J’entendis des voix aussitôt que je franchis la porte de l’immeuble. Des voix fortes, et nombreuses. Bizarre. Lauren ne m’avait pas parlé d’organiser une fête ce soir. Une seconde… Je me trompais. Ce n’étaient pas des voix enjouées. Non, c’étaient des voix furieuses, et non alcoolisées.
Je montai les marches à la hâte tout en ouvrant mon manteau. Pour une voiture plus vieille que moi, la Mustang tenait une forme exceptionnelle. Le chauffage, cependant, pouvait se révéler un peu douteux, surtout si vous aimiez ouvrir la fenêtre de temps à autre pour sentir le vent glacial vous fouetter le visage. Idiot, je sais, mais c’était un petit plaisir que j’aimais m’accorder de temps en temps.
Le couloir, plus éclairé qu’à l’accoutumée, était baigné de lumière provenant du deuxième étage. Je pressai le pas.
Merde, merde, merde. Ma porte d’entrée avait été démontée.
–… attendre qu’une fille de vingt et un ans s’occupe d’un bébé…
Je reconnus la voix de ma sœur.
– Je le dis et le répète, elle ne sera pas toute seule.
Et là, c’était celle de Ben.
– Parce que tu vas te démerder et l’épouser. C’est clair, papa ?
Merde. C’était Mal, et il avait l’air encore plus furax que la veille au soir.
– Tu vas prendre la bonne décision et dire adieu à ta vie de mec célibataire qui se tape une fille par soir, compris ? Oui, parce que c’est bien connu, tu es spécialiste pour trouver les bonnes solutions aux problèmes.
– On a déjà parlé de ça, mec…
– Ouais, et pourtant tu ne tiens toujours pas le bon discours. Tu piges, ça ?
Mon salon était quelque peu surpeuplé. Ben, Anne et Mal se faisaient face au centre de la pièce – en deux contre un, de toute évidence – pendant que, pour une mystérieuse raison, Sam le vigile et Lauren observaient la scène, postés en ligne de touche.
– Salut, lançai-je.
Mais personne n’interrompit le débat en cours.
– Hey !
Toujours rien.
Finalement, je glissai deux doigts dans ma bouche et produisis un sifflement strident – un talent que j’avais perfectionné durant mes jeunes années et qui me servait surtout à agacer ma sœur au plus haut point. Le son m’ébranla moi-même.
Un silence assourdissant s’ensuivit.
– Salut. Comment ça va, tout le monde ? lançai-je, me tenant dans ce qui restait de l’embrasure de la porte. J’aimerais beaucoup savoir ce qui est arrivé à ma porte.
– Lizzy, dit Ben en poussant un long soupir. Enfin. Je me suis inquiété à mort.
– Tu étais où ? intervint ma sœur en se précipitant vers moi avant de me serrer fort dans ses bras. J’ai essayé de t’appeler toute la journée. On t’a cherchée partout.
– Désolée, j’avais juste besoin d’être un peu seule.
Je l’étreignis à mon tour, incapable de contenir mon sourire. L’idée qu’Anne puisse me tourner le dos m’avait terrifiée davantage que je ne voulais l’admettre.
– Je peux le comprendre, dit-elle en se reculant, mais tu aurais pu prévenir quelqu’un.
– Tu ne peux pas disparaître comme ça, renchérit Ben, les sourcils froncés. Merde, Liz, tu es enceinte !
– Ne la contrarie pas, lui ordonna Anne.
Ben l’ignora et continua :
– Je n’ai aucune idée de ce qui se passe dans ta tête, mais tu dois me dire où tu es.
Je levai les sourcils et ouvris la bouche, prête à le renvoyer dans les cordes.
– Elle n’a pas à se justifier auprès de toi. Elle te dira si et quand elle a envie de te tenir au courant, déclara Mal, détaillant les règles du jeu à son camarade avant de se tourner vers moi. Tu enverras un texto à ta sœur la prochaine fois que tu décideras de partir en vadrouille toute une journée, d’accord ?
Ma bouche ne s’était toujours pas refermée.
– Putain, mec. (Ben crispait ses mains en poings puis les relâchait, encore et encore.) Tu veux bien arrêter ton délire et me lâcher une minute ?
– Ne lui parle pas sur ce ton, riposta ma sœur, habituellement raisonnable et sage, en pointant du doigt le torse musclé de Ben. C’est toi qui as provoqué ce bordel, merci beaucoup. Elle est peut-être un peu jeune et naïve, mais toi tu as l’âge d’avoir un minimum de jugeote.
– Elle a raison.
Aussi impressionnant qu’un gratte-ciel alors qu’il n’arrivait qu’à hauteur du nez de Ben, Mal le regardait de haut. Ou plutôt de bas. Bref.
– C’est une affaire de famille, reprit ce dernier. Tu peux partir, merci.
C’était une lutte de pouvoir qui se jouait sous le nez de Ben.
– Je peux partir ? grinça-t-il les dents serrées.
– Oui.
Cette situation était dingue.
Quelqu’un devait intervenir, incarner la voix de la raison. Malheureusement, ce quelqu’un était moi.
– O.K. Du calme, tout le monde. Et si on se détendait un petit peu ? suggérai-je.
Avec la rapidité et le savoir-faire d’un strip-teaseur chevronné, Mal pivota sur ses talons.
– Et toi, jeune fille, tu es privée de sortie jusqu’à nouvel ordre !
– Je suis privée de sortie ?
– Bébé, intervint Anne en grimaçant. Tu vas un peu loin, là.
– Et c’est la dernière fois que tu parles à Ben. De toute évidence, il a une très mauvaise influence sur toi, poursuivit Mal avec un petit rictus de mépris à l’attention de son ex-ami. Est-ce que c’est compris, Elizabeth ?
Lauren eut un petit rire moqueur.
– Oui. D’accord, dis-je.
– Bien.
– Partez, ordonnai-je d’une voix calme – un peu fatiguée aussi, mais la journée avait été longue.
– Quoi ? fit Anne.
– Je vous aime beaucoup tous les deux, dis-je, mais j’aimerais que vous partiez maintenant. S’il vous plaît.
Son visage se décomposa et elle s’approcha d’un pas.
– Tu n’es pas obligée de gérer ça toute seule, m’assura-t-elle. Je comprends que la situation d’hier soir ait été stressante, mais il faut qu’on en parle. Je m’inquiète pour toi.
– Je sais. On en parlera.
Elle poussa un long soupir, puis dit :
– Tu m’appelles demain pour qu’on discute ?
– Oui.
– D’accord, dit Anne en hochant la tête.
Avec un faible sourire, Sam se leva du canapé et me dépassa pour se diriger vers la porte – ou en tout cas ce qu’il en restait. D’ailleurs, personne ne m’avait fourni d’explication à ce sujet.
– Quelqu’un va venir la réparer sous peu, mademoiselle Rollins, m’informa Sam.
– Merci.
– Crie si tu as besoin de quelque chose, me lança Lauren en partant à son tour.
– C’est gentil.
– Mais je n’ai aucune envie de partir, siffla Mal.
Ma sœur et lui eurent de nouveau un échange houleux à voix basse, Mal allant jusqu’à repousser la main qu’elle avait posée sur ses bras croisés.
– Elle ne sait pas ce qui est bon pour elle, insista-t-il. Nous, oui. Moi, oui.
Encore d’autres murmures.
– Bon, et est-ce que Ben doit se barrer lui aussi ? Je refuse de partir si lui reste là, reprit Mal.
– Mal, grognai-je. S’il te plaît. Si je te promets de venir demain pour qu’on discute de tout ça, est-ce que tu acceptes de t’en aller ?
Ses yeux s’étrécirent et sa bouche se pinça.
– S’il te plaît ? répétai-je.
– D’accord. (Passant un bras autour du cou d’Anne, il l’attira contre lui.) On sait se rendre compte quand on n’est pas les bienvenus. Pas vrai, ma puce ?
– Oui, admit ma sœur en m’adressant un faible sourire.
– Merci, dis-je, et je pressai sa main libre avant de me tourner à nouveau vers Mal. Et j’ai besoin que tu me dises que je n’ai pas foutu la merde au sein du groupe.
Mal me jeta un regard mauvais et grommela vaguement quelque chose.
Les actes avaient des conséquences, je retiendrais la leçon.
– S’il te plaît, insistai-je.
– O.K. C’est bien parce que c’est demandé très gentiment. Mais en dehors du groupe, il est mort pour moi, décréta Mal à l’intention de Ben tout en faisant glisser un doigt en travers de sa gorge.
– Mec…, soupira Ben.
– Je suis sérieux. Je suis vraiment furax contre toi, mon pote. Tu as mis ma petite belle-sœur en cloque. C’est cent fois pire que le jour où tu as cassé mon vélo en essayant de prendre un tremplin au collège. Et j’étais déjà bien vénère à l’époque. (Les jeunes mariés se dirigèrent alors vers la porte d’entrée.) À demain à la répèt.
– Ouaip, répondit Ben, avant de s’affaler sur la canapé. (Il appuya la tête contre le mur et me regarda, l’air fatigué.) Tu vas me foutre dehors moi aussi ?
– Je devrais sans doute. C’est toi qui as fait ça à ma porte ?
Il passa une main sur son visage.
– Oui. Désolé.
– Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer qu’elle n’était plus vraiment fixée.
– Je crois qu’on peut dire que je l’ai cassée.
– D’accord.
Je fis quelques pas pour aller m’asseoir sur le fauteuil en cuir noir en face de lui. Mal et Anne m’avaient laissé quelques meubles plutôt sympas lorsqu’ils avaient quitté l’appartement.
– Et pourquoi tu as fait ça ?
– Anne m’a appelé pour me dire qu’elle n’arrivait pas à te trouver et que tu ne répondais pas au téléphone. (Il posa sa cheville droite sur son genou gauche. Sa basket tressautait en continu.) J’ai eu peur que tu sois ici toute seule en train de flipper à cause de ce matin. Je me suis dit que tu refusais peut-être de m’ouvrir.
– Ah.
– Ma réaction était disproportionnée, admit-il.
Il portait son habituel jean avec un tee-shirt. Et Dieu qu’il les portait bien ! On pourrait penser que le fait d’être enceinte aurait apaisé mes hormones, mais non : ces pétasses se lançaient dans une danse de joie chaque fois que Ben s’approchait. C’était ridicule. Il allait falloir que je trouve un moyen de les réfréner. Peut-être devrais-je investir dans une ceinture de chasteté ?
Au lieu de ça, j’enfouis mes mains entre mes jambes, serrant fort mes cuisses l’une contre l’autre.
– On a un problème, déclara-t-il.
– Oui.
– Non, je veux dire un nouveau problème.
– Quoi ?
Il se redressa, posant ses deux pieds sur le sol.
– Sasha n’a pas super bien pris que je la quitte. Elle menace de parler de toi aux journalistes.
– Tu l’as quittée ? dis-je, mon cœur battant soudain la chamade.
– Ouais, répondit-il après avoir marqué une pause.
– Pourquoi ? (Eh merde. Ma bouche avait formulé la question avant même que j’aie pu m’arrêter pour réfléchir.) Bon, d’accord, ça ne me regarde pas. Je ne veux pas savoir.
Ce n’était pas de l’espoir qui s’embrasait au creux de mon ventre ; il était impossible que je sois aussi stupide. Encore. Il s’agissait forcément d’autre chose. Petit Haricot s’était peut-être mis à l’aquagym ?
Ben me scruta, coincé en position pause pendant un très long moment.
– Bref, finit-il par lâcher.
– Oui ?
– Ce n’est sans doute pas une bonne idée que tu restes ici toute seule, d’autant plus avec ta porte d’entrée cassée.
– C’est vrai.
– Et puis ce n’est pas très sûr dans le coin. Alors je me disais que ça serait sûrement mieux si…
– Si… ?
Assise tout au bord du fauteuil, je retenais littéralement mon souffle. Je ne pouvais pas croire qu’il soit sur le point de me demander d’emménager avec lui. Dans son propre espace personnel. Aucune fille n’avait jamais dormi dans sa chambre d’hôtel ni où que ce soit où il avait habité. Je devais admettre que cela m’interpellait. Et puis, l’idée de vivre avec lui me donnait des frissons partout.
– Si quoi… ? répétai-je.
– Si tu t’installais chez Lena et Jim pendant la tournée. (Son regard noir ne quitta pas mon visage un seul instant.) Enfin, je suppose que tu vas nous accompagner sur la tournée. Mais tu n’en as peut-être pas envie.
– Tu veux que je vienne sur la tournée ?
Mais il ne voulait pas de moi chez lui. C’était à la fois déroutant et décevant. Peut-être voulait-il que je vienne uniquement pour pouvoir garder un œil sur moi – « Ah, cette bonne vieille Lizzy qui ne sait même pas prendre soin d’elle-même. » J’eus comme une subite prise de conscience : j’allais être mère. Une mère célibataire, apparemment, même s’il déployait beaucoup d’efforts pour me rassurer. Quoi qu’il en soit, je devais m’attendre à ne compter que sur moi-même.
– Je me suis dit qu’avec Anne qui prévoit de venir et Lena qui est enceinte aussi, tu viendrais peut-être, expliqua-t-il. Il y aura des gens pour s’occuper de toi. Tout ce que tu auras à faire, c’est monter et descendre d’un jet privé tous les deux jours, et te détendre le reste du temps. Les hôtels où on descend disposent généralement de spas, de masseuses, tout ça. Il y aura des médecins disponibles pour te suivre. Je ferai en sorte que tu sois prise en charge.
– Je ne sais pas…
Rester en coulisse avec Anne et les autres filles risquait de ne pas me rendre heureuse. Me faire des amies n’avait jamais été mon fort. Après ma phase déjantée à la préadolescence, je m’étais pas mal isolée. Anne et moi avions parfait l’art de nous faire passer pour une famille normale, redoutant le jour où quelqu’un viendrait gratter au-delà des apparences, parce que clairement notre mère n’avait rien d’une d’adulte responsable. Lorsque Anne partirait avec le groupe en tournée, je me retrouverais seule. Sauf qu’à présent j’allais devoir prendre d’autres paramètres en compte que ma petite personne et mes petites habitudes de célibataire. J’avais entendu tellement d’histoires douteuses à propos de ce qui se passait en tournée. Ben avec des filles. Je n’avais pas besoin d’être témoin de ça – pas cette année, ni même la suivante. Le voir avec Sasha avait été suffisamment douloureux. Pour quelle raison avait-il bien pu la quitter ?
– Je ne voudrais pas te déranger, dis-je, les mains entortillées entre mes cuisses. Ça pourrait être un peu bizarre de se voir tous les jours.
Je n’obtins en retour qu’un grognement d’homme des cavernes qui semblait appartenir à la catégorie « profonde réflexion ». Ça ne me donnait pas beaucoup d’indications, cela dit.
– Qu’est-ce que tu en penses ? le questionnai-je.
Il afficha un air torturé, sourcils rapprochés et lèvres légèrement entrouvertes. Il semblait sur le point de dire quelque chose.
J’attendis.
– Dis quelque chose, Ben.
Il se tendit.
– Je veux que tu viennes, déclara-t-il finalement.
– Pourquoi ?
– Pour m’assurer que tu vas bien, pour pouvoir garder un œil sur toi, pour que tu ne sois pas ici à gérer tout ça toute seule. Pour plein de raisons.
Il ne pouvait pas vraiment exister de mauvaises raisons, mais, comme Mal l’avait souligné, Ben n’était pas très doué pour aller au bout de ses idées. Son passé me poussait à croire qu’il finirait par changer d’avis et me laisser en plan. Quel genre de père serait-il ? Il n’avait pas intérêt à avoir ce type de comportement avec mon enfant parce que je me fichais bien qu’il soit ultra-baraqué, ma rage serait phénoménale.
– Allez, dit-il d’une voix plus ferme. Il faut qu’on commence à discuter de tout ça ensemble. Comment on va s’entendre, être parents, tout ça. Je ne veux pas être le mec que Mal m’accuse d’être. Donne-moi une chance dans cette histoire, Liz.
– Honnêtement, je ne sais pas ce que je dois faire.
Il laissa tomber sa tête vers l’avant.
– Écoute, si tu as envie de rester ici, de finir ton semestre, je mettrai en place les mesures de sécurité nécessaires. Je m’occuperai de tout. C’est à toi de choisir, je ne veux pas te forcer à quoi que ce soit.
– Des mesures de sécurité ?
– Oui.
– Ouah. (Je tapotai mon ventre, un sourire hésitant sur les lèvres.) Je n’arrête pas d’oublier que je porte le bébé d’une personne connue. Un mini Stage Dive.
Il écarta les mains, une expression d’impuissance perçant dans son regard. Au moins, il était là et il faisait des efforts. C’était à moi de prendre une décision.
– C’est d’accord, je viendrai. J’envisageais de toute façon d’arrêter mon année. J’ai manqué trop de cours à cause des nausées, et je ne suis pas encore au top physiquement. Avec tout ce qui se passe en ce moment, je ne crois pas beaucoup à mes chances de rattraper mon retard.
Il hocha la tête en souriant. Ses épaules larges se voûtèrent, comme s’il venait de mener une longue bataille.
– Tu veux que j’aille m’installer chez Lena et Jimmy ?
– Je veux que le bébé et toi soyez bien, et en sécurité. Ce n’est pas que je n’ai pas envie de m’occuper de vous, c’est juste que…
– C’est bon. Le fait qu’on ne soit pas en couple complique un peu les choses. Je comprends. (Je me renfonçai dans le fauteuil, retournant le problème dans ma tête.) Mais j’apprécie ta proposition.
Son regard grave ne trahissait rien.
– Liz…
– Mmh ?
J’attendis, mais il garda le silence. Heureusement que le haricot était une fille. (Je le sentais. Intuition maternelle, tout ça.) Les hommes représentaient un réel mystère à mes yeux – mystère que je n’avais pas spécialement envie de chercher à élucider en ce moment. Ma vie était déjà suffisamment remplie comme ça. Au moins n’avait-il pas reparlé de cette histoire d’avocats. Il y avait du progrès.
– Je vais me débrouiller, affirmai-je. J’irai chez Mal et Anne. La tournée commence dans peu de temps, il n’aura pas le temps de me rendre dingue.
Ben fronça les sourcils.
– Tu es sûre ?
– Oui, répondis-je en hochant la tête.
– D’accord. Mais tu me laisseras t’aider financièrement, hein ?
– Écoute, j’ai fait quelques calculs aujourd’hui. Le loyer de l’appartement est payé, et avec mon boulot à la…
– Je ne sais pas à quoi tu penses, mais la réponse est non, trancha-t-il en me toisant du regard.
– Pardon ?
– Non, tu n’assumeras pas ça toute seule. Surtout, tu n’y es pas obligée. Tu m’as, moi.
– Non, Ben, je ne t’ai pas. C’est tout le problème.
Je m’avançai dans le fauteuil, désireuse qu’il comprenne. Il ouvrit la bouche, mais je fus plus rapide.
– Écoute-moi, s’il te plaît. Je vais avoir un bébé, et c’est un truc de dingue. Tellement dingue que quand j’y réfléchis j’ai l’impression que ma tête va exploser. Mais je vais gérer, parce que je le dois, parce que ce bébé compte sur moi. Ce que je n’arrive pas à appréhender, c’est toi : toi, ta vie, comment cela va l’affecter. Parce que je sais, quoi que tu puisses dire, qu’avoir ce bébé ne sera jamais ton premier choix. Alors je me sens coupable, puis je suis en colère de me sentir coupable, et puis ça se transforme en un gros bordel dont je ne sais absolument pas quoi faire.
– Liz. (Il se frotta le visage avec les mains.) Merde. Ça ne doit pas obligatoirement être mon premier choix. Avoir un bébé maintenant n’était pas non plus le tien…
– Mais…
– Non, me coupa-t-il, les mains fermement agrippées à ses cuisses. À mon tour de parler, à toi d’écouter. S’il te plaît.
Je me tus, puis approuvai d’un mouvement de tête.
– Bon. (Il prit une profonde inspiration. Ses larges épaules se soulevèrent puis s’abaissèrent.) Il s’agit de notre bébé. Toi et moi, on l’a fait ensemble, qu’on l’ait voulu ou non. Ça, ce sont les faits. Quelle que soit la façon dont j’aurais aimé que ma vie se déroule, la situation est celle-là. Il est hors de question que je sois un connard de père totalement absent de la vie de son fils ou qui laisse un autre type l’élever.
– Ou de sa fille.
– Ou de sa fille. (Il m’adressa un regard lourd de sens.) Oui.
Je fis mine de sceller mes lèvres.
– Merci, dit-il d’un ton dénué de sarcasme. Et je n’ai pas l’intention de te laisser traverser ça toute seule, poursuivit-il. Je me fiche de ce que Mal et Anne pensent de moi en ce moment, je ferai ce que je peux pour te soutenir. On n’est pas ensemble, mais on y arrivera. Pour le moment, la meilleure façon pour moi de t’aider est de m’assurer que tu n’aies pas à t’inquiéter financièrement.
J’inspirai à fond, réfléchissant à ce qu’il venait de dire. Il n’avait pas tort. Ça serait agréable de rayer les problèmes d’argent de ma liste de soucis. Cependant, je m’inquiétais des différentes conséquences qu’impliquait la générosité de Ben. Mais il était le père du haricot. S’il avait l’intention d’être présent, comme il venait de l’affirmer, alors je devais l’accepter, et même saisir cette opportunité.
Lui accorder la chance qu’il demandait.
– Être inquiet pour toi aujourd’hui, ne pas savoir où tu étais, ce qui se passait… ça m’a fait réfléchir, me confia-t-il. Ce bébé va complètement bouleverser ta vie, encore plus que la mienne. On n’a pas besoin d’ajouter des avocats à tout ça, d’autant plus que tu es liée à Mal. On peut faire les choses simplement.
– Mmh.
– Arrête de froncer les sourcils, dit-il en fronçant les sourcils.
– Je réfléchis.
– Il n’y a pas à réfléchir. C’est déjà fait.
– Quoi ?
Il se gratta la barbe.
– J’ai transféré de l’argent sur ton compte aujourd’hui. C’est fait.
– Comment tu as eu mon numéro de compte ?
– Anne me l’a donné. Je crois que c’était un peu une sorte de défi de sa part.
Mes yeux devaient être aussi larges que des soucoupes.
– Combien ? voulus-je savoir.
– Suffisamment pour que tu n’aies pas à stresser pendant un moment.
– C’est-à-dire ?
Il se contenta de me regarder.
Oh… Quelque chose me disait que pour une rock star millionnaire, la définition d’« un moment » devait être très différente de la mienne. Cette idée me fit paniquer et mes doigts se crispèrent entre mes jambes. Si des documents officiels étaient effrayants, l’idée qu’il m’ait donné une somme d’argent mirobolante l’était encore plus.
– Mais les avocats, les contrats, tout ce dont tu as parlé ce matin…
– On se débrouillera entre nous. C’est ce que tu voulais.
Il paraissait si calme, quand j’étais à mille lieues de l’être.
– Tout se passera bien, Liz.
– C’est une grande confiance que tu places en moi.
– On va avoir un enfant. Il faut bien commencer quelque part, pas vrai ?
Mes bottes préférées étaient tout éraflées – vraiment très éraflées. Au moins mes chaussures ne deviendraient-elles pas trop petites. Mes vêtements, en revanche, devraient rapidement être remplacés. La plupart de mes affaires étaient un peu usées ou avaient été achetées dans des friperies. Et puis je n’avais pas non plus envie de demander l’aumône à Mal et Anne pour me financer une garde-robe de grossesse flambant neuve. Ils m’avaient déjà beaucoup aidée. Ça serait bizarre de ne plus avoir à m’angoisser pour les fins de mois difficiles. Nous avions grandi avec peu de moyens, et je ne me souvenais pas vraiment d’époque où les finances n’avaient pas posé problème.
– D’accord, dis-je, songeuse.
– C’est pas grand-chose.
Ça, je n’en étais pas si sûre.
– J’apprécie que tu sois prêt à nous soutenir financièrement. Ça va faire une énorme différence, dis-je à l’intention du sol, parce que le regarder me paraissait trop difficile à cet instant. Ça m’ôte un sacré poids des épaules.
– Écoute, dit-il, je suis désolé pour hier soir. Et pour ce matin. C’est juste… Je fais du mieux que je peux.
– Bien sûr. (Je lui adressai un sourire, que je m’efforçai de rendre le plus éclatant possible.) On sera amis pour le bien du haricot.
– Du haricot ?
Mon sourire se fit plus authentique.
– En début de grossesse les bébés ont un peu la taille et la forme d’un haricot.
– Ah. Je vois.
Ses doigts, posés devant lui et entrelacés, s’étaient remis à remuer. L’espace d’une seconde, son regard se fixa sur la zone de mon ventre, avant de s’en écarter rapidement.
– Laisse-moi le temps de digérer, de m’habituer à l’idée. Après ça on discutera davantage.
– D’accord.
– Et bien entendu on sera amis, ajouta-t-il. On est amis.
– Bien entendu.
Il me rendit mon sourire. Pourtant, j’étais convaincue que chacun de nous ne ressentait rien d’autre que de la peur.