– Tu parles d’une putain de coïncidence, lança Jim en ajoutant du saumon et des brocolis dans l’assiette de Lena.
– Merci mon chéri, dit-elle.
La prévenance dont il faisait preuve avec elle était belle à voir. De toute évidence, elle représentait tout pour lui. À peine Lena posait-elle les yeux sur quelque chose que Jim s’empressait de le lui servir. Lorsqu’elle s’agita sur son siège, il courut lui chercher des coussins supplémentaires. Une reine n’aurait pas été mieux traitée. L’amour qui faisait briller le regard de Lena et les sourires tendres qu’elle affichait chaque fois qu’elle le regardait me faisaient fondre. Jimmy et Lena se portaient un amour intense, franc et honnête. Chaque amour, chaque relation était différent, et il était impossible pour quiconque ne se trouvait pas dans l’intimité d’un couple d’en comprendre le fonctionnement. Les gens pouvaient bien juger, au final ils ne savaient rien. Quoi qu’il en soit, je n’avais pas besoin d’être au centre du monde de Ben. Mais je me connaissais. J’avais besoin d’avoir ma place, de rivaliser pour accéder à la première place, pour obtenir sa confiance.
Un jour, Ben et moi finirions par y arriver. Je n’en doutais pas une seule seconde.
Chacun des couples Stage Dive constituait plus ou moins une variation sur le même thème. Peut-être était-ce la façon dont les musiciens et les artistes aimaient, la façon dont ils s’engageaient. Tout ou rien. Ils vivaient leur passion à fond, aussi celle-ci finissait-elle par occuper une importante partie de leur vie.
Nous avions tous assisté ce soir au concert du groupe pour les entendre jouer leurs nouvelles chansons pour la première fois. Il ne s’agissait pas de chansons d’amour à proprement parler, même s’il en était beaucoup question, mais plutôt de titres crus et rock’n’roll, dans le genre « baiser ma copine m’envoie au septième ciel ». Un peu gênant quand vous connaissiez les protagonistes en question. David aimait écrire des chansons sur sa femme, et il le faisait sacrément bien. Le public s’était déchaîné.
La veille, nous avions eu une journée de relâche. Après la diffusion dans les journaux de l’information selon laquelle je n’étais qu’une petite conne calculatrice et assoiffée d’argent, Ben et moi étions restés à l’hôtel, ce qui s’était révélé très agréable. Nous avions dormi jusqu’à 10 heures, puis petit-déjeuné au lit. J’avais même affronté les nombreux appels en absence de ma mère. Elle avait beaucoup crié et pleuré, évoqué les voisins et « ce qu’ils allaient penser ». Le truc, c’est que ma mère avait depuis longtemps cessé de s’intéresser à nos vies, à Anne et à moi. Le fait que je lui aie permis d’y reprendre une place constituait en soi un miracle. Je n’avais pas besoin de savoir ce qu’elle pensait de ma vie. Je l’avais donc laissée déblatérer pendant exactement cinq minutes, avant de l’informer que je devais raccrocher. Ma vie était suffisamment compliquée en ce moment sans qu’elle vienne y mettre son grain de sel. Je ne voulais pas lui faire de mal, mais je refusais de l’autoriser à m’en faire, à moi. Point final.
Ben et moi regardâmes des films et rattrapâmes notre retard en matière de sexe. Dans l’après-midi, on livra des sacs contenant des vêtements de grossesse provenant d’enseignes telles que A Pea in the Pod, Neiman Marcus et une boutique appelée Véronique. Ben m’adressa alors le regard. Étant donné que nous étions en couple et que je savais moi aussi me servir du fameux regard qui signifie qu’il y a une limite à ne pas franchir, je respectai son besoin de nous soutenir, le haricot et moi, et eus la sagesse de lâcher prise. À dix-sept semaines de grossesse, j’étais superbe ce soir-là vêtue d’un jean de grossesse et d’une tunique noire qui, pour changer, m’allaient parfaitement.
Mais revenons à la conversation du dîner.
– Martha peut être une vraie garce quand elle s’y met, déclara Mal, son bras reposant sur le dossier de la chaise d’Anne. Je n’aurais jamais pensé qu’elle rencarderait la presse sur quelqu’un, mais Jimmy a raison : comme par hasard, l’histoire sort le lendemain de sa visite. Bizarre comme coïncidence.
Assis autour d’une grande table en acajou dans la suite de David et Ev, nous partagions un dîner pantagruélique. Dans ce genre d’hôtels, les chefs n’avaient rien d’amateurs et nous procuraient d’innombrables orgasmes culinaires.
– Je n’y crois pas, décréta David en se calant dans son siège tout en se pinçant les lèvres. Elle sait qu’en faisant ça elle jetterait aussi Ben en pâture aux journalistes. Elle a plein de défauts, mais elle aime son frère. Je ne peux pas croire qu’elle referait quoi que ce soit qui puisse le mettre dans la merde.
– Ce n’est pas elle, affirma Ben, catégorique.
À en juger par ses sourcils froncés et sa bouche crispée, il était manifestement agacé. Je posai une main sur sa cuisse tout en lui adressant un faible sourire. Pour être honnête, rien ne me surprendrait de la part de cette foldingue et je ne voulais plus qu’elle s’approche de moi. Mais à cet instant, Ben avait besoin de moi à ses côtés. Sans aucune preuve, mieux valait se montrer prudent et ne pas l’accuser trop vite.
– Est-ce que cela importe vraiment de savoir qui l’a fait ? lançai-je. Maintenant c’est fait.
Ma sœur me jaugea d’un long regard.
– Ça allait sortir tôt ou tard, à plus forte raison avec notre présence sur la tournée, estima Anne, prenant ma défense. Qui sait combien de gens ont vu Liz entrer et sortir de la suite de Ben, ou les ont simplement aperçus tous les deux. Et puis son ventre se voit, maintenant. N’importe qui serait capable de tirer des conclusions. Il y a sûrement beaucoup d’argent à se faire avec de telles révélations, surtout avec une bonne photo à l’appui.
– Exactement. Je doute que Martha m’organise une baby shower dans les jours qui viennent, mais ne présageons pas du pire avant d’en savoir plus, renchéris-je.
Ben pressa ma main pour me signifier sa reconnaissance.
– Anne a raison, intervint Mal. Ça allait sortir quoi qu’il arrive. Et puis on ne saura sûrement jamais qui est la sale petite enflure qui a dénoncé Lizzy. (Il fit tourner un verre de vin rouge avant de l’avaler d’un trait.) Allez, profitons de notre soirée de liberté.
Sa suggestion fut accueillie par des hochements de tête et des murmures d’approbation. Ouf.
– Il paraît que Down Fourth se sépare après la tournée, annonça Ben, une main dans la mienne et l’autre tenant une bouteille de bière.
– Tu déconnes ? répliqua Jimmy en tendant à Lena une fraise couverte de chocolat.
– Continue comme ça et je vais bientôt ressembler à une baleine, dit-elle après l’avoir engloutie.
– Fabriquer un bébé demande beaucoup d’énergie.
– Le chanteur a signé pour un album solo et le batteur passe chez Ninety-Nine, poursuivit Ben.
– Dur pour Vaughan et Conn, déplora David.
– Ça fait partie du business. Certains groupes ne sont qu’une étape avant autre chose. Mais c’est étonnant. Ça fait longtemps que le groupe existe, dit Mal en battant un rythme du pouce et de l’index sur la table. J’ai entendu Vaughan jouer l’autre soir avec ses potes, c’est un putain de bon guitariste et il a plutôt une bonne voix. Je crois que c’était un peu limité pour lui de jouer de la basse avec eux. C’est peut-être l’occasion pour lui d’évoluer.
– Il n’y a rien de mal à jouer de la basse, lança Ben en jetant à Mal un regard noir.
– Sois honnête, Benny-boy. Ça n’a rien de génial non plus, répliqua Mal avec un grand sourire. C’est vrai ce qu’on dit, que les bassistes ne savent pas compter au-delà de quatre ?
– Dixit le connard qui arrive à peine à tenir deux baguettes entre les mains.
– C’est bon, là, intervint David en levant le menton. Les filles avaient envie d’un dîner sympa, sans dispute pour une fois.
– Oh, c’est mignon, gloussa Mal. Plus sérieusement, ça arrive tout le temps que des groupes se séparent. C’est pas facile de se farcir les mêmes personnes tous les jours.
– C’est ta façon de nous dire que tu te barres ? plaisanta Jim.
– Merde, mec. Tu vas nous manquer, déclara Ben le plus sérieusement du monde.
– Attends, comment tu t’appelles, déjà ? renchérit David en se grattant la tête.
Mal leur adressa un doigt d’honneur.
– Ah, ah. Bande d’enfoirés. Vous seriez perdus sans moi.
David balança un petit pain à la tête de Mal.
– Arrêtez ! s’écria Ev. Pas de bataille de nourriture. Comportez-vous comme des adultes pour une fois.
– Oh, mais c’est que la petite mariée fait la police de l’amusement, dit Mal en reposant une profiterole sur son assiette.
Un serveur en costume élégant entra dans la pièce, portant un plateau en argent au milieu duquel était posé un unique cupcake recouvert de glaçage blanc. Il s’arrêta près de Lena et, dans geste élégant, lui tendit le dessert.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle à Jimmy en désignant le gâteau comme s’il était empoisonné. On en a déjà parlé.
– Oui, et j’ai dit que je n’étais pas d’accord.
– Tu n’as pas à ne pas être d’accord. (Une petite ride se creusa au-dessus de son nez.) Tu m’as demandé, j’ai dit non. Fin de la discussion.
Le regard bleu imperturbable, Jimmy se carra dans son siège et posa une cheville sur son genou.
– C’est ça, oui. Mets la bague, Lena.
Merde, il avait raison. Comment avais-je pu louper ça ? Une imposante bague trônait fièrement sur le cupcake. Bon sang, cette bague aurait fait pleurer d’envie Liz Taylor.
– J’ai dit non, déclara Lena en soutenant le regard de Jimmy. Et je maintiens.
– Aucun problème, ma chérie. Si tu ne veux pas qu’on se marie, on ne se mariera pas. Mais je veux que tu portes la bague quand même.
– Pourquoi ? Pourquoi est-ce si important pour toi ? le questionna-t-elle, la bouche pincée de colère.
Ou peut-être était-elle trop impressionnée par la taille du caillou ? Et moi qui trouvais démesurées celles d’Anne et Ev. Celle-ci était plutôt du genre à pouvoir vous éborgner par accident.
– Parce que tu es à moi, et que je suis à toi. Et je veux que ce soit clair pour tout le monde. (Jimmy se pencha en avant, l’observant attentivement.) Je t’aime, Lena. Mets cette putain de bague.
– Mets cette putain de bague, marmonna-t-elle, livrant une imitation très réussie de Jimmy.
La très enceinte Lena renifla, dans une discrète manifestation d’émotion.
– Sérieusement… Tu n’as même pas dit « s’il te plaît », ajouta-t-elle.
Jimmy leva les yeux au ciel.
– S’il te plaît.
– D’accord, bougonna-t-elle, récupérant la bague sur le cupcake avant d’en lécher le glaçage, après quoi elle fit glisser l’énorme diamant sur son annulaire. Je vais la porter, ta bague à la noix. Mais tu pourras dire ce que tu veux, il est hors de question qu’on se marie. Ça fait à peine six mois qu’on se connaît.
– Comme tu voudras, Lena.
– C’est ça oui, grogna-t-elle.
Un silence ébahi tomba autour de la table tandis que Jimmy buvait un peu d’eau minérale et que Lena dégustait son cupcake. Comme si rien ne s’était passé.
Finalement, David s’éclaircit la gorge.
– Est-ce que vous venez juste de vous fiancer ? demanda-t-il.
Lena eut un haussement d’épaules.
– Ouais. On peut dire ça, répondit Jimmy.
Ne se donnant pas la peine d’étouffer un rire, Ben leva sa bière.
– Félicitations, vous deux !
David, Mal, Anne et moi l’imitâmes, levant nos verres à leur santé. Ev porta les mains devant sa bouche, les yeux humides d’émotion.
– Inutile d’en faire tout un plat, dit Lena. Ce n’est qu’une bague. Vu la rétention d’eau que je fais en ce moment, je ne pourrai même plus la mettre dans une semaine.
Jimmy releva les manches de sa chemise blanche ajustée.
– Ne t’inquiète pas, je t’ai acheté un collier assorti pour que tu puisses la porter autour du cou.
– Tu penses vraiment à tout.
– Je ferais tout pour toi, Lena.
– Et vous deux ? questionna Mal, nous désignant, Ben et moi, du verre de vin qu’il venait de se servir.
– Il ne reste plus que toi maintenant, fit remarquer David en posant sur Ben un regard amusé.
Mon petit ami gigota sur sa chaise, me relâchant la main. Il se lécha les lèvres en se tortillant, manifestement mal à l’aise d’être l’objet de toute l’attention. Je pouvais le comprendre. Nous n’étions ensemble que depuis environ deux semaines – sur les dix-sept de ma grossesse – et nous ne nous étions rencontrés que quelques mois avant la conception du bébé. Ce n’était clairement pas le moment de s’imposer une quelconque pression ou de se précipiter pour se marier.
– Je ne suis pas sûr d’être du genre à vouloir me marier, déclara-t-il avec un rire profond qui n’avait rien d’humoristique.
Merde.
Tous les regards – à l’exception du sien – se braquèrent sur moi dans l’attente de ma réaction. Il existait tellement de façons dont il aurait pu éluder cette question. Même un simple rire aurait fait l’affaire. Je gardai les yeux baissés, me concentrant sur mon assiette presque vide. Mon ventre se serra, tandis qu’une étrange sensation de nausée s’élevait en moi. Pendant ce temps-là, un silence de mort s’était abattu sur la pièce.
La sonnerie du téléphone portable de Ben brisa le silence. Il y répondit avec un grognement rauque. Avais-je envie d’épouser quelqu’un qui répondait au téléphone par un grognement ? Aucune idée. Et apparemment je n’aurais pas à prendre cette décision puisqu’il n’était pas du genre à vouloir se marier. Tout à coup, le sentiment de sécurité que je ressentais avec lui me semblait très fragile. La falaise au bord de laquelle se tenait notre relation commençait à s’effriter sous mes pieds.
– Oui… O.K., dis-lui de venir. (Il se tourna vers moi, visiblement soulagé de pouvoir changer de sujet.) Martha est là. Elle voudrait s’excuser auprès de toi pour l’autre jour.
Je me contentai de le fixer du regard.
– Ça ne te dérange pas ? me demanda-t-il, parlant vraisemblablement de sa sœur.
Sauf que mon esprit était encore accaparé par sa grande annonce.
La porte s’ouvrit et Martha entra, la tête haute, un sac en cuir noir verni accroché à une épaule. Un éclair de douleur traversa son visage lorsqu’elle aperçut David, et son nez se plissa à la vue d’Ev.
Ben se leva et se dirigea vers elle.
– Fais ça comme il faut, lui ordonna-t-il d’une voix grave.
Comme si des excuses de la part de cette fille, qu’elles soient formulées comme il fallait ou non, m’importaient.
Les mots de Ben tourbillonnaient dans ma tête en boucle. Nous n’avions jamais parlé mariage, pas vraiment. J’imagine que des images de contes de fées avaient dû résonner au fond de moi : les fantasmes classiques de tulle, de soie et d’amour éternel. Une ou deux colombes. Une pièce montée.
Oui. Pas vraiment, finalement. Il fallait que je parte, tout de suite, que je m’isole un moment pour mettre à nouveau de l’ordre dans mes idées maintenant que mon avenir radieux venait d’être salement piétiné.
Martha récupéra deux feuilles de papier dans son sac et les tendit vaguement dans ma direction.
– Tu veux me convaincre que tu n’utilises pas mon frère et cet enfant pour te faire de l’argent ? Alors prouve-le-moi. Signe ça.
– Martha…, fit Ben en écarquillant grands les yeux.
– Qu’est-ce que c’est ? m’enquis-je d’une voix qui venait de très loin.
– Le contrat que Ben avait fait rédiger, qui prévoit une garde partagée et une pension alimentaire plus que convenable – après preuve de sa paternité, évidemment, répondit-elle.
– Évidemment.
– Ça ne devrait pas te poser de problème de signer ces papiers. (Elle s’avança d’un pas, le contrat toujours à la main.) Ta propre sœur a signé un contrat de mariage, tu étais au courant ?
– C’est ce qu’Anne voulait. Ça ne te regarde absolument pas, Marty, éructa Mal en se levant lentement, une main sur l’épaule de ma sœur. Et Adrian est un connard de t’en avoir parlé.
– Il ne m’a rien dit, siffla la garce en retour. Mais il se trouve que sa nouvelle secrétaire est très bavarde. Pas vraiment une lumière, entre nous, malheureusement pour elle.
– Fous le camp, Martha, lui ordonna David. Maintenant.
– Ça ne te concerne pas, objecta-t-elle sans même lui accorder un regard. (Sans me quitter des yeux, elle poursuivit :) Tu veux me prouver que tu aimes mon frère ? Que tu as son intérêt à cœur ? Alors signe.
Je scrutai le contrat en question, complètement perdue.
– Martha ! cria David en renversant sa chaise d’un coup de pied.
– Quand ? demandai-je à Ben en me forçant à le regarder dans les yeux, sans y parvenir vraiment.
Mon regard dériva au-delà de ses épaules robustes, se posant sur les lumières de la ville en contrebas. Tout cela était trop dur, trop douloureux.
– Tu as accepté qu’on gère ça entre nous à peine vingt-quatre heures après avoir appris que j’étais enceinte. Alors quand as-tu demandé que ce contrat soit rédigé ?
Il me dévisagea sans bouger.
– Laisse-moi deviner. Tu l’as fait rédiger « au cas où » ? insistai-je.
– Lizzy.
Sa pomme d’Adam tressauta dans sa gorge.
– Tu pensais que je ne comprendrais pas ton besoin de te protéger ?
– Tu n’as pas aimé l’idée quand je l’ai évoquée la première fois.
– Je n’ai pas vraiment eu le temps de m’habituer à l’idée ! m’écriai-je. Merde, Ben. La plupart des gens seraient un peu méfiants à l’idée qu’on leur colle des avocats dans les pattes, tu ne crois pas ?
– Qu’est-ce que ça peut faire ? se défendit-il, la mâchoire crispée par la colère. Je ne t’ai pas demandé de le signer, ce contrat.
– Ne lui raconte pas de salades, Ben, se moqua Martha avec une moue de mépris. Adrian t’en a envoyé un exemplaire il y a plusieurs semaines. D’après sa secrétaire, il lui a demandé de s’assurer que tu l’avais encore la semaine dernière. Il se demandait ce qui prenait tant de temps.
Ben lança un regard assassin à Martha, mais ne nia pas.
– Au cas où, lâchai-je en m’enveloppant de mes bras. C’est quoi, cette mascarade ? Merde, Ben. Tu m’as menti. Tu attendais juste que ça se casse la gueule entre nous, c’est ça ? Tu n’es pas du genre à vouloir te marier ? Honnêtement, je ne suis même pas sûre que tu sois du genre à être en couple. En fait, depuis le début tu fuis toute forme d’engagement. J’étais juste trop naïve pour m’en rendre compte.
– Regarde bien, Ben, intervint Martha d’une voix hypnotique. Voilà ce qui arrive quand on menace leur fric. Les griffes sortent et tu comprends ce qu’elles manigançaient depuis le début. (Elle pivota vers moi.) Vas-y. Tu peux courir prévenir un avocat. Mais tout le monde ici a compris qui tu étais vraiment.
– Espèce de…
Il n’existait pas de mots suffisamment insultants pour désigner ce genre de fille. Je lui arrachai le contrat des mains et le plaquai sur la table. Il était étonnamment mince – à peine trois ou quatre pages.
– Stylo ! exigeai-je.
Martha farfouilla dans son sac.
– Ne fais pas ça, grinça Ben à travers ses dents serrées.
Je saisis le stylo que Martha me tendait. C’est drôle, toute trace de triomphe venimeux avait disparu de son visage. À présent, son regard n’exprimait que perplexité et confusion. Ça m’était bien égal. Tout cela ne la regardait plus.
Je poussai mon assiette sur le côté et feuilletai les pages jusqu’à tomber sur la grosse somme censée m’acheter. Bon sang, il avait déjà déposé un demi-million de dollars sur mon compte en banque. C’était ridicule ! Sans hésitation, je barrai le chiffre et inscrivis au-dessus un gros zéro. Puis je parcourus le contrat, vérifiant la clause concernant la garde et les détails qui allaient avec. Comme promis, le haricot serait partagé de façon égale entre nous deux. Tout litige serait porté devant le juge aux Affaires familiales, dans le cas où une médiation préalable aurait échoué. Très bien. Les dispositions me paraissaient acceptables.
Et voilà. C’était signé.
S’ils avaient besoin d’autre chose, ils pourraient revenir vers moi plus tard. À un moment plus opportun, lorsque je ne serais pas sur le point de craquer, voire de vomir toutes mes tripes.
Martha me prit le contrat des mains et l’examina à la hâte.
– J’apprécierais que tu me laisses une heure pour récupérer mes affaires dans la suite avant d’y retourner, demandai-je à Ben, sans même me forcer cette fois à le regarder dans les yeux.
– Il faut qu’on parle, Liz, dit-il.
– Tu as signé, déclara Martha. Tu as même rayé la compensation financière.
L’air qu’affichait sa peste de sœur aurait été hilarant si je n’avais pas été en train d’avoir le cœur brisé. Ses sourcils étaient levés si haut sur son front parfait qu’ils pourraient bien ne jamais retrouver leur position initiale.
– Je n’en ai rien à foutre de ce contrat, rugit Ben en m’attrapant par le bras.
– Si tu n’en avais rien à foutre, il n’existerait pas. (Je libérai mon bras de son emprise.) Et tu ne te baladerais pas partout avec un exemplaire sur toi.
– Ma belle…
– Non. Plus jamais. Je refuse de repasser par là avec toi. (Je pris une petite inspiration.) Ne te sens pas trop coupable, Ben. Tu m’avais prévenue, après tout. Mais j’ai été assez bête pour croire que peut-être je pouvais compter autant pour toi que tu comptais pour moi. C’est ma faute.
Martha scrutait toujours le contrat, visiblement stupéfaite.
– Tu comptes pour moi, affirma-t-il, le souffle court.
– Mais pas assez. Pas assez pour que tu te montres honnête avec moi. Pas assez me parler de ça, de tes craintes… Merde, tu pensais vraiment que j’étais comme elle ? m’insurgeai-je en désignant du pouce son horrible sœur. Que je tricherais ? Que je mentirais ? Que je t’utiliserais pour l’argent, que je foutrais ta vie en l’air ?
– J’aime mon frère ! protesta Martha.
– Oh toi, la ferme ! criai-je tandis que les larmes se mettaient à couler sur mon visage.
Je m’en fichais pas mal, à vrai dire. Je me fichais de tout. Je posai une main sur mon ventre, de nouveau en proie à l’impression qu’on me remuait de l’intérieur. Manifestement, le haricot n’aimait pas vraiment les cris. Je baissai donc la voix pour dire à Martha :
– Je m’occuperai de toi quand je me sentirai prête.
Le visage toujours marqué par la stupéfaction, Martha ne pipa mot.
– À aucun moment je n’ai essayé de te changer, dis-je à Ben, allant puiser la dernière once de courage qu’il me restait pour affronter son regard. Tout ce que je voulais, c’était un peu de ton temps et de ton attention. Je voulais faire partie de ce qui est important pour toi.
Son regard sombre n’exprimait rien d’autre que la peine.
– Il reste environ six semaines avant la fin de la tournée. Je ne veux pas entendre parler de toi pendant cette période, l’informai-je en me détournant. Je m’assurerai que tout ce qui concerne ma santé te soit transmis. En dehors de ça… Je… J’ai besoin d’un break. De tout ça.
– Tu retournes à Portland ? me demanda-t-il, visiblement mécontent.
Son ego masculin avait été ébranlé. Dommage.
– Oui.
Comme je l’avais prévu, Anne se leva, sur le point de prendre la parole. Elle allait me soutenir, évidemment. Mais je l’arrêtai d’une main.
– Plus tard.
Elle hocha la tête.
Je me tournai vers Martha, réprimant l’envie de la frapper avec l’objet le plus proche.
– Malheureusement ton frère semble disposé à tolérer ton comportement borderline. Mais tu ne traiteras jamais mon enfant autrement qu’avec amour et bienveillance. Est-ce que c’est clair ?
Elle approuva d’un signe de tête mécanique.
– Bien.
Anne me prit la main – solidarité fraternelle, tout ça – et je lui en fus éperdument reconnaissante. Ensemble, avec Mal sur nos talons, nous partîmes.