Ça me semblait la meilleure réaction possible.

– C’est toi qui lui as dit de me les envoyer, n’est-ce pas ?

– Hmm, fit-il d’un air énigmatique.

Il posa les fleurs sur le meuble vasque pendant que j’apportais la touche finale à ma tentative de chignon. Il resta là à me regarder, ce qui n’aida en rien mon stress pré-rencard. Je fis de mon mieux pour l’ignorer. Difficile étant donné la façon dont il m’observait, son regard se promenant sur mon corps sans rater la moindre courbe. Cet homme était le roi des signaux contradictoires. Je ne savais pas si je devais le frapper ou lui sauter dessus. Soudain, marcher avec mes hauts talons m’apparut comme une véritable épreuve. Il me donnait des frissons.

– Jimmy ?

– Ouais ?

– T’es en train de me fixer.

Nos yeux se rencontrèrent et il cligna des paupières.

– De combien de jours de congé auras-tu besoin pour le mariage ?

– Aucun, répondis-je en étudiant son visage à la recherche d’un signe, d’un éclairage sur son comportement.

Mais je n’eus droit qu’à un air désapprobateur, sourcils froncés et yeux plissés. Allez, il devait quand même se rendre compte qu’il était en train de me mater comme un objet sexuel. Je veux dire, comme une personne avec laquelle il avait envie de coucher.

Oui.

Foutus cœur et hormones.

– Je n’y vais pas, expliquai-je en me concentrant pour réorganiser le désordre sur le plan vasque.

Si seulement je pouvais avoir un moment pour reprendre mes esprits, tout irait bien.

– Pourquoi ?

– Il ne reste que quelques mois avant le début de la tournée. J’ai trop de boulot. Tu ne pourras jamais t’en sortir sans moi.

– N’importe quoi. Je peux me passer de toi quelques jours.

– Oui mais ça, ils ne le savent pas. Pousse-toi, s’il te plaît.

Je lui tapotai le nez du bout de mon doigt. Il recula, les sourcils froncés.

– Alors comme ça, tu as des soucis familiaux ? Je me demandais aussi pourquoi tu n’avais pas demandé à rentrer chez toi pour Thanksgiving. Je suppose que c’est lié à la haine fraternelle à laquelle tu as fait allusion lors de ma dispute avec Dave ?

– En effet. Mais je m’entends bien avec le reste de ma famille. J’appelle mes parents plusieurs fois par semaine.

– Qu’est-ce qu’elle t’a fait ?

– Pourquoi ça t’intéresse ? (Je ramassai mon manteau et mon sac à main avant d’éteindre la lumière.) Je croyais que les états d’âme des petites gens ne vous intéressaient pas, ô tout-puissant monsieur Ferris.

Je marquai une pause, attendant de voir s’il allait le reconnaître. Mais rien.

Il me suivit en bas des l’escalier. Pas de costume, ce soir, mais un jean et un tee-shirt moulant noirs, les cheveux décoiffés. Difficile de dire qui était le plus séduisant : le Jimmy en costume ou le Jimmy décontracté. Aussi sexy en diable l’un que l’autre.

– Au fait, que sait-on de ce Reece hormis le fait qu’il soit un ami d’Anne ?

Le salon semblait un bon endroit pour attendre son arrivée. Je posai mes affaires et mes fesses sur le canapé alors que chacun de mes muscles, des cuisses aux orteils, hurlait de douleur. Foutu jogging. J’aurais préféré passer la soirée à faire trempette dans un bon bain chaud s’il n’y avait pas eu ce commandement « tu-sortiras-avec-d’autres-personnes » venu du Dieu du rock.

Vu la façon dont s’était déroulé le dernier, j’avais peu d’espoirs concernant ce rencard. Si Reece restait jusqu’au plat principal, ce serait déjà une victoire.

– Il tient une librairie ou je ne sais quoi. C’est à peu près tout.

Jimmy s’assit avec sa grâce innée habituelle. Tel était le don des ballerines, mannequins, rock stars et autres créatures à la beauté hors du commun. Même si, pour être honnête, Jimmy s’était effondré de façon plutôt dramatique plusieurs fois en public à l’époque. Des photos de lui évanoui au sol avaient circulé sur le Net au moins une ou deux fois. J’imagine qu’en se désintoxiquant il avait mis tout ça derrière lui.

– Pourquoi tu me regardes comme ça ? ronchonna-t-il.

– Tu étais comment quand tu te droguais ?

En un instant, son front, alors détendu, se contracta. Cette partie de son visage était pratiquement un baromètre.

– D’où ça sort, ça, putain ?

– Je ne sais pas. Je… je cherche simplement à mieux te connaître. C’est si terrible que ça ?

Ses yeux confirmèrent. De plus, on m’avait fait plusieurs fois tomber sur la tête dans mon enfance, aussi y avait-il de grandes chances que je sois mentalement déficiente.

– Laisse tomber, marmonnai-je.

– N’en n’avons-nous pas déjà assez parlé ? J’étais une épave, Lena. Un vrai connard. J’étais en colère, paumé. Pas vraiment le genre de personne qu’on a envie de connaître. (Il serra les lèvres.) Au moins maintenant, je suis un peu plus calme. Je me contrôle, la plupart du temps.

Je hochai la tête.

– C’est quoi l’histoire avec le mariage de ta sœur ? contre-attaqua-t-il, mais mes lèvres restèrent scellées. J’ai répondu à ta question. Réponds à la mienne.

Aussi agaçant cela fût-il, il n’avait pas tort. Reconnaître une faiblesse devant Jimmy me semblait particulièrement dangereux et cette faille dans mon armure restait douloureuse.

– Elle épouse mon ex-petit ami. Il m’a larguée pour elle.

Il se décomposa.

– C’est lui, le mec infidèle dont tu parlais ?

– Ouais. Complètement dingue, hein ? Ma propre sœur.

Mon rire sonna faux. Le seul mec bien avec qui j’étais jamais sortie qui se barrait avec Alyce, tu parles d’une veine.

– Tu peux imaginer mon soulagement qu’on ne m’ait pas demandé d’être demoiselle d’honneur.

– Putain, c’est ignoble.

Mes épaules se détendirent et retrouvèrent leur position habituelle.

– C’est ce que j’ai pensé à l’époque. Mais apparemment ils sont heureux, donc…

– Ce n’est pas la question. (Jimmy lança un regard noir en direction de la table basse comme s’il envisageait de la licencier.) Ça n’aurait pas tué ta sœur de montrer un peu de loyauté. Ce n’est pas mieux que ce que j’ai fait à David et c’était… horrible. Elle n’aurait pas dû te faire ça, Lena.

– Merci.

Mes lèvres se retroussèrent de leur propre gré.

Son opinion comptait beaucoup plus pour moi qu’elle n’aurait dû. Sa condamnation sans appel m’apaisa. C’était tentant de balancer certaines des choses que Brandon, mon ex-petit ami, avait dites à l’époque juste pour le plaisir d’écouter Jimmy les descendre en flammes. Combien j’étais dure, difficile, indifférente et inaccessible. Il s’était alors tourné vers ma sœur qui l’avait accueilli à bras ouverts. La loyauté sororale ne l’avait pas étouffée.

Qu’ils aillent se faire foutre.

Mais si jamais Jimmy tombait d’accord avec l’une des remarques au vitriol que mon ex avait débitées, cela blesserait une partie de moi dont je n’étais pas certaine de guérir. Malgré toutes ses piques, au plus profond de lui, il semblait penser du bien de moi. Et à mes yeux, c’était inestimable.

– Bref. Merci de t’être confié sur cette mauvaise période. Sur beaucoup de choses, ces derniers temps, d’ailleurs. J’aime beaucoup discuter avec toi.

Il haussa les épaules.

– Discuter est censé aider.

– Ça t’aide ?

– Non, pas vraiment. J’assume tout ce que j’ai fait et j’ai essayé de faire amende honorable. Il est temps de passer à autre chose. (Il rejeta ses cheveux en arrière.) Et toi, ça t’aide ?

Je le fixai, paralysée. L’amour est vraiment un truc alambiqué. Un étrange mélange d’émotions, de pensées et de souvenirs. La certitude qu’une personne dans ce monde compte plus que n’importe quoi d’autre. Le bon sens et la raison n’ont aucune chance. Aussi salopard et paumé que puisse être parfois Jimmy, je l’adorais, entièrement.

– Non, répondis-je. Car tes côtés sombres ne m’effraient pas. Ils ne m’ont jamais fait peur.

– Ils devraient.

Il s’humecta les lèvres tout en soutenant mon regard.

Oh mon Dieu, sa bouche… si belle. Mon estomac fit un vol plané. Il se passait quelque chose, ça se lisait dans ses yeux. Un lien ou une émotion palpable qui allait au-delà de nos habituelles interactions quotidiennes. Une sensation indescriptible et, comme toujours, insaisissable.

Cette fois, je détournai le regard la première. L’instinct de conservation, j’imagine. On sonna à la porte et le charme fut rompu. Ce qui valait probablement mieux.

– Souviens-toi, tu as promis de ne pas t’en mêler, l’avertis-je en me relevant d’un bond.

Malheureusement, il fut plus rapide.

– J’ai simplement envie de faire sa connaissance.

– Jimmy…

– Salut, tu dois être Reece.

Impossible d’apercevoir quoi que ce soit derrière les larges épaules de Jimmy.

– Jimmy Ferris, je présume, répondit une voix masculine plutôt agréable.

Ils se serrèrent la main puis Jimmy recula. Reece était de taille moyenne, mince et mignon, dans le genre hipster : courts cheveux bruns et lunettes à épaisses montures.

– Salut, je suis Lena, lançai-je avec un petit signe de main.

Nous nous dévisageâmes. Les premiers rendez-vous et les coups arrangés faisaient partie des obligations sociales les plus abominables. Celui qui les avait inventés méritait une grosse gifle. Mais un sourire approbateur illumina le visage de Reece : j’avais apparemment réussi le test. Peut-être la soirée s’annonçait-elle bien, finalement.

– Laisse-moi simplement prendre mon manteau, dis-je en me dirigeant vers le salon en quatrième vitesse.

Et à raison. Dieu sait ce que pourrait faire ou raconter Jimmy si je le laissais trop longtemps seul avec lui. Ce rendez-vous devait dépasser les quinze minutes. Il en allait de ma fierté.

– Alors, Reece, où l’emmènes-tu ? entendis-je très clairement mon patron demander.

J’attrapai mon manteau et mon sac à main et revins à la hâte, mes talons claquant contre le sol en marbre. Il fallait absolument mettre un terme à cette inquisition avant que Jimmy ne le fasse fuir.

– Prête !

– Je m’étais dit qu’on pourrait peut-être aller voir un film, si ça te dit, Lena, répondit Reece en enfonçant les mains dans ses poches.

– Parfait ! Allons-y.

J’avais mal aux joues à force de sourire.

Jimmy soupira bruyamment.

– Parfait. Je peux donc espérer son retour dans… trois ou quatre heures ?

– Euh, oui, répondit Reece en haussant les sourcils.

– Ignore-le, lançai-je en boutonnant mon manteau à toute vitesse. Jimmy, à tout à l’heure. Passe une bonne soirée.

– Conduisez prudemment, somma-t-il sans quitter des yeux le visage à présent inquiet de mon chevalier servant. Doucement.

– Comme toujours, répondit Reece en reculant de quelques pas, manifestement pressé de partir.

– Rentre, il fait froid, intimai-je à Jimmy qui refusait de lâcher la poignée de la porte d’entrée.

Il ne bougea pas. Il semblait passablement énervé.

– C’est quoi, ton problème ? sifflai-je.

– Je ne le sens pas.

– Il m’a l’air très sympathique.

Ses yeux glaciaux me lancèrent des regards sceptiques.

– Non, y a un truc qui cloche chez lui.

– Jimmy.

– Ce sont les lunettes. Elles ne m’inspirent pas confiance. Je crois qu’il essaie de cacher quelque chose.

– Je porte des lunettes.

Il haussa les épaules et me jeta son regard « bah qu’est-ce que je disais ? ». Abruti.

– Ce n’est pas un tueur en série. C’est un vieil ami d’Anne, répondis-je à voix basse. Tu m’avais promis de bien te conduire.

– Mais si jamais…

– Tu avais promis.

Sa bouche se referma d’un coup sec. Après un dernier coup d’œil à Reece, il céda, Dieu merci. Jamais je n’avais entendu son si doux que celui de la porte en train de se refermer.

– O.K., soupirai-je en adressant un sourire soulagé à mon rencard. On peut y aller.

– Il est toujours comme ça ?

– Non, euh… il s’inquiète un peu, je crois.

Je ne savais comment expliquer la récente émergence des instincts possessifs de Jimmy. Il ne voulait pas de moi, aussi devait-il vraiment arrêter ses conneries.

– Anne m’a un peu parlé de toi et de ta situation avec Jimmy. Que tu bosses pour lui et tout ça. Juré, je ne suis pas un tueur en série.

– Oh, tu m’as entendue. Super.

– Ne t’inquiète pas. (Il me retourna mon sourire stupide en riant.) Allez, en route.

Reece possédait une vieille voiture qu’il conduisit en effet lentement et prudemment. À notre arrivée au cinéma, il acheta un énorme seau de pop-corn. Il marquait d’ores et déjà des points. Nous flânâmes dans le hall en regardant les affiches de films et les panneaux publicitaires. Le choix d’un film ne devait pas se faire à la va-vite. Un mauvais choix et c’étaient deux ou trois heures de votre vie que vous ne récupéreriez jamais, sans parler de l’argent.

– Il y a des trucs qui explosent dans celui-ci, déclarai-je en montrant du doigt le dernier blockbuster hollywoodien. Et des courses-poursuites.

– Celui-là ne te tente pas ? demanda-t-il en indiquant le navet romantique de la semaine.

Un couple riait sous la pluie. Quel cliché ! Je parvins non sans mal à retenir un gémissement. Avec en plus dans le rôle principal Liv Anders, la dernière starlette à la mode.

Achevez-moi, par pitié.

– Je ne sais pas, répondis-je, évasive.

– Anne a dit que ça devrait te plaire.

Il y avait quelque chose dans sa façon de prononcer son nom, quelque chose que je décidai d’ignorer pour le moment. Après tout, il avait acheté du pop-corn. Ce rendez-vous allait s’améliorer, il le fallait.

– Je suis sûre que ça se termine mal, plaisantai-je. L’héroïne attrape probablement froid d’être restée sous la pluie et meurt d’une pneumonie.

Il tressaillit.

– Anne a dit que ça se finissait bien. Elle pensait que ça pourrait nous plaire.

Oh non, encore elle, la vénération totale. On parlait des Saintes Reliques avec moins d’admiration. Mon cœur se serra à nouveau. La politesse m’imposait de ne pas lui demander purement et simplement s’il avait accepté de sortir avec moi ce soir pour rendre une autre femme heureuse. Mais j’avais tout de même de gros soupçons.

– Alors comme ça, c’était une idée d’Anne ?

Sans se départir de son sourire, il hocha si violemment la tête que j’eus peur que son cou ne se détache.

– Anne est vraiment super.

J’enfournai une poignée de pop-corn dans ma bouche en observant Reece au lieu des affiches. Pas besoin d’acheter un billet pour assister au naufrage de l’amour à sens unique joué en trois dimensions, je l’avais là, devant mes yeux. Aucun véhicule n’avait été endommagé ou pourchassé pendant le tournage.

– Ouais, c’est sûr.

Un regard rêveur et lointain embua ses yeux. J’espérais sincèrement que je ne ressemblais pas à ça lorsque je pensais à Jimmy…

– Tu crois qu’elle est heureuse avec Mal ? demanda-t-il. Je veux dire, il s’occupe bien d’elle, non ? Ils n’ont pas prévu de se séparer ou je ne sais quoi ?

Impossible de ne pas percevoir la note d’espoir dans sa voix. Nous étions à l’intérieur, pourtant un frisson me parcourut. C’était bien ma veine… Cette soirée tournait au désastre. En matière d’amour, une gitane au sens de l’humour pervers m’avait jeté un sort à la naissance, je ne voyais que ça. Car la seule chose qu’avaient en commun mes mauvais choix phénoménaux de rencards, c’était moi. Et je n’avais vraiment pas envie de porter le chapeau.

– Je ne pense pas. Ça a l’air sérieux entre eux. Ils sont amoureux.

– Je vois.

Les coins de sa bouche s’affaissèrent. Un chiot maltraité aurait eu l’air moins abattu.

– Tu es amoureux d’Anne.

– Ouais. (Ses mains se resserrèrent autour du seau de pop-corn.) Et Jimmy et toi ?

– Ah. Oui. Et lui non plus ne partage pas mes sentiments. On fait vraiment la paire, toi et moi, pas vrai ?

Je regardais sans le voir le va-et-vient de la foule. Des tas de gens en proie au même chagrin d’amour, au même désespoir. Je n’étais pas la seule et pourtant la douleur me paraissait écrasante, comme si elle me consumait. Le plus atroce était la banalité de la situation.

Bon sang, l’amour craignait.

– Pourquoi ne pas simplement rester amis ? suggérai-je.

Reece soupira.

– Amis… ouais. Tu as toujours envie de te faire une toile avec moi ?

– Bien sûr. Pourquoi pas.

– Le film violent ?

Je réussis à sourire.

– Vendu.

 

Les rideaux frémirent. Quelqu’un espionnait. Pour un homme plutôt intelligent, Jimmy Ferris ne s’était pas comporté de façon particulièrement rationnelle ces derniers temps. Enfin, mes propres agissements à son égard ne valaient pas beaucoup mieux.

Reece attendit que j’aie ouvert la porte pour démarrer et je restai dans le froid à regarder ses feux arrière disparaître dans la nuit. Rendez-vous numéro 2 terminé. Vive la team Lena ! Nous avions passé une soirée agréable mais nous ne réitérerions pas l’expérience. Étrangement, partager ses histoires d’amour à sens unique ne remontait pas le moral. C’étaient des choses qu’il valait mieux passer sous silence, d’après moi. Si j’avais été tentée d’enfreindre ma règle anti-alcool, ça aurait été le moment idéal. Mais je ne l’avais pas fait. Je ne sais pas, c’était comme si j’étais embarquée dans cette galère avec Jimmy et qu’aucun de nous ne pouvait se permettre d’échouer. Idiot mais vrai. L’alcoolisme n’était pas mon fardeau et, symboliquement, je ne pouvais alléger sa charge. Je ne pouvais rien faire, d’ailleurs.

– Tu peux te montrer. (Je refermai la porte et déposai mon manteau et mon sac à main sur la desserte.) Je sais que tu es là… à rôder.

– C’est ma maison. Je rôde si je veux. (Il apparut de l’obscurité du salon, ses vêtements noirs se fondant dans les ténèbres.) Et ne jette pas tes affaires ici, mets-les dans ta chambre.

– Oui, monsieur.

– Comment s’est passée ta soirée ?

J’étouffai un bâillement.

– Bien. Et la tienne ?

Une épaule se leva et retomba.

– J’ai regardé la télé.

– Hmm.

Je ramassai mes effets personnels. C’était ridicule, il n’y avait que Jimmy pour avoir des meubles et ne pas laisser les autres s’en servir. Comme si un décor parfait primait sur la fonctionnalité des objets. Cet homme était tout simplement ridicule.

– À demain.

– C’est tout ?

Un pied sur la marche, je marquai une pause.

– Je suis rentrée à la maison en un seul morceau, ce qui réfute ta théorie du tueur en série et t’évite de devoir me remplacer tout de suite. Que te faut-il de plus ?

– Tu t’es bien amusée ?

– Le film était sympa. Beaucoup d’explosions.

– Tu t’es bien entendue avec lui ?

– Oui, c’est un type bien. Mais il est amoureux d’Anne, ce qui ne fait pas de lui un candidat idéal.

– Oh.

L’air songeur, il s’approcha de moi et prit appui sur la rampe. Il ne s’était pas rasé et l’envie de faire courir mes doigts sur sa barbe de trois jours me semblait insurmontable. Mes doigts s’enfoncèrent dans le cuir de mon sac à main, luttant pour se contrôler. Tout chez lui m’attirait, son regard circonspect mais curieux, le côté doux qu’il ne laissait que trop rarement entrevoir.

Peut-être que si sa mère ne l’avait pas bousillé lorsqu’il était enfant il aurait été différent, moins blasé, moins perturbé, plus ouvert. Ou peut-être que si j’étais plus du genre top model et moins « mimi »… Que faudrait-il ? Combien de changements devrais-je opérer pour l’amener à me voir différemment ? Il n’était qu’à quelques centimètres de moi mais il me semblait que des kilomètres nous séparaient. Mon cœur se brisa lentement et je sentis chaque morceau voler en éclats.

Je ne pouvais rien y faire. Absolument rien.

Je plaquai un sourire las sur mon visage.

– C’était une soirée sympa quand même.

– Anne est au courant ?

– Je ne pense pas, sinon elle n’aurait pas suggéré que je sorte avec lui.

– Pas faux.

– Je ne crois pas non plus qu’on doive cracher le morceau.

Il arqua les sourcils.

– Pourquoi ? Il faudrait peut-être la prévenir.

– Il a des sentiments pour elle, Jimmy, il ne prépare pas une attaque surprise. Ce n’est pas à nous de révéler son secret et ce n’est pas comme si ça allait changer quelque chose. (Je serrai mon manteau et mon sac contre ma poitrine.) Reece n’a aucune chance. Elle ne s’intéresse pas à lui de cette façon, et il le sait.

Le pauvre couillon.

– Je ne suis pas sûr de pouvoir le cacher à Mal.

– Ça n’apporterait que des ennuis. Et je pense qu’il est déjà au courant : ça se voit comme le nez au milieu de la figure.

Il observa le mur derrière mon épaule.

– C’est idiot de sa part de s’accrocher à Anne alors qu’il n’a aucune chance.

– Qui a dit que le cœur était intelligent ?

Jimmy secoua simplement la tête.

– C’est complètement con. Il faut qu’il passe à autre chose. C’est pathétique. Pas étonnant qu’Anne ne veuille pas de lui.

Il fallait que je m’en aille avant de recourir à la violence. Cette conversation me prenait la tête.

– Waouh. Quelles sages paroles.

Ses yeux brillèrent soudain de compréhension.

– Je ne veux pas dire que tu… enfin, tu n’es manifestement pas dans la même catégorie.

– Ah non ?

– Non, bien sûr que non.

Il posa les mains sur ses hanches avant de changer d’avis et de les croiser derrière sa tête. Le tout en me regardant comme si je n’étais qu’à un pas de l’asile. Au moins ne riait-il plus de mes sentiments.

– La situation n’a rien à voir, déclara-t-il.

– Quel soulagement.

– Ouais, c’est juste que tu n’as pas encore pris conscience que ça ne marcherait jamais entre nous.

Il leva les yeux vers moi et je pus pratiquement voir les rouages de son cerveau se mettre en branle dans sa tête.

– Je t’en prie, Jimmy, explique-moi.

Je suis quasi certaine que de la sueur dégoulina de son front.

– Eh bien… ai-je l’air du genre de gars à avoir des relations, franchement ? Non, je suis un coureur.

Je penchai la tête.

– Sauf que c’est faux. Tu n’as même pas de relations sexuelles.

– C’est vrai. Mais quand j’en ai, je ne suis pas du genre à revenir pour un deuxième round. Je suis déjà passé par là, ça ne m’intéresse pas. Ils avaient raison l’autre soir. (Il enroula fermement les mains autour de la rampe.) Je ne suis pas un bon parti, Lena. Enfance difficile, ancien drogué. Je veux dire, merde, même mes problèmes ont des problèmes. Je ne veux pas de tout ça. Je veux juste qu’on me laisse tranquille, tu comprends ?

– Si tu veux être seul, pourquoi refuses-tu que je parte, alors ?

– Parce que j’aime notre petite routine. On s’envoie sur les roses mais on fait aussi des concessions. Ça me convient. Mais plus, je ne peux pas. Vraiment pas.

Il semblait si sûr de lui…

– Comment peux-tu savoir si tu n’as jamais essayé ?

– Non. (Il me regardait derrière ses sourcils bruns, les doigts blanchis de tenir si fort la rampe.) Il y a trop à perdre.

Je le regardai en silence, abasourdie.

– Je crois que c’est probablement la chose la plus belle qu’on m’ait jamais dite.

Il serra les lèvres, manifestement mécontent.

Trop d’informations tournoyaient dans ma tête. J’avais besoin de temps pour digérer tout ça, pour comprendre. Les choses étaient en train de changer de nouveau, je le sentais, mais je ne saisissais pas encore tout à fait quoi. La situation était aussi compliquée que cet homme.

– Pour conclure, je crois que je vais arrêter les rencards. Concentrons-nous simplement sur les autres trucs. Le jogging devrait amplement suffire à me convaincre que tu es un monstre.

– Lena, tu dois continuer. (De petites rides apparurent au coin de ses yeux et sa mâchoire se crispa.) Le prochain sera mieux. Tu t’amuseras, je te le promets.

– Je ne crois pas que Dieu veuille que je sorte. Les signes ont été très clairs.

– Un dernier. Allez, essaie encore une fois. Si ça ne marche pas, je laisse tomber, promis.

– Je ne sais pas…

– S’il te plaît ? Tu vois, je mets les formes.

– C’est super.

– Lena…

– O.K., un dernier et c’est tout. Et à une condition : lors du prochain rendez-vous, interdiction de descendre. Tu ne le rencontres pas et tu lui fais encore moins passer un interrogatoire. À vrai dire, je ne veux même pas te voir. Si je t’aperçois, c’est soirée télé sur le canapé toute la nuit. Aucune excuse. Pas de « si », pas de « mais », pas de « peut-être ». Sommes-nous bien d’accord ?

Sa mâchoire se tendit et s’agita sous sa peau.

– Très bien. Et le prochain rendez-vous sera mieux, tu ne le regretteras pas.

Je le regrettais déjà.