Chapitre 8

C’était archi-nul.

Au total, la tournée comptait trente-cinq dates : dix-sept pour la première étape, avant l’Europe, puis le retour aux États-Unis pour couvrir les États du nord du pays. Le groupe se produisait dans une nouvelle ville quasiment un jour sur deux, sans interruption. Cependant, Ben ne m’avait pas menti : on avait été aux petits soins avec moi. Je n’eus rien d’autre à faire que de monter dans des jets privés, en descendre, et continuer à être enceinte pendant que le room service pourvoyait à mes moindres besoins.

Notre emploi du temps ressemblait plus ou moins à ça : nous arrivions dans une ville, puis nous nous installions dans un hôtel devant lequel des fans hurlaient et tombaient dans les pommes. Parfois les garçons avaient un peu de temps libre pendant la journée, qu’ils passaient généralement en compagnie de leur moitié. Ou, dans le cas de Ben, à faire des bœufs arrosés de bière avec les Down Fourth.

Non pas que les musiciens ne se voyaient pas, mais apparemment les jeunes couples passaient une grosse partie de leur temps à s’envoyer en l’air. Avec force bruits. Jim et Ben allaient régulièrement à la salle de sport, et il leur arrivait parfois de dîner tous ensemble après les concerts. Cependant, comme Mal refusait toujours de parler à Ben en dehors de ce qui concernait le groupe, les relations entre eux deux étaient pour le moins difficiles.

Une grande partie de leur temps était consacrée à la promo – émissions de télé, de radio, journaux télévisés –, ainsi qu’aux séances de répétitions, balances et autres réunions. Les Stage Dive avaient peut-être fait le tour du pays plusieurs fois, mais en réalité ils n’en avaient pas vu grand-chose. Lorsqu’ils n’étaient pas en pleine partie de jambes en l’air, tout leur temps était pris par le business. Ce qui me laissa tout le loisir de m’avancer sur mes lectures en prévision de la rentrée prochaine, sauf quand j’étais avec Ben, à essayer de définir les contours de notre amitié. Le fait que sa simple vue déchaîne mes hormones n’aidait pas beaucoup. Les heures que je passai à me donner du bon temps avec ma main après l’une de ses visites était d’une tristesse absolue. C’était dingue, la grossesse.

À Albuquerque, nous prîmes un café ensemble un matin – tisane pour moi et environ quatre litres de café noir pour lui. Notre conversation fut un peu poussive, en grande partie parce que Ben n’avait dormi que trois heures.

Non, je n’avais pas demandé davantage de détails.

À Oklahoma City, nous tentâmes de déjeuner dans sa chambre. Malheureusement, un fan un peu trop enthousiaste parvint à se menotter à la poignée de la porte de l’escalier d’évacuation d’urgence, en face de la suite de Ben. À cause de ses hurlements et de l’alarme à incendie qu’il déclencha, le bâtiment dut être évacué et notre déjeuner fut annulé.

À Wichita, nous décidâmes d’aller nous balader, mais nous dûmes rentrer à l’hôtel en courant après que Ben faillit être attaqué par la foule. Les gens ne le reconnaissaient peut-être pas à Portland, malheureusement dans les autres villes nous n’avions pas cette chance.

Ça me peinait de devoir l’admettre, mais arrivés à Atlanta je crois que nous commencions tous les deux à baisser les bras. On ne prévit pas de rendez-vous. Et puis j’avais attrapé un rhume.

À Charlotte, mon rhume décida de devenir plus sérieux et un médecin fut appelé, sans doute à grands frais. J’aurais pu me conseiller moi-même de me reposer et de continuer à prendre mes vitamines de grossesse pour beaucoup moins cher. Mon nez luisait d’un rouge vif et coulait à flots. Magnifique. Anne fut la seule autorisée à me rendre visite. Personne d’autre ne pouvait se permettre de partager mes microbes. Le fait que Mal introduisait sa langue dans la bouche de ma sœur chaque fois qu’il en avait l’occasion ne semblait déranger personne. Adrian, le manager du groupe, me déclara aussitôt en état de quarantaine. Je n’avais même pas le droit de passer la tête par la porte de ma chambre.

Connard.

 

Ben : Tout va bien ? Lena m’a dit que tu ne pouvais voir personne.

Lizzy : Ça va. C’est juste un rhume.

Ben : Merde. T’as vu un médecin ?

Lizzy : Oui. Les nausées et le bébé m’ont fatiguée. Il faut que je boive plus de jus de fruits, tout ça. Que je continue les vitamines. Apparemment mon système immunitaire s’occupe plus d’elle que de moi.

Ben : O.K. Tu as besoin de quelque chose ?

Lizzy : Non merci. J’ai encore entendu son cœur. Il bat fort.

Ben : Tu peux déjà entendre son cœur ? Putain. Incroyable.

Lizzy : N’est-ce pas ?

Ben : C’est peut-être un garçon.

Lizzy : N’insulte pas mon instinct maternel.

Ben : Je ne me permettrais pas.

 

Lizzy : Je ne m’étais jamais rendu compte qu’il existait tant de jus de fruits différents. Merci.

Ben : Si tu as besoin de quoi que ce soit d’autre, dis-moi.

Lizzy : D’accord. Merci encore.

 

Lizzy : Merci pour les fleurs.

Ben : Pas de problème. Tu te sens mieux ?

Lizzy : Non. Je me réincarne en reine du flegme ! On m’a mise sous antibiotiques. Ça devrait aller mieux rapidement.

Ben : Tant mieux. Je peux t’apporter quelque chose ?

Lizzy : Non, c’est gentil. Bon concert.

Ben : Repose-toi bien.

 

Lizzy : Est-ce que Mal t’a dit que je restais ici ?

Ben : Tu ne viens pas à Nashville ?

Lizzy : Non. Les médecins ne veulent pas que je prenne l’avion. Mal ne t’a rien dit ?

Ben : Non.

Lizzy : Merde. Désolée.

Ben : T’inquiète. Tu es encore malade ? C’est grave ?

Lizzy : Non. Ils sont juste prudents. Et puis il ne faudrait pas que je vous refile mon virus.

Ben : Je t’appelle.

Lizzy : Je perds ma voix. Ça me fait mal de parler.

Ben : Merde. T’es sûre ?

Ben : Le médecin a dit quoi exactement ?

Lizzy : C’est juste un rhume. Maux de tête et nez bouché. Pas de fièvres élevées qui pourraient se révéler dangereuses. Tout est normal.

Ben : On devrait peut-être demander un deuxième avis.

Lizzy : Ne t’en fais pas. Anne sera avec moi. Ça ira mieux dans quelques jours. On se voit à Memphis.

Ben : Tiens-moi au courant. Besoin de rien ?

Lizzy : Non. Juste de sommeil. À plus.

 

Ben : Comment tu te sens aujourd’hui ?

Lizzy : Mon nez coule un peu moins.

Ben : Bien. Je m’inquiétais pour toi.

Lizzy : Ça va aller. Je dors et je regarde pas mal la télé.

Ben : Super. Repose-toi.

Lizzy : Avec Anne en mode infirmière je n’ai pas vraiment le choix.

Ben : Ah, la famille…

Lizzy : Tu l’as dit.

Ben : Tu as besoin de quelque chose ?

Lizzy : Ça va.

Ben : Désolé d’avoir loupé ton appel. Qu’est-ce qui se passe ?

Lizzy : Je voulais juste te souhaiter bonne chance pour le concert. C’est comment, Memphis ? Tu as vu Elvis ?

Ben : Pas encore. Mais il est là, quelque part. Comment tu te sens ?

Lizzy : Beaucoup mieux. Je m’ennuie. Je veux sortir de mon lit. Encore un jour ou deux, d’après le médecin. Ma tension était un peu basse, du coup j’ai eu des vertiges. Mais rien de grave.

Ben : Tu t’es évanouie ? Qu’est-ce qui s’est passé ?

Lizzy : Non, je suis juste tombée. Ça va. Je prends du fer.

Ben : Merde, t’es sûre ?

Lizzy : Oui. Ne t’inquiète pas, s’il te plaît. Ça ira mieux dans quelques jours.

Ben : D’accord. Ça me fera plaisir de te voir.

Lizzy : Moi aussi. J’en ai ras le bol d’être malade. On se voit à Saint-Louis ?

Ben : Ça marche.

 

Lizzy : Anne m’a dit que tu l’avais appelée. C’est courageux de ta part.

Ben : Je voulais m’assurer que tu allais bien.

Lizzy : Je sais. Mais je ne te cache rien.

Ben : Oui, j’étais juste inquiet.

Lizzy : Le médecin est super. Je te tiens au courant s’il y a des changements. À très vite.

 

Lizzy : Je suis à présent l’heureuse propriétaire d’un large assortiment de pyjamas super confortables et de la plus importante collection au monde de films de zombies.

Ben : 6

Lizzy : Tu assures comme une bête.

Ben : Les pyjamas, c’était l’idée de Lena. Les zombies, c’est moi.

Lizzy : Les deux m’ont fait très plaisir. Merci.

Ben : Tu regardes quel film ?

Lizzy : L’Armée des morts.

Ben : L’original ou le remake ?

Lizzy : Le remake. J’adore les acteurs.

Ben : Cool. Pas vu.

Lizzy : C’est pas du Romero mais c’est sympa.

Ben : On le regardera ensemble.

 

Lizzy : Avec plaisir.

Lizzy : Suis arrivée. Je vais dormir.

Ben : Ça va ?

Lizzy : Oui. Juste fatiguée. Bon concert.

Ben : Merci. À demain.

 

Ce qui était triste, c’est que Ben et moi étions meilleurs dans les échanges de textos que nous ne l’avions jamais été pour nous parler en tête à tête. À l’exception de ce fameux soir à Las Vegas. Oh, il y avait aussi eu la fois où nous avions discuté dans son pick-up. Et celle dans la baignoire de sa suite, à l’hôtel, après sa dispute avec Jimmy, même s’il avait un peu bu ce soir-là.

Quoi qu’il en soit, le vol m’avait exténuée, aussi allai-je me coucher dès notre arrivée à Saint-Louis. Mais je n’eus pas vraiment le loisir de beaucoup dormir.

– Va te faire foutre, mec ! eus-je droit en guise de radioréveil. Tu n’entreras pas ici.

– Pousse-toi de là, siffla une voix grave teintée d’énervement.

– Du calme, intervint une autre voix masculine.

– Ben, sois raisonnable. Elle dort, dit Anne d’un ton qui se voulait apaisant.

– Il est 13 heures. Elle a dit qu’elle allait mieux, alors pourquoi est-ce qu’elle dort encore, bordel ?

Ah, ça, maintenant j’étais bien réveillée.

– Il n’a pas tort, Anne. Est-ce que quelqu’un a eu de ses nouvelles récemment ?

Je reconnus la voix de Lena, mais je n’avais aucune idée de ce qu’elle fichait là.

– Il y a quelque chose qui ne va pas. Je veux qu’un médecin vienne immédiatement, exigea Ben.

– Deux secondes. On est tous inquiets pour elle.

Était-ce Ev ? Apparemment, tout le monde était réuni devant la porte de ma chambre.

– Je t’avais prévenu, mec. Je ne veux pas que tu te pointes chez moi. Je suis peut-être obligé de bosser avec toi, mais en dehors de ça je ne veux rien avoir à faire avec toi.

– Putain…

– Tu as bousillé la confiance qu’il y avait entre nous.

– Je sais, soupira Ben. Et j’en suis désolé. Mais là, j’ai besoin de savoir qu’elle va bien.

– Je vais bien, annonçai-je en sortant de ma chambre. Ouah, vous êtes vraiment tous là.

Et par « tous », je voulais vraiment dire tout le monde. David et Ev, Lena et Jimmy, et bien sûr ma sœur et Mal puisque je partageais encore leur suite. Heureusement, je portais un de mes nouveaux pantalons de pyjama bleu avec un débardeur à rayures assorti, au-dessous duquel pointait mon petit ventre arrondi.

– Liz, fit Ben en se précipitant sur moi, m’engloutissant dans ses bras robustes.

– Salut, marmonnai-je dans ses pectoraux.

Je venais pour ainsi dire de me figer, parce que nous n’étions pas habitués à des gestes de tendresse. Mais c’était tellement bon ! Mon pauvre corps fatigué frissonna de la plus agréable des manières. En gros, Ben était en train de me demander de faire l’amour à sa jambe. Ce n’était pas joli d’être désespérée.

– Est-ce que ça va ? demanda-t-il en étudiant mon visage.

– Ça va, j’avais juste besoin de dormir. Désolée d’avoir affolé tout le monde.

Ben fronça les sourcils, plaçant ses mains en coupe autour de mon visage, qu’il fit pivoter d’un côté puis de l’autre pour l’inspecter.

– Ça n’a pas l’air d’aller. Tu parais fatiguée.

– J’ai eu du mal à m’endormir hier soir. Mais je me suis bien remise de mon rhume. Adieu la Reine du Flegme et tout ça.

– Tu es sûre ? insista-t-il en me lançant un regard dubitatif.

– Va te faire voir. Je suis rayonnante.

Cet enfoiré eut une moue perplexe.

– Désolé. J’étais juste inquiet pour toi.

– Apparemment j’avais une grosse carence en fer. Je prends des compléments maintenant, et je mange un peu plus. Je serai bientôt en pleine forme. Je me sens bien. Super bien même. Je suis ravie d’être de nouveau sur pied.

– Comment ça se fait que tu aies eu du mal à t’endormir ? voulut savoir Ben.

Si ma bouche fonctionnait parfaitement bien, mon cerveau, lui, était encore trop embrumé pour inventer du tac au tac un mensonge crédible. Pis, mon visage s’enflamma. Et merde. De toutes les questions qu’on pouvait me poser, celle-là était précisément celle à laquelle je n’avais aucune envie de répondre.

– Aucune idée, je n’arrivais pas à dormir, c’est tout, répondis-je.

– Liz.

– Ben.

– Réponds-moi, aboya-t-il.

– Parce que les murs sont fins, d’accord ? Il y avait trop de bruit. Maintenant, assez de questions. J’ai faim.

– Ha ! s’exclama Mal, un air de triomphe sur le visage et les mains posées sur les hanches. Tes fêtes débiles l’ont empêchée de dormir.

– Ma putain de suite est à l’autre bout de l’hôtel, riposta Ben. Comment est-ce que j’aurais pu l’empêcher de dormir ?

– Mais alors, si ce n’est pas toi… (Les sourcils d’Anne se levèrent et elle se couvrit la bouche d’une main.) Oh, mince. Désolée, Liz.

Je hochai la tête, incapable de lui faire face pour le moment.

– Quoi ? intervint Mal, le regard empli de confusion. De quoi vous parlez ?

Jimmy renifla. Quelques secondes plus tard, son frère l’imita. Au moins, Ev et Lena eurent l’élégance de se contenir. C’étaient vraiment des filles adorables.

J’aurais préféré ne jamais apprendre que ma sœur était du genre à crier au lit. Quant au fait que Mal soit lui aussi du genre bruyant, cela me rendait plutôt perplexe. Si seulement il était possible d’effacer définitivement certains souvenirs du cerveau. Voilà qui pourrait constituer une fonction très utile.

– Tu peux m’expliquer, ma puce ? demanda Mal.

L’attirant à elle, Anne lui murmura quelque chose à l’oreille. Mal se mit alors à glousser.

– Ce n’est pas drôle, le sermonna Anne.

– Oh si, c’est très drôle.

Elle secoua la tête, les bras croisés sur sa poitrine.

– Le Dieu du Sexe a encore frappé ! se gargarisa Mal.

– Ferme-la.

Un immense sourire aux lèvres, Mal embrassa Anne sur la bouche.

– Donc tu as rattrapé le sommeil qui te manquait ? me demanda Ben, ignorant la conversation en cours.

– Oui. Merci.

– On ferait bien de te donner un petit déjeuner. De quoi as-tu envie ?

– Mmh. (Mon estomac gronda bruyamment, mais ça m’était égal.) J’aimerais la plus grosse omelette connue de l’humanité.

– Ça marche.

Le regard de Ben se dirigea alors vers ma taille, puis sa main suivit, se posant, hésitante, sur mon ventre. Il était encore très tôt dans le monde du haricot, aussi la bosse qui enflait mon ventre pouvait aussi bien être due à ma mauvaise posture qu’à autre chose. Mais je savais qu’elle était à l’intérieur, en train de grandir et de vivre sa vie. C’était magique.

– Ça ne t’ennuie pas que je…, dit-il.

– Pas de problème.

La paume de sa main me réchauffa la peau, ses doigts râpeux glissant sur moi, me chatouillant très légèrement – et m’excitant, évidemment, merde ! Son pouce frottait doucement ma peau, ses callosités me donnant la chair de poule. En réalité, j’étais à peu près certaine que c’était lui qui me donnait la chair de poule, peu importe à quoi ses mains étaient occupées. Et malheureusement, je crois bien qu’il m’avait manqué, la semaine précédente. Sa voix, sa présence, tout. Je levai les yeux vers son visage, comme envoûtée. Être auprès de Ben me semblait aussi naturel que respirer. À cet instant, je me fichais bien de savoir ce qu’il avait pu faire pendant mon absence. Mon cœur était vraiment nul !

En attendant, le silence qui régnait commençait à me rendre nerveuse.

– Quinze semaines, dis-je.

– Ouah, fit-il en souriant.

Je lui souris en retour, perdue. Comme d’habitude.

– Je vais aller m’habiller, alors.

– Nan, t’inquiète, dit-il. On va commander ton omelette dans ma chambre, comme ça tu pourras me briefer sur tout ce que j’ai loupé cette semaine.

– D’accord. Avec plaisir.

Pivotant, nous nous retrouvâmes face aux autres. Tous les regards étaient braqués sur nous – visiblement, notre petite discussion avait enchanté tout le monde. Absorbée par l’instant, j’en avais presque oublié que nous avions un auditoire.

– Allez, mec, dit David en tapotant l’épaule de Mal.

– Quoi ? répliqua celui-ci en lui jetant un regard noir.

– Tout ça est en train de s’arranger, estima Jimmy. Maintenant il est temps que vous vous réconciliiez, bande de nazes. Allez, un bisou.

– Va te faire foutre, Jimbo.

Ben lâcha ma main et s’avança d’un pas.

– Ils ont raison, dit-il à Mal. Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?

Avec l’air d’un homme profondément blessé, Mal se tourna vers Anne. Elle hocha la tête à son tour, lui adressant un petit sourire.

– Ce que j’ai fait était mal. Je t’ai donné ma parole et j’aurais dû la tenir. (Les mains posées sur les hanches, Ben fit face à Mal.) On est amis depuis qu’on est gosses. Je n’aurais jamais dû te donner une raison de douter de moi. Je suis désolé.

– Et tu l’as mise en cloque, asséna Mal.

– Oui. Mais je ne vais pas m’excuser pour ça. Hors de question de donner à mon enfant des raisons de croire qu’il n’était pas désiré.

Mal plissa les yeux, tout en jaugeant Ben d’un œil nouveau.

– Ce n’est pas bon pour Liz de se retrouver au milieu de tout ça, continua Ben. Elle n’a pas besoin de ce stress. (Inspirant profondément, il leva haut le menton.) Alors, combien ?

– Trois, répondit Mal.

– Pas le visage, intervint David en s’approchant de Ben et Mal. D’accord ?

– Il faut qu’il soit présentable pour les photos, renchérit Jimmy.

– O.K.(Mal fit tourner ses poignets, puis contracta sa main droite en poing.) Je n’ai aucune envie d’abîmer ces jolies menottes, de toute façon.

– Attends ! criai-je en me précipitant vers eux, comprenant enfin ce qui allait se passer. Tu n’envisages pas de le frapper, quand même ? Tu devras me passer sur le corps.

Les autres filles semblaient résignées, inquiètes, voire les deux. Aucune, cependant, n’avait l’intention d’intervenir. Je le voyais dans leurs yeux. Qu’elles aillent se faire voir.

Ben se retourna et, m’attrapant par le bas, me força à reculer.

– Reste là. Au cas où.

– Ben. Non.

– Il faut qu’on en finisse.

– Tu ne vas pas le laisser te frapper !

– Liz…

– Je suis sérieuse !

– Ça va aller, ma belle, m’assura-t-il, le regard doux mais le visage plein de détermination. Calme-toi. Ça fait un bail qu’on est potes. Il faut que tu nous laisses régler ça à notre façon.

Certainement pas.

– Anne, aide-moi ! la suppliai-je.

– Il a sans doute raison, risqua ma sœur en grimaçant. Il vaut peut-être mieux qu’on reste en dehors de ça.

– S’il s’agissait de Mal, est-ce que tu resterais en dehors de ça ?

L’idée que Ben soit blessé, par Mal, et que j’en sois la cause… J’avais juste envie de vomir.

– Mal, tu poses un doigt sur lui et je te jure que je ne t’adresse plus jamais la parole.

Cet enfoiré se contenta de lever les yeux au ciel.

– Arrête, j’ai vu ton air idiot quand tu le regardes. Il saura te convaincre.

Puis, avant que Ben ait eu le temps de se préparer, Mal lui écrasa son poing dans le ventre. Ben expira de l’air bruyamment et je tressaillis. Il se pencha en avant, se protégeant instinctivement. Sans attendre, Mal délivra la deuxième attaque, un coup puissant dans les côtes de Ben, qui grogna en se ruant vers l’arrière, moment auquel Mal le frappa une nouvelle fois dans le ventre. Mon propre estomac se contracta sous l’effet de l’empathie. Il l’avait fait. Mal l’avait vraiment fait.

Le silence qui suivit était assourdissant. La respiration sifflante de Ben emplit la pièce tandis que Mal lui tendait la main pour qu’il la serre. C’était terminé.

J’avais assisté à une ou deux bagarres dans ma vie, dont une particulièrement violente qui avait eu lieu dans une petite ruelle pendant ma période débridée. Et puis, bien sûr, il y avait eu l’annonce de ma grossesse. Au moins n’y avait-il pas d’odeur de sang aujourd’hui. La violence ne résolvait jamais rien. Mal, agissant par surprise, frappant Ben avant qu’il n’ait le temps de se préparer à recevoir le coup, faisant du mal à l’homme que j’appréciais un peu trop…

L’émotion brouilla mon esprit. J’hésitais entre fondre en larmes et me mettre à taper dans quelque chose.

Saletés d’hormones. Saletés de mecs.

– On est bons ? demanda Mal.

– Ouais, répondit Ben. Joli coup d’ouverture.

Ben se redressa lentement, la douleur lisible sur son visage. Puis il serra la main de son ami. Les deux hommes se tapèrent dans le dos, tandis que les filles arboraient des mines soulagées. Ces gens étaient complètement barrés.

– Je vole comme un papillon et je pique comme une guêpe, déclara Mal en sautillant les poings levés. Allez, Lizzy, c’est des histoires de mecs. Tu ne peux pas comprendre, il faut juste que tu acceptes.

– Espèce de…

Je cherchai dans mon cerveau, mais n’y trouvai pas de mot assez violent, d’insulte suffisamment dure. Ainsi, ils étaient adeptes de la méthode forte. J’allais ôter à Mal son petit sourire narquois. La lèvre du haut ourlée en un rictus rageur, je me dirigeai vers lui, prête à frapper.

Hélas pour moi, Ben était sur le qui-vive.

– Ne fais pas ça, m’ordonna-t-il en me soulevant dans ses bras, me tenant tout contre lui. C’est fini.

– Repose-moi, Ben.

– C’est l’heure du petit déj, tu te souviens ? Allons-y.

Je débitai une litanie d’injures, mes grands principes sur les gros mots tout à coup oubliés. Qu’est-ce que vous voulez, il s’agissait d’un moment intense.

– Ouah, fit Mal, les yeux agrandis de surprise. Féroce, la gamine.

De l’autre côté de la pièce, Ev ouvrit la porte et nous nous précipitâmes dans cette direction – pas de mon propre chef, en ce qui me concerne.

– Ben, non ! me défendis-je.

– De quoi tu as envie dans ton omelette ?

– Repose-moi !

– Et que dirais-tu d’un petit jus d’orange ? Ça te tente ?

– Arrête de me parler comme ça. Je ne suis pas une gamine.

– Je le sais, ma belle, crois-moi. Malgré le petit caprice que tu es en train de faire.

– Ce n’est pas un caprice ! Je suis juste scandalisée que Mal t’ait frappé !

La porte se referma derrière nous et nous nous retrouvâmes dans un long couloir recouvert de moquette rouge et décoré de plusieurs miroirs Art déco. Les immenses jambes de Ben nous éloignèrent de la suite de Mal et Anne aussi vite qu’elles en étaient capables. S’arrêtant devant une porte, il me posa délicatement tout en gardant un bras autour de ma taille – sans doute pour empêcher une éventuelle fuite de ma part. Il fit glisser une carte dans le lecteur et poussa la porte, m’encourageant d’une petite tape à avancer dans la direction voulue.

Une fois à l’intérieur, il verrouilla la porte et s’y adossa tout en m’observant.

– Quoi ? bougonnai-je en croisant les bras.

Les coins de sa bouche se soulevèrent.

– Ce n’est pas drôle, repris-je. Je n’arrive pas à croire que tu l’aies laissé te frapper.

Avec un lourd soupir, Ben leva les bras, mêlant ses doigts sur le sommet de son crâne, tout en continuant à me dévisager.

– Ça n’aurait pas dû se produire, affirmai-je. Et c’est à cause de moi. Un de tes plus vieux amis t’a frappé par ma faute.

Il cligna des paupières, et son début de sourire s’évanouit.

– Non, j’ai laissé Mal me frapper parce que c’est un de mes plus vieux amis. Il est même plus que ça. C’est mon frère. Quand c’était tendu entre Dave et moi l’année dernière, c’est lui qui l’a raisonné, qui a apaisé les choses. Là, j’avais donné ma parole à Mal à propos de toi et je ne l’ai pas tenue. Je méritais qu’il soit furieux contre moi, et on a réglé ça entre nous. Fin de l’histoire.

– Ça ne me plaît pas.

– Ça n’a pas à te plaire. C’est entre Mal et moi.

– Alors ce que je pense ne compte pas ?

– Pas à ce sujet, répondit-il en me regardant droit dans les yeux.

Connards. Je lui tournai le dos quelques secondes, tâchant de me ressaisir. Tout en moi était en vrac. Un véritable foutoir.

– C’est la première fois qu’une femme essaie de me protéger comme ça, déclara-t-il d’une voix douce. Mal a raison, tu es féroce.

Je levai le menton, me retournant pour lui faire face.

– Têtue et loyale, renchérit-il.

– Affamée, précisai-je avec un haussement d’épaules.

Il rit, s’éloignant de la porte pour se diriger vers moi. Une nouvelle fois, il déposa un baiser sur le haut de ma tête. Sans réfléchir, je me penchai vers lui. À mes yeux, Ben représentait maintenant chaleur et sécurité, une sorte de foyer pour le haricot et moi en dépit de tous mes efforts pour maintenir une certaine distance entre nous. Peut-être le foyer n’était-il pas nécessairement lié à l’amour, mais à quelque chose de plus profond. Nous avions conçu un enfant ensemble, il était logique qu’il existe un lien entre nous. Ça ne valait pas la peine de m’emballer.

J’étais complètement paumée.

Mes sentiments pour lui ne m’avaient pas spécialement rendue plus sage ; ils n’avaient de cesse de me pousser dans des directions différentes, déroutantes. Je doutais de parvenir à y voir clair un jour. Mais ce que j’éprouvais pour lui, et ce que j’éprouvais pour le haricot, était incroyablement puissant. Jusqu’à présent, j’ignorais qu’il y avait suffisamment de place en moi pour autant d’émotions. Si je le pouvais, je n’hésiterais pas à m’attacher à lui. Ça lui plairait peut-être d’avoir une sangsue comme animal de compagnie. Ah, il s’agissait sans doute d’une énième manifestation hormonale bizarre, et peut-être n’aurait-il plus aucun effet sur moi dans cinq minutes. On pouvait toujours rêver.

– Ça va ? me demanda-t-il en souriant.

– Très bien.

– Tu veux bien me rendre service ?

– Quoi ?

– Reste en dehors des bagarres. Pour la sécurité de notre bébé.

– Tu as raison, admis-je. J’ai un peu perdu les pédales tout à l’heure.

– Oui, clairement.

– Désolée.

– Je suis un grand garçon, Liz. Je sais m’occuper de moi, d’accord ? Je ne laisserai personne d’autre me frapper. Je fais de la muscu quasiment tous les jours avec Jim, je ne suis pas une petite chose fragile que tu dois protéger.

– D’accord.

Il posa ses mains sur mes épaules et me regarda.

– Et je comprends. Vraiment. La situation est compliquée, et si quelqu’un levait la main sur toi, moi aussi je péterais les plombs. Mais il va falloir que tu oublies ça et que tu pardonnes à Mal. Je pensais ce que j’ai dit tout à l’heure. Ce n’est pas bon. Plus de disputes dans notre famille. Je ne veux pas que ça se reproduise.

Je hochai la tête.

– Je m’y emploierai, dis-je. Mais il est hors de question que je continue à vivre avec eux. Pour plein de raisons. Il est temps que je prenne ma propre chambre.

– Liz, tu viens d’être malade au point de devoir rester au lit pendant une semaine. Anne a dit que ta tension risquait de poser problème pendant encore quelque temps. Je ne crois pas que ce soit le bon moment pour être seule. Et si quelque chose t’arrivait ?

– Est-ce que j’ai un autre choix ? Jimmy et Lena ont besoin d’intimité en ce moment, je ne vais pas m’imposer à eux.

– Oui, tu as raison, admit-il en soupirant. Tu devrais plutôt t’installer avec moi.

– Avec toi ? répétai-je, surprise.

– Eh bien, oui, dit-il en écartant les bras. Je prends toujours des suites avec deux chambres parce que j’aime bien avoir de l’espace. Ça laisse pas mal de place pour toi.

– Et les fêtes que tu organises le soir ? Je ne veux pas faire ma rabat-joie mais…

– Ils se trouveront un autre endroit. Merde, Vaughan et les mecs de Down Fourth peuvent faire la fête dans leurs chambres, ça changera… Ce n’est pas un problème.

Je m’avachis de soulagement, ce qui me permit également de dissimuler l’excitation qui me submergeait. Ben et moi allions vivre ensemble. Ouah ! Ça, c’était un sacré scoop.

– Super ! m’exclamai-je.

– Cool. (Il se frotta les mains.) Ça va être chouette. On va pouvoir travailler à devenir amis. Et puis je n’aurai pas à m’inquiéter que tu sois seule.

– Amis. Génial.

Ce mot ! Je devais me forcer à en faire quelque chose de positif dans mon esprit. Faire en sorte que ça marche. Ben et moi allions être amis. Amis, amis, amis.

Ben brandit son immense main et dit :

– Tope là, mon amie.

Je m’exécutai et topai avec enthousiasme. Merde, ça faisait mal.