Quelque chose clochait. Je le sus à l’instant où je passais la porte. J’appuyai sur l’interrupteur d’une main pendant que, de l’autre, je balançais mon sac à main sur le canapé. Après l’obscurité du couloir, la luminosité soudaine m’aveugla. De petits fragments de lumière se mirent à clignoter devant mes yeux. Lorsqu’ils disparurent, je ne découvris rien d’autre que du vide… là où, ce matin encore, se trouvaient des meubles.
À commencer par le canapé.
Mon sac tomba et tout son contenu – tampons, monnaie, stylos, maquillage – se déversa sur le sol. Un tube de déodorant roula jusque dans le coin de la pièce, désormais nu maintenant que la télé et le meuble qui l’accueillait s’étaient volatilisés. Mes chaises et la table rétro que j’avais achetée d’occasion étaient encore là, tout comme ma bibliothèque surchargée, mais la plus grande partie de la pièce était vide.
– Skye ?
Pas de réponse.
– Merde alors… C’est quoi ce délire ?
Question stupide : la réponse était évidente. En face de moi, la porte de ma colocataire était grande ouverte et, à l’intérieur de sa chambre plongée dans l’obscurité, il n’y avait rien d’autre que des moutons de poussière.
Inutile de se voiler la face : Skye s’était barrée.
À l’idée des loyers et de toutes les factures que j’allais devoir payer, mes épaules s’affaissèrent et ma gorge se serra. Voilà donc ce qu’on ressentait quand un ami vous plantait un poignard dans le dos. J’en avais le souffle coupé.
– Anne, je peux t’emprunter ta veste en velours ? Promis, je te la…
Lauren, ma voisine, venait de débouler chez moi. Frapper avant d’entrer n’avait jamais été sa spécialité. Puis, comme moi, elle se figea.
– Où est passé ton canapé ?
Je pris une profonde inspiration puis expirai lentement, ce qui se révéla totalement inefficace.
– Je suppose que Skye l’a embarqué.
– Elle a déménagé ?
Ma bouche s’ouvrit pour parler, mais qu’y avait-il à ajouter ? La situation était suffisamment claire.
– Tu n’étais pas au courant qu’elle partait ? reprit Lauren en secouant la tête, faisant voltiger sa longue crinière brune.
J’avais toujours été jalouse de ses cheveux. Les miens, blond vénitien, étaient plutôt jolis, mais dès que je les laissais pousser en dessous des épaules ils se transformaient en une lourde masse qui donnait l’impression que j’avais plongé la tête dans un seau de graisse.
Bon, mes états d’âme capillaires n’étaient pas vraiment la priorité du moment.
La priorité, c’était le loyer.
Et avoir de quoi remplir le frigo.
Mes yeux me brûlaient. La trahison était rude. Skye et moi étions amies depuis des années ; je lui faisais confiance. Ensemble, nous nous étions plaint des mecs, nous avions partagé nos secrets, nous nous étions consolées l’une l’autre. C’était impossible !
Pourtant, si.
Et c’était douloureux !
– Non, confirmai-je à Lauren d’une voix qui me parut étrange. (Je déglutis et m’éclaircis la gorge.) Non, je n’étais pas au courant qu’elle partait.
– Bizarre. J’avais l’impression que vous vous entendiez bien, toutes les deux.
– Ouais.
– Pourquoi elle serait partie comme ça ?
– Elle me devait de l’argent, admis-je tout en m’agenouillant pour ramasser les objets tombés de mon sac – et non pas pour prier, ça faisait un bail que j’avais lâché l’affaire avec Dieu.
– Tu plaisantes ? s’écria Lauren. Quelle pétasse !
– On va être en retard, bébé.
Nate, mon autre voisin, apparut à la porte, visiblement impatient. Grand, bien bâti, il en imposait. Si en temps normal j’enviais à Lauren son petit ami, à cet instant précis il ne me faisait aucun effet. J’étais vraiment dans la merde.
– Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il en regardant autour de lui. Salut, Anne.
– Salut, Nate.
– Pourquoi est-ce que ton appart est vide ?
– Skye s’est tirée avec toutes les affaires d’Anne, expliqua Lauren en levant les bras au ciel.
– Non, la corrigeai-je. Skye est partie avec toutes ses affaires à elle. Et avec mon argent.
– Combien ? demanda Nate, la colère abaissant sa voix d’une octave.
– Un paquet, répondis-je. Je la dépanne depuis qu’elle a perdu son boulot.
– Merde, marmonna Nate.
– Je sais…
Oui, c’est bon. J’étais au courant !
J’ouvris mon sac à main et y trouvai soixante-cinq dollars et une pièce de vingt-cinq cents. Comment en étais-je arrivée là ? J’avais dépensé tout mon salaire de la librairie et atteint le plafond autorisé sur ma carte de crédit. La veille, Lizzy m’avait demandé un coup de pouce pour acheter des livres pour la fac. Hors de question de lui refuser ça. Les études de ma sœur passaient avant tout le reste.
Ce matin, j’avais informé Skye qu’il fallait qu’on parle. Résultat, j’avais eu l’estomac noué toute la journée. Parce qu’en réalité notre « discussion » allait se résumer à ce que je lui suggère d’emprunter de l’argent à ses parents – ou à son nouveau petit ami si génial – pour pouvoir me rembourser. Ah, et il faudrait aussi qu’elle demande à l’un ou l’autre de l’héberger parce que je ne pouvais pas continuer à nous nourrir et nous loger toutes les deux en attendant qu’elle trouve un nouveau job. En d’autres termes, je la fichais dehors.
Et dire que la culpabilité avait pesé sur mon estomac comme une pierre. Un comble !
Skye m’avait roulée dans la farine et les chances pour qu’elle éprouve le moindre remords étaient plus que minces.
J’achevai de remettre mes affaires dans mon sac à main et le fermai.
– Lauren, ma veste est dans mon placard – enfin, j’espère. Fais comme chez toi.
J’étais censée payer le loyer dans huit jours. Je pouvais toujours espérer un miracle. Il devait bien exister des personnes avec un peu d’argent de côté qui cherchaient un appart. Si nous avions toujours réussi à nous en sortir, ma sœur et moi avions eu plus important à faire avec notre argent que de le placer sur un compte d’épargne : acheter des livres, des vêtements, tous ces petits plaisirs qui font que la vie vaut la peine d’être vécue. Nous nous étions déjà beaucoup sacrifiées ; pourtant, voilà que je me retrouvais à sec et le dos au mur.
J’aurais dû me montrer plus méfiante.
Au pire, je pourrais dormir par terre dans la chambre de Lizzy, à la fac. Il faudrait juste qu’on soit très discrètes. De toute évidence, on ne pouvait pas compter financièrement sur maman. Lui demander de l’aide était donc totalement exclu. Vendre le collier de perles de ma grand-tante m’aiderait éventuellement à régler la caution d’un appartement plus petit, que je pourrais louer seule.
Quoi qu’il en soit, je trouverais une solution. Régler les emmerdes était ma spécialité.
Et si Skye recroisait un jour ma route, je la truciderais.
– Qu’est-ce que tu comptes faire ? me demanda Nate en s’adossant à l’encadrement de la porte.
Je me levai et époussetai les genoux de mon pantalon noir.
– Je vais me débrouiller.
Nate me dévisagea. Je m’efforçai de garder mon calme. Les mots qu’il s’apprêtait à prononcer avaient intérêt à exprimer autre chose que de la pitié. Ma journée était déjà suffisamment merdique comme ça. Je lui adressai un sourire plein de détermination.
– Quoi de prévu ce soir ? lançai-je.
– On va à une soirée chez David et Evie, répondit Lauren depuis ma chambre. Tu devrais venir !
Evie était la sœur de Nate et l’ancienne colocataire de Lauren. Elle avait épousé quelques mois plus tôt David Ferris, dieu absolu du rock et guitariste du groupe Stage Dive. Une longue histoire. Pour être honnête, j’essayais encore d’y voir clair aujourd’hui. J’avais toujours considéré Evie comme la gentille voisine blonde qui fréquentait la même université que Lizzy et servait du café à tomber chez Ruby’s mais, du jour au lendemain, tout le quartier avait été assailli par des hordes de paparazzis. Skye avait même donné des interviews devant l’immeuble, bien qu’elle n’eût pas la moindre information à dévoiler aux journalistes. Quant à moi, j’avais plutôt pris le pli de filer discrètement par la porte de derrière.
En réalité, mes rapports avec Evie se limitaient à lui dire bonjour quand nous nous croisions dans l’escalier, à l’époque où elle vivait encore dans l’immeuble, et à lui commander un café le matin chez Ruby’s avant d’aller au boulot. Si nos relations avaient toujours été amicales, nous n’avions jamais été véritablement amies. Vu la fréquence à laquelle Lauren m’empruntait des vêtements, je la connaissais bien mieux qu’Evie.
– Nate, dis-lui qu’il faut qu’elle vienne avec nous.
Nate marmonna son assentiment – ou était-ce de l’indifférence ? Difficile à dire.
Le long des murs, à l’emplacement où se trouvaient le canapé et la commode jusqu’à ce matin, le sol était jonché de saletés en tout genre. Voilà tout ce que Skye avait laissé derrière elle.
– C’est gentil, dis-je. J’avais prévu de bouquiner mais je ferais sans doute mieux de faire un peu de ménage. Visiblement on n’avait pas aspiré sous les meubles depuis des siècles. Le point positif, c’est que je n’aurai pas trop d’affaires à déplacer quand je déménagerai.
– Allez, viens !
– Je n’ai pas été invitée, Lauren, objectai-je.
– On ne l’est pas non plus la plupart du temps, précisa Nate.
– Ils nous adorent ! s’écria Lauren en sortant de ma chambre, lançant un regard noir à son petit ami. Ils seront forcément contents qu’on soit là.
Même si ma veste noire vintage lui allait bien mieux qu’elle ne m’irait jamais, je décidai de ne pas la haïr secrètement. Peut-être la lui donnerais-je en guise de cadeau d’adieu avant mon déménagement. Si avec ça je ne récoltais pas quelques points pour le paradis, je ne voyais pas quoi faire pour en gagner.
– Allez, Anne, insista-t-elle. Ev ne verra aucune objection à ce que tu nous accompagnes.
– Bon, vous êtes prêtes ? lança Nate en jouant avec ses clés de voiture.
Je doutais que passer la soirée avec un groupe de rock fût la solution appropriée quand je venais d’apprendre que j’allais bientôt me retrouver à la rue. Le jour où je me sentirais au top de ma séduction, oui, je pourrais aller faire ma belle. Or c’était loin d’être le cas aujourd’hui. Là, j’avais plutôt l’impression d’être la dernière des ratées. En même temps, cette impression-là me collait à la peau depuis mes seize ans, ce n’était donc pas une super excuse – mais ça, Lauren n’avait pas besoin de le savoir.
– C’est gentil, mais je viens juste de rentrer…
– Et l’état actuel de ton appart devrait plutôt te donner envie de fuir, fit remarquer Lauren en survolant du regard la poussière et l’absence de mobilier. Et puis on est vendredi. Qui reste chez soi un vendredi soir ? Bon, tu gardes ta tenue de boulot ou tu mets un jean ? Je penche pour le jean.
– Lauren…
– N’y pense même pas !
– Mais…
– C’est non.
Lauren m’attrapa par les épaules et planta son regard dans le mien.
– Tu viens de te faire rouler par une soi-disant amie. Je n’ai pas assez de mots pour te dire à quel point ça me rend furax. Tu viens avec nous. Tu pourras passer la soirée dans ton coin si tu veux, mais je refuse que tu restes ici toute seule à te morfondre à cause de cette voleuse minable. Tu sais que je ne l’ai jamais portée dans mon cœur.
Moi, si. Enfin, plus maintenant. Bref.
– Je te l’ai répété plusieurs fois, pas vrai, Nate ? insista-t-elle.
Ce dernier haussa les épaules et continua de triturer ses clés.
– Allez, va te préparer, ordonna Lauren en me poussant en direction de ma chambre.
Compte tenu de ma situation, c’était certainement la dernière occasion que j’aurais de rencontrer David Ferris. Evie passait encore ici de temps en temps, mais je ne l’avais jamais vu, lui – ce n’était pourtant pas faute d’avoir « traîné » devant l’immeuble, au cas où. Des quatre membres des Stage Dive, ce n’était pas celui qui avait ma préférence. Non, c’était à Mal Ericson, le batteur, que je réservais mes faveurs. Plus jeune, j’étais complètement folle de lui. Mais David Ferris… quand même ! Rien que pour l’éventualité de tomber sur l’un d’eux, je devais y aller.
– Bon, c’est d’accord. Accordez-moi dix minutes.
Il me fallait au moins ça pour me préparer psychologiquement – et je ne parle pas du reste – à affronter le gratin. Heureusement, le niveau de mon je-m’en-foutisme était actuellement à son maximum : le moment idéal pour aller à la rencontre de M. Ferris. Avec un peu de chance, j’arriverais à rester digne sans passer pour une énorme débile.
– Plutôt cinq, rétorqua Nate. Le match va bientôt commencer.
– Tu veux bien te détendre ? lui lança Lauren.
– Non.
J’entendis le bruit d’une petite tape et Lauren gloussa. Je ne me retournai pas – je ne voulais rien savoir. Les murs de l’appartement étant atrocement fins, les petites habitudes de Lauren et Nate en matière d’accouplement n’avaient plus aucun secret pour moi. Et je préférais ne pas être au courant de ce qui se passait la journée, quand j’étais au boulot.
Bon, d’accord, j’étais quand même un tout petit peu curieuse, tout simplement parce que ça faisait très longtemps que je n’avais eu droit à rien d’autre qu’à des gâteries accordées par moi-même. Et j’avais manifestement des penchants voyeuristes à satisfaire.
Étais-je vraiment d’humeur à voir des couples se peloter toute la soirée ?
J’aurais pu appeler Reece, mais il avait un rendez-vous galant ce soir. Il avait toujours des rendez-vous galants. Reece était en tout point parfait, à l’exception d’une nette tendance à la débauche. Mon meilleur ami aimait répandre son amour un peu partout, pour le dire joliment. En gros, il entretenait des relations intimes avec toutes les femmes de Portland hétérosexuelles âgées de dix-huit à quarante-huit ans. Enfin, toutes, sauf moi.
Ce qui m’allait très bien.
Je n’avais rien contre le fait que nous ne soyons qu’amis, même si j’étais convaincue au fond de moi que nous formerions un couple parfait. Il était facile à vivre et avec tout ce que nous avions en commun, ce serait du solide. En attendant, ça ne me dérangeait pas de patienter en vivant d’autres histoires. Bon, je n’en avais pas eu des tonnes dernièrement, mais vous voyez ce que je veux dire.
Reece m’écouterait patiemment pleurnicher sur mon sort, peut-être même irait-il jusqu’à annuler son rencard pour venir me tenir compagnie pendant que je m’épancherais. Bon, il me gratifierait aussi d’un « Je te l’avais bien dit ». Il était entré dans une colère noire en apprenant que j’avais prêté de l’argent à Skye, l’accusant de m’utiliser. Au final, c’est lui qui avait eu raison. À cent dix pour cent.
Cependant, je préférais éviter de remuer le couteau dans la plaie. Donc : exit Reece. Et j’étais prête à parier que Lizzy aurait exactement la même réaction que lui. Ni l’un ni l’autre n’avait vraiment adhéré à la mission « Il faut sauver le soldat Skye ». C’était décidé : j’allais me rendre à cette soirée et m’amuser avant que ma vie ne tourne au fiasco complet.
Parfait ! C’était dans mes cordes.