Le lendemain, nous étions à mi-chemin de la maison quand Jimmy s’arrêta, pantelant. Ah non, pardon, ça c’était moi. Il n’était même pas essoufflé alors que ce jogging m’avait totalement achevée. Ce n’était pas bon signe. Mais j’étais quand même allée plus loin que la veille, avant de manquer m’évanouir. Le progrès était une chose lente, longue, atroce.
– Tu es rentrée tard hier soir, dit-il en s’étirant.
– Ouais, on est allés danser.
Pas étonnant que mes mollets se soient montrés aussi impitoyables ce matin.
Jimmy émit un petit bruit que je ne sus interpréter.
La veille, lorsque j’avais appelé au milieu de la soirée pour prendre de ses nouvelles, il m’avait répondu qu’il faisait de la guitare. La conversation avait été brève. En gros, il m’avait dit que tout allait bien, conseillé d’aller retrouver mon rencard, avant de me raccrocher au nez. Une conversation tout à fait normale dans le monde de Jimmy.
Il se redressa.
– J’ai repensé à ce que tu m’as dit, comme quoi je devrais rencontrer des gens.
J’essayai de cacher ma surprise.
– Et ?
Apparemment, les arbres qui bordaient la rue étaient fascinants car son regard resta scotché sur eux.
– J’ai appelé une vieille amie. Elle, euh… elle sort de désintox, elle aussi. Nous avons discuté un petit moment. Elle pense venir de Los Angeles pour rattraper le temps perdu.
– C’est super, Jimmy.
Je m’efforçai de sourire mais mon visage resta crispé.
« Rattraper le temps perdu » pouvait signifier tant de choses. Pour mon esprit tordu, rattraper le temps perdu façon rock star avait tout de la copulation et rien du goûter entre amis. On parlait quand même de Jimmy Ferris. Son abstinence m’avait toujours étonnée. C’était un ours mal léché qui rôdait dans la maison en râlant et en grognant. Malgré moi, des images scabreuses de lui en train de mordre, de lécher, d’enfoncer ses ongles dans un corps dénudé m’assaillirent. Oh, non ! J’étais à présent pantelante pour une tout autre raison. Mon esprit mal tourné était incontrôlable.
Il m’avait expliqué qu’il ne touchait que lorsqu’il baisait. J’aurais mis ma main au feu que sa vieille amie aurait le corps recouvert de griffures en moins de deux, la petite veinarde. Et dire que c’était ma brillante idée…
Dieu, comme je me haïssais.
– Super, répétai-je en essayant de penser au visage de Dean.
Si mignon, si adorable, tellement plus à ma portée. Contrairement à Jimmy, rien chez lui ne criait « briseur de cœurs ». Pas besoin de panneau d’avertissement sur son beau front.
– Ouais. (Enfin, il regarda dans ma direction et je cachai ma détresse du mieux possible.) Écoute, Lena. Pardon de m’être comporté comme un connard lorsque tu as abordé le sujet, tu m’as simplement pris au dépourvu.
– Serais-tu en train de t’excuser ? (Il m’adressa son petit mouvement de menton habituel.) Waouh.
– N’en fais pas tout un plat, marmonna-t-il.
– Non. Non, O.K. Tu peux juste le répéter une dernière fois ?
Il leva les yeux au ciel.
– Je suis désolé.
– Tu es pardonné. Mais ne refais plus jamais ça ou je te botte le cul.
– Tu fais la moitié de ma taille.
– Ouais, mais je suis extrêmement motivée et je possède une jolie collection de bottines à bouts pointus. Considère-toi prévenu.
– C’est ça, répondit-il à la fois circonspect et amusé.
Il était loin de se douter à quel point j’étais sérieuse. Portées par une femme en colère, ces bottines pouvaient faire de gros dégâts.
Il s’approcha de moi en inspectant la région de ma bouche.
– Quoi ? demandai-je, presque tentée de cacher mon visage de ma main.
– Tu as des marques de barbe.
– Oh.
Je me frottai les lèvres, non que ça puisse arranger les choses, au contraire. Je ne sais pourquoi, la culpabilité s’insinua en moi, comme si embrasser lors du premier rendez-vous était un crime. Tout était arrivé si vite : Dean s’était approché, avait posé ses lèvres sur les miennes, et je ne l’en avais pas empêché. Voilà toute la vérité. J’avais mis de côté mes sentiments pour Jimmy et laissé Dean m’embrasser. Il n’était pas allé plus loin.
– C’était comment ? me demanda Jimmy en se tenant plus près que nécessaire sans cesser de fixer mes lèvres.
La lueur dans ses yeux me cloua sur place. Ce qu’il était en train de me demander exactement, je ne voulais pas le savoir. Et si je ne posais pas la question, je pouvais prétendre qu’il parlait du dîner ou de quelque chose de tout aussi inoffensif que la météo.
– C’était… sympa.
– Sympa, répéta-t-il d’une voix basse et envoûtante. Tu as aimé.
Je haussai les épaules. Toute autre réaction me semblait dangereuse.
– Jusqu’où l’as-tu laissé aller ?
Son regard s’attarda sur ma nuque, ma poitrine, et je m’illuminai. J’étais rouge, en sueur et échevelée, mais quand il me regardait ainsi, plus rien n’avait d’importance. Je dus prendre sur moi pour ne pas croiser les bras contre ma poitrine. Je ne pouvais qu’espérer que mon sweat soit assez ample et épais pour dissimuler mon excitation. L’engouement de mes tétons pour cet homme était terrible et peu judicieux.
– Qu…quoi ?
– Par-dessus ou par-dessous tes vêtements ?
– Je ne vais pas répondre à cette question.
– Je dirais par-dessus, réfléchit-il tout haut. Tu n’es pas une fille facile.
Je me redressai en bombant la poitrine.
– Tu as tout à fait raison, Jimmy. Je suis la virginité incarnée. Ma capacité à garder les cuisses serrées est une inspiration pour tous. On peut parler d’autre chose, s’il te plaît ?
– Tu es mal à l’aise ?
– Comme si ce n’était pas ton intention.
Le coin de sa bouche se contracta.
– Que veux-tu que je te dise ? Tu m’intéresses, et tout le monde ne peut pas en dire autant.
– Formidable. Tu m’en vois ravie. Je ne vais pas te raconter pour autant ce qui se passe entre un autre homme et moi.
Je me remis à marcher, ou plutôt à traîner les pieds. Quel style ! Quelle grâce !
Quelques instants plus tard, il m’emboîta le pas. Comme toujours, ses longues jambes et sa forme physique tournaient en ridicule mon essoufflement.
– Allez, Lena. Je ne peux pas vivre un peu par procuration ?
– Nan.
– Tu n’es pas impressionnée que je connaisse ce mot ? Un type comme moi qui n’a même pas terminé le lycée, gloussa-t-il sans pourtant avoir l’air particulièrement heureux.
– Non.
Il m’adressa un petit sourire cynique.
– Je vois.
– Avec tout ce que tu as accompli dans la vie, tu penses vraiment que je doute de ta volonté ou de ton intelligence ?
– Toute la drogue et les conneries, tu veux dire ? Ouais, j’en ai vraiment accompli des tonnes.
– Tu es un homme d’affaires à succès et un musicien chevronné, encensé par la critique et lauréat de tout un tas de prix, répliquai-je. Tu as commis quelques erreurs, quelle horreur ! Qui pourrait te jeter la pierre ? Tu as payé ta dette et tu es allé de l’avant.
– C’est vraiment ce que tu penses de moi ? demanda-t-il en plissant les yeux.
– Oui. Tu as également la mauvaise habitude de te comporter parfois comme un vrai connard mais on y travaille. J’ai de grands espoirs pour une guérison totale.
Sa mâchoire serrée m’indiqua qu’il n’était pas totalement convaincu. Manifestement, le sentiment d’insécurité lié à son enfance était toujours profond.
– Ce n’est pas non plus comme si j’étais allée à la fac, précisai-je. Je n’avais pas d’assez bons résultats pour décrocher une bourse. Par chance, un ami de mon père m’a embauchée en tant que réceptionniste. Sinon, j’aurais certainement passé les cinquante prochaines années de ma vie à faire cuire des hamburgers.
Il hocha la tête.
– Merci.
– Y a pas de quoi.
Nous courûmes un moment en silence. Mais évidemment, il ne lâcha pas l’affaire. Quelle surprise !
– Alors dis-moi, Lena, en quoi consiste un premier rendez-vous réussi ? Tu as de l’expérience en la matière. Apprends-moi à courtiser une fille, hmm ?
– Peux pas. Je cours.
Il poussa un petit grognement.
Aucun de nous ne prononça un mot pendant quelques mètres et ce n’était pas plus mal. Discuter avec Jimmy était dangereux pour ma santé. Cet homme devrait vraiment se coller un gros autocollant d’avertissement rouge sur le front. Non, tout bien réfléchi, l’autocollant devrait recouvrir tout son visage. Si vous n’aviez affaire qu’à son corps sexy, vous aviez peut-être une chance de résister. Oh, et sa voix… Sa voix ! Elle avait été créée pour faire chanter les parties intimes des femmes. Non pas que j’avais particulièrement envie de penser au sexe, au chant, à Jimmy ni à aucune variante lascive des trois réunis.
Mais mon esprit semblait clairement prendre parti contre moi.
– Tu sais quoi, je crois que je m’améliore, finis-je par répondre. (Quelle faiblesse, ce besoin de combler les silences.) Je ne suis plus essoufflée aussi vite.
– Tant mieux. Alors, tu vas le revoir ?
– On en est encore là ?
– Oui. Pourquoi lui accordes-tu un deuxième rendez-vous ?
Je poussai un petit grognement.
– Parce qu’il était sympa.
– Tu utilises beaucoup ce mot, en tout cas. Sympa. Il est sympa. Tu as passé une soirée sympa. Je ne crois pas qu’aucune femme ait jamais utilisé ce mot à mon sujet.
J’écartai de ma joue une mèche de cheveux humides.
– Tu peux être sympa quand tu t’en donnes la peine.
– Je n’ai pas envie d’être sympa, Lena, ricana-t-il. Mais le fait que tu utilises ce mot pour décrire Dean me laisse penser que sortir avec lui est à peu près aussi passionnant que d’assister à une réunion d’affaires avec Adrian. Tu devrais peut-être sortir avec quelqu’un d’autre.
– Hé ! Je me suis beaucoup amusée avec Dean. Pour commencer, il ne me harcèle pas avec des questions déplacées comme tu le fais.
– Tu vas baiser avec lui ?
– Jimmy !
– Quoi ? (Il ne prit même pas la peine de dissimuler son petit sourire narquois.) Quel est le problème ?
– Je suis certaine qu’il existe une clause dans le contrat de travail qui interdit d’aborder le sujet du sexe. De plus, tu es très grossier.
– « Le contrat de travail » ? (Une de ses fossettes fit son apparition.) Je pense que nous avons légèrement dépassé ça, tu ne crois pas ?
Il n’avait pas tort.
– Peut-être, oui.
– Si je m’étais préoccupé de ce contrat, j’aurais pu te virer au bout du deuxième jour.
– N’importe quoi.
Il me lança un regard amusé.
– Bon, O.K., peut-être, reconnus-je. Mais ta vie aurait été bien triste.
– Bien sûr, répondit-il, pince-sans-rire. Et s’il t’avait emmenée dans un grand restaurant, tu l’aurais laissé te peloter ?
– Serais-tu en train de sous-entendre que je me prostituerais pour une nappe en lin et un menu entrée-plat-dessert ?
– Je me posais simplement la question. Tu ne serais pas la première.
– Merde ! C’est que tu es sérieux en plus.
Ce type me faisait tourner la tête de bien des façons. Nous venions en effet de mondes différents.
– C’est tellement… incroyablement…
– Quoi ?
– Triste. Simplement triste. Jimmy, il faut que tu vises un peu plus haut. Essaie de sortir avec des nanas qui ne vont pas écarter le compas selon l’importance de ton compte en banque.
– Ça simplifie la vie.
– Ben voyons. Tu sais quoi ? La facilité n’a pas eu l’air de te réussir jusqu’ici. En réalité, d’après ce que j’ai pu constater, elle t’a même pourri la vie.
Il leva de nouveau les yeux au ciel. S’il continuait, il allait finir par se faire mal.
– Un peu de difficulté pourrait te faire beaucoup de bien, Jimmy.
– Perte de temps, répliqua-t-il d’une voix résolue. Si rien ne se passe lors du premier rencard, pourquoi insister ?
– Hmm, ça, je crois que c’est à toi de le découvrir.
Le monde se flouta pendant un instant et je clignai des yeux pour en chasser la sueur.
– Tu ne passes du temps avec une femme que si tu veux coucher avec elle ?
– C’est à peu près ça… sauf avec toi.
Il repoussa ses cheveux en arrière. Je parvins tout juste à ne pas le regarder avec concupiscence. Quelle tristesse de constater combien les plus petites choses me faisaient fondre.
– Et cette fille qui va venir te rendre visite ?
– Eh bien, quoi ?
– C’est uniquement pour le sexe ou tu vas essayer d’entretenir une relation avec elle ?
– Je sais pas. J’y ai pas encore réfléchi.
J’aurais pu dire tellement de choses. Mais aucune d’elles ne semblait appropriée ou impartiale.
– Et si ce n’est que pour le sexe ? demanda-t-il.
– Ça te suffit ?
– J’ai déjà tout ce dont j’ai besoin. Tu as dit que je devrais essayer de sortir davantage. C’est ce que je fais. S’il s’avère que c’est avec une nana avec qui j’ai envie de coucher, quelle importance ? Si j’ai envie de parler, je t’ai, toi, je n’ai pas besoin d’une relation, quoi que tu penses que cela puisse être.
Je me frottai les yeux du dos de la main. Stupide sueur. De toutes les sécrétions humaines à découvrir à son contact, il fallait qu’il m’inflige celle-là.
Il secoua la tête devant ma profonde bêtise.
– Alors, quoi ? Tu écartes les jambes au troisième ou quatrième rendez-vous ? À peu près ?
Je m’arrêtai net, totalement ahurie.
– Je te demande, moi, combien de fois tu te branles, Jimmy ?
– Au moins une fois par jour, ces derniers temps. (Il me délivra cette information comme si ça n’avait aucune importance.) Ma libido avait disparu pendant un moment mais elle est de retour, et plus forte que jamais. Ton idée de rencards tombe à point car si je ne me mets pas très vite quelque chose sous la dent, je vais finir par me casser le poignet.
– Stop !
Je me couvris les oreilles en prenant de profondes inspirations régulières. Je devais chasser de mon esprit obscène et bien trop imaginatif l’image de Jimmy en train de se palucher.
– Nous ne sommes pas le genre d’amis qui parlent de sexe.
– Tu prends le sexe trop au sérieux.
Je renonçai à l’arrêter. C’était peine perdue.
– Ah vraiment ?
– Oui.
Et son sourire, oh mon Dieu son sourire, je n’avais qu’une envie : l’effacer de son visage à l’aide d’une pioche. Je serai douce, n’ayez crainte.
– Et toi, tu ne prends absolument pas les sentiments au sérieux. Pour toi, c’est une blague.
– C’est faux. Mais les deux ne vont pas forcément de paire. C’est là où tu te trompes.
– Oh mon Dieu, Jimmy, c’est tellement cliché. Tu es le queutard et moi la nana sensible. Je ne suis même pas particulièrement sensible, bon sang, mais comparée à toi…
– Comparée à moi, quoi ?
– Tu refoules tellement tes émotions. Tu ne t’autorises pas à ressentir quoi que ce soit jusqu’à ce que tu craques et pètes les plombs.
Il secoua la tête et soupira bruyamment.
– Explique-moi comment tu en es arrivée à cette conclusion ? Parce que tu m’as perdu, là.
– Écoute, tu n’as pas complètement tort. Le sexe peut n’être qu’une activité physique destinée à te faire du bien. Je n’ai aucun problème avec ça.
– Tu viens précisément de me condamner pour ça, rétorqua-t-il en ricanant.
– Non. Je t’ai condamné d’avoir soutenu que ça ne pouvait rien être de plus. Je pense simplement que tu devrais coucher avec des gens que tu apprécies vraiment, pour changer. Ça pourrait même être agréable.
Une épaule se contracta. Je pris ça pour un haussement d’épaules.
– Tu penses que j’aurais dû coucher avec Dean hier soir, alors ? Dès le premier rendez-vous ?
– Je ne dis pas ça. (Il gratta le sol avec l’une de ses baskets, en bête sauvage qu’il était.) Je pense simplement que baiser ou parler de cul ne devrait pas avoir autant d’importance. C’est la nature humaine, tout le monde le fait.
– Sauf nous.
– Ouais, sauf nous. Je devais repartir de zéro, tu comprends ? Tout reconstruire, répondit-il en soupirant. Cela dit, renoncer au sexe n’était rien comparé à la cocaïne. Je me sentais comme Dieu quand j’en prenais, rien ne pouvait m’atteindre. Arrêter n’a pas été facile.
– Je veux bien te croire.
Il me sourit. Fossettes et tout le tremblement. Merde. Non seulement mes genoux chancelèrent mais mes orteils se recroquevillèrent. C’était si renversant, les étoiles et les rayons de lumière ne faisaient pas le poids. Les licornes pouvaient aller se faire foutre.
– Lena, mon petit cœur, dis-moi, par simple curiosité, quand écartes-tu les jambes, toi ?
Je me rapprochai jusqu’à lui faire face. Il eut l’air inquiet : les fossettes disparurent puis son front se plissa. Oh, pour ça, il avait bien raison.
– Jimmy, mon amour, répondis-je d’une voix mielleuse. Je ne baise pas avec un mec tant qu’il n’a pas les couilles de se comporter comme un homme et de me parler de ses sentiments.
Son rire me poursuivit la majeure partie du chemin du retour.
La sonnette retentit juste après 14 heures. En bas, le groupe et son équipe répétaient, après un déjeuner constitué de restes du frigo. J’avais déjà demandé à nos fournisseurs de nous réapprovisionner, et vite. Avec les gars qui jouaient ici à longueur de temps, nos commandes habituelles pouvaient facilement tripler, si ce n’est plus. À lui seul, Mal semblait pouvoir ingurgiter son poids en nourriture à chaque repas. Comment réussissait-il à sautiller partout et à taper sur sa batterie, mystère. J’avais passé la journée à me rendre utile. Lorsqu’ils enregistraient, il me paraissait normal de donner un coup de main et d’aider là où je le pouvais. Si cela signifiait préparer le café et leur rapporter des sodas, alors soit. Aujourd’hui, petit bonus, Dean était venu leur prêter main-forte.
Je grimpai les marches deux par deux. Bonne nouvelle : je n’étais pas essoufflée. Le jogging commençait à porter ses fruits. Hourra !
Juste au cas où ce serait un paparazzi, je détachai ma queue-de-cheval pour dissimuler mon visage. L’écran de caméra de sécurité me montra une femme sculpturale de l’autre côté de la porte. D’immenses lunettes de soleil noires cachaient son visage. Hmm, intéressant.
– Bonjour ?
J’entrouvris légèrement la porte. Puis mon monde s’arrêta.
Liv Anders. Putain. La star de cinéma.
C’était la vieille amie de Jimmy et, manifestement, elle s’était dépêchée de rappliquer à Portland pour rattraper le temps perdu. Mon cœur se remit doucement et douloureusement à battre. Un mètre quatre-vingts de minceur bronzée aux cheveux blonds me regardait du haut de ses lunettes de créateur. Dans ce cas, je serais la brunette courte sur pattes en jean et tee-shirt à manches longues. Magnifique. De grâce, ne prêtez pas attention à ma peau blafarde. Malgré le temps froid et humide, elle portait de jolies sandales à lanières et même sa pédicure était impeccable. Pour ménager ma dignité, cette femme n’aurait-elle pas pu au moins avoir un ongle cassé ou un truc comme ça ? Ce n’était quand même pas trop demander.
C’était ma faute, voilà ce qu’on récoltait à tomber amoureuse d’un dieu du rock. Ses ex-petites amies, ses plans cul, ou quoi que Liv ait été, étaient forcément splendides. Le soin qu’il portait à ses cheveux en était la preuve. Comme s’il allait introduire une partie de son corps dans autre chose que la perfection.
– Bonjour, dis-je d’une toute petite voix.
– Lena ? (D’une main, elle abaissa ses lunettes.) Tu es Lena, n’est-ce pas ? Jimmy m’a parlé de toi, il m’a dit que tu serais là.
Je tressaillis.
Elle me tendit la main.
– Salut.
Je la lui serrai en tremblant. Heureusement, elle sembla mettre cela sur le compte de mon admiration. Laissons la dame penser ce qu’elle voulait.
– Entrez, je vous en prie.
– Merci.
Son sourire vacilla légèrement devant mon étrange comportement. Qu’elle aille se faire voir, je faisais de mon mieux en dépit des circonstances. Des images de Jimmy et elle assaillirent mon esprit. Lui avec ses cheveux bruns, elle avec son bronzage californien, les photographes allaient les adorer.
Pas question de descendre cet escalier et de découvrir l’expression sur son visage lorsqu’il la verrait. Ça me tuerait. Il me souriait si rarement qu’une simple fossette suffisait à mon bonheur. Si Liv Anders était gratifiée d’un sourire total, je me transformerais sur-le-champ en flaque de tristesse.
Donc, à la place, je pointai vaguement mon doigt dans la direction générale du sous-sol.
– Ils sont en bas. À répéter. Ils, euh… ouais. Vous devriez descendre.
Son sourire se changea en plastique, comme plaqué. À croire que ses talents d’actrice n’étaient pas si extraordinaires, finalement.
– D’accord. Ravie d’avoir fait ta connaissance.
– Ouais.
– À plus tard.
Silence.
Elle descendit les marches à pas précautionneux. Je voulais la haïr, ça m’aurait facilité la vie, mais Liv semblait en réalité plutôt sympathique. Si seulement elle avait été une salope hystérique. Ma vive aversion aurait été tellement plus simple et justifiée.
– Salut !
Dean sortit de la cuisine. Il était arrivé ce matin avec Taylor et avait été occupé toute la journée au studio aussi avions-nous à peine eu l’occasion de nous dire bonjour.
– Je me disais qu’on pouvait peut-être faire quelque chose ce soir ?
– Bonne idée.
J’esquissai un sourire. Le gentil Dean. Sa vision ne réussit cependant pas à apaiser mon cœur – organe totalement énigmatique. Je devrais exiger une transplantation.
– Avec plaisir, ajoutai-je.
– Super. J’ai cru que je n’arriverais pas à avoir un moment seul avec toi.
– C’est vrai ?
– Ouais, on n’a pas arrêté en bas. (Il se rapprocha.) J’aime bien tes cheveux coiffés comme ça.
– Merci.
La gratitude filtra de tous mes pores, c’était vraiment pathétique. Ses doigts glissèrent sur mon bras jusqu’à ce que nos mains se joignent. Mes muscles se dénouèrent. Je n’étais pas seule. Ma vie n’était pas finie avec l’arrivée de Liv Anders. J’allais m’en sortir.
Enfin une bonne nouvelle.
J’avais toujours adoré le contact des mains. Le sexe était important mais ce n’était pas tout et je n’étais pas encore prête à sauter le pas avec Dean. Lui tenir la main me convenait très bien. Ça menait à d’autres baisers, un peu de pelotage peut-être, quelques caresses suivies de frotti-frotta aux bons endroits. On devrait profiter du chemin qui mène à l’acte sexuel, prendre son temps. Apprécier pleinement les débuts d’une relation car ils ne se produisaient qu’une seule fois.
Et Dean était sympa.
Jimmy pouvait bien penser ce qu’il voulait de ce mot. Ça voulait bien dire ce que ça voulait dire. Il avait sa place dans le vocabulaire d’un début de relation, et j’avais envie de tomber amoureuse de Dean. C’était agréable, indolore et vraisemblable. Trois choses que j’avais commencé à apprécier de plus en plus. L’époque où je jetais mon cœur et mon âme aux pieds de Jimmy Ferris était révolue.
Lorsque j’avais des sentiments pour lui, je ressentais une bouffée de culpabilité à sortir avec Dean. Mais si je ne voulais pas ressentir ces sentiments, si j’étais prête à travailler pour les dominer…
– À quoi tu penses ?
– Des trucs de boulot. (Ce n’était pas totalement faux.) Je ferais mieux de m’y remettre.
– Moi aussi, dit-il en me lançant son petit sourire en coin.
C’est ainsi que nous nous retrouvâmes à descendre main dans la main l’escalier menant au studio d’enregistrement. Juste au moment où la petite troupe en ressortait.
Le regard de Jimmy se posa sur nos mains jointes et son visage se durcit. Ce n’était peut-être que moi mais j’eus la nette impression que dans la pièce la température grimpa de plusieurs degrés.
– Si elle est là, c’est qu’elle bosse, Dean, déclara-t-il d’une voix atone et hostile.
Mais qu’est-ce qui lui prenait ?
– O.K.(Dean lâcha ma main comme si elle avait été empoisonnée.) Désolé, Jim.
– En fait, j’étais en pause, rétorquai-je malgré le fait que je n’avais jamais vraiment eu de pause proprement dite depuis que j’avais commencé à travailler pour lui.
Il m’en devait probablement quelques-unes, depuis le temps.
Un muscle tressauta dans sa mâchoire.
– Lena, je t’ai demandé d’aller me chercher les infos sur l’interview de la semaine prochaine.
– Elles t’attendent dans le bureau.
– Je ne suis pas dans le bureau, Lena. Je suis là.
– Je vois ça. Accorde-moi un instant, je vais te les chercher.
– Si ce n’est pas trop te demander.
– Pas du tout, Jimmy. À ton service.
Sa mâchoire se crispa.
– Et si tu pouvais dorénavant éviter de batifoler avec ton petit ami pendant les heures de travail, j’apprécierais beaucoup.
« Batifoler » ? Putain. Il y avait tant de choses que j’aurais pu répondre mais toutes risquaient de placer Dean en première ligne.
– J’en prends note.
– Parfait.
– Génial.
Il me lança un regard noir.
Par conséquent, j’eus le dernier mot ; j’avais gagné. Prends ça, espèce de connard arrogant et tyrannique. Je ne savais pas s’il était jaloux ou je ne sais quoi mais peut-être que, cette fois, il allait craquer et me virer. Il semblait en tout cas assez furieux pour ça, ses yeux lançaient des éclairs. Une partie de moi l’espérait presque. Mon cœur battait la chamade. Fais-le, fais-le, fais-le.
– Ça suffit, dit-il d’un ton sec.
– Je n’ai rien dit.
– Pas besoin.
Il n’avait pas tort. Par moments, nous étions transparents l’un pour l’autre.
Pendant notre joute verbale, tout le monde s’était figé pour mieux profiter du spectacle. Liv, la star de cinéma, semblait mal à l’aise. Elle jetait des regards à droite, à gauche, totalement confuse.
Puis Mal gémit d’une voix forte :
– Je déteste quand maman et papa se disputent !
Le batteur complètement zinzin remonta l’escalier d’un pas lourd avant de faire une sortie dramatique. Si Dean et moi ne nous étions pas plaqués contre le mur, il nous aurait renversés. David étouffa un rire, Ben eut au moins la délicatesse de se tourner avant d’éclater de rire et, derrière nous, Taylor et Pam restèrent silencieux. Liv glissa sa main sous le bras de Jimmy et ses doigts s’enroulèrent autour de son biceps musclé.
– Jimmy ?
Il eut une espèce de sursaut et la colère quitta son visage.
– Liv, ça te dirait d’aller faire un tour ?
Je compris pourquoi cette femme avait gagné des millions : son sourire illumina la pièce. Heureusement pour moi et ma sensibilité, Jimmy sembla moins réceptif.
– Je peux te dire un mot avant ? lui demandai-je.
Nous devions tirer cette histoire au clair. De plus, je ne supportais pas l’idée de le voir partir avec elle ou de ce qui pourrait se passer entre eux par la suite. Je n’étais pas prête. Encore peut-être une minute ou deux et ça irait, si nous pouvions simplement régler ça.
– Pas maintenant.
– Mais…
– Pas maintenant, j’ai dit.
Sa voix cinglante sembla me fouetter. Les gloussements s’arrêtèrent net.
– Jim, fit David d’un air grave.
– Reste en dehors de ça, Dave.
Jimmy tendit la main à Liv qui la prit. Apparemment, le sujet était clos.
– On décolle, dit Ben en me lançant des regards inquiets.
Je lui souris d’un air résolu.
– À plus tard, les gars.
Mon Dieu, tout le monde était-il au courant de mon grand amour à sens unique ?
Ils s’attendaient peut-être que je fonde en larmes. Et puis quoi encore ? Il me faudrait plus que quelques mots durs de Jimmy Ferris pour en arriver là. Dean se tenait à présent loin de moi, sans doute inquiet pour son boulot, ce qui était parfaitement compréhensible. Nous n’étions sortis ensemble qu’une seule fois, pas suffisant pour foutre sa carrière en l’air. Lorsque David passa devant moi, il m’attrapa la main et la serra. Je ne sais pas comment réagit Jimmy car je suivis son frère à l’étage sans me retourner. Cela ne voulait pas dire pour autant que je n’allais pas lui faire regretter ses insultes plus tard.
Derrière moi, Liv chuchota quelque chose et Jimmy lui répondit à voix basse. Je ne voulais pas savoir quoi.
Je l’avais bien cherché : c’était moi qui avais dit à Jimmy de sortir, je l’y avais même poussé. Mais il m’avait également forcée à le faire avant de m’engueuler pour avoir osé tenir la main de quelqu’un. La rage bouillonnait en moi, un vrai brasier. Plus besoin d’aller lui chercher quoi que ce soit, Jimmy était sur le point de sortir. Il ne s’intéressait pas réellement aux informations concernant l’interview. Au lieu d’accomplir mon devoir, je propulsai mes jolies petites fesses à l’étage. Sans courir, car cela aurait laissé entendre que j’étais une espèce de lâche qui prenait la fuite. Je ne claquai pas non plus la porte de ma chambre mais la verrouillai calmement.
Tout allait bien.
Et Jimmy Ferris pouvait aller se faire foutre.