Chapitre 22

Nous avions prévu de retrouver Amanda, Jo et quelques amis dans l’un des bars du coin le lendemain soir. Je vivais un séisme intérieur permanent. Excitée, nerveuse, submergée par une centaine d’autres émotions incontrôlables. Mais aucun doute. Pas un instant. J’avais demandé à Ruby si je pouvais continuer à prendre des services supplémentaires au café et elle en avait été ravie. Elle venait d’apprendre qu’elle était enceinte, d’où son comportement étrange de la veille et, pour elle, l’arrêt de mes études ne pouvait pas mieux tomber. Peut-être finirais-je par retourner à l’école, qui sait ? J’aimais l’idée d’enseigner. Enfin, j’avais le temps.

Le bar, situé tout près de notre nouveau chez-nous, était minuscule. Sur une petite scène, un groupe de rock alternait des reprises de classiques de grunge avec quelques chansons plus récentes. Installée à une table à l’écart, Jo nous fit un petit signe de la main. Rencontrer David la mettait manifestement dans tous ses états.

–  David. Je suis tellement contente, répétait-elle en boucle.

Si elle se mettait à se frotter contre sa jambe, je mettrais le holà.

En revanche, Amanda ne se départit pas de son froncement de sourcils. Contrairement à mes parents, au moins manifestait-elle son désaccord en silence. J’appréciais sa sollicitude mais elle allait devoir s’habituer à la présence de David.

Ce dernier commanda nos boissons et s’installa à côté de moi. La musique était vraiment trop forte pour pouvoir discuter. Nate et Lauren arrivèrent peu après. Entre mon frère et mon mari était née une paix fragile dont je leur étais profondément reconnaissante.

David se rapprocha de moi.

–  Je voulais te demander quelque chose.

–  Quoi ?

Il glissa une main autour de ma taille, m’attirant plus près. Autant m’installer directement sur ses genoux… Avec un tendre sourire, il enroula ses bras autour de moi et me serra fort.

–  Euh… Ça te plairait d’entendre une des chansons que je t’ai écrites ?

–  J’adorerais !

–  Super, répondit-il en lissant le dos de ma petite robe noire.

Je l’avais choisie parce que c’était sa couleur préférée, mais également car j’étais convaincue qu’il apprécierait le décolleté en V. Ce soir, je voulais plaire à mon mari. Il y aurait sans aucun doute des moments dans l’avenir où nous aurions envie de nous sauter à la gorge, mais pas ce soir. Ce soir, nous étions là pour faire la fête.

Lauren entraîna Nate sur la piste de danse ; Amanda et Jo les suivirent, nous abandonnant à notre conversation. J’avais vraiment le frère et les amis les plus géniaux du monde. Tous avaient appris la nouvelle sans sourciller. Ils m’avaient prise dans leurs bras sans jamais remettre en question ma décision. Lorsque Lauren raconta sa version de la scène du dîner au cours duquel David avait pris ma défense, je surpris même Amanda hocher la tête d’un air approbateur. J’en avais conçu de grands espoirs.

Plus tôt dans la soirée, j’avais même appelé ma mère. La conversation avait été brève mais j’étais contente de l’avoir fait. Après tout, nous restions une famille.

La nuit précédente, David avait fini par me rendre mon alliance. Il s’avéra que la liste des choses-à-me-faire était longue. En guise de petit déjeuner, on avait mangé de la glace à la petite cuillère, tandis que le soleil se levait. La meilleure nuit de ma vie.

Comme c’était bon d’avoir de nouveau la bague à mon doigt. Comme promis, la sienne était restée en place. Lorsque j’avais émergé de la chambre vers midi, j’avais trouvé David en train de la montrer fièrement à son frère. Tous deux m’avaient aidée à rapporter mes affaires dans l’appartement. Mal et Ben répétaient dans le studio d’enregistrement. Nate et Lauren avaient eux aussi participé au déménagement, une fois que David et Jimmy eurent fini de signer tout ce qu’elle avait pu trouver lié de près ou de loin aux Stage Dive. Même si elle jurait à qui voulait l’entendre que j’allais lui manquer, je crois qu’elle avait hâte d’avoir l’appartement pour Nate et elle. Ils formaient un très beau couple.

–  J’ai autre chose à te demander, ajouta-t-il.

–  La réponse est oui. Oui à tout et à n’importe quoi avec toi.

–  Tant mieux, parce que je voulais te proposer de devenir mon assistante. Quand tu ne travailleras pas au café, bien sûr.

Il me caressa doucement le dos.

–  David…

–  Ou alors tu pourrais me laisser rembourser tes frais de scolarité à tes parents.

–  Non, répondis-je d’une voix résolue. Merci beaucoup mais ça, j’ai besoin de le faire toute seule. Et je crois que c’est également important pour mes parents.

–  C’est bien ce que je pensais. Mais c’est beaucoup d’argent, bébé. Si tu prends un deuxième boulot, on ne se verra jamais.

–  Je sais. Mais crois-tu vraiment que ce soit une bonne idée de travailler ensemble ?

–  Ouais, répondit-il, très sérieusement. Tu adores tout organiser et c’est exactement ce dont j’ai besoin. C’est un vrai métier et c’est toi que je veux pour ce job. Et si jamais on se rend compte que ça nuit à notre couple, on avisera. Mais, pour résumer, je crois que ça signifie simplement passer plus de temps ensemble et faire l’amour au bureau.

J’éclatai de rire.

–  Seriez-vous en train de promettre de me harceler sexuellement, monsieur Ferris ?

–  Absolument.

Je l’embrassai sur la joue.

–  Merci d’avoir pensé à moi. J’adorerais travailler pour toi.

–  Si tu décides de reprendre tes études, je demanderai à Adrian de te trouver un remplaçant. C’est aussi simple que ça.

Il m’attira plus près contre son torse.

–  C’est un super plan.

–  Merci. Ça signifie beaucoup venant de toi.

Son regard se dirigea vers le bar où Mal, Jimmy et Ben prenaient un verre, incognitos. Je ne savais pas qu’ils seraient des nôtres ce soir ; Jimmy se tenait à présent à l’écart des boîtes et des bars.

–  Il était temps, marmonna David avant de jeter un œil vers le groupe qui était sur le point de reprendre un classique de Pearl Jam.

–  Attends-moi là.

Il se leva, me remit sur ma chaise et fit un petit signe aux autres membres de son groupe. Puis il se dirigea vers la scène. Il fendit la foule avec aisance, suivi des trois autres. Ensemble, ils étaient sacrément impressionnants, peu importe combien ils essayaient de rester discrets. Mais j’eus la nette impression qu’ils étaient sur le point de faire connaître leur présence. Dès que le groupe sur scène eut terminé sa chanson, David héla le chanteur. Je sautillais sur ma chaise d’excitation.

Ils discutèrent quelques instants puis le chanteur appela le guitariste. Sans surprise, ce dernier déposa son instrument dans les mains de David. Je vis l’expression d’étonnement sur leurs visages lorsqu’il déclina son identité. Jimmy adressa un petit signe de tête au chanteur et monta sur scène. Derrière lui, Mal tapait déjà dans la main du batteur avant de lui subtiliser ses baguettes. Même l’austère Ben sourit en acceptant la basse de son propriétaire. Les Stage Dive entrèrent en scène. Peu de gens dans le bar semblaient vraiment se rendre compte de ce qui était en train de se passer.

–  Salut tout le monde. Désolé de vous interrompre. Je suis David Ferris et j’aimerais interpréter une chanson pour ma femme, Evie. J’espère que ça ne vous dérange pas.

Le silence de stupéfaction fit place à un tonnerre d’applaudissements. David me regarda intensément par-dessus la mer de spectateurs qui envahissait la piste de danse pour se rapprocher de la scène.

–  Elle est de Portland. J’imagine que ça fait de moi un des vôtres, désormais. Soyez indulgents avec moi, O.K. ?

En réponse, la foule devint totalement hystérique. Les mains de David se déplacèrent sur les cordes, produisant le mélange de rock et de country le plus doux possible. Puis il se mit à chanter. Jimmy l’accompagna pour le refrain, leurs voix se mêlant à la perfection.

 
I thought I could let you go
I thought that you could leave and know
The time we took would fade
But I’m colder than the bed where we lay
You let go if you like, I’ll hold on
Say no all you want, I’m not done
Baby, I promise you
Did you think I’d let you go ?
That’s never happening and now you know
Take your time, I’ll wait
Regretting every last thing I said
 

La chanson était simple, douce, parfaite. À la fin du morceau, les gens hurlaient et tapaient des pieds. Le bruit était assourdissant. La sécurité aida David et ses acolytes à s’extirper de la cohue des spectateurs, prévenus du concert par des textos, des appels et via toutes sortes de réseaux sociaux. Un raz de marée de fans les submergea. Une main me saisit le bras. Je levai les yeux et découvris Sam à côté de moi, un grand sourire sur le visage. Il nous escorta à l’extérieur en un rien de temps.

Tout avait été prévu : nous nous entassâmes dans la limousine qui nous attendait dehors. David me mit immédiatement sur ses genoux.

–  Sam va s’assurer que tes amis vont bien.

–  Merci. Je pense que Portland sait que tu es là, à présent.

–  Ouais, je crois que tu as raison.

–  Je le savais ! Je savais que tu allais nous pondre un truc comme ça, David, dit Mal en secouant la tête. Vous, les guitaristes, vous n’êtes qu’une bande de frimeurs. Si tu avais ne serait-ce qu’un peu de jugeote, jeune fille, tu aurais épousé un batteur.

Je ris et essuyai les larmes sur mes joues.

–  Pourquoi est-ce qu’elle pleure ? Qu’est-ce que tu lui as dit ?

David resserra son étreinte. Dehors, les gens tambourinaient aux vitres tandis que la voiture démarrait lentement.

–  Tu vas bien ?

–  Je n’ai dit que la vérité, qu’elle aurait dû épouser un batteur, renchérit Mal. Putains de concerts improvisés !

–  Ferme-la un peu.

–  Comme si tu n’avais jamais sorti le grand jeu pour impressionner une nana, rétorqua Ben.

–  Vous vous rappelez Tokyo ? enchaîna Jimmy, allongé dans un coin. Comment elle s’appelait déjà ?

–  Oh merde, ouais. La nana du restaurant ! s’exclama Ben. Combien ils t’ont fait payer pour les dégâts, rappelle-moi ?

–  Je ne sais même pas de quoi vous parlez. Davie a dit de la fermer, cria Mal par-dessus les rires. Respectez un peu ce moment touchant, bande de nazes.

–  Ne fais pas attention à eux, me dit David en prenant mon visage dans ses mains. Pourquoi pleurais-tu, mmm ?

–  Parce que sur une échelle de un à dix, ta chanson obtient dix. Elle est magnifique.

–  Elle t’a vraiment plu ? Parce que sinon ce n’est pas grave, tu n’es pas obligée de…

Je saisis son visage et l’embrassai, sans prêter attention au bruit et au chahut autour de nous. Et je n’arrêtai de l’embrasser que lorsque nos lèvres furent engourdies et gonflées.

Il sourit et essuya mes dernières larmes.

–  Bébé. Tu sais vraiment parler aux hommes.