Chapitre 18

Panne d’oreiller. À mon réveil, la maison résonnait déjà de cris et de rires.

Une nouvelle journée chargée dans le monde des Stage Dive.

En toute sincérité, je ne savais pas du tout ce que l’avenir me réservait. Puisque Jimmy avait fait fuir Tom, j’allais devoir lui trouver un autre assistant. Le temps me dirait si j’aurais toujours la chance de suivre un apprentissage aux côtés de Pam. Peut-être m’inscrirais-je à la fac pour m’initier à la photographie d’une manière ou d’une autre. Je venais enfin de trouver ce que je voulais faire de ma vie. Quelque chose qui me passionnait. Le seul côté positif – très positif, même – de cette situation tordue.

– Salut, lançai-je en pénétrant dans la cuisine, les cheveux encore mouillés de la douche que je venais de prendre.

Autour de la table, les gars sirotaient café et boissons énergisantes. Debout sur une chaise, Mal répétait ses vœux, fin prêt pour Vegas. Les autres le raillaient et lui jetaient des boulettes de papier. Seul dans un coin, Dean esquissa un sourire dans ma direction. Même Taylor et Pam étaient là, debout, enlacés. Preuve que l’amour éternel et le bonheur conjugal existaient.

La prochaine fois, je m’assurerais de tomber amoureuse de quelqu’un qui me désirait autant que je le désirais. La prochaine fois.

– Lena est d’accord avec moi. N’est-ce pas, Lena ? m’interpella Mal comme j’entrais dans la pièce.

– Bien sûr.

– Tu n’imagines même ce que tu viens d’accepter, m’informa Ben en me souriant derrière sa tasse de café.

– Oh la ferme, Ben, lança le batteur fou. Un mariage à Vegas sans danseuses burlesques, c’est pas un mariage, Lena le sait. Elle relève un peu le niveau.

– Anne va être furax, dit Ben.

Je secouai la tête et passai mon chemin. Hors de question de me laisser happer dans cette conversation.

Du coin de l’œil, j’aperçus Jimmy, vêtu de noir comme d’habitude, appuyé contre le comptoir. Si je ne le regardais pas directement, peut-être pourrais-je m’en sortir sans trop de dégâts. Mais avant tout : du café. Je me dirigeai vers la cafetière et remplis une tasse à ras bord. Ni sucre ni lait, j’avais besoin de m’injecter la caféine directement dans le sang avant que quelqu’un ne finisse blessé.

– Dave, enlève tes foutues bottes de la table ! rouspéta Jimmy.

– T’es un amour, ce matin, Jim, dit David. Qu’est-ce qui te met de si bonne humeur ?

Pas de réponse.

Je pris une gorgée de café et me brûlai la langue. Aucune importance, j’en avais vu d’autres.

– Lena, j’ai besoin des infos sur l’interview et la première partie de la tournée. Maintenant. (Jimmy balança violemment sa tasse dans l’évier. À ma grande surprise, celle-ci resta intacte.) Essaie de te lever à l’heure la prochaine fois, O.K. ?

Ma tasse à la main, je me retournai lentement dans sa direction.

Il me fixa droit dans les yeux.

– Faut arrêter de déconner, maintenant. Compris, Lena ?

Ma tasse se mit à trembler. Son message était clair comme de l’eau de roche. Voilà, je ne pouvais pas dire que je ne m’y attendais pas. En fait, cela me soulagea presque. Enfin, il aurait quand même pu attendre que sa semence ne soit plus en moi, ça aurait été la moindre des choses…

– D’accord, acquiesçai-je d’une voix morne qui ne me ressemblait pas.

Des cernes cerclaient son regard froid et pâle, ses traits me semblèrent plus durs qu’à l’accoutumée. Si je n’avais que peu dormi, Jimmy, lui, semblait ne pas avoir fermé l’œil de la nuit. Toutes les lignes de son visage semblaient tendues, comme sur le point de craquer.

Les conversations autour de la table cessèrent. Même Mal redescendit de sa chaise.

– Il faut que tu trouves quelqu’un d’autre pour t’accompagner au mariage de ta sœur. Moi, je vais voir Liv à Los Angeles. (Il agrippa le comptoir derrière lui, les muscles de ses bras étaient bandés.) Je n’aurai pas une seconde à moi.

Je hochai la tête. Je sentais les larmes affluer, le barrage lacrymal n’allait pas tarder à se rompre.

– Et quand tu rentreras, tu pourras commencer à te chercher un autre appart.

J’en eus le souffle coupé, mon estomac se tordit. Comme si j’avais reçu un coup de pied et qu’une ou deux côtes étaient cassées. Une douleur si forte, à l’intérieur et à l’extérieur. Je ne pouvais m’en prendre qu’à moi, depuis le début il était écrit que ça se finirait de cette manière. On ne cessait pas si facilement d’aimer un homme comme Jimmy Ferris.

– J’ai pas besoin de t’avoir dans mes pattes tout le temps, reprit-il. Tu bosses de 9 heures à 17 heures jusqu’à ce qu’on parte en tournée, et après tu fais ce qu’on te demande. Compris ?

David se leva lentement.

– Jim…

– Te mêle pas de ça. C’est entre elle et moi.

Il me fit de nouveau face, les lèvres pincées d’hostilité manifeste.

– C’est compris, Lena ?

Ben jura en silence.

– C’est compris. Autre chose, monsieur Ferris ? demandai-je en posant ma tasse de café.

Sa voix trancha l’air comme un sabre :

– Essaie pas de m’amadouer. Entre nous, c’est purement professionnel. Je me fous de savoir ce que tu penses et j’ai encore moins besoin de tes putains de conseils.

Ma gorge se dessécha.

– À partir de maintenant, tu fais ton boulot et rien de plus.

– Jimmy !

David tapa du plat de la main sur la table. Table sur laquelle Jimmy et moi avions fait l’amour. Ou baisé. Peu importe.

– Arrête ça, ordonna-t-il l’air furieux. Ne lui parle pas comme ça.

– Ça ne te regarde pas, Dave. Ce qui se passe entre elle et moi ne t’a jamais regardé.

Je restai plantée là, engourdie, mais je savais ce que je devais faire.

– Vire-moi.

– Quoi ?

Tous les regards étaient braqués sur moi mais je n’avais d’yeux que pour lui. Il voulait un public, il allait l’avoir. Je n’allais certainement pas m’enfoncer encore plus là-dedans. Les gens pouvaient bien penser ce qu’ils voulaient, je n’y pouvais rien, il avait raison à ce sujet. On était en chute libre à partir du moment où je lui avais avoué que je l’aimais. Il était temps d’atterrir.

– Vire-moi, répétai-je.

Les narines de Jimmy se dilatèrent.

– Ça devait finir comme ça de toute façon.

Ses yeux étincelèrent de rage.

– Continue.

– Ce n’est pas ça que tu veux, dit-il, le visage pour la première fois parcouru d’un léger doute.

– Je ne peux pas avoir ce que je veux, Jimmy. Je ne l’ai jamais pu. Tout ce que tu as à faire, c’est de me virer, et je m’en irai. Tu n’auras plus besoin d’y penser. Ce sera comme si ce n’était jamais arrivé. C’est ce que toi tu veux, je me trompe ?

Quiconque a dit que l’amour et la haine étaient une seule et même chose savait de quoi il parlait. Parce que le regard que me lança Jimmy aurait pu réduire n’importe qui d’autre en cendres. Hier soir, il m’avait aimée, moi, ou au moins mon corps. Et à présent, s’il le pouvait, il m’anéantirait.

– Je m’en vais, et tout redevient simple comme avant, poursuivis-je. Tu pourras recommencer à te reclure de tous. Je ne serai pas là pour t’en empêcher.

– La ferme.

– Vire-moi, Jimmy. (Mon sourire devait avoir l’air amer.) Renvoie-moi.

Quelqu’un dit quelque chose, mais je n’entendis rien. Il n’y avait que lui et moi.

– Tu le veux, et tu le sais, assénai-je encore. Ta vie serait tellement plus simple sans moi.

– Tu vas la fermer, Lena ?

– Continue, le pressai-je, en me penchant en avant. Il n’y a que le présent qui compte, hein ? Alors vas-y.

Un muscle tressaillit dans sa mâchoire.

– VAS-Y.

Son menton tressauta.

Et voilà.

Tout l’oxygène quitta mon corps et je fermai les yeux. Les larmes s’échappèrent malgré tout, les garces… C’était parti pour le psychodrame.

– Tu avais promis que tu ne ferais pas de rechute si je partais. Tu as intérêt à tenir ta parole.

Ma voix tremblait, les mots avaient du mal à sortir.

– Minute, dit Mal en se précipitant vers nous. Jim, enfin, mec. C’est Lena. Tu peux pas la virer !

– Lena, attends, fit David en me tendant la main.

– Ça va, le rassurai-je en essuyant mes larmes.

Je me forçai un passage à travers les membres du groupe.

Je ne voulais pas croiser leur regard, mais bien sûr, mes yeux ne m’obéirent pas et englobèrent la scène, moche et pathétique, dans son ensemble. Un tas de visages choqués et un regard vaguement gêné de la part de Dean. Mais de toute façon, quelle importance, je ne les reverrais plus jamais. Cet épisode de ma vie était terminé.

Une dispute éclata derrière moi, des voix me parvinrent, furieuses et consternées. Je ne ralentis pas, ne me retournai pas.

Je pourrais en dire beaucoup sur la nature de l’amour. Mais personne ne saurait ce que j’ai exactement voulu dire à Jimmy, tout comme ce que je n’ai pas voulu lui dire. L’amour est l’un des grands mystères de la vie. J’imagine que tout dépend de la façon dont on le voit. En ce moment même, je ne voyais que la longue route solitaire qui me ramènerait chez moi. Chez mes parents. Le foyer que j’avais partagé avec lui n’existait plus.

Les larmes coulaient plus vite et je n’essayais même plus de les endiguer.

Il est des choses qui sont faites pour être vécues à fond. Il faut s’en remettre, faire son deuil, etc.

J’aimais me dire que j’aillais lui manquer, mais à la vérité tout irait bien pour lui après mon départ. Quelqu’un d’autre viendrait prendre ma place, répondre à ses mails et l’aider au quotidien. Et si ça se trouve, cette personne ferait du meilleur boulot que moi.

Fin.

 

Un gigantesque nœud de satin décorait la porte d’entrée. On ne voyait que lui. Bon sang, encore Alyce et ses idées de m’as-tu-vu… En mon absence, ce mariage avait clairement pris des proportions colossales. Peut-être aurais-je dû m’enterrer dans une chambre d’hôtel jusqu’à ce que tout soit terminé.

Non. Je n’étais pas du genre à me défiler.

J’avais les épaules bien plus solides que ça.

Après tout, cette semaine, on m’avait brisé le cœur et j’avais pris une décision qui avait changé ma vie. À côté de ça, survivre au mariage de ma sœur et de mon ex, c’était du pipi de chat. Des cris aigus à vous crever les tympans me parvinrent de l’intérieur. C’était la veille de ses noces : j’imaginai qu’elle avait invité ses trois demoiselles d’honneur – les trois restantes – à la maison. Soudain, un morceau de Britney Spears retentit fièrement à plein volume.

Ouais, non, bon, j’en étais incapable.

Jamais de la vie.

Las, mon corps et mon esprit venaient de traverser la moitié du pays. J’avais laissé plein d’affaires dans des cartons avec un message demandant à Ev de me les envoyer. Tout ce qui importait, c’était de me casser de chez lui en un seul morceau.

Bien que je lui aie répété que je pouvais prendre un taxi, Pam m’avait accompagnée à l’aéroport. Une crème, cette femme. Quel dommage de ne pas avoir pu devenir son apprentie. Le reste de la troupe était fort heureusement resté en bas. Je n’aurais pas supporté de me retrouver face à l’un d’entre eux après ma rupture mélodramatique avec Jimmy. Le Nikon à dix mille dollars était resté là-bas, sur ce qui avait été ma table de chevet.

Jimmy pourrait en faire ce qu’il veut. Je n’allais certainement pas l’emporter.

Dans l’immédiat, mon existence consistait à effacer de ma mémoire la moindre trace de lui. J’oublierais sa voix et son odeur lorsqu’il était couvert de sueur. Je ne repenserais plus jamais à nos mille et une discussions idiotes, ni à nos disputes. Brisé, mon cœur avait été scotché et recollé à la perfection. Toutes ces choses-là étaient envolées.

Elles devaient l’être afin que je puisse me tourner vers l’avenir et remiser Jimmy dans le passé.

Néanmoins, il m’était parfaitement impossible d’assister à la nouba qui avait lieu en ce moment même dans la maison de mon enfance. Britney Spears. Pitié. Je fis demi-tour et m’apprêtai à tirer ma valise deux rues plus loin puisque mon taxi était déjà reparti. Pour autant que je sache, Toni travaillait toujours au Bed & Breakfast. Un billet de vingt dollars suffirait à lui faire garder le secret de mon retour pendant quelques jours.

Mais non, pile devant moi, bloquant le chemin et par là, mes plans d’évasion, se tenait mon père. Le temps n’avait pas opéré de grands changements en lui, il semblait aussi enrobé et fort que d’habitude. Ses cheveux grisonnaient légèrement, peut-être. Il tenait dans chaque main des sacs pleins à craquer de boîtes du Kwong Chinese Restaurant. La meilleure nourriture de toute la ville, de mon avis d’experte.

– Lena ?

Il cligna des yeux dans la lumière violette et grise du soir. Mon cœur devint un peu plus léger.

– Salut, papa.

Abasourdi, il me regarda de la tête aux pieds.

– Ma petite fille est rentrée à la maison !

– Ouais. Je suis là.

Bam. D’un coup, les vannes s’ouvrirent. Ça suffisait, le rodéo émotionnel…

Mon père s’avança vers moi et me serra dans ses bras autant que les lourds sacs de nourriture le lui permettaient. Le doux fumet du poulet au miel me mit l’eau à la bouche et mon ventre gronda. Apparemment, c’était trop demander d’être une de ces filles qui perdent du poids quand leur vie amoureuse foirait complètement.

Je me blottis contre lui pour me réconforter.

– C’est bon de t’avoir à la maison, ma chérie.

– Je suis contente d’être rentrée.

Et c’était vrai.

Pendant un moment, nous nous regardâmes simplement, un sourire béat aux lèvres. Qu’il était bon de savoir que certaines choses ne se perdaient jamais. Le lien entre mon père et moi en faisait partie.

– C’est très mal, ce que ta sœur a fait, dit-il. Ta mère et moi lui avons dit le fond de notre pensée.

– Vous avez fait ça ?

J’avais toujours cru qu’Alyce, l’enfant prodigue, ne pouvait jamais avoir tort. Comme quoi…

– Bien sûr. Tu étais trop bien pour cet idiot de Brandon. Il ne t’aurait jamais rendue heureuse. (Papa me regarda par-dessus ses lunettes.) Mais tu n’es toujours pas heureuse. Qu’est-ce qui ne va pas, ma chérie ?

– On m’a de nouveau brisé le cœur, rigolai-je en haussant les épaules. Je suis bête, n’est-ce pas ?

– C’est lui qui est bête. Ma fille est une princesse. Tous les garçons qui n’arrivent pas à voir ça ne méritent même pas de l’approcher.

Mon père devrait être président. Il disait les plus belles choses qui soient.

– Merci, papa.

Il se contenta de me dévisager, attendant que je lui délivre de plus amples informations.

– C’est une longue histoire, concédai-je.

Un cri particulièrement aigu – dénotant ce que je supposai être une joie immense – nous parvint de la maison. Je sursautai.

– La nuit va être longue, soupira mon père. Qu’est-ce que tu dirais d’entrer, de saluer tout le monde, puis d’aller te planquer au sous-sol avec une bière ?

– J’en dis que c’est une super idée.

– Tu as manqué à ta mère, Lena.

Il fourragea dans la poche de son manteau à la recherche de ses clés. Pas facile, étant donné son délicieux fardeau.

– Laisse-moi t’aider. (Je le délestai d’un sac.) Moi aussi, elle m’a manqué. J’avais juste besoin de m’évader un moment, de me retrouver, ce genre de choses.

– Et qu’est-ce que tu as trouvé ?

– Que j’étais toujours aussi nulle pour choisir les hommes. Mais tu sais quoi, papa ?

– Quoi, Lena ? me demanda-t-il en souriant.

– Je suis très bien toute seule.

Ses clés tintèrent tandis qu’il cherchait la bonne.

– Évidemment ! Tu as toujours été la plus forte de mes filles. Ta sœur a toujours été jalouse de toi, tu sais ?

– N’importe quoi ! dis-je en riant. (L’idée même me semblait totalement ridicule.) La brillante, la parfaite Alyce ?

– La brillante et culottée Lena, plutôt. Toujours prête pour un retour à point nommé, et capable de parler à n’importe qui.

Papa sourit et ouvrit la porte d’entrée.

Nous fûmes assaillis par la lumière et le bruit, ainsi que par des filles, surprises, qui crièrent mon nom.

– Bonsoir ! fis-je en agitant une main.

Alyce me lança un sourire timide. Un mètre soixante-treize de silhouette élancée surmontée d’une chevelure acajou, longue et brillante.

– Lena. Salut.

– Bonsoir, répétai-je, prouvant ainsi à quel point je maîtrisais l’art de la conversation.

Papa se glissa devant moi et emporta la nourriture dans la cuisine. Les demoiselles d’honneur nous scrutaient, leurs grands yeux curieux assoiffés de ragots. Fichues commères. Dans deux minutes, on pouvait être sûr que la nouvelle de mon retour aurait fait le tour de la ville.

– Merci d’être rentrée, dit ma sœur, l’air timide et incertain.

Ses yeux balayaient la pièce, incapables de se poser sur moi plus d’un instant.

– Je t’en prie.

C’est le moment que choisit ma mère, haute comme trois pommes, pour sortir de la cuisine comme un ouragan et me serrer fort contre elle. Nos poitrines généreuses s’entrechoquèrent. Mes lunettes étaient de guingois.

– Ce n’est pas trop tôt, murmura-t-elle. Bienvenue à la maison, ma puce.

– Merci, maman.

Je l’étreignis à mon tour, jusqu’à ne plus sentir mes bras. J’avais fait le bon choix en rentrant chez moi. Je me sentais déjà mieux, plus légère. Ici, je pourrais récupérer tranquillement. Oublier les rock stars, les costumes chics et tout le reste.

Maman, papa et moi empilâmes des montagnes de porc aigre-doux et autres délices dans nos assiettes avant de nous retirer au sous-sol. La horde de demoiselles d’honneur pouvait recommencer à emplir le rez-de-chaussée de ses cris sauvages. On aurait dit que même ma mère était prête à perdre le contrôle de ses œstrogènes.

À deux contre un, mon père dut s’incliner et abandonner son match pour un vieux film en noir et blanc à la télé. Que c’était bon d’être à la maison. Très bon.

– Tu veux une autre bière, Lena ? me demanda mon père.

– J’imagine que c’est ta façon détournée de me prier d’aller t’en chercher une ?

– Je suis vieux. Il faut que tu prennes soin de moi.

– Mouais. C’est ça.

Maman gloussa. Dieu sait combien de verres de vin blanc elle s’était enfilés avant notre retour. Je ne le lui reprochais pas : les préparatifs du mariage n’avaient pas été de tout repos.

Le sous-sol était le sanctuaire de mon père. Une énorme télévision écran plat, des canapés confortables, et, bien sûr, le fameux frigo à bière. Les murs étaient tapissés de photos encadrées de maillots de football américain. Parfois, je me demandais si papa regrettait de ne pas avoir eu de fils. Mes parents étaient des gens bien. Ils ne se mêlaient pas de mes affaires, quelles qu’elles soient. Et bien que ce soit véritablement génial de me retrouver chez moi, je savais que je ne resterais pas longtemps, car ce n’était pas ma place.

Oublions le passé – j’allais faire ma vie et être heureuse. C’était décidé.

Je pris la bière de mon père, puis voulus en prendre une autre pour moi, mais hésitai. Je n’avais pas de problème avec l’alcool. Rester sobre, je l’avais fait pour Jimmy.

– Oh et puis merde, grommelai-je en en attrapant une autre dans le frigo.

Je pouvais bien m’offrir un moment de détente avec ma famille et boire un verre sans que ça soit un problème. Jimmy Ferris ne dirigeait pas ma vie d’une quelconque manière que ce soit. Ni avant ni jamais. Non pas qu’il m’ait jamais empêchée de boire : j’avais décidé ça toute seule et à quoi cela m’avait-il menée ?

Peu importe. L’heure n’était pas à la prise de tête, mais à la détente. J’allais boire une bière.

– Tiens, ce n’est pas le type pour qui tu travaillais ? demanda ma mère.

Je me retournai et les vis, en couleurs et en direct, me parvenant de Hollywood. Jimmy et Liv sur le tapis rouge à un événement quelconque. Il était tellement beau les cheveux bruns ramenés en arrière, en costume noir. J’eus soudain l’impression qu’on remuait un couteau dans ma poitrine. J’étais totalement sous le choc. Je laissai échapper les bières qui explosèrent sur le carrelage. Les éclats de verre scintillaient, le liquide mousseux avait éclaboussé partout. Je levai les yeux : disparu, la page de pub était terminée, notre bon vieux film en noir et blanc avait repris.

Papa et maman avaient déjà bondi de leur chaise pour se précipiter vers moi.

– Je suis désolée, dis-je, les yeux inutilement fixés sur toute la pagaille que j’avais causée.

Mon cerveau avait calé. Ce qui n’avait jamais dû arriver à Jimmy. Il m’avait brisé le cœur, jetée dehors et continué à être le bad boy du rock.

– Qu’il aille se faire foutre, murmurai-je.

Ma sœur descendit les marches quatre à quatre.

– Qu’est-ce qui s’est passé ?

– Ta sœur a eu un petit incident, expliqua ma mère en prenant un torchon dans la pile de linge à côté du sèche-linge.

– J’ai fait une erreur, reconnus-je. Une énorme erreur.

Papa cligna des yeux derrière ses lunettes, telle une chouette.

– Oh, ma chérie…

Les larmes recommencèrent à couler et ne se tarirent pas avant un très, très long moment. Il me semble avoir pleuré toutes les larmes de mon corps.