Le portable de mon père sonna juste avant minuit. J’avais éteint le mien depuis longtemps déjà. Le téléphone fixe n’avait pas arrêté, aussi l’avions-nous débranché. La police était intervenue à deux reprises pour faire évacuer les curieux du jardin. Maman avait fini par prendre un somnifère et était allée se coucher. Elle n’avait pas vraiment apprécié de voir son petit monde si bien organisé voler en éclats. Étonnamment, après s’être d’abord mis en colère, papa avait plutôt bien géré la situation. Je m’étais confondue en excuses comme de juste. Et je voulais divorcer. Il était prêt à mettre cela sur le compte de la jeunesse et des hormones. Mais tout changea lorsqu’il vit le nom qui s’affichait sur son portable.
– Leyton ?
Il répondit, ses yeux me transperçant de l’autre bout de la pièce. Mon estomac se contracta aussitôt. Seul un parent sait si bien vous culpabiliser. Je l’avais déçu. Nous le savions tous les deux. Il n’y avait qu’un Leyton et une seule raison pour laquelle il pouvait appeler à cette heure-là.
– Oui, dit mon père. C’est une situation regrettable.
Les rides autour de sa bouche se creusèrent.
– Naturellement. Oui. Eh bien, bonne nuit.
Ses doigts se crispèrent autour du téléphone qu’il jeta ensuite sur la table de la salle à manger.
– Ton stage est annulé.
Tout l’oxygène quitta mon corps et mes poumons se ratatinèrent.
– Leyton estime, à juste titre, qu’étant donné ta situation…
La voix de mon père mourut. Il avait fait des pieds et des mains pour m’obtenir ce stage dans l’un des plus prestigieux cabinets d’architecture de Portland. Il avait suffi d’un coup de téléphone de trente secondes pour que tout s’effondre.
On frappa à la porte. Aucun de nous ne réagit. Nous avions l’habitude, maintenant.
Papa se mit à faire les cent pas dans le salon. Je le regardais, dans un état second.
Tout au long de mon enfance, des moments comme celui-là avaient toujours suivi un schéma bien précis. Nathan se battait à l’école. L’école appelait notre mère. Laquelle faisait une crise de nerfs. Mon frère s’enfermait dans sa chambre ou, pire, disparaissait pendant des jours. Papa rentrait à la maison et faisait les cent pas. Et moi, au milieu, j’essayais de jouer les médiatrices, experte dans l’art de ne pas faire de vagues. Alors qu’est-ce que je fichais là, au beau milieu de ce tsunami ?
Petite, j’avais été plutôt facile à vivre. J’avais obtenu de bonnes notes au lycée et étais entrée dans la même université locale que mon père. Je n’avais certes pas son talent inné pour le dessin mais compensais par un travail acharné. Je bossais à mi-temps dans le même café depuis mes quinze ans. Emménager avec Lauren avait été mon plus grand acte de rébellion. Mes parents auraient préféré que je reste à la maison pour faire des économies. J’étais, dans l’ensemble, terriblement banale. Pour le reste, j’avais toujours usé de subterfuges afin qu’ils puissent dormir sur leurs deux oreilles. Mais ce n’est pas non plus comme si j’avais fait les quatre cents coups. Quelques fêtes. L’épisode Tommy quatre ans plus tôt. Rien qui puisse me préparer à ça.
Sur notre pelouse, hormis la presse, il y avait également des gens en pleurs, brandissant des pancartes qui clamaient leur amour pour David. Un homme tenait sur son épaule un vieux radiocassette allumé. Une chanson intitulée San Pedro semblait leur préférée. Les hurlements atteignaient leur paroxysme chaque fois que le chanteur reprenait le refrain. « But the sun was low and we’d no place to go… »
Ils avaient apparemment prévu de me brûler en effigie. Ce qui m’allait très bien : j’avais envie de mourir.
Mon grand frère Nathan était passé prendre Lauren pour la ramener chez lui. Nous ne nous étions pas vus depuis Noël mais aux grands maux, les grands remèdes. L’appartement que nous partagions toutes les deux était également assiégé et elle refusait de faire appel à sa famille ou à nos amis. Dire que mon frère jubilait face à ma situation aurait été injuste. Pas complètement faux, mais assurément injuste. Cette fois, c’était mon tour de me retrouver dans le pétrin. Et pas qu’un peu ! Nathan, lui, ne s’était jamais marié par accident ni fait tatouer à Vegas.
Parce que, évidemment, une espèce de journaliste à la noix avait demandé à ma mère son avis sur le tatouage. Le secret était donc divulgué. Apparemment, aucun jeune homme de bonne famille bien comme il faut ne voudrait plus m’épouser désormais. Avant, mes rondeurs m’empêchaient de dégoter un mari mais, maintenant, c’était entièrement la faute du tatouage. J’avais résisté à l’envie de lui faire remarquer que j’étais déjà mariée.
On frappa de nouveau à la porte. Papa m’interrogea du regard. Je haussai les épaules.
– Mademoiselle Thomas ? retentit une voix caverneuse. David m’envoie.
Ouais, c’est ça.
– J’appelle les flics.
– Attendez. S’il vous plaît, implora la grosse voix. Je l’ai au téléphone. Ouvrez simplement la porte pour que je puisse vous le passer.
– Non.
Bruits étouffés.
– Il me demande de vous parler de son T-shirt.
Celui qu’il avait oublié à Vegas. Il était dans mon sac, encore humide. Hum. Peut-être. Mais je n’étais pas encore totalement convaincue.
– Quoi d’autre ?
Nouveau conciliabule.
– Il dit qu’il refuse que vous lui rendiez…, veuillez m’excuser mademoiselle…, la « putain de bague ».
J’ouvris la porte mais sans retirer la chaîne de sécurité. Un homme, sorte de bouledogue en costume noir, me tendit un téléphone portable.
– Allô ?
En bruit de fond, de la musique à plein volume et des conversations. Manifestement, ce petit incident n’avait pas perturbé David outre mesure.
– Ev ?
– Oui.
Il marqua une pause.
– Écoute, tu devrais probablement rester à l’écart le temps que les choses se tassent. Sam va te sortir de là. Il fait partie de mon équipe de sécurité.
Ledit Sam m’adressa un sourire poli. J’avais déjà vu des montagnes plus petites que ce gars-là.
– Pour aller où ?
– Il… il va te conduire chez moi. Et nous trouverons une solution.
– Chez toi ?
– Ouais, il y aura les papiers du divorce et tout ça à signer de toute façon. Alors autant que tu viennes ici.
Je voulais refuser. Mais l’idée d’éloigner ma famille de toute cette mascarade était terriblement tentante. De même que celle de déguerpir d’ici avant que maman ne se réveille et n’apprenne pour le stage. Toujours était-il que, à tort ou à raison, je ne pouvais oublier la manière dont ce matin David était sorti de ma vie dans un claquement de porte. Un vague plan B s’esquissait : mon stage annulé, je pourrais retourner travailler au café. Ruby serait ravie de m’avoir à plein temps pour l’été et j’adorais cet endroit. Mais me pointer avec cette horde sur mes talons était hors de question.
J’avais peu d’options et aucune bien alléchante, mais j’hésitais encore.
– Je ne sais pas…
David poussa un long soupir.
– Tu as une meilleure idée, peut-être ?
Touché.
Derrière Sam, la frénésie continuait. Les flashs crépitaient et les gens criaient. Ça semblait totalement irréel. Si c’était ce à quoi ressemblait la vie de David, je ne savais pas comment il arrivait à le supporter.
– Écoute, il faut que tu foutes le camp d’ici, me dit-il d’un ton brusque.
Mon père se tenait à côté de moi, en se tordant les mains. David avait raison : quoi qu’il ait pu se passer, il fallait que je protège les gens que j’aimais. C’était le moins que je puisse faire.
– Ev ?
– Désolée. Oui, je crois que je vais accepter ton offre. Merci.
– Repasse le téléphone à Sam.
Je fis ce qu’on me demandait et ouvris largement la porte afin que le géant puisse entrer. Ce n’était pas qu’il était particulièrement grand mais très baraqué. Ce type prenait vachement d’espace. Sam hocha la tête et répondit quelques « Oui, monsieur ». Puis il raccrocha.
– Mademoiselle Thomas, la voiture vous attend.
– Non, intervint mon père.
– Papa…
– Tu ne peux pas faire confiance à cet homme. Regarde un peu ce qui s’est passé.
– Ce n’est pas le seul coupable. J’ai une grande part de responsabilité.
Toute cette histoire m’embarrassait. Mais fuir n’était pas la solution.
– Je dois régler ça.
– Non, répéta-t-il d’un ton sans appel.
Mais je n’étais plus une petite fille, celle qui croyait que notre jardin était trop petit pour y accueillir un poney.
– Je suis désolée, papa, mais ma décision est prise.
Son visage devint cramoisi, ses yeux incrédules. Avant, il ne m’en aurait pas fallu plus pour céder. (Ou faire tranquillement mes petites affaires derrière son dos.) Mais aujourd’hui… C’était différent. Mon père me paraissait vieux, sans assurance. Et surtout, c’était entièrement mon problème.
– S’il te plaît, fais-moi confiance, dis-je.
– Ev, ma chérie, tu n’as pas besoin de faire ça, déclara-t-il, changeant de tactique. On peut trouver une solution nous-mêmes.
– Je sais. Mais il a déjà des avocats sur le coup. C’est ce qu’il y a de mieux à faire.
– N’auras-tu pas besoin d’un avocat, toi aussi ?
Il y avait de nouvelles rides sur son visage, comme s’il avait vieilli d’un seul coup. La culpabilité s’insinua en moi.
– Je vais me renseigner, te trouver un bon avocat. Je ne veux pas que tu te retrouves lésée dans cette affaire, continua-t-il. Il y a bien quelqu’un qui connaît un avocat spécialisé dans les divorces.
– Papa, ce n’est pas comme s’il y avait de l’argent en jeu, plaisantai-je avec un sourire forcé. Tout va bien se passer, ne t’inquiète pas. On va régler ça puis je rentrerai à la maison.
– « On » ? Chérie, tu connais à peine cet homme. Tu ne peux pas lui faire confiance.
– Le monde entier a les yeux rivés sur moi. Qu’est-ce qui pourrait arriver de pire ?
J’adressai au ciel une prière silencieuse afin de ne jamais connaître la réponse à cette question.
– Tu commets une erreur… (Il soupira.) Je sais que tu es aussi déçue que moi pour le stage. Mais ce n’est pas une raison pour se précipiter.
– J’ai bien réfléchi. Je dois vous éloigner de tout ce cirque, maman et toi.
Son regard se tourna vers le couloir sombre qui menait à la chambre où ma mère était plongée dans un sommeil artificiel. Je ne voulais surtout pas que mon père se sente déchiré entre elle et moi.
– Tout va bien se passer, déclarai-je d’un ton un peu trop enjoué. Je t’assure.
À court d’arguments, il baissa la tête.
– Je pense que tu prends la mauvaise décision. Mais appelle-moi si tu as besoin de quoi que ce soit. Si tu veux rentrer à la maison, je te réserverai un vol sur-le-champ.
Je hochai la tête.
– Je suis sérieux. Au moindre problème, tu m’appelles.
– Oui. Promis.
C’était un mensonge.
J’attrapai mon sac à dos, tout juste revenu de Las Vegas. Impossible de me changer, tous mes vêtements se trouvaient à l’appartement. Je lissai mes cheveux et les glissai soigneusement derrière mes oreilles, essayant de limiter les dégâts.
– Tu avais toujours été si sage…, déclara mon père d’un ton nostalgique.
Je ne savais pas quoi répondre.
Il me tapota le bras.
– Appelle-moi.
– Oui, répondis-je, la gorge serrée. Dis au revoir à maman pour moi.
– Votre fille est entre de bonnes mains, monsieur, affirma Sam en s’avançant.
Je n’attendis pas la réponse de papa et mis un pied dehors pour la première fois depuis des heures. La folie se déchaîna ; je fus prise d’une envie irrésistible de prendre mes jambes à mon cou et d’aller me cacher. Mais la présence rassurante de Sam à mon côté m’apaisa. Il passa un bras sur mon épaule et me guida. Un autre homme en costume noir vint à notre rencontre, se frayant un chemin à travers la foule. Les décibels grimpèrent en flèche. Une femme hurla qu’elle me détestait et me traita de salope. Un autre voulait que je dise à David qu’il l’aimait. Mais ce fut surtout une avalanche de questions. Les caméras étaient braquées sur mon visage, les flashs crépitaient. Sam prit les devants : mes pieds touchèrent à peine le sol lorsque son ami et lui me poussèrent dans la voiture qui attendait. Pas de limousine. Lauren aurait été déçue. C’était une berline de luxe avec un intérieur tout cuir. La portière claqua derrière moi puis Sam et son ami grimpèrent à leur tour dans le véhicule. Le chauffeur me salua d’un signe de tête dans le rétroviseur avant de démarrer prudemment. Des gens frappèrent sur la vitre et coururent à côté de la voiture. Je me recroquevillai dans mon siège mais on les sema rapidement.
J’allais retrouver David.
Mon mari.