Chapitre 17

Vingt-huit jours plus tard

 

La femme prenait un temps fou pour commander. Penchée au-dessus du comptoir, ses yeux ne cessaient d’aller et venir entre le menu et moi. Je connaissais ce regard. Je le redoutais. J’adorais travailler ici, entre l’arôme des grains de café et le doux bourdonnement de la musique et des conversations. J’aimais l’esprit de camaraderie qui régnait derrière le comptoir, sans compter que travailler m’occupait les mains et l’esprit. Bizarrement, être serveuse m’apaisait. J’étais douée pour ça. Ça changeait de mes études où je bataillais sans cesse. Si tout s’écroulait, je pourrais toujours me rabattre sur le café. C’était la version moderne de la dactylographie. La ville de Portland fonctionnait à coups de grains de café et de brasseries. Le café et la bière étaient dans nos gènes.

Mais ces derniers temps, j’avais beaucoup de mal à supporter certains clients.

–  J’ai l’impression de vous connaître, commença-t-elle, comme ils le faisaient tous. On ne vous voyait pas partout sur Internet, à un moment ? Une histoire en rapport avec David Ferris ?

Au moins, je ne sursautais plus en entendant son nom. Et ça faisait des jours que je n’avais pas ressenti le besoin de vomir. Car, finalement, je n’étais pas enceinte, simplement en instance de divorce.

Après les premiers jours passés cachée au fond de mon lit à verser toutes les larmes de mon corps, j’avais pris tous les services possibles au café pour me maintenir occupée. Je ne pouvais quand même pas le pleurer indéfiniment. Dommage que mon cœur, lui, n’en soit pas convaincu. Chaque nuit, lorsque je fermais les yeux, je rêvais de David. Je devais le chasser de mon esprit un millier de fois par jour.

Lorsque j’avais fini par refaire surface, les derniers paparazzis obstinés étaient déjà retournés à Los Angeles. Apparemment, Jimmy avait fini en cure de désintoxication. Lauren avait beau changer de chaîne chaque fois que j’entrais dans la pièce, ça ne m’avait pas empêchée d’apprendre ce qui se passait. Partout, on ne parlait que de Stage Dive. Quelqu’un m’avait même demandé de signer une photo de David entrant dans la clinique, la tête baissée et les mains dans les poches. Il avait l’air si seul. À plusieurs reprises, je faillis l’appeler. Simplement pour lui demander si ça allait. Simplement pour entendre sa voix. Complètement stupide, non ? Et si j’appelais et que Martha répondait ?

Quoi qu’il en soit, la descente aux enfers de Jimmy était bien plus intéressante que moi. Ces jours-ci, mon nom n’avait été que très peu mentionné dans la presse.

Mais ces gens, ces clients, me rendaient folle. En dehors du boulot, je m’étais complètement renfermée. C’était dû au fait que mon frère vivait pratiquement avec nous, maintenant. Les amoureux sont écœurants. C’est un fait scientifiquement prouvé. Les clients, avec leurs petits yeux de fouine qui brillaient, ne valaient pas beaucoup mieux.

–  Vous devez faire erreur, répondis-je à la curieuse.

–  Je ne crois pas, non, rétorqua-t-elle avec un air de sainte-nitouche.

Dix dollars qu’elle était à deux doigts de me demander un autographe. Ce ne serait que la huitième fois aujourd’hui… Certains proposaient même de me ramener chez eux pour avoir des relations sexuelles parce que, vous voyez, l’ex d’une rock star… Mon vagin avait manifestement quelque chose de spécial. Je me demandais parfois s’ils pensaient qu’il y avait une petite plaque qui indiquait que David Ferris était passé par là.

Mais cette nana-là n’était pas simplement là pour m’observer. Non, elle voulait son autographe.

–  Écoutez, insista-t-elle d’un air enjôleur. Je ne vous demanderais pas ça si je n’étais pas une fan absolue.

–  Désolée, je ne peux pas vous aider. De plus, nous sommes sur le point de fermer. Voulez-vous encore commander quelque chose ? demandai-je, un charmant sourire plaqué sur le visage.

Sam aurait été fier de ce sourire, si faux soit-il. Mais mes yeux, eux, trahirent la vérité. Que j’étais au bout du rouleau et que je n’en avais plus rien à foutre de rien. Surtout lorsqu’il s’agissait de David Ferris.

–  Pouvez-vous au moins me dire si le groupe va vraiment se séparer ? Allez ! Tout le monde ne parle plus que de ça.

–  Je n’en ai aucune idée. Vous commandez quelque chose ou pas ?

Cette attitude entraînait généralement la colère ou les larmes. Elle opta pour la colère. Un choix judicieux car les larmes m’irritaient au plus haut point. Que ce soient les miennes ou celles des autres. Même si tout le monde savait que j’avais été larguée, ils s’imaginaient malgré tout que j’avais encore des liens. Ou du moins l’espéraient-ils.

Elle eut un petit rire forcé.

–  Pas besoin d’être aussi désagréable. Ça vous aurait vraiment tuée de me répondre ?

–  Partez, intervint Ruby, mon adorable patronne. Tout de suite. Sortez !

Bouche bée, la femme n’en revenait pas.

–  Je vous demande pardon ?

–  Amanda, appelle les flics.

Ruby se posta à côté de moi.

–  Ça marche, boss.

Amanda dégaina son portable et composa le numéro en jetant un regard mauvais à la femme. Après avoir été la seule lesbienne de mon lycée, elle faisait à présent des études de théâtre. Ces affrontements illuminaient sa journée. S’ils me sapaient le moral, Amanda, elle, en tirait toute sa force. Une force sombre et malveillante, certes, mais elle s’en délectait.

–  Oui, nous avons ici une fausse blonde avec un bronzage foireux qui nous cherche des noises, monsieur l’agent. Je suis quasi sûre de l’avoir vue la semaine dernière à une fête d’une confrérie d’étudiants en train de boire avec des mineurs. Je ne préfère pas vous dire ce qui s’est passé ensuite mais la vidéo est disponible sur YouTube pour votre plus grand plaisir, si vous avez plus de dix-huit ans.

–  Pas étonnant qu’il t’ait larguée. J’ai vu la photo, ton cul est aussi gros que le Texas, me lança la femme avant de partir précipitamment.

–  Tu es vraiment obligée de les provoquer ? demandai-je.

Amanda fit claquer sa langue.

–  Oh, ça va. C’est elle qui a commencé.

J’avais entendu pire que les propos de cette nana. Bien pire. J’avais déjà changé d’adresse e-mail à plusieurs reprises afin d’arrêter l’afflux de messages d’insultes. Et fermé mon compte Facebook quelques jours plus tôt.

Je jetai tout de même un coup d’œil à mes fesses, pour être sûre. C’était limite, mais j’aurais mis ma main à couper que le Texas était quand même un peu plus grand.

–  D’après ce que j’ai vu, tu te nourris uniquement de pastilles à la menthe et de cafés au lait. Tu n’as pas à t’inquiéter pour ton cul.

Dieu merci, Amanda m’avait pardonné depuis longtemps ce baiser raté au lycée. J’avais beaucoup de chance d’avoir des amis comme ça. Sans eux, je ne sais vraiment pas comment j’aurais survécu à ce dernier mois.

–  Je mange.

–  Vraiment ? Et à qui appartient ce jean ?

Je me mis à nettoyer la machine à café car l’heure de la fermeture approchait réellement. Et également pour éviter le sujet. Pour être honnête, être trompée et humiliée par l’enfant chéri du rock valait tous les régimes. Mais je ne le recommanderais à personne. Je dormais à peine et étais tout le temps fatiguée. J’étais au bord de la dépression. À l’intérieur comme à l’extérieur, je ne me reconnaissais pas. Les moments passés avec David, la façon dont il avait changé ma vie étaient un tourment perpétuel, une démangeaison que je ne pouvais gratter. Je n’en avais ni la force ni la volonté.

–  Lauren ne le porte pas. Elle dit que c’est la mauvaise teinte et que les poches arrière lui font de grosses fesses. Apparemment, l’emplacement des poches arrière est primordial.

–  Et depuis quand tu portes les vêtements de cette anorexique ?

–  Ne l’appelle pas comme ça.

Amanda leva les yeux au ciel.

–  Pour elle, c’est un compliment.

Pas faux.

–  Enfin bref, j’aime beaucoup ce jean. Tu nettoies les tables ou tu veux que je le fasse ?

Elle soupira.

–  Jo et moi voudrions te remercier de nous avoir aidées à déménager le week-end dernier. Alors ce soir, on te sort. On va boire et danser !

–  Oh.

L’alcool et moi avions déjà très mauvaise réputation.

–  Je ne sais pas…

–  Moi, je sais.

–  J’avais prévu de…

–  Non, c’est faux. C’est pour ça que j’ai attendu la dernière minute pour te l’annoncer. Je savais que tu essaierais de te défiler. (Ses yeux sombres ne souffraient aucune excuse.) Ruby, j’emmène notre petite Evie faire une virée en ville.

–  Bonne idée, répondit cette dernière de la cuisine. Sors-la d’ici. Je finirai de nettoyer.

Mon charmant sourire étudié s’effaça de mon visage.

–  Mais…

–  Et voilà le retour des yeux tristes, soupira Ruby en me confisquant mon chiffon. Je ne peux plus les supporter. Je t’en supplie, sors et amuse-toi.

–  Je suis si rabat-joie que ça ? demandai-je, soudain inquiète.

Je pensais sincèrement faire bonne figure. Mais leurs visages m’indiquaient le contraire.

–  Non. Tu es une jeune femme de vingt et un ans, tout ce qu’il y a de plus normale, qui sort d’une rupture. Il faut que tu te remettes en selle.

Ruby était une future mariée d’à peine trente ans.

–  Fais-moi confiance. Je parle d’expérience. Allez, file.

–  Ou bien, renchérit Amanda en agitant un doigt dans ma direction, tu peux rentrer chez toi et regarder Walk the Line pour la huit centième fois tout en écoutant ton frère et ta meilleure amie s’envoyer en l’air dans la pièce voisine.

Présenté comme ça…

–  Allons-y.

 

–  Je veux être bi, annonçai-je.

Une fille se devait d’avoir des buts dans la vie. Je repoussai ma chaise et me levai.

–  Venez danser. J’adore cette chanson !

–  Tu aimes toutes les chansons qui ne sont pas du groupe dont on ne doit pas prononcer le nom, rit Amanda en me suivant à travers la foule.

Jo, sa petite amie, se contenta de secouer la tête. La vodka était très probablement une aussi mauvaise idée que la tequila, mais je me sentais plus détendue, plus libre. Ça faisait du bien de sortir et, à jeun, ces trois verres avaient visiblement fait leur effet. Je soupçonnais même Amanda de m’avoir commandé un double. Quel bonheur de danser, rire et se laisser aller. De toutes les tactiques pour se remettre d’une rupture que j’avais essayées, s’occuper l’esprit était la meilleure. Mais bien s’habiller pour aller boire et danser n’était pas mal non plus.

Je glissai mes cheveux derrière mes oreilles car ma queue-de-cheval s’était à nouveau défaite. Parfaite métaphore de ma vie. Depuis que j’étais revenue de Los Angeles, rien ne fonctionnait. Rien ne durait. L’amour était un mensonge et le rock craignait. Blablabla. Il était temps de reprendre un verre.

De plus, j’étais sur le point d’aborder un point important.

–  Je suis sérieuse, insistai-je. Je vais devenir bi. C’est mon nouveau plan.

–  Je trouve ça super, cria Jo qui dansait à côté de moi.

Elle travaillait également au café, c’était comme ça qu’elle et Amanda s’étaient rencontrées. Elle avait de longs cheveux bleus que tout le monde lui enviait.

Amanda leva les yeux au ciel.

–  Tu n’es pas bi. Chérie, ne l’encourage pas.

Jo se fendit d’un large sourire faussement innocent.

–  La semaine dernière, elle voulait devenir lesbienne. Et avant, elle parlait de monastère. Je trouve que c’est un grand pas pour aller de l’avant et pardonner à tout être humain doté d’un pénis.

–  Je vais de l’avant, affirmai-je.

–  C’est pour ça que vous avez parlé de lui pendant les quatre dernières heures ?

Amanda sourit et passa ses bras autour des épaules de Jo.

–  On ne parlait pas de lui. On l’insultait. Comment dit-on «  espèce de sale mouton pervers dégueulasse » en allemand, déjà ? demandai-je en me penchant pour être entendue par-dessus la musique. C’est ma préférée.

Jo et Amanda dansaient à présent collées-serrées et je m’éloignai. Je n’avais pas peur d’être seule. J’étais remontée à bloc, façon girl power. Qu’il aille se faire foutre. Bien comme il faut.

La musique se mua en un long rythme continu et du moment que je continuais à bouger tout allait bien. La sueur perlait sur ma nuque et j’ouvris un autre bouton de ma robe, accentuant mon décolleté. Je ne prêtai pas attention aux gens qui dansaient autour de moi. Je fermai les yeux, bien à l’abri dans mon petit monde. Quel bonheur d’être pompette !

Pour je ne sais quelle raison, les mains qui glissèrent le long de mes hanches ne me dérangèrent pas, même si elles n’y avaient pas été invitées. Elles n’allèrent pas plus loin, sans autre sollicitation. Leur propriétaire dansait derrière moi, laissant une distance raisonnable entre nous. C’était agréable. Peut-être la musique m’avait-elle hypnotisée. Ou peut-être me sentais-je seule, car je n’offris aucune résistance. Au lieu de ça, je me laissai aller contre lui. Tout le long de la chanson suivante, nous restâmes comme ça, collés, en nous balançant. Le rythme ralentit et je levai les bras, croisant les mains derrière sa nuque. Après un mois à éviter presque tout contact humain, mon corps s’éveillait. Les doux cheveux courts à la base de son cou caressaient mes doigts. Et, en dessous, une peau douce et chaude.

Dieu que c’était bon. Je ne m’étais pas rendu compte combien j’avais besoin de toucher et d’être touchée.

Je posai ma tête contre lui et il me chuchota quelque chose. Si doucement que je ne le compris pas. Les doux poils sur sa joue et sa mâchoire picotaient légèrement mon visage. Les mains glissèrent sur mes côtes, mes bras. Des doigts calleux me caressèrent doucement les bras. Son corps était massif, fort, mais ses gestes restaient légers, retenus. Je n’étais pas disponible. Mon cœur était trop blessé pour ça, mon esprit trop méfiant. Cependant, je n’arrivais pas à me résoudre à m’éloigner de lui. J’étais trop bien.

–  Evie, murmura-t-il, ses lèvres taquinant mon oreille.

Mon souffle se coupa et mes paupières s’ouvrirent d’un seul coup. Je me retournai pour découvrir David qui me regardait intensément. Il avait coupé ses cheveux. Un peu longs au-dessus mais coupés court sur les côtés. Il ferait probablement un parfait Elvis, si l’envie lui en prenait. Une légère barbe sombre recouvrait le bas de son visage.

–  Tu… tu es là, bégayai-je.

Ma langue me semblait épaisse et inutile dans ma bouche sèche. Mon Dieu, c’était vraiment lui. Ici, à Portland. En chair et en os.

–  Oui.

Ses yeux bleus étincelaient. Il n’ajouta rien de plus. Autour de nous, la musique continuait de jouer, les gens de danser. Le monde ne s’était arrêté que pour moi.

–  Pourquoi ?

–  Ev ?

Amanda posa une main sur mon bras et je sursautai. Le charme était rompu. Elle lança un bref regard à David et son visage se plissa de dégoût.

–  Qu’est-ce qu’il fout ici ?

–  C’est bon, murmurai-je.

Son regard passa de David à moi. Elle n’avait pas l’air vraiment convaincue. Comment lui en vouloir ?

–  Amanda. S’il te plaît.

Je serrai ses doigts et hochai la tête. Au bout de quelques instants, elle finit par rejoindre Jo qui observait David d’un air franchement incrédule. Des étoiles dans les yeux. Le nouveau look de David faisait un parfait déguisement. À moins de savoir qui chercher, naturellement.

Je me fendis un passage à travers la foule. Foutre le camp d’ici, et vite. Je savais qu’il allait me suivre. Évidemment qu’il allait me suivre. Il n’était pas là par hasard, même si je ne savais pas comment diable il m’avait trouvée. Il fallait que je m’éloigne de la chaleur et du bruit pour remettre de l’ordre dans mes idées. Je traversai le couloir, dépassai les toilettes. Voilà ce que je cherchais : une grande porte noire ouvrait sur une ruelle sombre. De l’air frais. Quelques étoiles audacieuses brillaient au-dessus de ma tête, mais sinon, il faisait noir et humide. C’était sale, sordide, abominable. L’endroit idéal.

Bon, O.K., j’en faisais peut-être un peu trop.

La porte claqua derrière David. Il me faisait face, les mains sur les hanches. Il ouvrit la bouche pour parler et puis non, pas un mot.

–  David, qu’est-ce que tu fais ici ? lançai-je d’un ton sec.

–  Il faut qu’on parle.

–  Absolument pas.

Il se frotta la bouche.

–  S’il te plaît. J’ai des choses à te dire.

–  Trop tard.

Le regarder ravivait la douleur. Comme des plaies qui ne demandaient qu’à refaire surface. Mais je ne pouvais pas m’empêcher de le regarder. Une partie de moi désirait le voir, l’entendre. Ma tête et mon cœur étaient en miettes. Lui non plus n’avait pas l’air au mieux de sa forme. Il paraissait fatigué. Il avait des cernes sous les yeux et semblait un peu pâle. Il ne portait plus ses boucles d’oreilles. Non pas que ça m’intéressait.

Il m’adressa un regard où se lisait le désespoir.

–  Jimmy est entré en cure de désintox et j’ai dû régler quelques trucs. On a dû faire une thérapie tous ensemble, ça fait partie de son traitement. C’est pour ça que je n’ai pas pu venir tout de suite.

–  Je suis désolée pour Jimmy.

Il hocha la tête.

–  Merci. Il va beaucoup mieux.

–  Bien. Tant mieux.

Nouveau hochement de tête.

–  Ev, à propos de Martha…

–  Holà ! (Je levai une main et le forçai à reculer.) Arrête.

Sa bouche s’affaissa.

–  Il faut qu’on parle.

–  Vraiment ?

–  Oui.

–  Alors comme ça, maintenant, tu es prêt ? Va te faire foutre, David. Ça fait un mois. Vingt-huit jours sans un mot. Je suis désolée pour ton frère, mais c’est non.

–  Je voulais être sûr de venir à Portland pour les bonnes raisons.

–  Je ne sais même pas ce que ça veut dire.

–  Ev…

–  Non.

Je secouai la tête, animée par la douleur et la colère. Je le poussai un peu plus fort, le faisant reculer d’un pas. Il touchait le mur à présent mais ça ne m’arrêta pas.

Je m’apprêtais à réitérer mon geste mais il m’attrapa les mains.

–  Calme-toi.

–  Non !

Ses mains encerclèrent mes poignets. Il grinça si fort des dents qu’il était étonnant qu’il ne se soit rien cassé.

–  Non, quoi ? Non, on ne discute pas maintenant ? Explique-moi. Qu’est-ce que tu veux dire ?

–  Je veux dire : non à tout ce qui te concerne.

Mes paroles résonnèrent dans la ruelle étroite, rebondirent sur les bâtiments, jusqu’à s’évanouir dans le ciel indifférent de la nuit.

–  C’est fini entre nous, tu te rappelles ? Tu en as terminé avec moi. Je ne suis rien pour toi. Tu l’as dit toi-même.

–  J’ai eu tort. Merde, Ev. Calme-toi. Écoute-moi.

–  Lâche-moi.

–  Je suis désolé. Mais ce n’est pas ce que tu crois.

À court d’options, je l’affrontai.

–  Tu n’as pas le droit de te pointer ici, maintenant. Tu m’as menti. Tu m’as trompée.

–  Bébé…

–  Comment oses-tu m’appeler comme ça ? hurlai-je.

–  Je suis désolé.

Son regard parcourut mon visage, essayant peut-être de trouver un sens à ma réaction.

–  Je suis désolé.

–  Stop.

–  Je suis désolé. Je suis désolé, répétait-il encore et encore, psalmodiant les mots les plus creux du monde.

Il fallait que ça s’arrête. Que je l’arrête avant qu’il ne me rende cinglée. Je plaquai ma bouche contre la sienne, mettant un terme à son inutile litanie. Il gémit et m’embrassa sauvagement à son tour, meurtrissant mes lèvres. La douleur aidait. J’enfonçai ma langue dans sa bouche, prenant ce qui était censé m’appartenir. En ce moment, je le détestais et je l’aimais. Il ne semblait pas y avoir de différence.

Je passai les mains autour de son cou. Il nous retourna et plaqua mon dos contre le mur de brique rugueux. Son contact me brûlait la peau. C’était arrivé tellement vite que je n’eus pas le temps de réfléchir à ce que nous étions en train de faire. Il releva ma robe et arracha ma culotte. La fraîcheur de la nuit et la chaleur de ses paumes s’immiscèrent entre mes cuisses.

–  Tu m’as tellement manqué, grogna-t-il.

–  David…

Il baissa sa braguette et son jean puis remonta mes jambes à hauteur de ses hanches. Mes mains agrippèrent sa nuque, comme si j’essayais de lui grimper dessus. Je ne réfléchissais pas, seulement mue par le désir d’être physiquement aussi proche de lui que possible. Il me mordit la lèvre avant d’écraser sa bouche sur la mienne. Il frotta son érection contre moi avant de me pénétrer. La sensation de son sexe en moi me fit tourner la tête. Il passa son autre main sous mes fesses pour me soulever et s’enfonça plus profondément en moi, m’arrachant un gémissement. J’enroulai mes jambes autour de lui et le serrai fort. Il me pilonna sans merci. La brutalité collait à notre humeur. Mes ongles lui griffaient la nuque, mes talons frappaient son cul. Il me mordit le cou. La douleur était exquise.

–  Plus fort, haletai-je.

–  Putain, oui.

La brique dure m’éraflait le dos et faisait remonter ma robe. La violence de ses coups de rein me coupa le souffle. Je m’accrochai à lui, essayant de savourer les sensations qui m’envahissaient, le plaisir qui montait en moi. C’était trop et pas assez à la fois. La simple idée que ce puisse être la dernière fois me donna envie de pleurer, mais je n’avais plus de larmes. Ses doigts s’enfoncèrent dans mes fesses. La tension en moi s’intensifia. Il changea légèrement d’angle, toucha mon clitoris, et je jouis bruyamment, mes bras autour de sa tête, ma joue contre la sienne. Sa barbe effleura mon visage et tout mon corps frissonna.

–  Evie, grogna-t-il avec une dernière poussée, se déversant en moi.

Chaque muscle de mon corps se liquéfia. Je ne pouvais rien faire d’autre que m’accrocher à lui.

–  Tout va bien, bébé.

Il pressa ses lèvres contre mon visage humide.

–  Tout va bien se passer, je te le promets. Je vais réparer ça.

–  R-repose-moi.

Ses épaules montaient et redescendaient au rythme de sa respiration haletante et il me reposa au sol. Je baissai rapidement le bas de ma robe pour me rendre présentable. Comme si c’était même possible. Cette situation était hors de contrôle. Il remonta nonchalamment son jean. J’évitais son regard. Une ruelle. Bordel.

–  Ça va ?

Ses doigts caressèrent mon visage et arrangèrent mes cheveux. Jusqu’à ce que je pose une main sur sa poitrine pour l’obliger à reculer. Enfin, pas tout à fait. Il décida de me donner de l’espace.

–  Je… euh… (Je me léchai les lèvres et essayai de nouveau.) Je dois rentrer.

–  Viens. Je vais nous trouver un taxi.

–  Non. Je suis désolée. Je sais que c’est moi qui ai commencé, mais…, déclarai-je en secouant la tête. C’était un adieu.

–  Tu parles ! N’essaie pas de me faire croire ça.

Il glissa un doigt sous mon menton pour me forcer à le regarder.

–  Ce n’est pas fini entre nous, tu m’entends ? Absolument pas. Nouveau programme : je ne quitterai pas Portland tant que nous n’aurons pas éclairci tout ça. Je te le promets.

–  Pas ce soir.

–  Non. Pas ce soir. Demain, alors ?

J’ouvris la bouche mais rien n’en sortit. Je ne savais pas ce que j’avais eu l’intention de dire. Mes ongles s’enfoncèrent dans mes côtes à travers mon vêtement. Ces derniers temps, j’étais incapable de savoir ce que je désirais réellement. Arrêter de souffrir serait déjà pas mal. Éradiquer de ma tête et de mon cœur tout souvenir de lui. Pouvoir respirer normalement de nouveau.

–  Demain, répéta-t-il.

–  Je ne sais pas.

Je me sentais si fatiguée. J’aurais pu dormir pendant un an. Mes épaules s’affaissèrent et mon cerveau s’enraya.

Il me regarda passionnément.

–  O.K.

Ce qui allait ensuite se passer entre nous, je n’en avais aucune idée. Mais je hochai la tête comme si quelque chose avait été convenu.

–  Bien, déclara-t-il en prenant une profonde inspiration.

Mes muscles tremblaient toujours. Du sperme coula à l’intérieur de ma cuisse. Merde. Nous avions déjà eu cette discussion, mais les choses étaient alors différentes.

–  David, as-tu eu des rapports non protégés ce mois-ci ?

–  Tu n’as aucun souci à te faire.

–  Bien.

Il fit un pas vers moi.

–  En ce qui me concerne, nous sommes toujours mariés. Alors non, Evie, je ne t’ai pas trompée à tort et à travers.

Je ne savais pas quoi répondre. Mes genoux vacillèrent. Sûrement à cause des récents événements. Le soulagement d’apprendre qu’il ne s’était pas vengé en couchant avec des groupies devait y être pour quelque chose, j’imagine. Je n’avais même pas envie de penser à Martha, ce monstre marin tentaculaire des profondeurs.

Le sexe était tellement compliqué. Mais l’amour était encore pire, et de loin.

L’un de nous devait partir. Il ne fit aucun geste alors je m’en allai, me précipitant à l’intérieur du club pour retrouver Amanda et Jo. J’avais besoin de nouveaux sous-vêtements et d’une greffe du cœur. Il fallait que je rentre chez moi. Il me suivit, ouvrit la porte. Le bourdonnement de la musique résonnait dans la nuit.

Je me précipitai dans les toilettes des filles et m’enfermai dans une cabine pour me nettoyer. Lorsque j’en ressortis pour me laver les mains, je n’osai pas me regarder dans le miroir. La lumière dure des néons ne m’épargna pas. Mes longs cheveux blonds n’étaient plus qu’une masse désordonnée, mes yeux écarquillés et battus. J’avais l’air terrifiée. Et un gigantesque suçon apparaissait sur mon cou. Merde.

Deux filles entrèrent en gloussant et en coulant des regards pleins d’envie derrière leurs épaules. Avant que la porte ne se referme, j’aperçus David qui m’attendait, appuyé contre le mur opposé, les yeux rivés sur ses bottes. Le bavardage excité des filles sonnait faux. Mais elles ne prononcèrent pas son nom. Son déguisement tenait la route. Les bras serrés autour de moi, je sortis le retrouver.

–  Prête ? demanda-t-il en se redressant.

–  Ouais.

Nous partîmes à la recherche d’Amanda et de Jo, en évitant les danseurs et les gens ivres. Elles se trouvaient au bord de la piste de danse en train de discuter. Amanda semblait franchement mécontente. Elle me dévisagea, un sourcil arqué.

–  Tu te fous de moi ?

–  Merci pour cette soirée, les filles. Mais je vais rentrer, annonçai-je, feignant de ne pas voir son regard chargé de sous-entendus.

–  Avec lui ? demanda-t-elle en désignant du menton David, caché derrière mon épaule.

Jo s’avança et me prit dans ses bras.

–  Ne fais pas attention à elle. Écoute ton cœur.

–  Merci.

Amanda leva les yeux au ciel mais me serra à son tour dans ses bras.

–  Il t’a fait tellement de mal.

–  Je sais. (Mes yeux s’emplirent de larmes.) Merci de m’avoir invitée ce soir.

J’aurais mis ma main au feu qu’Amanda était en train de fusiller David du regard. J’eus presque de la peine pour lui. Presque.

Nous quittâmes la boîte alors que les enceintes diffusaient une de ses chansons. De nombreuses personnes s’écrièrent : «  Stage Dive ! » La voix de Jimmy susurra les paroles : «  Damn I hate these last days of love, cherry lips and long goodbyes… »

David baissa la tête et nous sortîmes en hâte. Dehors, la chanson n’était plus qu’une pulsation lointaine de basse et de batterie. Je jetai de rapides regards en biais pour vérifier qu’il était vraiment là et non un produit de mon imagination. Combien de fois avais-je rêvé qu’il vienne me retrouver ? Et, chaque fois, je m’étais réveillée seule, le visage baigné de larmes. Il était là à présent, et je ne pouvais pas prendre le risque de souffrir à nouveau. Je n’étais pas certaine de m’en sortir une deuxième fois. Mon cœur n’y résisterait peut-être pas. Alors je fis de mon mieux pour garder ma bouche et mon esprit fermés.

Il était encore relativement tôt et les rues étaient quasi désertes. Je levai la main et un taxi s’arrêta presque tout de suite. David m’ouvrit la portière. Je montai à l’intérieur sans un mot.

–  Je te raccompagne.

Il se glissa à côté de moi et, surprise, je me décalai sur la banquette.

–  Tu n’as pas besoin de…

–  Si. O.K. ? J’en ai besoin, alors ne…

–  D’accord.

–  On va où ? demanda le chauffeur en nous lançant un regard indifférent dans le rétroviseur.

Encore un couple qui se disputait sur son siège arrière. J’étais sûre qu’il en voyait des dizaines chaque soir.

David débita mon adresse sans hésiter. Le taxi s’engagea dans le flot des voitures. Il avait très bien pu obtenir mon adresse par Sam, quant au reste…

–  Lauren, soupirai-je en m’enfonçant dans mon siège. Évidemment. Voilà comment tu m’as trouvée.

Son visage se crispa.

–  Je lui ai parlé tout à l’heure. Ne lui en veux pas. J’ai eu beaucoup de mal à la convaincre.

–  Ouais, bien sûr.

–  Je suis sérieux. Elle m’a passé un savon pour avoir tout gâché et m’a hurlé dessus pendant une demi-heure. Ne lui en veux pas, s’il te plaît.

Je serrai les dents et regardai par la fenêtre. Ses doigts effleurèrent les miens. Je retirai ma main.

–  J’ai le droit de te prendre toi, mais pas ta main ? murmura-t-il, son visage triste dans la faible lueur des voitures et des réverbères.

J’étais sur le point de lui dire que ça avait été un accident. Que ce qui s’était passé entre nous était une erreur. Mais je ne pouvais pas. Je savais combien ça lui aurait fait mal. Nos regards se croisèrent ; ma bouche resta ouverte, muette.

–  Putain, tu m’as tellement manqué, dit-il. Tu n’imagines même pas.

–  Arrête.

Il se tut mais ne détourna pas les yeux. Je restai assise là, prisonnière de son regard. Il semblait si différent avec ses cheveux courts et sa petite barbe. Familier et inconnu à la fois. Le trajet jusqu’à chez moi n’était pas long mais il sembla durer une éternité. Le taxi s’arrêta devant mon vieil immeuble et le chauffeur me lança un regard impatient par-dessus son épaule.

J’ouvris la portière mais mon pied resta en suspens au-dessus du trottoir.

–  Je pensais sincèrement ne plus jamais te revoir.

–  Hé, fit-il en allongeant le bras, mais ses doigts se tendirent vers moi sans m’atteindre. Tu vas me revoir encore. Demain.

Je ne savais pas quoi dire.

–  Demain, répéta-t-il d’une voix décidée.

–  Je ne sais pas si ça changera quelque chose.

Il se frotta le menton en inspirant brusquement.

–  Je sais que j’ai déconné mais je vais arranger ça. Ne prends pas encore de décision, O.K. ? Accorde-moi au moins ça.

Je hochai rapidement la tête et m’engouffrai à l’intérieur de l’immeuble d’un pas mal assuré. Une fois la porte fermée, le taxi s’en alla, ses feux arrière disparurent à travers le verre dépoli de la porte d’entrée.

Et maintenant, qu’étais-je censée faire ?