Épilogue

– SOR-TEZ-LA !

– O.K., ma belle. Respire, m’ordonna Ben en tenant ma main transpirante et crispée.

– Ne m’appelle pas ma belle ! C’est à cause de ton pénis que j’en suis là !

Le Dr Peer, l’obstétricienne, me regarda par-dessus son masque chirurgical, curieusement impassible en dépit de l’agitation qui régnait dans la pièce. Connasse. Que je sache, ce n’était pas elle qui était allongée sur un lit, les jambes perchées sur des étriers, le vagin exposé à la vue de tous. C’était moi. Et ce putain de « travail » durait depuis maintenant vingt et une heures, donc l’heure était venue de faire quelque chose – et le plus tôt serait le mieux. Au bout de quinze heures, j’avais craqué et demandé une péridurale. La meilleure invention au monde ! Sauf que les effets de l’anesthésie commençaient à se dissiper, et maintenant je n’étais plus du tout de bonne humeur.

– Vous allez y arriver, je sais que vous pouvez le faire, m’encouragea Amy, l’adorable infirmière.

– Vous l’avez déjà fait, vous ? rétorquai-je sèchement.

– Eh bien… non.

Je laissai mon regard répondre à ma place, et la femme recula d’un pas.

– Du calme, me conseilla Anne, qui me tenait vaillamment l’autre main.

– Liz, il semble que la tête de votre bébé soit coincée dans le canal de naissance, m’informa le Dr Peer. Elle ne montre pas encore de signes de détresse. On peut donc continuer comme ça et espérer la faire sortir avec la méthode classique, ou vous pouvez nous laisser accélérer le processus en utilisant une ventouse.

– J’en ai entendu parler, dis-je, les yeux rivés sur l’écran du moniteur, placé à côté de moi, qui enregistrait les battements de cœur du bébé.

– Est-ce que c’est dangereux ? voulut savoir Ben.

– Toute procédure comporte des risques, mais ils sont minimes. Généralement la tête du bébé montre simplement une petite bosse pendant un jour ou deux, semblable à un pinçon. Rien de plus.

– Qu’est-ce que tu veux faire, ma belle ? Continuer encore un peu ? me demanda Ben en prenant un linge humide avec lequel il essuya mon visage couvert de sueur.

– Je suis tellement fatiguée ! criai-je. Pourquoi ta tête est-elle aussi grosse ? demandai-je à Ben. Si ta tête n’était pas aussi grosse, on n’en serait pas là.

– Désolé, murmura-t-il.

À la quatorzième heure de travail, Ben avait cessé d’essayer de se défendre. C’était sans doute pour le mieux. Personne ne pouvait espérer me raisonner.

– J’ai vraiment pitié de moi-même, me plaignis-je.

– Une nouvelle contraction arrive, annonça Anne en regardant le moniteur.

– Mademoiselle Rollins, pourquoi ne pas nous installer pour l’extraction, au cas où ? proposa le Dr Peer sans se départir de son calme.

– D’accord, acceptai-je en gémissant.

– C’est pas vrai, putain ! intervint la dernière personne sur terre que j’avais envie de voir à cet instant. Qu’est-ce qui prend autant de temps, à la fin ? Est-ce que vous avez idée à quel point c’est chiant, de rester là à attendre que ce gosse montre le bout de son nez ?

– Martha, tu n’as pas le droit d’être là, la sermonna Ben à travers ses dents serrées en lui lançant un regard assassin.

– Sors d’ici, salope, lâcha ma sœur avec véhémence.

Martha, dont le visage parfait affichait un air de dégoût, s’affala alors à côté de mon lit, évitant de regarder mes parties intimes qui s’exposaient fièrement.

– Tu as vraiment l’air au bout du rouleau, Liz, soupira-t-elle.

Ben fit craquer sa mâchoire.

– Martha…

Plaçant une main sur le bras de son frère, elle dirigea son regard vers lui.

– Détends-toi. J’ai un rôle primordial à jouer, et tout le monde sera d’accord pour dire que je suis la personne idéale pour ça. Je suis là pour recevoir les insultes. Je me suis dit que tu devais être arrivé au bout de ta patience, et comme j’entendais les cris depuis la salle d’attente…

– Nouvelle contraction ! nous prévint de nouveau Anne.

– Dégagez-moi cette sale petite conne d’ici, exigeai-je.

– C’est ce que tu as de mieux ? répliqua Martha en bâillant. Je pensais que tu serais passée en mode vraie méchante maintenant.

– Tu es la dernière personne au monde que j’ai envie de voir ici.

– Oh, je t’en prie, dit-elle en me caressant l’épaule. Tu avais de meilleures insultes en stock pour Anne et Ben, et ce sont des saints comparés à moi. Allez, lâche-toi !

– Quelle conne…

– Tu sais, ça fait des heures que je suis assise là à supporter les cris et les odeurs nauséabondes des couches des petites jumelles de Jimmy. Et si ton môme leur ressemble de près ou de loin, ne compte pas sur moi pour faire de baby-sitting, annonça-t-elle en me toisant, une main posée sur sa taille.

– Comme si j’allais te laisser seule avec mon enfant.

– Jolis prénoms, cela dit. Lori et Jean. Beaucoup mieux que ce que vous avez choisi. Je plains vraiment cette pauvre enfant. Sa scolarité va être difficile.

– Qu’est-ce que je te déteste, putain ! hurlai-je, tout mon corps puisant dans mes dernières réserves d’énergie pour donner tout ce que j’avais.

– Tu parles d’un scoop !

– Tu sais pourquoi tu pensais que je ne signerais jamais le contrat ? enrageai-je. Parce que tu as la faiblesse de croire que le monde entier est aussi égoïste et vénal que toi. On appelle ça la projection.

– Ah, c’est mieux ! dit-elle. Caustique et très vrai. Je crois que tu feras une bonne psychiatre, finalement.

– Psychologue !

– Peu importe, fit-elle en haussant les épaules. Tu peux utiliser le jargon que tu veux, mais tu ne me dis rien que je n’aie déjà entendu avant.

– Sam est amoureux de toi, espèce de salope débile et ingrate, grognai-je.

Son visage se vida de toute expression.

– Quoi ?

– Si tu étais un peu moins autocentrée, tu t’en serais rendu compte il y a des lustres.

– Pousse ! m’ordonna Anne, sa main serrée autour de la mienne.

– Allez, ma belle, m’encouragea Ben. Tu peux le faire.

Le Dr Peer et Amy attendaient entre mes jambes écartées que la situation évolue. Chaque personne présente dans la pièce entonna le même mantra : « Pousse, Liz ! »

Mais ce fut Martha qui, une fois remise de sa surprise, m’asséna le coup de grâce.

– Bon, ça suffit les conneries, Liz ! Maintenant tu nous sors ce mioche de là. Tout de suite !

– J’essaie !

– Essaie mieux, espèce de feignasse ! Allez !

– Aaaah !

Mon pauvre petit vagin innocent se dilata atrocement, anormalement, horriblement. Et puis plop, le reste du corps de mon bébé glissa dans les bras du Dr Peer. Quelques secondes plus tard, un petit cri énervé s’éleva dans la pièce tandis que de minuscules poings gesticulaient en l’air.

Mon bébé. Ouah !

Je m’affalai, soulagée, tentant de reprendre mon souffle. Anne était en pleurs. Quant à Ben, il admirait notre nouveau-né avec des yeux émerveillés. Martha, elle, posait sur moi un regard empli de condescendance. Sale peste.

– Je savais qu’il te suffirait d’être bien encouragée, déclara-t-elle en étudiant sa manucure parfaite. La colère motivée par la haine, ça peut servir, tu sais.

– Dé-bile ! chantonnai-je à son attention.

Sans que je sache pourquoi, nous sourîmes toutes les deux.

Le pédiatre examina rapidement notre bébé tandis qu’on m’enlevait vite le placenta. Oh mon Dieu… Plus jamais ça. Plus. Jamais. Enfin, sans doute pas.

– Mesdames, je vous présente Gibson Thunderbird Rollins Nicholson, annonça Ben en posant délicatement mon bébé emmailloté et hurlant dans mes bras.

– Salut, bébé. Tout va bien…

Une vague de chaleur m’envahit alors, et un amour pur, débordant, me submergea. Ses pleurs finirent par se calmer, se réduisant à de petits gémissements évoquant une fatigue extrême. Un nez et une bouche minuscules, deux yeux bleu porcelaine et une crinière de cheveux blonds me faisaient face.

– Oh, tu es magnifique, murmurai-je.

– Oui, il est vraiment magnifique ! renchérit Ben, laissant Gibson enrouler un tout petit doigt autour d’un des siens.

– C’est un garçon, déclarai-je, quelque peu surprise. Ouah…

– Je me demandais quand tu allais t’en rendre compte.

– Et moi qui étais persuadée que tu étais une fille, dis-je en secouant la tête.

– Il est parfait, dit Anne en le regardant avec adoration.

Tout comme Martha, bizarrement. Jamais je n’aurais imaginé voir sur son visage une telle douceur, un tel amour.

– On lui donne le nom de ta basse préférée ? demandai-je à Ben.

– Si ça ne te dérange pas. (Ben se pencha en avant et déposa un baiser sur mon front.) Bravo, ma belle. Tu as assuré.

– Désolée de m’être comportée comme une sorcière.

– Pas de problème, assura-t-il en riant.

– Gibson Thunderbird Rollins Nicholson, dis-je en caressant de mon doigt sa petite joue toute douce. On t’aime tellement.

– Ça c’est bien dit, approuva Anne en me touchant l’épaule. On va vous laisser un peu seuls tous les trois.

– Oui. À plus tard, joli bébé, lança Martha en suivant ma sœur, les sourcils froncés et une expression pensive sur le visage.

Le médecin et l’infirmière s’étaient également éclipsés. J’étais reconnaissante de retrouver un peu de calme. Dire qu’après tous ces mois à surveiller mon langage, l’arrivée au monde de Gibson avait été ponctuée d’obscénités. Oh, tant pis. C’était la vie.

– Je t’aime, murmura Ben en approchant son visage tout près du mien.

– Je t’aime aussi, répondis-je en embrassant le bout de son nez. On est une famille maintenant.

Il sourit.

– Lizzy, tu es ma famille depuis le jour où je t’ai rencontrée. Ma meilleure amie. Mon amante. Tu veux bien rendre ça officiel et devenir aussi ma femme ?

Gibson se mit à pleurer, bougeant sa petite tête dans tous les sens – sans doute cherchait-il quelque chose à téter. Qu’est-ce qu’il était beau !

Ben m’aida à le mettre bien en place, ouvrant ma blouse pour lui donner accès à mon sein.

– Je crois qu’il va falloir que je les partage avec lui quelque temps, constata Ben.

– Voilà un noble sacrifice.

Une main caressant le dos de son fils et l’autre lissant mes cheveux emmêlés, Ben plongea son regard dans le mien.

– Tu n’as pas répondu à ma question. Est-ce que tu veux bien m’épouser ?

Je réussis à sourire à travers mes larmes de joie.

– Oh oui. Avec grand plaisir.