Chapitre 20

Je crois que j’aurais préféré trouver Gengis Khan en train de me regarder de l’autre côté du comptoir plutôt que Martha. Une horde mongole versus Martha… Mon cœur balançait. Ils étaient tous deux horribles, chacun à leur façon.

La foule du déjeuner se réduisait à présent à quelques clients bien décidés à s’installer pour l’après-midi avec leurs caffè latte et leurs muffins. La journée avait été bien remplie et Ruby avait été distraite, se trompant dans les commandes. Ça ne lui ressemblait pas. Je l’avais fait asseoir un moment devant une tasse de thé. Puis les clients avaient de nouveau afflué. Lorsque je lui avais demandé ce qu’il se passait, elle m’avait envoyée balader. Qu’importe, je finirais bien par la faire parler.

Et voilà que Martha se tenait devant moi.

–  Il faut qu’on discute.

Ses cheveux bruns étaient attachés et elle ne portait presque pas de maquillage. Plus aucune trace du côté tape-à-l’œil de Los Angeles. Au contraire, elle paraissait morne, inhabituellement calme. Quoique toujours un peu mielleuse mais il s’agissait de Martha, après tout. Que fichait-elle ici ?

–  Ruby, je peux prendre ma pause ?

Jo était descendue dans la réserve. Elle revenait juste de sa pause, ce qui signifiait que j’avais droit à la mienne. Ruby hocha la tête et jeta à Martha un furtif regard assassin. Malgré son comportement étrange, Ruby restait quelqu’un de bien. Elle savait reconnaître un monstre marin voleuse d’homme lorsqu’elle en voyait un.

Martha se dirigea vers la sortie d’un air hautain et je la suivis. Au-dessus de nos têtes, le ciel était d’un bleu éclatant. Un parfait jour d’été. Je me serais sentie plus à l’aise si la nature avait été sur le point de lâcher un seau rempli de pluie sur sa chevelure impeccable, mais apparemment ça n’était pas prévu au programme.

Après une rapide inspection, Martha se jucha sur le rebord d’un banc.

–  Jimmy m’a appelée.

Je m’assis en gardant mes distances.

–  Il doit s’excuser auprès des gens, ça fait partie du processus de désintox.

Des ongles parfaitement manucurés tapotèrent le siège en bois.

–  Enfin, ce n’était pas vraiment des excuses. Il m’a dit qu’il fallait que j’aille à Portland pour arranger le bordel que j’avais causé entre David et toi. (Elle regardait fixement devant elle.) Les choses ne sont pas au beau fixe entre Ben et lui. J’aime mon frère. Je n’ai pas envie qu’il se brouille avec David à cause de moi.

–  Qu’est-ce que tu attends de moi au juste, Martha ?

–  Je n’attends rien. Je veux simplement que tu m’écoutes.

Elle baissa rapidement le menton et ferma un instant les yeux.

–  J’ai toujours cru que je pourrais le récupérer quand je voudrais. Après quelques années, le temps qu’il digère, évidemment. Il n’avait pas eu le temps de profiter de sa jeunesse, nous n’avions connu personne d’autre, ni lui ni moi. Alors j’ai pris mon mal en patience, je l’ai laissé s’amuser à droite à gauche. J’étais son grand amour, après tout, quoi que j’aie pu faire, non ? Chaque soir, il continuait à jouer les chansons écrites pour moi, il portait toujours notre boucle d’oreille après toutes ces années…

La circulation grondait, les gens bavardaient, mais Martha et moi étions à l’écart de tout ça. Je n’étais pas certaine de vouloir entendre ce qu’elle avait à dire mais j’absorbai néanmoins chaque mot, cherchant désespérément à comprendre.

–  Il se trouve que les artistes peuvent être très sentimentaux. (Elle eut un petit rire sans joie.) Sauf qu’apparemment ça ne veut rien dire.

Elle se tourna vers moi, les yeux pleins de haine.

–  Je crois que j’étais devenue une habitude pour lui. Il n’a jamais rien abandonné pour moi. Et il n’a jamais déménagé pour me faire plaisir.

–  Qu’est-ce que tu insinues ?

–  Il a terminé l’album, Evie. Apparemment, les nouvelles chansons sont géniales. C’est le meilleur album qu’il ait jamais écrit. Il pourrait être dans n’importe quel studio de son choix, à faire ce qu’il aime. À la place, il est là, à enregistrer à quelques rues d’ici. Parce que être proche de toi est plus important pour lui.

Elle se tourna vers moi, un sourire triste aux lèvres.

–  Il a vendu la maison de Monterey et acheté un truc ici. J’ai attendu des années qu’il revienne, qu’il ait enfin du temps à m’accorder. Pour toi, il a tout réorganisé en un battement de cil.

–  Je ne savais pas, murmurai-je, abasourdie.

–  Tout le groupe est là. Ils enregistrent dans un endroit appelé le Bent Basement.

–  J’en ai entendu parler.

–  Si tu es assez bête pour le laisser partir, tu mérites d’être malheureuse très longtemps.

Elle semblait parler d’expérience. Elle se releva et se frotta les mains.

–  Ma mission ici est terminée.

Et Martha s’éloigna. Elle disparut dans la foule des badauds du milieu d’après-midi comme si elle n’était jamais venue.

David enregistrait à Portland. Il m’avait dit travailler sur le nouvel album mais je ne m’étais pas imaginé que ça signifiait l’enregistrer ici. Et encore moins y acheter un appart.

Je me levai à mon tour et empruntai la direction opposée à celle qu’avait prise Martha. Je marchai, essayant de comprendre ce que j’étais en train de faire, laissant une chance à mon cerveau de rattraper son retard. Puis je renonçai et me mis à courir, slalomant entre les piétons, les tables des cafés et les voitures en stationnement. Mes Doc Martens me portaient de plus en plus vite. Je dénichai le Bent Basement à quelques rues de là, entre une minuscule brasserie et une boutique de luxe. J’appuyai les mains contre le bois et la petite porte verte s’ouvrit. Des haut-parleurs s’élevaient les accords d’un puissant solo de guitare électrique. Sam était assis sur un canapé et lisait un magazine. Il avait troqué son sempiternel costume noir pour un pantalon en toile et une chemise hawaïenne à manches courtes.

–  Madame Ferris, dit-il en souriant.

–  Bonjour Sam, répondis-je, haletante, essayant de reprendre mon souffle. Cette tenue vous va très bien.

Il me fit un clin d’œil.

–  M. Ferris se trouve dans l’une des cabines de prise de son pour le moment, mais si vous empruntez cette porte, vous pourrez observer.

–  Merci Sam. C’est bon de vous revoir.

La lourde porte menait à la table de mixage. Un homme était assis derrière avec un casque sur les oreilles. Ce studio aurait fait pâlir d’envie celui de Monterey. Par la vitre, j’aperçus David qui jouait, les yeux fermés, habité par la musique. Lui aussi portait un casque.

–  Salut, chuchota Jimmy.

Je ne m’étais pas rendu compte que le reste du groupe était derrière moi, faisant un break en attendant leur tour.

–  Salut, Jimmy.

Il me fit un sourire fatigué. Disparus, le costume et les pupilles dilatées.

–  Content de te voir.

–  Merci.

Je n’étais pas familière avec les usages en matière de désintoxication. Devais-je l’interroger sur sa santé ou éviter le sujet ?

–  Et merci d’avoir appelé Martha.

–  Elle est venue te parler ? Tant mieux. (Il glissa les mains dans les poches de son jean noir.) C’était le moins que je puisse faire. Excuse-moi pour mon comportement. Je n’étais pas moi-même. J’espère que qu’on pourra mettre tout ça derrière nous.

Sans la drogue, sa ressemblance avec son frère était frappante. Mais ses yeux bleus et son sourire ne me faisaient pas le même effet que ceux de David. Personne ne le pourrait jamais. Ni dans cinq ans ni dans cinquante. Pour la première fois depuis très longtemps, je l’acceptais. J’en étais même heureuse. C’était la journée des illuminations, visiblement.

Jimmy attendait patiemment que je redescende sur terre et lui réponde. Voyant que je ne le faisais pas, il continua :

–  Je n’avais jamais eu de belle-sœur avant.

–  Ni moi de beau-frère.

–  Ah non ? On est très utiles pour tout un tas de trucs. Tu verras.

Je souris et il me rendit mon sourire, beaucoup plus détendu à présent.

Ben, assis dans un canapé en cuir noir, discutait avec Mal qui m’adressa un petit signe du menton auquel je répondis. Mais Ben me lança seulement un regard inquiet. Il était toujours aussi imposant mais il semblait avoir plus peur de moi que je n’avais peur de lui aujourd’hui. Je lui fis un petit signe de tête qu’il me rendit avec un sourire crispé. Après ma discussion avec Martha, je comprenais un peu mieux le comportement de son frère ce soir-là. Nous ne serions jamais les meilleurs amis du monde mais nous nous comporterions en êtres civilisés, pour David.

Le solo de guitare prit fin. Je me retournai et aperçus David qui retirait son casque en me regardant. Puis il fit passer la sangle de sa guitare par-dessus sa tête et se dirigea vers la porte communicante.

–  Salut, fit-il en avançant vers moi. Tout va bien ?

–  Oui. On peut discuter ?

–  Bien sûr.

Il me fit entrer dans la cabine.

–  Je n’en ai pas pour longtemps, Jack.

L’homme derrière la table de mixage hocha la tête et tripota quelques boutons, probablement pour éteindre les micros. Il n’avait pas l’air trop agacé par cette interruption. Partout, des instruments et des amplis. L’endroit était un chaos organisé. Nous restâmes dans un coin, à l’abri des regards.

–  Martha est venue me voir, annonçai-je une fois qu’il eut refermé la porte.

Il se dressait devant moi. J’appuyai mon dos contre le mur et levai les yeux vers lui, essayant toujours de reprendre mon souffle. Mon cœur s’était calmé après ma course folle. Enfin, s’était calmé avant que David ne soit là, tout près. Je mis les mains derrière mon dos pour m’empêcher de le toucher.

Comme à son habitude, il fronça les sourcils.

–  Martha ?

–  Tout va bien, le rassurai-je. Enfin, elle était égale à elle-même, mais on a discuté.

–  De quoi ?

–  De vous deux, principalement. Elle m’a donné de quoi réfléchir. Tu es pris ce soir ?

Ses yeux s’écarquillèrent légèrement.

–  Non. Tu as envie de faire quelque chose ?

–  Oui. Tu m’as manqué ce matin. Tu m’as beaucoup manqué, le mois dernier. Je crois ne jamais te l’avoir dit.

Sa respiration s’accéléra.

–  Non… non, tu ne me l’as pas dit. Tu m’as manqué aussi. Je suis désolé de ne pas avoir pu rester ce matin.

–  Ce n’est que partie remise.

–  Absolument.

Il avança d’un pas jusqu’à ce que la pointe de ses bottes touche les miennes.

–  J’avais promis qu’on commencerait à travailler tôt, sinon j’aurais été là à ton réveil.

–  Tu ne m’avais pas dit que le groupe enregistrait ici.

–  On avait d’autres choses à régler. J’ai pensé que ça pouvait attendre.

–  Oui. Tu as raison.

Je regardai le mur à côté de moi, essayant de mettre de l’ordre dans mes idées. Après un début difficile et douloureux, tout semblait soudain se précipiter.

–  … À propos de ce soir, Ev ?

–  Oh, je vais dîner chez mes parents.

–  Suis-je invité ?

–  Oui. Oui, tu es invité.

–  O.K. Super.

–  Tu as vraiment acheté un appartement ici ?

–  Un quatre-pièces à quelques rues d’ici. Je me suis dit que c’était près de ton boulot et pas très loin de ta fac… Tu vois, juste au cas où. (Il scruta mon visage.) Tu voudrais le visiter ?

–  Waouh…, m’exclamai-je, puis je changeai de sujet pour gagner du temps. Euh… Jimmy a l’air en forme.

Il sourit et posa ses mains de chaque côté de ma tête, réduisant la distance entre nous.

–  Ouais. Il va bien. Déménager ici a fait du bien à tout le monde. Apparemment, je n’étais pas le seul à avoir besoin d’une pause. On n’a jamais aussi bien joué. On se reconcentre sur l’essentiel.

–  C’est super.

–  Allez, dis-moi ce que t’a raconté Martha, bébé.

Ce mot tendre fit remonter à la surface d’anciens sentiments familiers. J’étais à deux doigts de flancher.

–  On a parlé de toi.

–  J’avais compris.

–  Je crois que j’essaie encore de mettre tout ça au clair dans ma tête.

Il hocha lentement la tête et se pencha jusqu’à ce que nos nez se touchent presque. La parfaite intimité de ce moment, son souffle sur mon visage… Mon besoin d’être proche de lui n’avait jamais disparu. Peu importe combien j’avais essayé de l’étouffer. L’amour et le chagrin vous rendent terriblement stupide, désespéré même. Incroyables les choses dont on pouvait se convaincre pour survivre, espérant qu’un jour on finirait par y croire.

–  Je peux faire quelque chose pour t’aider ?

–  Non, je crois que je voulais simplement vérifier que tu étais vraiment ici.

–  Je suis là.

–  Oui.

–  Et ça ne changera pas, Evie.

–  Je crois que je le sais maintenant. Je peux être un peu longue à la détente, parfois. C’est juste que je n’étais pas sûre, tu comprends, avec tout ce qui s’est passé. Mais je suis toujours amoureuse de toi.

Apparemment, j’avais retrouvé la mauvaise habitude de dire tout ce qui me passait par la tête. Mais avec David, ce n’était pas grave. J’étais en sécurité.

–  Je sais, bébé. Mais quand vas-tu me revenir ?

–  Ce n’est pas si simple. J’ai tellement souffert la dernière fois.

Il hocha tristement la tête.

–  Tu m’as quitté. Je crois que c’est la pire chose qui me soit jamais arrivée.

–  Il fallait que je m’en aille mais… je crois que je voulais te faire souffrir comme tu m’avais fait souffrir.

J’avais besoin de lui prendre la main mais ne me l’autorisai pas.

–  Je n’ai plus envie d’être en colère. Pas contre toi, plus jamais.

–  Je t’ai dit des choses horribles ce soir-là. On souffrait tous les deux. Il va falloir qu’on arrive à nous pardonner l’un l’autre et à oublier.

–  Tu n’as pas écrit de chanson à ce sujet, rassure-moi.

Il détourna le regard.

–  Non ! David…, m’exclamai-je, horrifiée. Tu n’as pas le droit. C’était une soirée tellement abominable.

–  Sur une échelle de un à dix, à quel point serais-tu énervée, exactement ?

–  Un étant le divorce ?

Il se rapprocha, plaçant ses pieds entre les miens. Nos visages n’étaient plus qu’à quelques centimètres l’un de l’autre. Je n’avais jamais autant retenu mon souffle. Jamais.

–  Non, fit-il d’une voix douce. Tu ne te souviens même pas de notre mariage, alors le divorce, l’annulation, ou quoi que ce soit, n’est plus d’actualité. Ça ne l’a jamais été, d’ailleurs. J’ai simplement dit aux avocats d’avoir l’air occupé le temps que je mette les choses au clair. Aurais-je oublié de le mentionner ?

–  Oui, je crois bien.

Je ne pus m’empêcher de sourire.

–  Dans ce cas, c’est quoi le un ?

–  C’est maintenant. Être séparés et malheureux l’un sans l’autre.

–  C’est plutôt horrible.

–  C’est vrai, convint-il.

–  Est-ce que la chanson va être un single ou est-ce que tu vas la fourrer dans un coin en espérant que personne ne la remarque ? C’est une face B ou un truc comme ça, n’est-ce pas ? Non répertoriée et cachée à la fin ?

–  Supposons qu’on comptait utiliser une de ces chansons comme titre de l’album…

–  Une de ces chansons ? Et combien de titres de ce merveilleux album dont j’ai tant entendu parler vont parler de nous, au juste ?

–  Je t’aime.

–  David…

Je m’efforçais d’avoir l’air en colère mais sans succès. Je n’en avais pas la force.

–  Peux-tu me faire confiance ? demanda-t-il, le visage soudain sérieux. J’ai besoin que tu me refasses confiance. Et pas qu’au sujet des chansons. ça me tue de voir constamment cette inquiétude dans tes yeux.

–  Je sais.

Je fronçai les sourcils, joignant mes doigts derrière mon dos.

–  Ça vient doucement. Quant aux chansons, je finirai par m’y faire. La musique fait partie de toi et je suis fière de t’inspirer. Je te taquinais, c’est tout.

–  Je sais. Et elles ne parlent pas toutes de notre séparation.

–  Ah non ?

–  Non.

–  Tant mieux.

–  Mmm.

Je me passai la langue sur les lèvres et il me regarda intensément. J’attendais qu’il réduise la distance entre nous et m’embrasse. Mais il ne le fit pas, et moi non plus. Pour je ne sais quelle raison, nous ne voulions pas nous précipiter. Le moment devait être parfait. Tout devrait être réglé entre nous. Pas de gens qui attendaient dans la pièce d’à côté. Être près de lui, le doux murmure de sa voix me donnaient envie de rester comme ça toute la journée. Mais Ruby allait finir par se demander ce qui m’était arrivé. Avant, j’avais une petite course à faire.

–  Je ferais mieux de retourner bosser.

–  Tu as raison, acquiesça-t-il en reculant lentement. À quelle heure veux-tu que je vienne te chercher cesoir ?

–  À 19 heures ?

–  Parfait.

Une ombre traversa son visage.

–  Tu crois que tes parents vont m’apprécier ?

Je pris une grande inspiration et me lançai :

–  Je n’en sais rien. Mais ça n’a aucune importance. Moi, je t’aime.

–  C’est vrai ?

Je hochai la tête.

La lumière dans ses yeux ressemblait au lever du soleil. Mes genoux tremblèrent et mon cœur s’emballa. C’était fort, beau, parfait.

–  C’est tout ce qui compte, dans ce cas, déclara-t-il.