Chapitre 7

Tandis que les garçons se trouvaient au Château Marmont, à Los Angeles, pour une interview avec le magazine Rolling Stone, à Portland une complète inconnue examinait mon intimité. Ses diplômes joliment encadrés accrochés au mur ne parvenaient pas à me faire oublier l’endroit où elle était en train de fourrer ses doigts gantés.

Ah, aller chez le gynéco, quel pied !

Le haricot était en parfaite santé. Entendre les battements de son cœur pour la première fois me bouleversa profondément. Elle était bien réelle. Tout ça était bien réel. J’allais être mère. Incroyable.

Avec le groupe en tournée et le fait que Ben soit interdit de visite chez Mal et Anne (bien que je fussse à peu près sûre qu’il m’évitait en dépit de ses jolis discours destinés à me rassurer), quatre bonnes semaines passèrent entre le jour où il avait confortablement garni mon compte en banque et celui où nous nous revîmes. Il m’avait fallu ce laps de temps pour cesser de vomir à tout bout de champ et obtenir l’autorisation de voyager. Pour cause de tête coincée dans la cuvette des toilettes, j’avais loupé les concerts de Vancouver, Seattle, Portland, San Francisco et Los Angeles. Anne et moi rejoignîmes le groupe à Phoenix. Nous arrivâmes à la fin du concert, notre vol ayant été retardé en raison d’un orage.

Après être venu à notre rencontre, Sam nous conduisit sur le côté de la scène, d’où nous assistâmes aux rappels. C’était chouette de revoir les Stage Dive jouer en live. J’étais assise sur une boîte vide, derrière un gigantesque écran qui diffusait le spectacle au public massé dans le stade. Je ne voyais pas les gens, mais je les entendais. Roadies et techniciens étaient également là, à attendre.

À la seconde où le concert se termina, Mal se jeta sur Anne, frottant contre elle son corps en sueur. Il était quasiment en train de mimer l’acte sexuel devant tout le monde, ce qui n’avait pas l’air de la déranger plus que ça. Nous ne nous attardâmes pas et prîmes rapidement la direction de l’hôtel. Visiblement, les interviews et autres civilités avaient lieu avant le concert.

Ben m’adressa un mouvement du menton en signe de bienvenue, mais ce fut tout dans la bousculade.

La file de Lexus noires rutilantes s’arrêta à notre arrivée devant l’entrée arrière de l’hôtel ultra-chic. Des mains se mirent alors à cogner contre les portières tandis que les fans s’agglutinaient pour coller leurs visages contre les vitres fumées.

C’était terrifiant.

David et Ev, qui s’étaient engouffrés dans la première voiture, étaient déjà à l’intérieur de l’hôtel. Ben, Lena et Jimmy sautèrent hors du véhicule qui précédait le nôtre. Lena et Jimmy se précipitèrent aussitôt dans le couloir formé par les gardes du corps avant de se réfugier à l’intérieur de l’hôtel. Mais Ben s’attarda pour signer des autographes et serrer des mains.

Il y avait tellement de monde – une véritable marée d’hommes et de femmes qui pleuraient ou hurlaient. Je savais que le groupe avait du succès, mais le savoir et le voir étaient deux choses très différentes. Il y avait même dans la foule des équipes de télé, qui enregistraient tout avec leurs caméras.

– Merde, murmurai-je en me tassant sur moi-même.

– Certaines personnes ne savent pas garder un secret, lâcha Anne, assise entre Mal et moi sur la banquette arrière.

Mal haussa les épaules.

– Le nom de notre hôtel finit toujours par fuiter, dit-il. C’est comme ça. Il faut vous y habituer, les filles.

Lorsqu’un employé de sécurité entièrement vêtu de noir ouvrit la portière, la clameur me percuta de plein fouet. C’était sidérant. Je me retrouvai face à un mur de bruit assourdissant dont le volume était poussé au maximum. J’avais le dos couvert de transpiration et la bouche complètement sèche. Anne me donna un petit coup de coude d’encouragement, désignant d’un mouvement de tête la foule en furie. Je déglutis, puis lui adressai à mon tour un hochement de tête. Que ça me plaise ou non (non !), nous allions devoir sortir de la voiture. Je ne souffrais généralement pas spécialement d’agoraphobie – en tout cas ça ne m’empêchait pas de sortir –, mais je n’étais pas super à l’aise devant une foule en délire.

Je sortis de la voiture prudemment, posant les pieds sur le béton, aveuglée par les nombreux flashs d’appareils photo.

Merde.

La foule se rua vers l’avant, se rapprochant au point que l’équipe de sécurité lutta pour la contenir. Les gens hurlaient toutes sortes de choses, mais rien que je ne parvins à déchiffrer au-dessus des battements de mon cœur qui cognaient dans mes oreilles. Ils scandaient un nom, et à en juger par la forme de leurs lèvres j’étais quasi sûre qu’il s’agissait de Mal.

J’étais paralysée, bouche bée, incapable de faire un geste. Merde. Non. Je n’arrivais pas à bouger. Et si je trébuchais, qu’on me marchait dessus ou que je tombais et faisais mal au bébé sans le faire exprès ?

Mais avant que j’aie pu faire demi-tour et me terrer dans la voiture, un bras robuste m’enveloppa, amenant mon corps tout contre le sien, en sécurité.

– Je suis là, dit-il, son souffle réchauffant mon oreille.

J’étais incapable de parler.

Forçant le passage, Ben m’achemina le long du couloir étroit formé par les vigiles jusqu’à l’intérieur de l’hôtel. Ses deux bras me serraient fort, jusqu’au moment où il dut en ôter un pour appuyer sur le bouton de l’ascenseur. De l’air frais apaisa mon visage tandis que je m’efforçais de reprendre mon souffle. Bon sang, quelle idiote de perdre mes moyens comme ça. Ah, j’allais vraiment faire une mère et une psy géniales…

Derrière nous, Mal et Anne se trouvaient encore dehors, à peine visibles au milieu de la foule.

– Allons-y, déclara Ben, qui glissa une main dans la mienne pour m’attirer dans l’ascenseur.

– Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? demandai-je. Ils ne viennent pas ?

Les portes de l’ascenseur se refermèrent en coulissant.

– Impossible de savoir, avec Mal. Ne t’en fais pas, ils sont en sécurité.

Je tendis le cou, opération indispensable pour le regarder de près. Ses cheveux, qui avaient poussé, étaient à présent attachés en un petit chignon masculin, et sa barbe était taillée de près. Toujours aussi beau, ce salaud. Son tee-shirt, noir avec une carte postale de l’Arizona imprimée sur le devant, ni trop petit ni trop grand, lui allait à la perfection. Une odeur salée de transpiration flottait autour de lui. Je crevais d’envie d’enfouir mon visage dans son torse et d’inspirer à fond, encore et encore, en dépit des effluves d’alcool qu’il dégageait. J’avais juste envie d’être aussi physiquement proche de lui que possible. Ces sentiments finiraient bien par disparaître un jour. Avec un peu de chance, dans pas trop longtemps.

Il me regarda avec un sourire crispé, me tenant toujours par la main. Son sourire ne transparaissait pas dans son regard. Il me paraissait plutôt nerveux.

– Désolée d’avoir flippé tout à l’heure, dis-je.

Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent avec un petit bruit électronique.

– Ne t’en fais pas, m’assura-t-il, et il relâcha ma main, plaçant la sienne dans le bas de mon dos pour me guider vers l’avant.

Ses gestes étaient sûrs, ses pas réguliers. Quelle que soit la quantité d’alcool qu’il avait bue, il était en pleine possession de ses moyens.

De la moquette couleur crème étouffait le bruit de nos pas, tandis que des petits chandeliers nous éclairaient sur le passage. L’hôtel n’était pas très différent de celui de Las Vegas, dégageant la même ambiance luxueuse. Deux autres gardes du corps à l’étage surveillaient les alentours.

– Ça ne dérange pas les autres clients ? interrogeai-je en les désignant d’un signe de tête.

– Tout l’étage est réservé pour le groupe. Ta suite est à deux portes de celle de Mal et Anne. (Ben glissa une carte magnétique dans le lecteur. Une petite lumière verte s’alluma, et il ouvrit la porte.) Tu n’as qu’à entrer une minute.

– D’accord.

J’avais connu accueil plus chaleureux. Bon sang, tout cela était tellement gênant.

Sa suite, de grande taille, possédait une jolie vue et plusieurs canapés dans différents tons de beige à l’apparence très confortables. Un assortiment conséquent d’alcools forts était disposé sur une console, unique indice visible de la présence d’une rock star dans la chambre par ailleurs immaculée.

Ce qu’il avait fait la nuit précédente ne me regardait pas. Absolument pas.

– Ça va ? me demanda-t-il.

– Oui, répondis-je pendant que nous nous asseyions l’un en face de l’autre. Les nausées se sont un peu atténuées.

– Tant mieux.

– Oui.

Un hochement de tête.

– Merci pour les textos, dis-je. C’était gentil de ta part.

– Pas de problème.

Matin et soir, il m’avait envoyé les mêmes messages brefs et limite impersonnels – Ça va ? – auxquels j’avais répondu par d’aimables Top ! Super ! Génial !, accompagnés de temps à autre par un smiley. Il n’était pas question de lui raconter que j’avais passé mes matinées à vomir, à avoir l’impression de peser une tonne, avec en prime les émotions en vrac, les seins douloureux et le cerveau ramolli par les hormones. La situation entre nous était trop bizarre pour que je me permette une telle franchise. Et puis, il devait avoir mille choses en tête avec la tournée. Alors j’avais préféré m’épancher auprès d’Anne, qui avait été suffisamment bonne pour me dire que je l’avais bien cherché – réprimande qui perçait encore dans son regard de temps à autre, mais je parvenais à l’occulter. Il était inutile de m’apitoyer sur mon sort. Il fallait que je continue à aller de l’avant – image appropriée avec mon ventre qui commençait à grossir.

Ma main se dirigea vers mon minuscule ventre arrondi, à peine visible sous mon débardeur bleu, et Ben la suivit des yeux. Une note dure dans le regard, il frotta sa paume sur ses lèvres. Le regard qu’il venait de poser sur mon ventre était empli de peur. C’était insupportable.

– Tu aurais un jus de fruits ? demandai-je.

– Bien sûr.

Il bondit hors du canapé, manifestement reconnaissant de pouvoir s’en échapper, puis se dirigea vers un petit meuble dans lequel le minibar était astucieusement dissimulé. La pièce était plongée dans un silence total. Lorsqu’il ouvrit la petite bouteille de jus de fruits, le petit plop me fit sursauter.

– Je ferais peut-être mieux de te laisser, dis-je en me levant.

– Mais, ton jus…

Brusquement, la porte d’entrée s’ouvrit et une horde de fêtards déboula à l’intérieur. Il n’y avait pas d’autres mots pour décrire ça. Des rires, de la bière, des hommes et des femmes se déversèrent alors dans la luxueuse suite jusqu’à ce que la pièce soit pleine à craquer.

– Énorme, le concert ! hurla un type dégingandé aux cheveux longs, une fille accrochée autour de la taille.

– Ouais, c’était chouette, approuva Ben en lui tapant dans la main.

Leur discussion fut aussitôt noyée par une chanson de Metallica.

Un grand type vêtu de fripes détacha une canette de bière de son pack de dix et la fourra dans ma main. Je la saisis par réflexe, la canette humide rafraîchissant ma peau.

– Hey, fit-il en me souriant.

Il avait des cheveux blond vénitien coiffés en piques et, il fallait l’avouer, un beau visage.

– Je m’appelle Vaughan, se présenta-t-il.

– Lizzy. Salut.

– Je ne t’ai pas vue hier soir. Je me serais souvenu de toi.

Il était clairement en train de flirter avec moi. C’était sûrement à cause de mes seins. Si je n’avais pas eu à me plaindre par le passé, je ne me serais pas non plus définie comme une tombeuse. Encore moins dans un lieu où la moitié des filles ressemblaient à des mannequins pour lingerie – et étaient vêtues comme telles.

– Non, confirmai-je. Je suis arrivée ce soir.

Vaughan s’ouvrit une bière, avant de poser le pack sur la table basse.

– Tu es une fan ou tu es liée au groupe d’une quelconque façon ?

– Je dirais les deux.

– Les deux ? (Une lueur d’intérêt s’alluma dans ses yeux.) Tu es dans la suite de Ben, alors j’imagine que vous êtes amis.

Je me contentai de sourire, puis lui demandai :

– Et toi ? Tu connais qui ici ?

– Je suis le bassiste du groupe qui fait la première partie, Down Fourth.

– Ah, chouette ! J’ai entendu parler de vous, j’adore ce que vous faites ! m’écriai-je avec enthousiasme en tapant dans mes mains – à croire que c’était la première fois que je rencontrais un musicien connu.

Son sourire s’élargit. Bien joué, Lizzy.

– J’aime beaucoup une de vos chansons… Mince…

Il se mit à rire tandis que mon visage s’empourprait.

– Je connais le titre. (C’était tellement embarrassant et frustrant !) Je t’assure. Je l’ai écoutée en boucle l’autre jour.

– C’est pas grave.

– Ne me dis pas.

Je fermai les yeux, fouillant dans ma tête à la recherche de l’information. Mon corps se rebellait contre moi, se transformant en gigantesque machine à fabriquer un bébé dépourvue de neurones. Ce n’était pas juste.

– Donne-moi une minute.

Il continuait de rire.

– Raah. Satanées hormones de grossesse, lâchai-je.

Je m’immobilisai net.

Subitement, le blanc des yeux de Vaughan me sembla plus grand, et aussi atrocement blanc. Une nouvelle fois, j’avais en face de moi la terreur faite homme. Sauf que là je ne pigeais vraiment pas pourquoi : ce n’était pas comme s’il existait une quelconque possibilité que je porte son enfant. Je ne manquai pas de noter le caractère paradoxal d’un type amateur de death metal qui prenait peur devant une femme enceinte.

Pour garder un secret, je repasserais. À l’instant où j’avais prononcé ces mots, j’avais eu envie de me donner des gifles. Ça ou m’acheter une muselière. Ma grossesse avait été passée sous silence jusqu’à présent, et j’avais bien l’intention que ça continue ainsi.

– Je préférerais que cette information reste entre nous, dis-je à voix basse en me rapprochant du type. C’est juste que c’est le tout début et…

– Vaughan, intervint Ben en lui tendant la main avec un peu trop d’empressement. Comment ça va ?

– Super.

– Je vois que tu as fait la connaissance de Liz.

Ben mit alors dans ma main libre le jus de fruits que je lui avais demandé plus tôt tout en me reprenant la bière de l’autre. Puis il ouvrit la canette et en but une longue gorgée.

– Ouais, on était en train de discuter, répondit Vaughan, dont la phobie des bébés avait heureusement disparu de son visage pour laisser place à un sourire chaleureux. (Ouf. Avec un peu de chance, il ne dirait rien.) Figure-toi que c’est une de nos fans.

– Ah oui ?

– C’est vrai, confirmai-je. J’ai écouté Stop en boucle la semaine dernière.

Ça y est, je l’avais retrouvé, ce titre !

– Sans blague !

Le sourire de Ben était aussi naturel et engageant qu’un pantalon de jogging en plein mois de juin. Je ne savais pas à quoi il pensait, mais ce n’était pas positif. Puis, comme pour confirmer mes soupçons, il glissa un bras autour de mon cou et m’attira près de lui. Pas à la manière d’un petit ami ou d’un amant – oh, non, pas du tout.

– Liz est la nouvelle belle-sœur de Mal. Pas vrai, ma belle ?

– Oui.

C’est drôle, jusqu’à présent j’avais toujours aimé quand il m’appelait comme ça. Cette fois, pourtant, c’était différent. Je bus une gorgée de jus de pomme pour tenter de me calmer.

Les sourcils froncés, Vaughan faisait passer son regard de Ben à moi, manifestement perdu.

– Je n’avais pas réalisé, dit-il.

– Oui. C’est pas pour te foutre les jetons, mais Mal a décrété Liz chasse gardée. O.K., mec ?

Ben déposa alors un baiser sur le sommet de mon crâne, puis il eut le geste de trop en m’ébouriffant les cheveux comme il l’aurait fait avec une petite morveuse.

– Je peux te dire un mot dans la salle de bains, Liz ? grommela-t-il à travers ses dents serrées.

Il me guida à travers la foule d’invités, la main de nouveau posée au creux de mes reins. La porte de la chambre principale était fermée – sans doute l’unique raison pour laquelle elle n’avait pas encore été assaillie par les invités.

Je ne prononçai pas un mot jusqu’à ce qu’il nous enferme, et même après cela je continuai de garder le silence. Puis je lui balançai mon jus de fruits à la figure.

– Qu’est-ce qui te prend, bordel ? rugit-il en essuyant le jus de pomme de ses yeux.

– Comment oses-tu m’ébouriffer les cheveux comme si j’étais ta petite sœur ? lançai-je en laissant tomber mon verre sur la moquette. Comment oses-tu ?

– Je te rendais service.

– Bien sûr.

Ben posa sa bière et se rua vers moi.

– Ce mec est un vrai queutard, Liz, lâcha-t-il en me regardant de haut. Il se tape quasi une fille par soir en tournée.

– C’est n’importe quoi.

– Je suis sérieux, Liz. Il était en train de te draguer pour te mettre dans son pieu. C’est ce qu’il fait.

– Je ne parlais pas de lui.

Ben cligna des paupières.

– Toi et moi, on n’est pas en couple, tu te souviens ? lui rappelai-je. Si j’ai envie de flirter avec un mec, je le ferai. Ça ne te regarde pas.

– Tu es enceinte de mon enfant.

En voyant la colère qui perçait dans son regard, une fille plus raisonnable aurait reculé. Pas question. Je m’avançai jusqu’à être nez à nez avec lui – ou en tout cas le plus près possible au vu de notre différence de taille. La prochaine fois qu’on se disputerait, il faudrait que je pense à me munir d’une échelle.

– Exact, Ben. Je porte ton enfant, rétorquai-je, le souffle court. Et si je suis venue sur la tournée, c’est pour qu’on essaie de trouver un moyen de s’entendre et de devenir parents. Ce qui implique d’avoir du respect l’un pour l’autre.

– J’ai du respect pour toi, Liz. Ce que je n’ai pas, c’est la capacité à rester à ne rien faire pendant qu’un Don Juan essaie de te draguer.

– Ah ouais ? Dis-moi que tu n’as pas couché avec une des nanas à moitié à poil qui sont ici ? Ose me dire que ce n’est pas du deux poids, deux mesures.

Mais il ne pouvait pas l’affirmer. Sa bouche se referma et il se retourna, mettant de l’espace entre nous. Cela n’aurait pas dû me faire du mal, pourtant ce fut le cas. Le cœur était parfois idiot. Au moins n’essaya-t-il pas de se chercher des excuses.

– Non ? repris-je.

Toujours rien.

– On n’est pas ensemble, Ben. Tu n’as pas le droit d’essayer de m’éloigner d’un type, ni de me traiter comme tu viens de le faire : comme une gamine, à m’ébouriffer les cheveux, à m’appeler « ma belle » sur ce ton… (Mes yeux embués me piquaient. Et merde.) Comment oses-tu, putain…

J’aurais dû partir. J’en avais envie. Mais l’idée de m’effondrer devant les invités branchés me stoppa net. Il devait y avoir une autre solution. Il me fallait juste quelques minutes pour me ressaisir. Après ça je pourrais retourner à ma chambre.

– Il faut que j’aille aux toilettes, dis-je.

Ce qu’il me restait de dignité était microscopique – environ la même taille que ma vessie depuis la création du haricot. En gros, j’avais envie de faire pipi tout le temps, je ne mentais donc pas complètement, même si l’humidité dans mes yeux était en train de s’intensifier. Saloperies d’hormones. Salopards de mecs avec leur sperme débile. Je pénétrai dans l’immense salle de bains et claquai la porte. Une larme coula le long de ma joue, rapidement suivie par une autre.

La fille que je découvris alors dans le miroir ne rayonnait toujours pas. La vie était vraiment injuste.

Je fis ce que j’avais à faire aux toilettes, après quoi je me lavai les mains puis le visage. Les émotions continuaient de s’accumuler en moi, menaçant à nouveau d’exploser. Cette situation avec Ben me donnait mal au crâne. Alors je fis ce qu’aurait fait n’importe quelle fille enceinte de vingt et un ans et grimpai dans l’immense baignoire encastrée afin de reprendre mes esprits et de réfléchir à ma vie. Elle était plutôt confortable. Au loin, j’entendais les bruits de la fête qui battait son plein. On aurait pensé qu’un hôtel de ce standing serait pourvu de murs un peu plus épais.

Je restai assise là pendant une bonne dizaine de minutes, tâchant de me calmer et de faire le point sur la situation. Peut-être Ben et moi devrions-nous éviter de nous parler pendant quelque temps. On n’était pas obligés d’être amis pour élever un enfant ensemble – si c’était bel et bien cela qui allait se produire. Personne ne serait surpris si Ben revenait sur sa décision de s’impliquer. C’était cruel, mais vrai. Quoi qu’il arrive, je m’en sortirais.

– Où est Lizzy ? demanda une voix masculine dans la pièce voisine.

Jimmy Ferris. Pourquoi me cherchait-il ?

– Aux toilettes, répondit Ben. Qu’est-ce que tu lui veux ?

– Apparemment Mal et Anne rattrapent le temps perdu. Lena s’est dit que Lizzy aurait peut-être envie de la voir.

– On est occupés, là. Je lui passerai le message dès qu’on aura fini.

Jimmy renifla.

– Vous êtes en train d’avoir une petite conversation amicale, c’est ça ? C’est pour ça que tu es trempé et qu’il y a un verre vide par terre ? Essaie encore, Ben.

– Ça te regarde pas, bordel.

– Tu as raison là-dessus. Mais…

Il y eut un long blanc, pendant lequel je luttai pour essayer d’entendre quelque chose.

– Merde, tu es vraiment à chier avec elle, balança Jimmy, brisant le silence. D’une façon ou d’une autre, cette fille va faire partie de ta vie maintenant. Et vu ton comportement, je ne pense pas que ça se fera dans de super conditions.

– T’y connais quoi, toi ?

– Qu’est-ce que j’y connais à merder avec les filles ? Tu plaisantes, là ?

Pas de réponse.

– Combien de fois tu as parlé à Lizzy le mois dernier ?

– On se parle souvent.

– Pas en face à face ou j’en aurais entendu parler par Mal. Encore une situation que tu n’as pas réussi à régler.

– J’y travaille, répliqua Ben d’une voix pleine de colère. J’arrangerai les choses avec lui.

– J’y croirai quand je le verrai.

– Ne me fais pas la morale là-dessus, putain. Où tu étais pour la dernière session de répèt avant Seattle, hein ?

– J’accompagnais Lena à un rendez-vous chez son obstétricien, répliqua Jimmy, moqueur. Est-ce que tu sais au moins ce qu’est un obstétricien ?

– Évidemment que je sais ce que c’est.

– Ah ouais ? Tu accompagnes Liz à ses visites ? Tu t’occupes d’elle ? Bien sûr que non. Parce que si c’était le cas, les membres du groupe auraient un peu plus de respect pour toi qu’ils n’en ont actuellement.

– On était sur le point de partir en tournée, se justifia Ben.

– Il y a des choses plus importantes, mec. Prendre soin de la femme qui porte ton enfant, par exemple.

– Jim…

– Combien de fois as-tu appelé cette fille depuis qu’on a commencé la tournée ?

– C’est quoi, ton délire ? T’es thérapeute de couple maintenant ?

– Moi ma copine ne me balance pas des verres à la figure, rétorqua Jimmy avec un petit rire.

– C’est pas ma copine.

– C’est la fille à qui tu as fait un bébé, connard. Et si elle a traversé la moitié de la merde que Lena vient d’endurer, alors tu es le plus gros salopard que j’aie vu depuis longtemps pour l’avoir obligée à faire ça toute seule.

Manifestement, Ben n’avait rien à répondre à ça.

Je devais l’admettre, j’avais de la peine pour lui. Il aimait les autres membres du groupe comme ses propres frères, et en réalité je m’en étais plutôt bien sortie seule – enfin, plus ou moins. Et oui, je me sentais un peu coupable d’écouter leur conversation, mais vu que j’en étais l’objet…

– Le bébé lui provoque des sautes d’humeur pas possibles, poursuivit Jimmy. Une minute elle est atrocement déprimée, à se demander comment on va arriver à gérer un enfant, convaincue qu’on ne va pas y arriver et que je vais finir par la quitter. Comme si j’allais la quitter… Et la suivante, tout va super bien et elle est de nouveau super excitée à l’idée de devenir mère.

Une pause.

– Tous ces changements, c’est dur, mec. Et c’est super flippant de devoir les affronter, je le sais.

– Jim…

– Non, ferme-la et écoute-moi. J’ai presque fini. (Jimmy soupira bruyamment.) Aucun de nous n’avait planifié ça. Mais il faut que tu arrêtes de viser la première place du concours du plus gros connard de l’année et que tu te ressaisisses avant qu’il soit trop tard.

– D’accord. Je vais lui parler.

– Réfléchis, Ben. Réfléchis. Qu’est-ce que tu vas raconter à ton môme dans cinq ou dix ans, hein ? Que sa maman ne te parle plus parce que tu as passé toute sa grossesse à te cacher derrière une bouteille et à prendre du bon temps avec des groupies ?

Mon estomac se noua brusquement. Et voilà, on y était. Bien sûr, je savais qu’il avait couché avec d’autres filles, mais malgré tout c’était douloureux de l’entendre.

– Ça ne se passe pas comme ça, contesta Ben.

– Ça se passe exactement comme ça. Me la fais pas à moi, mec. Ce n’est pas parce que je ne participe pas à tes petites sauteries que je ne sais pas ce qui s’y passe. Tout le monde le sait, putain.

Nouveau silence de Ben.

– Je ne sais pas si tu veux être avec elle ou pas, mais je peux te le dire : tu vas la perdre, tu vas perdre ton gosse et tu vas perdre en même temps les quelques fragments d’estime que tu as encore pour toi-même. Tes parents n’ont pas assuré, comme les miens, alors tu sais de quoi je parle. Reprends-toi.

La porte de la chambre s’ouvrit et j’entendis plus nettement les bruits de la fête pendant quelques secondes.

– Si Lizzy a envie de traîner avec Lena, pas de problème. Elle est la bienvenue quand elle veut.

Ben ne répondit rien.

Les sons provenant de la fête s’atténuèrent de nouveau lorsque la porte de la chambre se referma. Puis j’entendis un toc, toc. Une fois, deux fois, trois fois. Je scrutai la porte de la salle de bains, en proie à un mélange de surprise et d’effroi. Jimmy n’y était pas allé avec le dos de la cuillère.

Il était peut-être temps que je parte d’ici.

– Liz, je peux entrer ?

– Ce n’est pas fermé à clé, répondis-je à la porte.

La poignée tourna tout doucement, puis Ben passa la tête dans l’interstice, comme s’il s’attendait à recevoir de nouveaux projectiles, liquides ou autres.

– Pas de danger, lui assurai-je.

– Hey.

– Salut.

Il ne dit rien d’autre, se tournant vers le lavabo pour se nettoyer le visage et le cou. J’avais été bien inspirée en lui balançant mon jus de pomme au visage parce qu’il se débarrassa de son tee-shirt, qu’il jeta au sol. Il passa ensuite un moment à se laver les mains.

Ce n’est qu’après ça qu’il s’approcha de moi.

– Ça t’ennuie si je me joins à toi ?

– C’est ta baignoire, dis-je en haussant les épaules.

Avec un soupir, il grimpa à l’intérieur et s’assit en face de moi, à l’autre bout de la baignoire. Je remontai mes jambes vers moi, m’assurant qu’il ait suffisamment de place sans que nous ayons à nous toucher. Il étira ses longues jambes de part et d’autre de moi, le regard rivé sur mon visage. Nous devions offrir un drôle de spectacle, moi tout habillée dans la baignoire vide, et lui seulement vêtu de son jean et de ses grosses bottes noires. Bon Dieu, il avait un torse magnifique. Je fis de mon mieux pour que mon regard ne s’y attarde pas, mais certaines choses échappaient à ma volonté. Et clairement, Ben à moitié nu en faisait partie. Sa dispute avec Jimmy, cependant, me préoccupait. Tout comme les jointures à vif de sa main droite. Il fallait croire que les Stage Dive aimaient taper dans les murs quand ils étaient énervés. Je me rappelais avoir vu Mal faire la même chose un jour. Les hommes étaient des êtres violents.

Oh, parce que moi je ne jetais jamais rien à la figure des gens…

– Je suppose que tu nous as entendus nous engueuler, Jim et moi.

– Difficile de faire autrement.

Il hocha la tête.

– Il avait raison à propos d’un truc, dit-il. Ça fait longtemps qu’on n’a pas parlé tous les deux. Je veux dire, vraiment parlé.

– Oui.

Nous gardâmes le silence pendant un moment. Hors de question que je me lance la première. À cet instant précis, je manquais du courage nécessaire.

– Je, euh… J’ai été pas mal occupé avec la tournée.

Il fit reposer ses bras sur le rebord de la baignoire, se mettant aussi à l’aise que la céramique et la situation le lui permettaient, ignorant un sillon de sang qui coulait le long de sa main droite.

– Adrian nous a fait rencontrer tous les journalistes du pays ces dernières semaines. C’était dingue.

– Oh.

– Les producteurs ont l’air de croire que la musique se fabrique toute seule. Une fois que David a écrit les chansons, ils pensent qu’il nous suffit d’une ou deux sessions en studio, et hop, terminé. Mais c’est des conneries. Il faut des heures, parfois des jours, pour arriver au bon son. (Dans son regard brillait une intense ferveur, qui n’était pas uniquement due à l’alcool, mais plutôt à sa passion pour la musique.) Avant, David aussi était perfectionniste. Mais les mecs ont l’esprit ailleurs maintenant. Ils ont le regard rivé sur leur montre, parce qu’ils sont pressés de rentrer chez eux retrouver leurs copines. C’est moi qui reste au studio jusqu’à 4 heures du mat’ avec Dean et Tyler pour qu’on arrive à un résultat parfait.

– Ça a l’air d’être vachement de boulot.

– C’est le cas. Jimmy et Mal donnent tout sur scène, et David est le poète qui compose les titres. Mais dans le groupe, c’est moi qui suis en charge de bosser le son. (Il se gratta le menton.) Je sais que j’ai l’air d’un artiste égocentrique qui se la pète en disant ça, mais c’est important, tu sais ? Quoi qu’on fasse, j’ai besoin de savoir qu’on a donné le meilleur.

– Je comprends.

– Je ne t’ai pas évitée, Liz, mais je n’ai pas non plus fait beaucoup d’efforts pour te voir. Tu as dû le remarquer.

– C’est vrai.

– Je me suis dit que j’allais attendre que les choses se calment avec Mal et Anne. Mais bon, c’est encore une excuse.

Son regard sombre me transperça, comme s’il était capable de voir mon âme. Qui sait, peut-être était-ce le cas. Avec lui, j’avais toujours l’impression d’être à nu. Tous ces besoins, toutes ces envies me retournaient le cerveau. J’ignorais si c’était de l’amour que je ressentais pour lui ou seulement du désir. Quoi qu’il en soit, ça craignait.

– Je suis désolé, Liz, dit-il, sa voix douce et profonde emplissant la pièce. Je t’avais promis que je m’occuperais de toi, et je ne l’ai pas fait. Je t’ai encore laissée tomber et cette fois tu traversais des trucs pas faciles. Vraiment pas faciles.

Eh bien…

– Jimmy avait raison, tu n’aurais pas dû supporter ça toute seule.

– Ce n’était pas si dur que ça. (Je me détournai. Cela faisait beaucoup d’émotions pour une journée.) J’avais Anne.

– Oui, mais c’est notre bébé. Et Anne n’est pas moi.

J’inspirai par le nez puis expirai par la bouche, doucement, tâchant de ralentir mon cœur qui battait la chamade. Il disait vrai. Son absence m’avait blessée, et aucun discours d’encouragement prononcé devant le miroir de la salle de bains ne pouvait changer ça.

– Je me trompe ? insista-t-il.

– Non, Ben. Tu as raison.

Il approuva lentement de la tête, comme si nous venions de parvenir à un accord.

– Alors qu’est-ce qu’on fait ? demandai-je.

– Parle-moi.

Les doigts de sa main gauche pianotaient sur le bord de la baignoire. J’ignorais si c’était dû à la nervosité ou à autre chose. Au moins, le sang sur son articulation avait séché.

– De quoi ?

– De tout ce que j’aurais dû savoir ce dernier mois.

Il était sérieux. Très sérieux, même.

– Terminé les textos à la con, Liz. Parle-moi. Maintenant, en face à face. Aide-moi à prouver à Jim qu’il a tort.

Lui donner une nouvelle chance.

Je l’observai, perdue, tandis que mon cerveau cherchait les mots. Toutes les informations facilement récupérables manquaient soit de dignité soit de force. Bon… Pouvais-je me confier à lui sur mes faiblesses et mes inquiétudes ? Telle était la question.

– Allez. Comment tu vas, vraiment ? Comment se sont passées ces dernières semaines ? me poussa-t-il.

Je lui adressai une moue qu’il me rendit.

– S’il te plaît, Liz.

Vaincue, je poussai un grognement.

– Bon, d’accord. C’est merdique.

– Qu’est-ce qui est merdique ?

– Tellement de choses. (J’écartai mes cheveux de mon visage. Après tout, il fallait que je me dévoile maintenant.) La grossesse, c’est merdique. « C’est naturel. » Tu parles ! J’ai enfin arrêté de vomir, mais je suis exténuée tout le temps. Arrêter le café a été super dur. Aucune de mes fringues ne me va à cause de ces foutus seins qui me font mal constamment. Il faut que j’aille aux toilettes toutes les trente secondes et, pour couronner le tout, je pleure chaque fois que je vois la pub Healthy Hound. C’est ridicule.

De petits sillons se dessinèrent de chaque côté de son nez.

– Tu pleures devant une pub de bouffe pour chiens ?

– Oui. Les petits chiots sautent partout pour atteindre leur mère, ils sont tellement mignons avec leurs petites queues qui frétillent.

Il me regarda sans rien dire.

– Je sais que c’est bizarre, Ben. Crois-moi, j’en suis consciente.

– Mais non, t’inquiète.

Il dissimula un sourire avec sa main. Trop tard, le salaud.

– Pas facile de gérer les hormones qui foutent le bordel. Euh, le bazar, me corrigeai-je.

– Le bazar ?

– J’essaie de ne pas dire de gros mots, expliquai-je. Tu ne voudrais pas que le premier mot de notre enfant soit un juron ?

– Non. Compris.

Ce mec n’était absolument pas doué pour sourire discrètement.

– Pas de gros mots, dit-il.

Connard. Je plissai les paupières, réfrénant mon propre sourire.

– Je ne me moque pas de toi. Sincèrement, mentit-il éhontément.

Cela dit, c’était plutôt agréable de le voir comme ça, et d’entendre son rire grave. Au moins, sa mauvaise humeur semblait s’être envolée.

– Et puis mes chevilles sont moches et enflées, ajoutai-je. C’est horrible.

– Quoi ? Montre-moi.

L’énorme patte de Ben m’attrapa par le mollet, qu’il posa sur ses genoux. Sans préambule, il remonta la jambe de mon pantalon et m’ôta ma sandale, avant de la laisser tomber sur le sol.

– Ta cheville me paraît tout à fait normale, décréta-t-il.

– Je fais de la rétention d’eau. C’est dégoûtant.

Ramenant d’une main une longue mèche de ses cheveux bruns en arrière, il me lança un regard dubitatif.

– Lâche mon pied, s’il te plaît, lui ordonnai-je. Je n’ai pas envie que tu le voies.

Il secoua lentement la tête.

– C’est ça que tu as fait pendant un mois ? Te fourrer des conneries dans le crâne et pleurer devant des pubs de chiens ?

– Ma cheville est clairement enflée, Ben. Et je t’ai expliqué pour la pub. Rends-moi mon pied.

– Non.

Il fit glisser une de mes jambes sous l’autre et y posa mon pied avant de commencer à me masser les orteils. Qu’est-ce que c’était bon ! Ce mec avait des doigts incroyablement puissants – sûrement parce qu’il jouait de la basse. Lorsque ses pouces s’enfoncèrent dans ma voûte plantaire, ma volonté fondit brusquement. Le paradis, le nirvana… tant qu’il continuait, je les avais à portée de main.

– C’est tellement agréable, soupirai-je en m’affaissant un peu plus dans la baignoire.

Il émit un son rauque, éventuellement interprétable comme le mot « bon ».

– Ça va, ta main ? finis-je par lui demander.

Il me regarda par-dessous ses sourcils froncés, les lèvres serrées. Ses doigts magiques s’interrompirent quelques secondes, puis se remirent à malaxer mes pieds.

– J’ai peut-être fait un ou deux trous dans le mur après le départ de Jim, admit-il.

– Oh.

– Il avait raison. Tu as géré ça seule depuis le début, et tout ce que j’ai fait c’est balancer du fric sur le problème en espérant que ça le ferait disparaître. (Il entreprit de masser mon talon, prenant soin de ma cheville gonflée.) Je ne voulais pas savoir, Liz. C’est pour ça que j’ai gardé mes distances. Tout ce qui m’importait, c’était de continuer à vivre comme avant, me convaincre que rien de tout ça n’était en train de se produire.

– Moi aussi. Sauf que mon corps ne cesse de me rappeler à l’ordre. (Je ris, bien que le sujet n’eût rien de drôle.) On n’est pas si différents, Ben. Cette situation nous a chamboulés tous les deux, et le mot est faible.

– Ne me cherche pas d’excuses, grommela-t-il.

– D’accord, tu es un connard et tu m’as encore laissée tomber. Ça va mieux ?

– Je croyais qu’on n’avait pas le droit de dire de gros mots ? rétorqua-t-il avec, cette fois, un grand sourire.

– Oups.

C’était dingue l’effet qu’un massage de pied pouvait avoir sur mon humeur. À cette seconde, j’aimais le monde entier et toute colère me semblait très, très loin. Il saisit alors mon autre pied, remonta à nouveau mon jean et me débarrassa de ma sandale. Je n’essayai pas de l’en empêcher – oh non, certainement pas.

– Je peux te poser une question ? demandai-je.

– Vas-y.

– Pourquoi n’as-tu jamais eu envie d’avoir des enfants ?

– Parce que c’est moi, Liz. Ce que tu vois, c’est ce que je suis. J’aime les situations faciles, sans complications. Mais toi et moi, ça n’a jamais été facile. Ça a été compliqué depuis la minute où je t’ai vue. Avec Mal, à cause du fait que tu étais un peu plus jeune, plus sérieuse, et maintenant avec la grossesse. (Il secoua la tête.) Certaines filles se fichent que je fasse ma vie de mon côté. Ça ne les dérange pas. Mais toi, avec le bébé, tu as besoin de plus que ça. Et tu mérites plus que ça.

– On perturbe ton mode de fonctionnement.

Il me scruta attentivement.

– C’est plus que ça. Merde. C’est la première fois que j’essaie d’expliquer ça à quelqu’un. Quand tu étais petite, est-ce qu’il y avait un jeu que tu aimais plus que tout ? Eh bien imagine-toi te réveiller tous les matins pour découvrir que tu ne vas rien faire d’autre que jouer à ce jeu et te dire que ta vie ne pourrait pas être plus parfaite. C’est à ça que ressemble mon quotidien. Chaque jour, je me lève pour jouer de la musique, pour créer quelque chose.

J’approuvai tristement de la tête. J’étais enfin en train de comprendre. Ben était un homme qui vivait son rêve. Comment lutter contre ça ? Il avait peut-être aimé l’idée d’être avec moi, mais en réalité il n’y avait jamais eu de place pour moi dans sa vie.

– Quand les mecs sont occupés, je saute dans un avion pour aller jouer avec un autre groupe, poursuivit-il. Remplacer un musicien, jouer sur un album. Ou même faire un bœuf avec des types que je ne connais pas dans un petit bar merdique où personne ne sait qui je suis. C’est ma vie. J’ai la chance de faire quelque chose de nouveau chaque jour, d’apprendre. Et c’est le top, putain. Il n’y a rien de meilleur.

– Ça a l’air génial.

– Ça l’est, confirma-t-il. Et c’est la raison pour laquelle je n’ai jamais envisagé d’avoir des gosses. Même une copine m’apparaissait comme une trop grande distraction. Attention, j’aime les femmes. Mais ça a toujours été plus facile de trouver une fille pour la nuit que de m’engager dans quelque chose qui m’empêcherait d’être qui je suis, de faire ce que j’aime.

Je hochai la tête. Qu’y avait-il à répondre à ça ? Entamer une relation en espérant que l’autre change était idiot. Ben et moi étions voués à l’échec avant même d’avoir commencé quoi que ce soit ; je venais seulement de m’en rendre compte. Je ne doutais pas qu’il m’appréciait, mais ce n’était pas suffisant.

– Ça ne veut pas dire que je ne serai pas là pour toi et pour notre enfant, affirma-t-il. Tu as dit qu’on pourrait être amis. Est-ce que ta proposition tient toujours ?

Être amis, c’était la bonne chose à faire. Je repoussai ma déception et plaquai un sourire sur mon visage.

– Absolument, répondis-je.

– Super.

C’était moi et le haricot, et le haricot et moi. Quoi qu’il arrive, je serais toujours là pour ma petite fille. Son papa ferait ce qu’il pourrait. Et pour être honnête, s’il continuait à me masser les pieds comme ça, je voulais bien être sa meilleure amie en dépit de mon cœur brisé.

Tête baissée, il était complètement concentré sur sa tâche. Généralement mes pieds n’étaient pas aussi fascinants que ça. C’était peut-être un fétichiste des pieds. Ses doigts dessinaient des cercles lents sur mon affreuse cheville, avant de malaxer à nouveau ma voûte plantaire. L’extase totale. Je pouvais presque sentir mes hormones en délire se soumettre et s’offrir à lui, se prosternant et l’appelant papa, ces saletés. Ce que les mains de ce mec étaient capables de me faire… La moindre parcelle de mon corps était en extase, comme en apesanteur… J’en avais des frissons.

Une seconde. Merde, j’étais carrément excitée.

Manifestement, un cœur blessé ne pouvait pas rivaliser avec un vagin en manque. Cette envie de sperme n’avait pas de sens : j’avais déjà un bébé à bord. Mes tétons en demande d’attention se dressaient, triomphants et fiers, sous mon débardeur, suppliant les lèvres de Ben de se poser sur eux. Entre mes jambes, la situation ne valait guère mieux. Depuis quand mes pieds étaient-ils devenus une zone érogène classée triple X ? Ses mains expertes faisaient doucement l’amour à mes orteils, et mes muscles se transformèrent en gelée. Mes jambes s’écartèrent en signe d’invitation – indépendamment de ma volonté, je le jure. C’était juste incroyablement bon.

Putain de bordel de merde. Personne ne m’avait prévenue que la grossesse pouvait vous rendre chaude comme la braise.

En dépit de mon état d’excitation, je ne pus m’empêcher de remarquer que quelques centimètres à peine séparaient mes doigts de pied du renflement de la braguette de son jean. Ça ne serait pas très difficile de le toucher ; il suffirait pour ça que je tende un tout petit peu le pied. Je pourrais juste effleurer son entrejambe puis faire mine que ce n’était qu’un accident. « Oh, comme je suis maladroite de caresser avec mon pied le sexe d’un homme innocent et naïf. C’est affreusement gênant, mais ça pourrait arriver à n’importe qui. »

Sauf que non.

Voilà la raison pour laquelle, d’après mon expérience, les amis ne se massaient pas les pieds à moins qu’il n’y ait anguille sous roche. Ce mec me perturbait déjà suffisamment, inutile d’en rajouter.

Un petit gémissement s’échappa de mes lèvres, résonnant contre les murs carrelés de la pièce.

– Ça va ? me demanda-t-il.

– Oui, oui.

– Tu as fait un bruit.

– Non.

Une petite ride se creusa au-dessus de son nez.

– D’accord.

– C’était super, déclarai-je en ramenant mes jambes à présent surexcitées en sécurité de l’autre côté de la baignoire. Merci. C’est très gentil de ta part. Je crois qu’on fera de très bons amis.

Il me regarda longuement.

– Avec plaisir. Si tu as besoin de quelque chose, je veux que tu me le dises. Il n’y a que comme ça que ça marchera.

– D’accord.

J’avais besoin d’avoir accès à son corps nu. Maintenant.

– Je veux que tu sois complètement honnête avec moi, O.K. ?

– Promis.

Alors si je pouvais, je le chevaucherais jusqu’à chez moi.

– À partir de maintenant, on va parler, continua-t-il. Tout le temps. Blablaba, voilà ce qu’on va faire.

– Ça marche.

– Génial.

La façon dont ses lèvres jouaient avec ce simple mot signifiait beaucoup, beaucoup plus que ça n’aurait dû. Et c’était peut-être mon imagination, mais j’étais à peu près sûre que ses pupilles étaient deux fois plus dilatées que d’habitude. Elles étaient semblables à deux mares de sexitude et de désir m’invitant à sauter en elles et à m’y abandonner sans vergogne. Tout à coup, j’avais du mal à respirer. Mais aussi à penser, de toute évidence. Je ne sais pas ce qui en lui me mettait d’humeur poétique, mais il fallait vraiment que j’arrête.

– Je ferais mieux d’y aller, dis-je.

– C’est dingue, putain…, marmonna-t-il.

– Quoi ?

– Toi.

J’émis un grognement, gênée.

– Allez, arrête. Je t’ai expliqué pour la pub pour chiens, et je t’ai raconté ça en toute confiance. Ne t’avise pas de le répéter à qui que ce soit.

– Je ne parlais pas de ça, objecta-t-il, le début d’un sourire au coin des lèvres, ce qui me fit un effet dingue.

– Tu parlais de quoi alors ? demandai-je, à la fois curieuse et réticente de savoir.

Il hésita, dissimulant à nouveau un sourire derrière sa main blessée.

– Allez, on se dit tout maintenant, insistai-je.

– Je suis à peu près certain que tu n’as pas envie de m’entendre parler de ma bite.

– Ta, euh… ta bite ?

– Ouais.

– Ah. Tu as beaucoup bu ce soir ?

– Pas assez pour ça.

Le sourire qu’il m’adressa faillit me procurer un orgasme immédiat. Et le fait que ce dernier soit encadré par sa barbe soyeuse pourrait bien m’achever. Je savais exactement les sensations qu’elle me donnait. C’était tellement excitant. Jamais je n’avais eu autant envie de frotter mes joues – ainsi que d’autres parties de mon corps – contre le visage de quelqu’un. Dès qu’il s’agissait de cette fameuse nuit à Las Vegas, ma mémoire se révélait un peu trop précise.

– Tout à l’heure, tu m’as demandé si j’avais couché avec des filles depuis que j’avais appris pour le bébé, reprit-il. La réponse est non.

– Bien sûr ! répliquai-je en riant.

– Je suis sérieux. Rien depuis ce soir-là. Même pas de près.

Ça alors…

– Pourquoi ?

– Je n’en sais rien. Il faut croire que j’ai perdu ma libido. (Il se gratta le menton.) Ça ne m’intéressait même pas. C’est juste que… non, rien.

– Tu n’arrivais pas à bander ? demandai-je, un peu horrifiée et beaucoup trop curieuse – Ben m’avait toujours paru tellement viril.

– Je n’avais pas envie de bander, précisa-t-il. C’est différent.

– Ah. Mais Jimmy a dit…

– Jimmy ne sait pas tout. (Il fit craquer son cou, l’agacement perçant dans son regard.) J’aurais préféré que tu n’entendes pas cette conversation.

Là, je n’aurais pas pu en dire de même. Leur discussion s’était révélée très instructive.

– Je n’avais pas envie de me taper qui que ce soit parce que j’étais inquiet pour toi et pour le bébé, m’expliqua-t-il. Ça a été compliqué pour moi de gérer ça, tu sais ?

– Oui. Ça craint que le sexe ait de telles conséquences, lançai-je en souriant. Je crois que j’ai été assez protégée. Anne s’est toujours occupée des choses importantes. Mais cette fois c’est impossible. C’est à moi d’assumer.

– Et à moi.

– Oui.

Ça, le temps nous le dirait.

– Bref, reprit-il. Je me suis juste dit que tu trouverais ça marrant.

– Le fait que tu souffres de troubles de l’érection ? Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle là-dedans, Ben.

– Rien à voir avec un trouble de l’érection, Liz, répliqua-t-il avec un regard peiné. Arrête de dire des conneries.

– O.K., O.K. Désolée.

– C’est simplement que j’étais comme engourdi. J’ai perdu tout intérêt pour le sexe pendant un temps.

– Je vois. Engourdi.

– Bref, fit-il, les sourcils froncés. (Ah, l’ego masculin. Chatouilleux.) Dès que je me retrouve près de toi, ma bite se décide à sortir de sa période d’hibernation. Merci mon Dieu. J’avais peur de devoir attendre la naissance du bébé pour que ça revienne.

– Oui, ouf !

Je réfléchis à cette information quelques instants. Ce n’était pas forcément une bonne nouvelle – pour moi, en tout cas. Les autres femmes de l’univers, en revanche, seraient certainement ravies de l’apprendre.

– Eh bien on a réglé certains de nos problèmes, continuai-je, donc j’imagine que c’est normal que tu te sentes mieux.

Son visage se plissa.

– Ma belle, je ne parle pas du fait qu’on soit amis, bien que ce soit super et tout. Je parle du fait que tu m’excites. C’est le cas depuis le jour où je t’ai rencontrée. Physiquement, tu me fais de l’effet.

– Ah bon ?

– Oui. Il va juste falloir que je canalise ça autrement.

Mes lèvres bougèrent, mais aucun son ne sortit de ma bouche pendant un moment. Je lui faisais de l’effet. Bon sang, s’il savait à quel point il m’en faisait encore. Malheureusement, tout espoir m’était interdit. Je ne pouvais pas me permettre d’établir le moindre contact physique avec lui. Mes sentiments étaient trop forts et, de toute évidence, Ben ne cherchait rien de plus que du divertissement. Je le savais maintenant sans l’ombre d’un doute.

– Ben, tu es sûr que ce n’était pas plutôt un blocage psychologique ? suggérai-je. L’inquiétude générée par ma grossesse et la façon dont ça va affecter ta vie plutôt que moi, physiquement ?

Il leva un sourcil.

– Hé, j’ai vu certaines des filles qui sont là, poursuivis-je. Et si tu les as eues sous les yeux tous les soirs, il est peu probable que moi, avec mon petit ventre de femme enceinte et mes chevilles enflées, je t’aie tout à coup rendu tes sensations.

Je vis sa langue bouger derrière sa joue tandis qu’il demeurait silencieux. Je remarquai cependant une étincelle amusée dans son regard.

– J’essaie juste d’être rationnelle, ajoutai-je.

– Le problème c’est que rien de tout ça n’est rationnel.

Mmh.

– Les bites ne sont pas pourvues de cerveau, argua-t-il. C’est pour ça que les mecs ont plein de problèmes.

Il n’avait pas tort. De toute évidence, les sexes masculins n’étaient pas non plus doués d’émotions, les sales bêtes.

– Ce que j’essaie de dire, Liz, c’est que tu as raison. J’étais jaloux. J’ai envie de toi. Je ne vais rien faire pour ça parce que la situation est déjà suffisamment compliquée comme ça et que notre but est d’essayer d’être amis. C’est ce qu’il y a de mieux pour le bébé.

– Très bien.

Ce qu’il venait de dire ne constituait rien d’autre que la vérité. Pourtant, mon vagin sombra subitement dans une profonde dépression. Mon cœur n’était pas ravi non plus.

– Le milieu de la musique n’est pas spécialement propice pour les relations sérieuses, avec tous les déplacements, tout ça. Les couples ne durent pas. J’en ai été témoin pas mal de fois. Je ne veux pas faire subir à notre enfant une séparation douloureuse, et toi non plus.

– Quoi ? répliquai-je en penchant la tête sur le côté. Tu es sérieux, on dirait. Et David et Ev ?

– Le temps nous le dira.

– Je trouve ça triste, Ben.

– Fais-moi confiance, Liz. Ce qu’il y a de mieux pour notre enfant, c’est que toi et moi nous travaillions à avoir une relation à long terme qui nous convienne à tous les deux. Ce qui veut dire être amis et apprendre à devenir parents, d’accord ?

– D’accord. J’imagine.

– Je sais que ce n’est pas moi l’étudiant en psycho, mais je pense que ça serait mieux si tu ne te mettais pas avec un des mes amis ou un des mecs avec qui je bosse. Je pense que ça compliquerait les choses.

– Oui. Je comprends.

– Et de mon côté je ne coucherai jamais avec une de tes copines.

– Merci.

Il eut un mouvement de menton d’approbation.

– Dis donc, on assure un max dans la définition de notre relation, dis-je.

Il m’adressa un sourire.

– Tout va très bien se passer, renchéris-je.

À m’en fendre le cœur…

– J’espère, affirma-t-il.

– En revanche, il vaudrait sans doute mieux qu’on ne parle pas de ton pénis ou de sexe à l’avenir. On n’est peut-être pas obligés d’être à cent pour cent honnêtes l’un envers l’autre.

– Tu as raison, admit-il en grimaçant. C’est ma faute. Inutile de tout mélanger.

– Pas de problème.

Il me tendit sa main droite.

– Amis ?

– Carrément. Ça va être chouette.