Le cliquetis de la poignée de porte de ma chambre me tira du sommeil juste après 17 heures. Voilà trois heures que je m’y étais retranchée. N’importe qui aurait fini par s’endormir, épuisé d’avoir trop pleuré, mais j’avais fait une sieste après avoir vaguement versé quelques larmes.
Passons.
J’en avais assez de laisser Jimmy Ferris me mettre dans tous mes états. Il était temps de commencer à me comporter en adulte et à laisser toutes ces bêtises derrière moi.
– Lena.
On essaya encore de tourner la poignée.
Je relevai ma tête fatiguée de l’oreiller en frottant mes yeux rougis.
Des coups sourds.
– Ouvre la porte.
– Tu es venu pour t’excuser ?
– Et pourquoi je devrais m’excuser, putain ?
Je m’assis lentement.
– Oh, je ne sais pas. Peut-être d’avoir été un hypocrite, de m’avoir hurlé dessus et humiliée en public, pour commencer ?
Silence.
– Ne sois pas ridicule, ouvre la porte.
– Non.
– Ouvre cette porte.
– On peut en discuter demain, Jimmy. Bonne nuit.
Bon, j’irai me coucher sans dîner. Pour une fois, ça ne dérangeait pas mon estomac et mon cœur était trop en miettes pour s’en préoccuper.
À ce moment là, Jimmy explosa :
– Putain, c’est chez moi et tu bosses pour moi. Tu n’as pas le droit de batifoler avec lui pendant ton temps de travail. Quel manque de respect ! C’est n’importe quoi. Vous dépassez les bornes tous les deux. Je te paie, tu es mon assistante, et il a le culot de tenter quelque chose avec toi derrière mon dos, et chez moi qui plus est. Il n’a aucun droit de te toucher. Je ne veux plus que ça se reproduise, il doit rester loin de toi. Ce minus n’a même pas pris ta défense, Lena. Tu as remarqué ? Je ne sais pas ce que tu lui trouves à ce petit con.
Je regardai la porte bouche bée. De toute évidence, il avait totalement pété les plombs. Ce qu’il racontait n’avait aucun sens mais il continuait. Apparemment, il avait complètement oublié que c’était lui qui m’avait arrangé le coup avec Dean. Incroyable. Faites qu’il se taise, il en allait de ma santé mentale. Je croisai les jambes et m’adossai à la tête de lit, attendant qu’il s’en aille.
Le silence était assourdissant des deux côtés de la porte. Je me concentrai pour entendre quelque chose, n’importe quoi.
Puis les coups reprirent de plus belle.
Boum !
Le premier fit sursauter tout mon corps. Le second également. La porte de ma chambre se fracassa et Jimmy déboula, semblant avoir doublé de taille, ridiculisant la plupart des montagnes. Ses yeux lançaient des éclairs d’indignation, son visage était rouge de fureur. J’aurais peut-être dû avoir peur mais j’étais bien trop occupée à être énervée.
– Viens-tu réellement de casser ma porte ? hurlai-je. As-tu totalement perdu la tête ?
– C’est ma porte. (Il se dirigea vers le lit, avant de s’arrêter brusquement.) Tu as pleuré ?
– Nan. Je vais bien. Merci de t’en préoccuper. Ma porte, en revanche, pas tellement !
J’étais convaincue que mes yeux rougis et ma peau marbrée racontaient une autre histoire. Mais qu’il aille se faire voir. Telle était la beauté des vilains pleurs : leur trace persistait des heures, malgré le sommeil réparateur. Je devais probablement ressembler à un animal écrasé sur la route, renversé par le semi-remorque qu’était Jimmy Ferris, la légende du rock.
Il s’assit au bord de mon lit. Ses larges épaules semblaient s’être abaissées d’au moins quinze centimètres.
– Tu mens, tu as pleuré. Je ne te crois pas.
Comme si c’était un crime et que c’était moi qui aurais dû m’excuser.
– Mes yeux ont le droit de faire ce que bon leur chante, Jimmy. Il n’y a rien dans le contrat de travail à ce sujet.
La pauvre porte était irréparable, il l’avait totalement détruite à coups de pied. Complètement fou. Comment cette journée avait-elle pu prendre une tournure si dramatique, je n’en avais aucune idée.
– Lena, m’ordonna-t-il doucement. Regarde-moi.
Je soupirai.
– Quoi ? Qu’est-ce que tu veux que je te dise, Jimmy ?
Il se détourna en pinçant les lèvres.
Quel gâchis… J’attrapai un oreiller et le serrai contre ma poitrine.
Il n’y avait aucun signe révélateur d’une éventuelle partie de jambes en l’air avec Liv Anders : pas de morsures dans le cou ou que sais-je encore. Une légère migraine due aux larmes menaçait derrière mes yeux irrités. Nous avions débuté la journée en riant et en nous taquinant. Quelle tristesse qu’elle se soit terminée ainsi…
Jimmy rampa sur le lit et s’assit à côté de moi, son dos contre la tête de lit. Avec pour seul bruit le cliquetis du chauffage.
Nous étions assis côte à côte, en silence.
Je l’étudiai du coin de l’œil, les mains s’agitant sur ses genoux, tirant sur des petits fils de son jean noir avant de les aplanir.
Une fois son lissage terminé, il croisa les bras sur son torse. Mais ses doigts continuèrent de se courber et de se recourber.
– Tu m’as fait du mal, déclarai-je, car il fallait bien que l’un de nous prenne son courage à deux mains et se lance.
Son menton tressaillit.
– Ne me fais pas ton petit mouvement de menton, dis quelque chose.
J’attendis quelques instants. Ma patience ne fut pas récompensée.
– Pourquoi as-tu défoncé ma porte ?
Il se tourna vers moi, l’air au supplice.
– Jimmy ?
– Je n’ai pas supporté que tu ne me laisses pas entrer. (Les mots semblaient lui être arrachés à son corps défendant.) Tu aurais dû me répondre. Tu n’aurais pas dû… tu n’aurais pas dû faire ça.
– Et pourquoi pas ?
– Qu’est-ce que ça veut dire, ça ? demanda-t-il en plissant les yeux.
– Pourquoi devrais-je ouvrir ma porte alors que tu me hurles dessus ? Alors que tu te comportes comme un connard fini et que tu me fais de la peine ? Réfléchis deux secondes. Mets-toi à ma place et réponds-moi : pourquoi devrais-je te laisser entrer ?
Il poussa un petit grognement.
– Et ne me donne pas du « je-suis-ton-patron », « c’est-chez-moi », « je-te-paie ». Oui, c’est vrai mais ça n’a aucune importance étant donné les circonstances. Nous avons dépassé ça.
– Mais…
– Non.
Ses narines se dilatèrent et ses yeux brillèrent.
– Tu n’aurais pas dû m’empêcher d’entrer.
Je le regardai en silence.
– Il fallait… (Il agita une main devant lui tandis qu’il cherchait ses mots.) Il fallait que je te parle, face à face, d’accord ?
Pour lui, c’était tout. Rien à ajouter.
Les mots me brûlaient les lèvres. Il me fallut un moment pour m’éclaircir les idées et former une phrase cohérente.
– Tu avais tellement besoin de me parler que tu as défoncé ma porte ?
Pas de réponse.
– Jimmy, ça te paraît une amitié normale ?
– Je sais. J’ai déconné, répondit-il d’une voix rauque.
– Qu’est-ce que tu as fait ?
La peur m’envahit. Hormis sa pâleur, il avait l’air d’aller bien, ses pupilles semblaient normales. Mon Dieu, faites qu’il n’ait rien pris.
– Toi.
– Moi ?
– Toi. Aujourd’hui. J’ai déconné. Je suis désolé, Lena, je… je suis désolé. C’est sorti comme ça. (Il grimaça.) Pardon.
– Pour être honnête, Jimmy, pour l’instant, les mots ne suffisent pas.
– Que dois-je faire, alors ? Dis-moi. Je ne sais pas comment faire ces trucs. Avoir les bonnes réactions.
– Que veux-tu dire par « faire » ?
– Je voulais arranger les choses et je n’ai fait que les empirer. (Le regard inquiet, il serra les dents.) Dans le groupe, il y a toujours eu la musique pour calmer le jeu quand ça dérapait. Quand on compose un bon morceau, le reste suit naturellement. Mais avec toi, ce n’est pas pareil. Je ne sais pas quoi faire dans ces cas-là.
– Dans ces cas-là, tu me parles, Jimmy. Tu ne te mets pas à hurler et à balancer des atrocités. Tu viens me voir et tu m’en parles. C’est aussi simple que ça.
Pas de réponse.
– Pourquoi as-tu pété les plombs quand tu m’as vue main dans la main avec Dean ?
– Je ne sais pas. (Il poussa un long grognement et recula en me regardant dans les yeux.) Dis-moi quoi faire pour me faire pardonner. De quoi as-tu envie ? Je t’achèterai tout ce que tu veux.
– Je ne veux pas que tu m’achètes quoi que ce soit.
– Qu’est-ce que je peux faire alors ?
– Rien, répondis-je, car lui demander de se mettre nu était probablement hors de question, tout comme le supplier de ne plus jamais revoir Liv Anders.
– Tu peux réparer ma porte. Ça serait sympa.
– Évidemment que je vais la réparer mais ça ne suffit pas.
Il paraissait si catégorique, les yeux étincelant de ferveur à l’idée de se racheter. Seulement, je ne pouvais pas avoir ce que je désirais vraiment. Nous avions déjà fait le tour de la question.
– O.K. Allons faire un tour avec la Plymouth jusqu’à mon glacier préféré.
– Pas de problème, répondit-il en haussant les épaules.
– Mais… (Je plantai mon doigt vengeur devant son visage.) C’est moi qui conduis. (Il ouvrit la bouche.) Non négociable. Tu m’as demandé comment te faire pardonner, alors voilà. Je conduis la Plymouth et tu t’installes à la place du mort. Aucun commentaire sur ma conduite. Et fais comme si tu passais un bon moment.
Il me lança un regard dédaigneux.
– D’accord. Mais juste pour aller chercher une glace.
– Absolument, Jimmy.
– Tu te crois maligne, pas vrai ?
Je souris et me blottis contre lui, l’utilisant pour me protéger du vent. Son grand corps musclé devait bien servir à quelque chose. Il faisait si froid que je claquais des dents.
– Qui ? Moi ?
Il haussa un sourcil et lécha son cornet gaufré à la pistache. Non, je n’avais pas regardé sa langue. Mon regard s’était simplement dirigé dans cette direction, c’est tout. Ce n’était pas ma faute.
– L’air salé de l’océan n’est-il pas vivifiant, Jimmy ?
– Ta glace est en train de fondre.
– Oh. (Je m’occupais du délice triple caramel avant qu’il ne dégouline sur mes doigts.) Mmm, miam. C’est la meilleure glace du monde. Je ne t’avais pas dit qu’ils faisaient les meilleures glaces du monde ?
– Oh si. Très très souvent pendant l’heure et demie de voiture.
– Eh ! J’aurais très bien pu nous emmener jusqu’à Seattle. (Je resserrai mon manteau autour de moi.) Tu t’en es bien sorti sur ce coup-là.
– Si tu le dis.
– Tu t’amuses bien, non ? (Il me lança un regard courroucé.) Reconnais-le.
L’ombre d’un sourire passa sur ses lèvres.
– Tu ne veux pas qu’on s’assoie dans la voiture ? Je suis morte de froid.
– Non. Pas question que ta glace dégouline dans ma bagnole, Lena. Une voiture de collection avec des sièges en cuir, un peu de respect.
– Je n’arrive pas à croire que tu t’inquiètes plus pour elle que pour mon confort. (Mon portable vibra dans ma poche.) Trois appels manqués.
Jimmy se pencha, envahissant mon espace. Et dire que ça me plaisait tant…
– Tu avais prévu quelque chose avec Dean ce soir ?
– J’ai complètement oublié. (J’écoutai le message vocal avant de lire mes textos.) Merde.
– Il avait l’air un peu énervé dans le dernier.
– Dixit le type qui a défoncé la porte de ma chambre.
J’envoyai un texto à Dean pour m’excuser.
– Il ne va pas être content. Tu n’avais pas l’air très désolée.
– Oui bah tu as comme qui dirait quelque peu compliqué la situation avec ton histoire de batifolage. Et peut-être Dean a-t-il compris que j’étais contrariée après la scène de tout à l’heure.
Il scruta l’étendue sombre de l’océan. Les vagues se brisaient sur le rivage.
– J’ai dit que j’étais désolé.
– Ça ne résout pas tout, Jimmy. Les actions ont des conséquences, tu devrais le savoir mieux que personne.
Un silence.
– Tu ne m’as pas posé de questions sur Liv.
Tout mon corps se tendit. Je m’étais donné tellement de mal pour ne pas penser à elle. Interroger Jimmy à son sujet m’apparaissait totalement suicidaire.
– J’aurais dû ? Je me suis simplement dit que ce n’étaient pas mes oignons.
– Je l’ai ramenée à son hôtel et nous avons discuté. J’ai appelé pour savoir comment tu allais.
Il s’approcha de la poubelle et y jeta son cornet de glace. Dans sa veste en laine noire, son large dos me cachait la vue.
– Ah bon ? demandai-je, surprise.
– Ouais. Tu n’as pas répondu.
– Non, je dormais.
Il se retourna, le vent ramena ses cheveux dans son visage. Il les repoussa d’une main.
– J’ai eu peur que tu ne sois plus là. Que tu sois partie comme tu le voulais.
– Je ne serais pas partie sans t’en parler avant.
– Je n’en étais pas sûr. (Il évitait mon regard.) Après la façon dont je t’ai traitée, je me suis dit que tu avais peut-être mis les voiles.
– C’est pour ça que tu étais si perturbé ?
Il se mordit l’intérieur des joues et hocha la tête. Soudain, ma glace perdit sa saveur. Je la jetai également puis léchai mes doigts poisseux. Jimmy m’observait d’un air impassible. Cette conversation était un terrain miné. Je n’avais plus qu’à dire la vérité, c’était la meilleure solution pour nous deux.
– J’étais jalouse, reconnus-je. C’est pour ça que je voulais te parler, pour te demander de ne pas partir avec elle. Je n’étais pas encore tout à fait prête.
– Ouais, je sais.
Je hochai la tête, mis les mains dans mes poches et attendis. Mais rien.
Je retins de justesse un gémissement.
– Jimmy, c’est maintenant ton tour de reconnaître que tu as été jaloux quand tu m’as vue main dans la main avec Dean. Les relations, c’est du donnant-donnant, tu sais ?
Il renifla. Ricana. Puis il tourna sur lui-même, la bouche tordue comme s’il mangeait quelque chose d’infect. Je m’attendais presque qu’il prenne ses jambes à son cou étant donné son habitude des conduites d’évitement.
– Quand tu veux, hein.
– Je…
– Oui ?
Il grimaça.
– Je crois que je n’avais pas vraiment réfléchi à ce qui se passerait si tu appréciais l’un deux.
– Même si c’était le but de ces rencards ? Que j’en aime un plus que toi.
Haussement d’épaules.
– Ça y est, tu t’en es remis ?
– Ouais. (Il gloussa.) Tout va bien. Ça ne se reproduira plus.
Impossible de le forcer à reconnaître qu’il tenait plus à moi qu’il ne le voudrait. Impossible de le forcer à quoi que ce soit, d’ailleurs.
– Bon, je vais retenter le coup, alors. J’ai aimé sortir avec Dean et j’ai hâte de le revoir.
– O.K. Très bien.
– À une condition.
Il me lança un regard méfiant.
– Quoi ?
– Que tu rencontres Tom.
Son menton royal atteignit des sommets inattendus.
– Ton remplaçant ? Non. Putain, non. On en a déjà parlé, tu dois faire des efforts, Lena.
– Ça a toujours été censé être un boulot temporaire. Étant donné la fréquence de nos engueulades, je pense qu’il serait judicieux d’avoir un plan B au cas où je ne pourrais pas continuer.
Je redressai mes épaules, la tête haute.
– Je crois que ça ne va pas être possible.
– Jimmy…
– Si tu pouvais simplement essayer, Lena.
– Jimmy, ce n’est pas une question. C’est un ordre. Tu vas parler à cet homme.
La surprise dans ses yeux… ça aurait bien mérité une photo. Sa mâchoire tressauta, son visage se crispa.
– Putain, d’accord.
J’agitai ses clés de voiture sous son nez, le clair de lune se réfléchissant dessus.
– Tu veux nous reconduire à la maison ?
Il me les arracha des mains. Quelque chose me disait que le trajet allait être long et pénible.