2. Le régime autographique

Les objets d’immanence autographiques, qui consistent en des objets ou événements physiques, tombent naturellement sous les sens et se prêtent à une perception directe par la vue, l’ouïe, le toucher, le goût, l’odorat, ou quelque collaboration de deux ou plusieurs de ces sens. Une classification des arts dont ils relèvent selon les organes qu’ils affectent, comme on en rencontre tant dans l’histoire de l’esthétique1, me paraît plutôt oiseuse, et fort gratuite une hiérarchie de mérites comme celle qu’avance Hegel2. Quant à une répartition selon les matières employées, j’ignore si la tentative en a jamais été faite, mais il me semble que les séparations et surtout les rapprochements qu’elle opérerait ne manqueraient pas de force comique, plaçant dans la même alcôve, strange bed fellows, par exemple Vermeer et Bocuse comme deux utilisateurs d’huile (je doute à vrai dire que ce soit la même). Je ferai l’impasse sur cette possibilité, sans dissimuler pourtant qu’elle ne prête pas qu’à rire : la peinture est parfois une sacrée cuisine, dont la recette importe à la nature de ses produits, à leur entretien, et parfois à leur consommation ; nous en rencontrerons au moins un exemple.

On pourrait envisager mille autres taxinomies plus ou moins « borgésiennes », mais, pour une raison dont j’aurais du mal à rendre compte, il me semble que la plus légitime est celle qui distingue deux sortes d’« objets matériels3 » : ceux qui consistent (je vais employer des mots dangereusement simples) en des choses, et ceux qui consistent en des faits, ou événements, et plus spécifiquement en des actes. Un tableau, une sculpture, une cathédrale, sont des choses ; une improvisation ou une exécution musicale, un pas de danse, une mimique, sont des actes, et donc des faits. Un feu d’artifice est un événement provoqué et organisé, que l’on peut éventuellement, comme tel, tenir pour un acte.

Cette distinction courante est très fragile, et se heurte de toute évidence à l’existence de cas douteux : un jet d’eau comme celui que Proust attribue à Hubert Robert dans Sodome et Gomorrhe est-il une chose ou un événement ? Si l’on répond : « une chose », c’est sans doute en tant qu’il dure, mais les événements aussi durent (plus ou moins), et la durée d’un jet d’eau n’est pas infinie. Celle d’un tableau non plus, à vrai dire : « les statues meurent aussi ». Et si l’on prolongeait pendant des heures, des semaines et des années la durée d’un feu d’artifice aussi répétitif qu’un jet d’eau (c’est sûrement possible, quoique coûteux), ce feu d’artifice deviendrait-il une chose ? Mais un jet d’eau est-il nécessairement répétitif ? Et que veut dire « répétitif » ? Tout cela est bien embarrassant. J’essaierai du moins de proposer en son temps une définition plus différenciée de la durée ou plutôt des durées en cause.

Mais l’absence d’une frontière étanche et l’existence de cas indécidables ne sont peut-être que la manifestation empirique d’une donnée plus profonde, que certains philosophes expriment par cette proposition simple, et pour moi très évidente : il n’y a pas de choses, il n’y a que des faits. C’est à peu près ainsi que s’ouvre le Tractatus de Wittgenstein, et Quine propose constamment de lire sous les noms (de choses) des verbes (d’action ou d’état), les premiers résultant toujours d’une « réification » plus ou moins légitime. Cette « donnée plus profonde » est pour moi d’ordre plus physique que métaphysique : les « choses » sont l’apparence stable (c’est-à-dire relativement immobile et durable) que prennent certaines agitations d’atomes, qui n’en mènent pas moins au-dessous leur infatigable sarabande. Bref, les choses sont une sorte particulière d’événements.

Cette vérité apprise dûment rappelée, nous continuerons, ou recommencerons, d’appeler choses ces conglomérats relativement stables d’événements que le parler classique appelait corps, ou res extensae, et qui comprennent entre autres les corps animés comme le vôtre et le mien. Usage sanctionné en ces termes prudents par le Vocabulaire de Lalande : « Chose exprime l’idée d’une réalité envisagée à l’état statique, et comme séparée ou séparable, constituée par un système supposé fixe de qualités et de propriétés. La chose s’oppose alors au fait et au phénomène. “La lune est une chose, l’éclipse est un fait4.” »

Je distinguerai donc deux sortes d’objets (d’immanence) matériels : les choses5 et les événements (dont la plupart, dans ce champ6, sont des actes), et j’utiliserai quand de besoin, dans ces acceptions réservées, les adjectifs réel (relatif à chose7) et factuel (relatif à fait), événementiel (relatif à événement) – et aussi performanciel, puisque la plupart des œuvres factuelles relèvent des arts de performance (performing arts). Mais je distinguerai encore, parmi les objets d’immanence réels, ceux qui consistent en un objet unique, comme La Joconde, et ceux qui consistent en plusieurs objets réputés identiques, comme Le Penseur ou Melancholia.

1.

Voir par exemple Souriau 1947, chap. 13.

2.

Hegel 1832, t. VI, Introduction. Cette hiérarchie, je le rappelle, dispose en valeur ascendante les cinq arts canoniques que sont l’architecture, la sculpture, la peinture, la musique et la poésie. La « division » et la hiérarchie que proposait Kant (1790, § 51-53) étaient encore plus faibles.

3.

Le seul fait de parler sans pléonasme d’« objets matériels » indique que l’on prend ici objet dans un sens large (et d’ailleurs classique) d’objet d’attention, qui englobe aussi les objets idéaux.

4.

Lalande 1988, s. v. « Chose ».

5.

Objet serait en ce sens à la fois plus courant et plus noble, et je l’emploierai parfois ainsi. Mais il est nécessaire de maintenir son acception officielle au niveau le plus élevé, qui subsume toutes les sortes d’immanence, même idéales.

6.

C’est-à-dire dans le champ des œuvres, ou objets artistiques. Dans celui, plus vaste, des objets esthétiques, on rencontre encore des actes, ou des gestes (« le geste auguste du semeur », qui n’y prétend pas, ou d’autres, moins sublimes et éventuellement plus gracieux), mais aussi des événements qui ne relèvent pas de l’activité humaine, comme, justement, l’éclipse selon Lalande.

7.

Dans un sens, donc, très restreint et à peu près étymologique. Au sens large, les objets idéaux sont évidemment aussi réels que les matériels.