– Adrian vient d’envoyer les informations sur les premières salles, les réservations d’hôtel, etc., indiquai-je à Ev en lui passant mon iPad.
Nous étions assises sur les marches en regardant les gars répéter dans le sous-sol transformé en studio d’enregistrement. Les touches finales avaient été apportées la veille. Jimmy s’était surpassé : des murs noirs insonorisés, du verre du sol au plafond, et tout un tas de matériel high-tech. Le plaisir dans ses yeux lorsque le groupe s’était extasié m’avait fait craquer. J’avais le sentiment que toute cette installation et tout ce matériel était sa façon de s’excuser pour le passé, sa façon de tenter de se racheter.
Quoi qu’il en soit, ce studio était une très bonne chose.
– On dirait que ça s’emballe après le Nouvel An. D’ici là, pas grand-chose de prévu, dis-je. Quelques interviews, rien d’autre.
– Tant mieux, ils ont besoin de souffler un peu.
– Ouais.
Ce matin, en revenant de notre jogging (ou marche trébuchante), Taylor, un Australien maigrichon, et Pam, sa magnifique épouse, de sang amérindien, attendaient sur le pas de la porte. D’habitude, une fois ma séance de torture terminée, Jimmy partait seul pour une « vraie » course. Mais, aujourd’hui, il avait eu l’air sincèrement ravi de cette visite impromptue. Je ne me souvenais pas de l’avoir jamais vu aussi gentil – à l’exception des rares fois où Ev réussissait à lui arracher un sourire. Il avait même accepté une brève étreinte de Pam, malgré sa raideur et la grimace sur son visage. Je ne crois pas avoir jamais rencontré quelqu’un de si peu enclin à laisser les gens se rapprocher de lui.
Taylor était apparemment un ami de longue date qui se trouvait également être un mélange de roadie ingénieur du son et gourou de l’enregistrement. Sa femme, Pam, était photographe. Elle avait aussitôt sorti un magnifique appareil photo et commencé à mitrailler les gars au travail dans le nouveau studio. Je l’avais suivie en la bombardant de questions.
Heureusement, ça n’avait pas eu l’air de la déranger.
Pam m’expliqua qu’ils pensaient utiliser les clichés pour la pochette du prochain album. Elle m’avait même laissé jouer avec son appareil en me donnant des conseils et en me montrant quels boutons utiliser. Le jeu de lumière et la façon dont cela modifiait l’ambiance étaient incroyables. C’était la première fois que je me trouvais en présence d’une véritable photographe professionnelle. Toute la journée, à la moindre occasion, je lui avais collé aux basques. C’était amusant, intéressant et stimulant, aux antipodes du travail administratif. Manipuler cet appareil avait réussi à me faire oublier ma mauvaise humeur.
– Tiens-le comme ça, m’avait-elle conseillé en repositionnant mes doigts autour du Nikon.
Je l’avais porté de nouveau à mes yeux, en observant la mise au point automatique. Zoom avant. Zoom arrière.
– C’est extraordinaire. Le monde a l’air si différent. Les détails, la lumière, tout.
– Oui, c’est vrai, avait souri Pam.
– Je ne veux pas connaître le prix d’un de ces appareils, n’est-ce pas ?
– Non, confirma-t-elle. Vraiment pas.
Jimmy avait proposé à Pam et Taylor d’occuper l’une des chambres d’amis mais ils avaient décliné, ayant déjà réservé un hôtel en ville. Dommage, j’aurais aimé passer plus de temps avec elle et son appareil photo.
– Bon, commença Ev. Jimmy a appelé hier soir. Il veut que j’organise une sortie entre filles. Apparemment, tu aurais besoin qu’on te remonte le moral.
Je ne savais plus où me mettre. J’avais été nerveuse et stressée toute la journée et la tournure que prenait cette conversation n’allait pas arranger les choses.
– Il n’avait pas besoin de faire ça.
– On m’a raconté pour ta soirée avec Ben.
– Ça me rappelle que je ne l’ai pas encore remercié pour les fleurs.
Ev secoua la tête.
– Je n’arrive pas à croire qu’il t’ait laissée en plan. Enfin si, mais j’aurais préféré que ça n’arrive pas.
– Mon rencard avec Reece n’a pas non plus été un franc succès. C’est un gentil garçon mais je ne sais pas si j’ai vraiment la tête à ça.
– Jimmy a réussi à se maîtriser, cette fois ?
Vaguement, indiquai-je de la main.
– Presque. Mais ça n’aurait rien changé : Reece en pince toujours pour Anne.
– Je vois. (Ev me rendit l’iPad et détourna le visage, ses doigts tapotant sur le mur.) Bon, je me lance. Je vais te dire quelque chose et tu peux m’envoyer bouler ou pas, à toi de voir. J’adore Jimmy, je le considère comme un frère. Mais, Lena, tu te rends bien compte qu’il a été complètement détruit.
– Ev…
– Laisse-moi finir, s’il te plaît.
Sans cette sincérité criante sur son visage, je me serais levée et j’aurais tourné les talons. Ma vie amoureuse était déjà assez douloureuse comme ça.
– O.K.
Elle joua avec le bout de sa natte.
– Est-ce qu’il t’a parlé de sa mère depuis qu’elle s’est pointée dans l’Idaho ?
– Non, pas vraiment. Nous n’abordons pas trop ce sujet.
Et le peu qu’il m’avait raconté était de toute façon confidentiel.
– Mais il se confie à toi. Même si ce n’est qu’un petit peu. Je ne crois pas que tu aies conscience à quel point c’est miraculeux. David m’a dit que Jimmy ne parlait quasiment jamais de leur enfance pendant ses séances de thérapie. Il refusait catégoriquement. (L’inquiétude envahit ses yeux.) C’est pour ça que si tu tiens un minimum à lui, tu ne peux pas partir.
– Évidemment que je tiens à lui.
– Un peu trop, n’est-ce pas ? C’est bien là le problème.
Je laissai le silence répondre à ma place.
– Je ne veux pas vous voir souffrir, ni l’un ni l’autre. Jimmy a fait un travail incroyable ces six derniers mois. (Elle déglutit avec difficulté.) Il tenait à tout prix à traverser ça tout seul jusqu’à ton arrivée. Mais t’est-il venu à l’esprit qu’il n’était peut-être pas encore prêt à supporter ce genre de pression ? On lui a conseillé de ne pas entamer de relation sérieuse lors de sa première année de désintoxication.
– Tu crois que je vais lui faire du mal ?
– Pas intentionnellement, non.
Soudain, la colère m’envahit. J’étais totalement furax.
– Tu sais, tu ne peux pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Je suis censée tenir assez à lui pour rester et continuer à le faire passer en premier, éclatai-je en me levant brusquement. Mais je n’ai pas le droit d’avoir des sentiments pour lui et de compliquer les choses.
– Lena, attends.
– Tu crois que je ne sais pas qu’il est fragile ?
Ev ramassa la tablette et se leva à son tour.
– Je pense qu’en ce moment vous l’êtes tous les deux.
Et elle avait probablement raison. De plus, j’avais peut-être réagi de manière totalement excessive.
– Qu’est-ce qui se passe ? demanda Jimmy en apparaissant au bas des marches, l’air tout sauf fragile, du moins en apparence.
Génial. Voilà David qui débarquait maintenant, la mine inquiète.
– Bébé ?
– C’est ma faute, répondit Ev. J’ai dit ce qu’il ne fallait pas.
– Lena ? fit Jimmy en commençant à monter les marches.
Plus bas, David entraînait Ev hors de vue, me laissant seule avec son frère.
– Non, je… merde. (Je m’affalai contre le mur, me sentant totalement stupide et lessivée.) Ça va.
– Non, ça ne va pas, ne me mens pas. Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il en s’arrêtant sur la marche en dessous de moi.
Nous faisions presque la même taille.
Putain, qu’il était beau, à l’intérieur comme à l’extérieur, et il ne serait jamais à moi. Cette certitude s’installa en moi, me changeant en pierre, car elle était indéniable. Mais on s’attendait néanmoins que je reste ici, avec lui, que je le soutienne. Un boulot que je souhaitais et ne souhaitais pas de tout mon cœur.
– Je me comporte encore une fois de manière totalement non professionnelle.
Il plissa les yeux.
– C’est tout ?
C’était une question anodine mais j’y réfléchis tout de même sérieusement. En moi, les émotions faisaient rage, tumultueuses. Mon manque de professionnalisme n’était certainement pas le seul problème.
– J’ai besoin d’un câlin.
– Quoi ?
– J’ai besoin d’un câlin. (Je hochai la tête à cette idée réconfortante.) Oui, c’est ce dont j’ai besoin. Ne me lance pas sur cette mascarade de rendez-vous avec Ben. Ni sur mon rencard merdique avec Reece. (Il ouvrit la bouche mais je ne le laissai pas parler.) Tu es mon meilleur ami en ce moment, Jimmy. Ce statut implique certaines responsabilités.
Les yeux grands ouverts, il lança un long regard perplexe vers le plafond.
– Putain. Ça ne suffit pas que je m’assure qu’il y ait ta tarte au chocolat préférée au frigo à cette période du mois ? Je dois également endurer ça ?
– Oui. Apparemment.
Ça aurait probablement dû me surprendre, mais non. Nous vivions ensemble depuis déjà plusieurs mois et, pour quelqu’un que j’avais autrefois considéré comme égocentrique, Jimmy remarquait les détails les plus étranges. Mes règles étaient arrivées en milieu de matinée, ce qui expliquait sans doute ma mauvaise humeur de ces vingt-quatre dernières heures.
– Bien que j’apprécie la tarte.
– Super. Mais je ne fais pas de câlins.
– Tout le monde en fait.
– Pas moi. Ce n’est pas mon truc. (Il croisa et décroisa les bras.) À moins qu’il n’y ait du sexe à la clé et ce n’est pas le cas ici.
Il essayait de me choquer. Je le connaissais maintenant. Je me demandai combien il le serait si je me portais volontaire. Au lieu de ça, je déclarai :
– Tu m’as touchée pas moins de dix-huit fois ce mois-ci. Tu es plus tactile que tu ne le penses.
Ses yeux s’écarquillèrent puis se plissèrent.
– Tu viens d’inventer ce chiffre, pas vrai ?
– Tu comptes les boissons, moi les contacts.
– Hmm. Je refuse.
– Es-tu un homme ou une poule mouillée ? demandai-je d’un air provocateur.
– Ton patron.
Bonne réponse. Pourtant à Cœur d’Alene, lorsqu’il avait eu besoin de réconfort, il s’était tout bonnement accroché à moi. Il n’y avait eu aucune discussion, aucune négociation. Il ne m’avait pas demandé mon avis, il avait simplement pris ce dont il avait besoin. Et ce dont j’avais besoin en ce moment, c’était lui, chaque petite molécule en moi le savait.
Oh et puis merde. Je m’élançai vers lui.
Jimmy m’attrapa avec un petit cri de surprise, ses mains autour de ma taille. Mes bras s’enroulèrent fermement autour de son cou. Je m’étais peut-être cassé le nez sur sa clavicule mais qu’importe. Il était à présent obligé de me réconforter, physiquement. La douleur sur l’arête de mon nez ne comptait pas. Il resta comme pétrifié, je pouvais presque sentir sa peur. Mais être ainsi, si proche de lui, c’était le nirvana.
Le bonheur à l’état pur.
Sa respiration s’accéléra puis sa poitrine se souleva rapidement. Je m’attendais qu’il me repousse, voire qu’il me détache de lui à l’aide d’un pied-de-biche. Progressivement, ses muscles crispés se détendirent à mon contact. Une main hésitante me tapota le dos, à contretemps. Apparemment, des années de maîtrise musicale et son talent inné avaient été balayés par mon câlin.
Nos respirations conjuguées résonnaient dans la cage d’escalier.
– Lena ?
– Chuuut, je me concentre.
Je me cramponnai plus fermement, juste au cas où il tenterait de s’échapper.
Il sentait merveilleusement bon : une agréable eau de Cologne de luxe amplifiée par la transpiration et son odeur naturelle. Heureusement, il ne pensait plus au tee-shirt que je lui avais volé et dont l’odeur commençait déjà à s’atténuer. Rien de tel que respirer directement à la source. Je me blottis contre sa nuque. Quelle sensation merveilleuse…
– Ton nez est froid, rouspéta-t-il.
– Tais-toi. Tu gâches l’ambiance.
– Il n’y a pas d’ambiance. Tu as perdu les pédales, c’est tout.
J’entendais des gens discuter à l’étage en dessous, le rythme sourd d’une batterie, mais plus rien n’avait d’importance.
– On a fini ?
– Non.
– Encore une minute, pas plus, Lena.
– Deux.
Il soupira bruyamment.
– Il vaudrait mieux que je n’aie pas à refaire ça tous les mois.
Quelques tapotements timides. Puis, lentement, son autre bras s’enroula délicatement autour de moi et une main se glissa sous mes cheveux. Des doigts me caressèrent la nuque. Nous restâmes ainsi, ma poitrine écrasée contre son torse musclé. Il posa son menton sur ma tête et je sentis son souffle se faire plus régulier dans mes cheveux. Malgré notre différence de taille, nous nous emboîtions parfaitement. Son autre main se mit à caresser ma colonne vertébrale, me pressant plus fermement contre lui. Elle descendait un peu plus chaque fois, ses doigts explorant le bas de mon dos et le début de la courbe de mes fesses. Ma respiration s’arrêtait dès que sa main descendait. Je mourais d’envie de savoir jusqu’où il pouvait aller. J’en voulais plus.
Mon câlin thérapeutique était en train de se changer en film interdit aux moins de dix-huit ans.
– Désolé que tes rencards ne se soient pas bien passés.
Je n’avais vraiment pas envie d’en parler.
– Celui de ce soir sera bien mieux.
Les autres hommes pouvaient aller se faire voir.
– Lena ?
Et merde.
– Quoi ?
Sa bouche ne formait plus qu’une ligne dure.
– Ev t’a vraiment contrariée ?
– Non. On va régler ça entre nous.
– Tu es sûre ? Je peux lui parler si tu veux.
– Tu ferais ça ?
– Bien sûr.
– Vous êtes la perfection faite homme, Jimmy Ferris, soupirai-je de bonheur.
– Putain, tu me fous vraiment les jetons. (Il posa ses mains sur mes hanches.) C’est bon, là ?
– Oui.
Il esquissa un sourire hésitant pendant qu’il arrangeait sa chemise pour se rendre présentable. Curieusement, il semblait presque timide. Les yeux baissés, il évita mon regard.
– Bon. Je vais me remettre au travail.
Mais il ne bougea pas. Il leva les yeux vers moi comme s’il ne savait plus vraiment qui j’étais ou ce que je faisais chez lui. Il lissa le devant de sa chemise d’une main tremblante.
Je lui souris avec douceur.
– Merci Jimmy. J’en avais besoin.
Il marqua une pause comme s’il allait dire quelque chose, avant de se raviser. Il m’adressa un petit hochement de tête distrait puis disparut.
– Fais encore une remarque sur ma tenue et je te frappe, indiquai-je à l’homme assis sur la dernière marche.
Et je ne plaisantais pas.
– Je n’oserais pas. Il arrive quand ?
Jimmy leva les yeux, inspectant mon jean et mon pull noir moulant. Dieu sait que j’avais des atouts, alors autant les utiliser. Mais ma poitrine généreuse ne semblait pas l’émouvoir plus que cela. Il était allé à la salle de muscu et s’était entraîné jusqu’à ce que tout le monde ait pris congé, environ une heure plus tôt. De la sueur imprégnait ses cheveux et l’arrière de son tee-shirt gris.
– Il ne vient pas me chercher, répondis-je. Je le retrouve en ville.
– Tu as peur que je le soumette à un interrogatoire ?
– Exactement.
– Pourquoi ne veux-tu pas que je t’y conduise ?
– Pour la raison que nous venons d’évoquer. Et puis je peux très bien conduire. Nous, les femmes, sommes libérées de nos jours. Tu sais quoi ? Je parie même qu’on aura bientôt le droit de vote !
Il haussa les sourcils et me lança un regard noir.
– Je vois. Tu ne peux pas prendre ta voiture pourrie, tu ne l’as pas utilisée depuis des mois. C’est moi qui te conduis partout.
– Ma voiture pourrie ira très bien. Merci.
Il laissa échapper un long soupir désespéré, comme s’il reconnaissait sa défaite.
– Prends la Mercedes. Au moins, je saurai que tu es arrivée à bon port.
– C’est mignon de t’inquiéter pour moi.
Un grognement.
– Je peux prendre la Plymouth ?
– Même pas en rêve.
Je lui répondis pas un large sourire.
– Vous me fendez le cœur, Jimmy Ferris.
Il m’observa me débattre avec mes cheveux dans le miroir de l’entrée.
– Et toi, qu’est-ce que tu fais, ce soir ?
Les muscles de ses bras et de ses épaules se bandèrent, faisant se tendre le fin coton de son tee-shirt.
– Je ne sais pas encore.
Quelque chose dans sa voix m’arrêta, une pointe de solitude ou de tristesse que je n’avais encore jamais entendue. Il semblait presque déprimé. Grincheux et ronchon, j’avais l’habitude, mais ça, c’était une première.
– Aucun des gars ne passe ? Tu n’avais pas envie de traîner avec eux ?
– Ils ont répété ici toute la journée. On va être les uns sur les autres pendant toute la tournée. Pas besoin de commencer maintenant.
Ça ne me plaisait pas mais ça tenait debout.
– Pas de match, ce soir ? Je ne serai pas là pour me plaindre de l’insupportable monotonie de la chose, pour une fois.
– J’ai pas très envie de regarder la télé.
– Qu’est-ce que tu vas faire, alors ?
Il poussa un gémissement.
– Je suis un grand garçon, Lena. Je peux m’occuper tout seul.
– Je sais. (Je déposai mon manteau et mon sac devant moi.) Tu me dirais si tu avais besoin que je reste avec toi ce soir, n’est-ce pas ?
– Je n’ai pas besoin que tu restes avec moi.
J’hésitai tandis qu’il me fixait de son regard glacial.
– Les clés sont dans la voiture, m’indiqua-t-il.
La situation m’amena à penser à ce qui pourrait arriver à Jimmy si je finissais par m’en aller. Qu’importe combien de stalactites il formait avec ses yeux, à l’intérieur, il n’était pas de glace, il aimait simplement le laisser croire. J’avais entraperçu sa douleur et ses doutes. Peut-être ce qu’Ev m’avait dit tout à l’heure me taraudait-il. Des concessions avaient été faites pour le garder sur le droit chemin. Je devais anticiper, veiller au mieux à ses intérêts. L’amour prenait toutes sortes de formes et de dimensions, mais s’il ne consistait pas à tout faire pour l’être aimé, que valait-il alors ? Rien.
Car j’étais bel et bien en train de tomber amoureuse de lui. Même si cela pouvait être effrayant, affronter la vérité apportait une certaine sérénité. Que mon amour soit ou non voué à l’échec, il était bien réel.
– Je pense que tu devrais toi aussi avoir des rencards, déclarai-je la gorge serrée.
– Quoi ?
– Je pense qu’il faut que tu recommences à sortir, pour notre bien à tous les deux. Penses-y.
– C’est une idée débile. Je suis très bien comme je suis.
– Te terrer ici pour te cacher du monde ? Ce n’est pas une solution durable.
– Non, tu as raison, Lena. (Il tapa dans ses mains et les frotta vigoureusement.) Je sais : allons dans mon bar préféré. On prendra quelques shots en souvenir du bon vieux temps puis je draguerai une ou deux nanas et les ramènerai ici pour jouer. Bonne idée, non ? On va passer une super soirée.
Je restai sans voix.
– Quoi ? L’idée ne te plaît pas ?
Changement de programme : ce que je désirais le plus pour Noël était d’effacer ce petit sourire suffisant de son visage. Rien ne me mettait autant hors de moi.
– Quand tu auras terminé ton petit numéro, je pourrai t’expliquer ce que je voulais dire.
– Oh mais vas-y, je t’en prie.
– Je pense que tu as besoin de plus, déclarai-je d’une voix emphatique. Tu as besoin d’amis en dehors de moi et du groupe.
– Alors il faut que je sorte pour que tu te sentes mieux ?
– Non, Jimmy. (Je pressai mon manteau contre ma poitrine comme un bouclier.) Tu sortiras car tu es prêt. Car tu es un homme merveilleux qui a beaucoup à offrir à une femme quand tu ne te comportes pas en abruti comme en ce moment.
Il applaudit au ralenti.
– C’était magnifique, Lena. De la poésie à l’état pur. J’ai bien failli verser une petite larme.
– C’est quoi ton problème ? Tu as peur ? Tu as tes règles, toi aussi ? Tu as besoin d’un câlin ? (Je réduisis la distance entre nous.) Parce que j’essaie de comprendre ce qui te motive. Au final, tu es un adulte qui a le contrôle de lui-même et tu choisis d’agir comme un connard fini. Tu repousses tous ceux qui tiennent à toi. Explique-moi ça.
– C’est un don.
– Mais encore ?
Furieuse, je me dressai devant lui du haut de mes talons. Heureusement pour lui, je n’avais pas d’arme à portée de main. Il se leva lentement, me forçant presque à reculer. Sauf qu’il n’en était pas question.
– Alors ?
Le coin de sa bouche se releva.
– Tu ne renonces jamais, n’est-ce pas ?
– Pourquoi le ferais-je ?
Il semblait presque y avoir une touche de gris dans ses yeux. Comme s’il en avait trop vu, comme s’il avait vieilli prématurément. Sa voix s’adoucit.
– Si courageuse.
– Non, c’est simplement que je refuse d’avoir peur de toi. Je crois que par le passé trop de gens ont pris l’habitude d’obéir à tes ordres par crainte de devenir la cible de tes remarques sarcastiques, de céder au moindre signe de la fameuse colère Ferris. C’est n’importe quoi. Tu n’es pas un bébé fatigué qui pique une colère, tu es un adulte. Tu peux te contrôler si tu t’en donnes la peine. Et il est grand temps.
Il restait simplement là à me regarder, sans expression.
– Alors ?
Il leva une main et, très délicatement, souleva une mèche de mes cheveux pour la glisser derrière mon oreille. Puis il se pencha assez près pour que ses lèvres la frôlent de son souffle chaud.
– Tu as raison. Je me suis vraiment comporté comme un connard.
– Je sais, chuchotai-je à mon tour.
Ses yeux souriaient. Il étudia mon visage en prenant son temps.
– Tu n’as pas à avoir peur de moi. Je ne te ferai jamais de mal.
– Je le sais aussi.
Pas volontairement en tout cas. Jamais volontairement.
– Allez, Lena. Tu vas être en retard.
Je relevai le menton.
– Pense à ce que je t’ai dit.
Il poussa un soupir puis m’adressa un petit hochement de tête.
– Ça marche.
– C’est la onzième fois que tu regardes ton portable en moins d’une demi-heure. Quelque chose ne va pas ?
– Oh mon Dieu, je suis désolée, m’excusai-je en glissant le téléphone dans mon sac. Tu étais en train de m’expliquer ce que fait exactement un ingénieur du son et je pensais à autre chose, ce qui est horriblement mal élevé.
Mon rencard me lança son petit sourire en coin. Dieu qu’il était mignon. Le problème, lorsque vous passez des moments privilégiés avec les Stage Dive, c’est que vous perdez contact avec la réalité. Ils étaient l’idéal qui peuple les rêves érotiques. Mais là, juste à côté de moi, Dean Jennings était tout ça et plus encore. Des cheveux bruns jusqu’aux épaules et un piercing en argent sur la lèvre. Ses yeux verts m’observaient avec humour.
– J’ai souvent travaillé avec Jimmy au cours de ces six dernières années, déclara-t-il. Je sais qu’il peut parfois être difficile alors si tu dois rentrer, on peut remettre ça à une autre fois.
– C’est adorable de ta part mais il va bien. C’est lui qui m’a poussée à sortir alors il a sûrement besoin d’un peu d’air.
Dean hocha la tête.
– C’est formidable la façon dont il a remonté la pente.
– Oui.
– Ça n’a pas dû être facile.
– Non.
Il se plongea dans la contemplation de l’étiquette de sa bouteille de bière. Autour de nous, les gens cool faisaient la fête dans ce pub branché. Nous nous trouvions à Chinatown, un des endroits préférés du groupe et de son entourage.
Peut-être ce bar était-il également celui auquel Jimmy avait fait référence tout à l’heure, même si ce n’était pas le genre d’endroit où j’imaginais quiconque porter un costume. Il y avait un jukebox qui crachait des classiques indie pop, quelques flippers et une table de billard. Et ils faisaient également de délicieuses frites au chili. J’en enfournai une dans ma bouche et mes papilles fondirent en larmes de gratitude. Ou peut-être étais-je simplement en train de baver. Oui, elles étaient bonnes à ce point-là.
– Désolé. J’imagine que tu n’as pas vraiment le droit de parler de lui, reprit Dean en me tirant de nouveau de mes pensées.
Je couvris à moitié ma bouche avec ma main.
– Non, pas vraiment. Il y a un truc dans mon contrat à ce sujet mais puisque tu fais partie de la bande…
– C’est étrange de côtoyer des célébrités, pas vrai ? gloussa-t-il. À l’époque où les gars étaient célibataires et de gros fêtards, j’ai vu de ces choses…
– Les groupies et tous ces trucs sordides ?
– Exactement.
Il prit une nouvelle gorgée de bière.
Maintenant, il m’intéressait. Je me penchai en avant, posant mes coudes sur la table que nous partagions.
– Tu dois tout me raconter. N’omets aucun détail.
Dean éclata de rire.
– Ils me tueraient.
– Si tu n’es pas prêt à te sacrifier pour assouvir ma curiosité, à quoi me sers-tu ?
Il secoua la tête, les yeux brillants. Quel bel homme ! Pas beau à se damner comme Jimmy, mais qui l’était ? Je n’étais moi-même pas un top model et, pourtant, Dean se rapprocha un peu sans jamais se départir de son sourire chaleureux. De temps en temps, son regard se dirigeait vers ma poitrine. Je ne lui en tins pas rigueur. À vrai dire, ça ne me déplaisait pas totalement. Être appréciée en tant que femme était une sensation agréable, une sensation que je n’avais pas ressentie depuis bien longtemps.
– Je peux te raconter la fois où il a invité deux nanas sur scène à Rome il y a environ cinq ans. Tout le monde connaît cette histoire, de toute façon.
Oh oui, des ragots !
– J’en ai entendu parler, effectivement.
– À cette époque, Jimmy buvait beaucoup, comme eux tous, d’ailleurs. Au début, c’était sympa, les filles se pendaient à lui pendant qu’il chantait. Mais lors du solo de guitare de Dave, ils ont tous les trois commencé à se peloter. L’une des nanas avait la main dans le pantalon de Jimmy pendant que l’autre débouclait sa ceinture et s’attaquait à sa fermeture Éclair. Ça amusait beaucoup Jimmy, en tout cas. La sécurité est montée sur scène pour y mettre un terme mais les flics ont arrêté le concert pour attentat à la pudeur. Il a écopé d’une sacrée amende.
– Waouh.
– Heureusement que personne n’a pris de photo.
– C’est clair.
Dean secoua lentement la tête, l’admiration étincelant dans ses yeux.
– Jimmy était un sacré personnage à cette époque.
Je me rembrunis.
– Il était hors de contrôle, autodestructeur.
– Ouais, aussi.
– Je crois que je préfère l’homme qu’il est aujourd’hui.
– Bien sûr, répondit rapidement Dean. Tout à fait.
– Tu n’as jamais été tenté de prendre une guitare ou je ne sais quel instrument et de monter toi aussi sur scène ? lui demandai-je pour changer de sujet.
– Je ne m’appelle pas Jimmy Ferris. J’ai une peur bleue de la foule. Tous ces gens qui te regardent, ça me fout les chocottes.
Il fit semblant de trembler pour appuyer sa démonstration. J’éclatai de rire à mon tour.
– Ouais, ça ne me brancherait pas des masses, non plus.
– Mais ces types-là, ils sont faits pour ça. Surtout Jim. C’est une légende vivante.
J’acquiesçai. Soudain, une pensée horrible me traversa l’esprit. Impossible de me l’ôter de la tête.
– Oh mon Dieu, il ne te paie pas pour sortir avec moi, j’espère ?
– Quoi ? Putain, non, bien sûr que non ! s’exclama Dean. Qu’est-ce qui peut te faire penser une chose pareille ?
Mon front rencontra la table, mes cheveux châtains formant un rideau autour de moi pour dissimuler ma honte.
– Excuse-moi. Je ne voulais pas sous-entendre que tu te prostituais.
– Lena ?
– Je suis vraiment désolée.
– Lena, regarde-moi.
Une main effectua une douce pression sous mon menton, m’encourageant à relever la tête. Ses yeux étaient d’un vert si intense que c’était à se demander s’il ne portait pas des lentilles. Non que ça ait une quelconque importance, j’étais simplement reconnaissante qu’ils n’aient pas été bleu acier. Le visage de Dean était également plus large que celui de Jimmy, moins sculpté. Il n’était pas aussi grand mais il me regardait comme s’il appréciait ce qu’il voyait, comme si je remplissais ses critères, quels qu’ils soient. Pas de mépris, pas d’impatience. C’était rafraîchissant.
– Oublions que j’ai demandé ça, d’accord ? murmurai-je.
Très délicatement, il glissa mes cheveux derrière mes oreilles, comme Jimmy l’avait fait plus tôt. Le contact me surprit mais je ne bougeai pas et laissai Dean se rapprocher, curieuse de voir où les choses allaient nous mener.
– J’aime me couvrir de ridicule de temps en temps. Ça met du piquant dans l’existence.
– Je vois. Je garderai ça à l’esprit, répondit-il en souriant. Je crois que ce que nous avons là, c’est une occasion de nous amuser. Me feriez-vous l’honneur de cette danse, mademoiselle Morrissey ?
Peut-être mon sourire avait-il mis du temps à apparaître, mais il était totalement sincère.
– Avec plaisir.
Dean me raccompagna à ma voiture peu avant minuit. Par « ma voiture », j’entends celle de Jimmy, évidemment. Sans un mot, il glissa un regard appuyé en direction du véhicule rutilant et hors de prix.
– Jimmy a insisté pour que je la prenne, me justifiai-je. Il s’inquiète que je conduise sous cette pluie. J’ai essayé de refuser mais…
Dean se contenta de hocher la tête.
– Bref.
Il fallait que je la boucle. Je protestais trop pour être honnête.
Résultat de la danse, la sueur sur ma nuque me donna la chair de poule dans l’air frais de la nuit. Mon corps était délicieusement fatigué, mon cerveau aspirait au sommeil. Il fallait que je me réveille avant de prendre le volant. Si je faisais ne serait-ce qu’une égratignure sur sa voiture, Jimmy me tuerait.
– J’ai passé une très bonne soirée, déclarai-je en tendant la main à Dean.
Un grand sourire sur le visage, il la prit puis m’attira doucement à lui. Ses lèvres effleurèrent les miennes. Lèvres chaudes, souffle chaud, et son visage, si près. Je ne fermai pas les yeux, je crois que j’étais un peu abasourdie. Ses cils étaient vraiment très longs. Et puis je n’avais jamais encore embrassé quelqu’un avec un piercing à la lèvre. Le métal se pressait contre le coin de ma bouche, c’était une sensation étrange.
Il se recula et sourit.
– J’aimerais beaucoup te revoir.
– Moi aussi.
Et j’étais sincère, j’avais passé une excellente soirée.
Il glissa les mains dans les poches de son jean.
– À bientôt, alors, dis-je en fourrageant dans mon sac à la recherche des clés de voiture. Bonne nuit.
Une fois que je fus bien installée à l’intérieur, il se pencha et me fit un petit signe de main que je lui rendis. Puis il resta sur le trottoir en souriant, attendant que j’aie démarré.
Cette soirée avait été bien meilleure, aucune comparaison possible. Un rendez-vous avec un homme gentil et intelligent qui m’avait surprise avec un doux baiser à la fin. Pas besoin de trouver quelqu’un qui mettait votre monde sens dessus dessous pour être heureuse ; les explosions intérieures et les mini-crises cardiaques n’étaient pas nécessairement synonymes de bonheur. Mais cette chaleur, cette satisfaction, c’était agréable.
C’est Jimmy qui allait être content.