4. Objets multiples
Je partirai d’une page de Nelson Goodman, déjà mentionnée, qui, sur le plan théorique, me semble dire l’essentiel :
L’exemple de l’estampe réfute l’affirmation irréfléchie que, dans tout art autographique, une œuvre particulière existe seulement en tant qu’objet unique. La ligne de partage entre art autographique et art allographique ne coïncide pas avec celle qui sépare un art singulier d’un art multiple. La seule conclusion positive ou presque que nous puissions tirer ici est que les arts autographiques sont ceux qui ont un produit singulier dans leur première phase : la gravure est singulière dans sa première phase – la planche est unique – et la peinture dans son unique phase. Mais ceci n’aide guère ; car expliquer pourquoi certains arts sont à produits singuliers revient à peu près à expliquer pourquoi ils sont autographiques1.
Laissons de côté cette dernière phrase, dont l’accent découragé est inhabituel chez Goodman, et qui ne porte pas sur notre nouvel objet, mais sur les œuvres autographiques en général, et sur leurs produits uniques (quand ils le sont). Je ne suis d’ailleurs pas certain que leur caractère autographique et unique ait besoin d’être expliqué : il n’y a rien de surprenant à ce qu’une activité humaine produise, par transformation d’un matériau préexistant, un objet matériel singulier. Ce qui est surprenant, et qui appelle une explication, c’est plutôt qu’une pratique artistique produise ces objets idéaux en quoi immanent les œuvres allographiques (mais nous n’en sommes pas là), et aussi, et peut-être davantage, ces objets matériels « identiques » en quoi immanent les œuvres autographiques multiples. Davantage, si l’on songe que deux objets matériels ne peuvent physiquement pas être rigoureusement identiques, et même si l’industrie nous a depuis plus d’un siècle habitués à considérer comme identiques d’innombrables objets de série qui ne le sont que d’un certain point de vue (pratique), et d’une manière toute conventionnelle.
Mais ce point de l’identité (spécifique) ne retient guère, et à juste titre, l’attention de Goodman. Les épreuves multiples d’une gravure peuvent être sensiblement différentes entre elles ; ce n’est donc pas leur « identicité » qui les définit comme épreuves « authentiques »2, mais leur provenance. L’essentiel est ici que certaines œuvres autographiques consistent en plusieurs objets, sans doute artistiquement plus ou moins interchangeables, et que la possibilité de ce type d’œuvres est liée à la présence de deux phases dans leur « histoire de production », dont l’une produit un objet singulier, faute de quoi l’œuvre ne serait pas autographique (c’est-à-dire, je le rappelle, contrefaisable), et dont l’autre produit des objets multiples à partir de cet objet singulier.
L’objet singulier obtenu dans la première phase est donc l’instrument de production des objets multiples produits dans la seconde ; reste à savoir, ce que ne précise pas Goodman, comment agit ce moyen, sinon dans un détail technique sans doute fort divers, du moins au niveau de son principe de fonctionnement. L’exploration de quelques exemples caractéristiques nous y aidera peut-être, mais il convient d’abord de clarifier l’emploi fait ici de la notion de phase.
Dans l’absolu, tout processus de création comporte non seulement deux, mais un grand nombre de phases, dont les diverses applications préparatoires au Refuge de Klee évoquées plus haut peuvent nous donner une idée, mais aussi les innombrables croquis et esquisses préalables à tant d’œuvres picturales, ou (en régime allographique) les scénarios, brouillons et autres « avant-textes » qui préfigurent une page de Flaubert ou de Proust. Mais le mot phase désignera ici une opération génétique plus spécifique : celle qui détermine la production d’un objet à la fois préliminaire (instrumental), et donc non ultime, mais cependant définitif, et susceptible de produire à son tour, comme de lui-même et par le truchement d’une technique pour ainsi dire automatique, l’objet ultime d’immanence. Le produit de première phase n’est donc pas une simple esquisse, ni un simple brouillon, c’est un modèle assez élaboré pour guider, et même contraindre, la phase suivante, qui n’a plus qu’un rôle d’exécution, et qui de ce fait peut être déléguée (elle ne l’est pas nécessairement) à un simple praticien sans fonction créatrice. Nous avons déjà rencontré un état approchant à propos des techniques de la mise aux points en sculpture de taille, lorsqu’un Rodin ou un Moore se contente de modeler une maquette de plâtre qu’un autre (qui pourrait être lui-même) exécutera dans le marbre. Cette maquette est tout autre chose que l’ébauche que peut se donner un vrai « tailleur » comme Michel-Ange ou Brancusi, simple brouillon hypothétique, interprétable et récusable à merci : la fonction d’un modèle, au sens fort (il peut naturellement exister bien des cas intermédiaires), est, elle, impérative et contraignante, et ne laisse place, en principe, à aucune initiative ni variante. C’est évidemment encore plus vrai en sculpture de fonte, en gravure, ou en photographie, où la seconde phase est purement mécanique, sans intervention – toujours en principe – de l’esprit humain.
Sculpture de fonte
Les techniques et les matériaux de la sculpture de fonte sont divers, et ne cessent d’évoluer, mais le principe général en est toujours celui-ci : l’artiste produit un modèle positif, pétri dans une matière malléable comme la glaise, la cire ou le plâtre3 ; un moule négatif est produit par application, en terre résistante, sur ce modèle, puis un métal (généralement du bronze) est coulé dans ce moule, d’où on le retirera formé après refroidissement4, en brisant le moule. Pour le tirage suivant, on devra refaire un moule sur le modèle, et ainsi de suite. La tradition, renforcée en France par une loi récente dont le décret d’application date de 1981, limite à douze le nombre d’épreuves (dont quatre « épreuves d’artiste ») ainsi tirées et considérées de ce fait comme « authentiques », c’est-à-dire constitutives de l’œuvre multiple. Les raisons de cette limitation sont de nouveau en partie techniques (le modèle se fatigue, et les épreuves deviennent médiocres) et en partie commerciales : des tirages trop nombreux diminueraient la valeur de l’ensemble, qui sombrerait dans la série industrielle. Les épreuves sont tenues conventionnellement pour identiques (au moins au départ, car elles peuvent ensuite évoluer très diversement), apparemment sans trop considérer l’ordre de tirage, identité fort approximativement garantie par l’homogénéité du matériau : deux fontes de même teneur ont évidemment plus de chances de se ressembler que deux blocs de pierre ou de bois. Au-delà de ce contingent licite commencent donc les contrefaçons5, essentiellement de deux sortes : tirages supplémentaires, ou surmoulages. Le surmoulage consiste à utiliser comme modèle, pour un nouveau moule, un des exemplaires authentiques. Sa condamnation repose sur les mêmes raisons que celle des tirages abusifs, mais dans les deux cas la fraude consiste à présenter comme authentiques ces produits diversement dérivés. La loi autorise au moins les surmoulages en tant que « reproductions » déclarées comme telles. Le principe du surmoulage, toutes considérations juridiques mises à part, est en effet typiquement celui de la reproduction, et nous retrouverons cette catégorie sur un terrain plus vaste, au titre de la transcendance des œuvres autographiques en général. Car la reproduction, bien sûr, s’applique aussi bien aux œuvres uniques, et la technique du surmoulage, par exemple, permet la reproduction en pierre synthétique de sculptures de taille, soit pour des institutions didactiques comme le Musée des Monuments français, soit pour mettre à l’abri des œuvres menacées en les remplaçant in situ par des reproductions6.
Gravure
Les techniques de la gravure sont au moins aussi diverses que celles de la sculpture de fonte : taille « d’épargne » sur bois, lino ou plastique, où le dessin est dégagé en relief ; taille-douce en creux d’une plaque de cuivre au burin, à la pointe sèche, à l’eau~ forte ou à l’aquatinte, sans préjudice des procédés mixtes illustrés au moins par Picasso ; lithographie par encrage sélectif de tracés préparés au crayon gras ; sérigraphie, par encrage direct du papier à travers les tracés dévernis d’une toile de soie. Mais, dans tous ces cas, la première phase consiste en la production d’une « planche » (ou toile) unique, et la seconde en l’impression, au moyen de cette planche encrée, d’un certain nombre de feuilles de papier qui constitueront autant d’épreuves authentiques, qu’elles soient exécutées par l’artiste lui-même ou par un praticien. Ici encore, les limites du procédé sont à la fois techniques (usure de la planche7) et institutionnelles (tirage limité pour éviter la dépréciation) ; ici encore, la fraude consiste soit à produire des épreuves supplémentaires, soit à présenter comme épreuves originales des reproductions de troisième degré obtenues à partir d’une de ces épreuves, par cliché photographique ou, pourquoi pas, par confection, sous calque, d’une nouvelle planche.
La photographie sous sa forme classique, à épreuves multiples, procède du même principe : la surface sensible subit une empreinte photonique (négative) comparable à la gravure de la planche, et le transfert de cette empreinte sur le papier, par contact ou projection, est comparable à l’impression d’une estampe. Dans les deux cas, l’empreinte finale est inversée, d’où la notion (toute relative) de « négatif » qui s’applique à la surface imprimante, même si l’inversion est plus sensible en photographie – mais elle peut être manifeste sur certaines estampes lorsque des mots, ou une signature, tracés à l’endroit sur la plaque, apparaissent à l’envers sur l’épreuve. La raison technique de la limitation du tirage est sans doute plus faible en photographie, car l’usure du négatif est négligeable, mais les raisons commerciales jouent leur rôle ici comme ailleurs pour départager les bons tirages des mauvais, et les reproductions des tirages authentiques.
Dans tous ces cas, faut-il le préciser, l’objet est autographique et donc contrefaisable non seulement à son second stade (faux exemplaires), mais également à son premier état : on peut produire à partir des vrais un faux modèle en plâtre de Rodin, une fausse planche de Callot, et l’on peut même produire (et vendre pour un vrai) un faux négatif de Cartier-Bresson. Il « suffit » de retrouver ou reconstituer son objet, et de le photographier sous le même angle, à la même distance, à la même lumière, au même objectif, etc. Je ne dis pas que ce serait facile, j’ignore si ce serait rentable, je sais que ce ne serait pas légal, mais ce sont là des questions subalternes.
Tapisserie
Un dernier type à considérer, pour sa légère déviance, me semble être la tapisserie8, qui procède encore en deux phases, dont la première produit un modèle singulier, et la seconde une exécution virtuellement multiple. Dans la première phase, un peintre produit un tableau-modèle, dit « carton », même si ceux de Bayeu ou de Goya sont le plus souvent des huiles sur toiles. Dans la seconde phase, le lissier exécute sa tapisserie d’après le carton, qu’il transpose le plus fidèlement possible dans les teintes de sa laine. Ce qu’il a fait une fois, il peut en principe le refaire indéfiniment, quoique l’usage soit ici, semble-t-il, moins favorable à la multiplication du produit ultime, même si l’on connaît au moins un exemple de tapisserie exécutée d’emblée en quatre exemplaires9, et c’est en tout cas l’occasion de rappeler que, dans tous les arts de cette sorte, la multiplicité d’objet n’est qu’une possibilité qui n’est pas nécessairement toujours exploitée. A partir du modèle original, on peut très bien tirer un seul bronze10, une seule estampe, une seule épreuve photographique – et, pour plus de sûreté, détruire le modèle : le cas existe certainement, fût-ce par accident (on peut aussi décider de s’en tenir définitivement au modèle, ce qui nous ramène au régime autographique à une seule phase et à objet unique). Il n’est même pas certain que le procédé ait eu initialement partout pour seule raison d’être la production d’œuvres multiples. Il peut tenir à la seule commodité de l’artiste, s’il préfère, comme Rodin, modeler l’argile, ou à la difficulté, en photographie, d’obtenir des positifs directs (mais c’est aujourd’hui le cas du film inversible, et l’on n’éprouve pas couramment le besoin de multiplier une diapositive). Je ne vois guère que la gravure qui ne puisse s’expliquer autrement que par une finalité de multiplication – à l’exception notable et paradoxale des Degas monotypes de la collection Picasso, que leur technique particulière (de retouche à l’encre, voire à la peinture, à même la planche) voue en principe à un tirage unique.
La différence essentielle entre la tapisserie et les autres arts à produits multiples me semble résider dans son principe d’exécution. Pour spécifier cette différence, j’emprunterai à Prieto11 une distinction capitale entre exécution (ou reproduction) sur matrice ou sur signal. Un graveur, un sculpteur, un photographe produit un objet qui servira de matrice dans un processus mécanique d’exécution, multiple ou non ; un musicien, un architecte (j’ajouterai : un écrivain) produit un objet qui servira de signal dans un processus intellectuel d’exécution qui suppose une lecture interprétative en référence à un code (notation musicale, conventions diagrammatiques ou linguistiques). Comme on le voit, Prieto répartit ces deux principes d’exécution entre deux groupes de pratiques qui correspondent, d’une part à nos arts autographiques multiples, et d’autre part à nos arts allographiques – et il est bien certain que l’exécution d’après signal est éminemment caractéristique de cette dernière catégorie, comme nous aurons ample occasion de le vérifier. Mais on peut aussi bien reproduire un texte, un plan ou une partition en utilisant un de ses exemplaires de manifestation comme matrice dans un procédé mécanique, comme la photocopie. Et inversement, on peut reproduire un tableau, une sculpture, un édifice (voire, je viens de l’évoquer, une photographie – et naturellement un film : c’est la pratique du remake, que nous retrouverons) en l’utilisant comme signal pour une réplique, ou copie, aussi fidèle que possible. La reproduction sur matrice ou sur signal peut s’appliquer à toutes sortes d’arts – à cette seule réserve que les exécutions musicales (passage d’une partition à une interprétation), littéraires (passage de l’écrit à l’oral), architecturales (passage du plan à la construction) ou culinaires (passage de la recette au plat comestible) ne peuvent procéder que par signal. Mais les œuvres plastiques (uniques ou multiples) se reproduisent des deux manières, aussi bien ou aussi mal et sans supériorité de principe (sinon de mérite) d’un procédé sur l’autre : une bonne photo de la Vue de Delft peut être plus « fidèle » qu’une mauvaise copie, et réciproquement.
Empreinte et transcription
J’appellerai empreinte une exécution ou une reproduction obtenue en utilisant l’original comme matrice, et provisoirement copie une exécution ou reproduction qui l’utilise comme signal12. Si on laisse pour l’instant de côté les utilisations frauduleuses ou documentaires de ces deux procédés, qui concernent plutôt la transcendance des œuvres, on voit que les œuvres autographiques uniques sont celles qui ne sont pas censées pouvoir légitimement immaner en de telles exécutions, et que les œuvres autographiques multiples sont celles pour lesquelles on l’admet. La sculpture de fonte, la gravure et la photographie procèdent manifestement par empreinte, tenue pour légitime dans certaines limites techniques et/ou conventionnelles, et à condition que la matrice utilisée soit le produit de première phase (modèle, planche ou négatif) et non de deuxième phase (sculpture, estampe ou épreuve sur papier), ce qui ne peut donner naissance qu’à une reproduction.
La particularité de la tapisserie, on l’a compris, est que le carton y fonctionne, de toute évidence, non comme une matrice à appliquer mais comme un signal à interpréter, et qu’en conséquence l’activité du lissier s’apparente plus à une copie qu’à une prise d’empreinte. Mais si l’on compare cette activité à celle d’un peintre cherchant à produire une copie fidèle13 d’un tableau, on perçoit sans peine une différence qui manifeste le caractère hétérogène de cette notion de copie : comme le peintre-copiste employé par Arsène Lupin, le lissier se règle sur une observation attentive du modèle (le carton), dont les traits d’identité spécifique prescrivent et, par divers effets de calque, guident (comme le « patron » en couture) sa démarche ; mais, contrairement au copiste ordinaire, il ne cherche évidemment pas à produire un objet aussi indiscernable que possible : personne ne peut confondre une tapisserie et son carton, car les traits caractéristiques du carton sont évidemment transposés dans le tapis, ne serait-ce qu’à cause de la différence de matière. Certains traits du modèle sont donc retenus comme pertinents à cette transposition, et d’autres négligés comme propres au modèle, et impossibles et/ou inutiles à transposer. Par là, l’activité du lissier se rapproche de celle d’un copiste, non plus au sens plastique du terme, mais au sens où l’on « copie » un exemplaire d’un texte manuscrit dans une autre écriture, ou dans un système typographique, en respectant rigoureusement la littéralité du texte sans conserver les particularités graphiques de l’exemplaire. Certaines formes plus conventionnelles, comme les cartons chiffrés de Lurçat, où chaque couleur est prescrite par un nombre renvoyant à un code, rapprochent encore davantage le statut de la tapisserie de celui des arts allographiques. Mais il me semble que même dans ce cas, et a fortiori dans les formes courantes, les conditions du régime allographique ne sont pas tout à fait remplies, puisqu’il y a encore lieu de distinguer entre un carton authentique et son éventuelle contrefaçon, ou entre une tapisserie originale d’après ce carton et une copie effectuée d’après cette tapisserie. Il me semble donc plus juste de considérer la tapisserie comme un art autographique multiple situé au plus près de la frontière des arts allographiques, comme une14 de ces formes « transitionnelles » qui n’attendent peut-être qu’un changement de convention pour changer de régime.
On voit sans doute pourquoi je qualifiais plus haut de provisoire ma distinction entre empreinte (d’après matrice) et copie (d’après signal) : c’est que la seconde notion est trop vague, ou insuffisamment analytique. Il y a copie et copie. Dans les deux cas, la reproduction d’un objet se fait en l’utilisant comme signal dans une activité consciente (et non mécanique), mais tantôt le copiste s’efforce de tout copier, dans le moindre détail du modèle, y compris sa matière, son poids, la nature de son support, etc., et dans l’autre il fait un tri entre éléments contingents et pertinents, et ne s’attache qu’à ces derniers. La première attitude est caractéristique des arts autographiques, la seconde des arts allographiques, même si l’exemple de la tapisserie témoigne de la possibilité d’états ambigus. Il conviendrait donc sans doute d’envisager une terminologie plus précise, par exemple en réservant le mot copie au premier sens, et en adoptant pour le second un terme plus actif, tel que lecture ou transcription. Un exemple fort courant illustrera peut-être bien cette différence. Soit une page manuscrite, disons une lettre de Napoléon à Joséphine. La photocopieuse (qui en aurait fait une empreinte) étant en panne, un historien demande à son assistant d’en faire une copie à la main. L’assistant lit attentivement le fougueux document, et le transcrit sans chercher à en imiter la graphie ; ce faisant, il traite évidemment cette lettre comme un texte ou objet allographique, dont seule compte la sameness of spelling ou identité textuelle idéale. Un faussaire à la solde d’Arsène Lupin désireux d’en faire la contrefaçon traiterait la même lettre d’une tout autre manière : non seulement il respecterait la graphie du grand homme, mais il commencerait par se procurer un papier identique et de même âge, une plume de même type, une encre de même teinte, etc., jusqu’à produire une copie indiscernable (fac-similé) de cette lettre considérée cette fois comme un autographe : objet, c’est le cas de le dire et bien sûr non par hasard, autographique. La copie du faussaire est fidèle, la transcription de l’assistant était seulement correcte. Mais ce « seulement », qui se veut purement quantitatif (l’assistant a retenu moins de traits que le faussaire), pourrait être en réalité, ou d’un autre point de vue, largement fautif : car le faussaire pourrait exécuter son travail sans savoir lire, par pure habileté manuelle, comme il aurait contrefait un dessin de Dürer ou de Picasso ; et dans ce cas, il deviendrait hasardeux de dire lequel des deux a retenu le plus ou le moins de traits. La vérité est qu’ils n’ont pas retenu les mêmes, et qu’ils n’ont tout simplement pas eu affaire au même objet.
Mais nous voici un peu loin des œuvres autographiques multiples : la lettre de Napoléon comme texte est un objet allographique, et comme autographe un objet autographique unique, dont une « copie fidèle » ne peut être qu’un fac-similé instrumental ou une contrefaçon frauduleuse, tout comme une « copie fidèle » de La Joconde. L’opinion de Prieto, je le rappelle, est que ces distinctions n’ont de pertinence qu’économique, eu égard aux valeurs qui président au « collectionnisme », et aucune pertinence proprement esthétique. Cette distinction-là n’est peut-être pas aussi évidente par elle-même que Prieto ne semble le supposer, mais il n’est pas encore temps d’en débattre. Nous en sommes pour l’instant à observer des états de fait qui doivent plus à la coutume qu’à la logique, et sur ce plan il est clair que les notions esthétiques et économiques s’imbriquent étroitement. Les œuvres autographiques multiples y ont un statut tout à fait distinct de celui des allographiques, et qui repose sur une convention aussi rigoureuse qu’artificielle : celle de l’égale authenticité (quelles que soient leurs différences éventuellement perceptibles) des épreuves d’immanence, garantie en principe par la technique de l’empreinte (exceptionnellement, en tapisserie, par celle de la transposition), par le nombre limité des tirages, et par l’exclusion, du champ de l’authentique, de toute espèce de « reproduction », c’est-à-dire de production non directement issue du modèle de première phase. Nous verrons bientôt que les conventions qui président aux arts allographiques sont d’un tout autre ordre, dont témoigne déjà de manière éclatante le nombre virtuellement illimité de leurs exemplaires15.
Il est parfois tentant de couper court à tant de subtilités en décidant de considérer dans tous ces cas que l’objet d’immanence de l’œuvre est le modèle (unique) de première phase (le plâtre, la planche, le négatif, le carton) produit par l’artiste, et que tout ce qui suit n’est que reproductions autorisées sans plus de valeur artistique que les surmoulages, tirages abusifs et autres fac-similés. Ce serait d’un grand soulagement théorique, comme la décision inverse de Prieto, qui voit en toute œuvre une « invention » conceptuelle à exécution subalterne : il n’y aurait plus d’œuvres multiples, mais seulement et partout des œuvres autographiques uniques, y compris en littérature, en musique ou en architecture, où l’objet d’immanence serait le manuscrit, la partition, le plan autographes ; c’est en somme la « prime instance » de Margolis, déjà évoquée plus haut. Comme pour toutes les solutions réductrices, le prix à payer serait simplement l’incapacité à rendre compte de la multiplicité des pratiques et des conventions existantes – en l’occurrence, de cette donnée de fait : que le « monde de l’art » (et avec lui le monde tout court) traite certains œuvres comme uniques et d’autres comme multiples, et considère dans ce dernier cas le modèle de première phase comme un objet transitoire et instrumental au service de l’œuvre ultime, qui sera l’œuvre proprement dite. Dans certains cas, comme manifestement celui des « cartons » de Goya, le monde de l’art se ravise (adopte le carton comme une œuvre), et la convention se déplace. Il est temps alors, pour la théorie, d’en tenir, et même d’en rendre compte. Mais ce n’est pas à elle de prendre les devants, et de décréter ce qu’il doit en être. L’art est une pratique sociale, ou plutôt sans doute un ensemble complexe de pratiques sociales, et le « statut » des œuvres est régi par ces pratiques, et par les représentations qui les accompagnent. Il ne serait ni très raisonnable ni très efficace de définir l’un sans se soucier des autres.
1968, p. 149 ; traduction modifiée.
Comme Goodman y insiste ailleurs et à propos d’autre chose (les diverses inscriptions d’un même texte), « il n’y a en général aucun degré de similarité qui soit nécessaire ou suffisant pour qu’il y ait réplique » (1968, p. 209, n. 3).
Deux exemples presque au hasard : le Balzac de Rodin qui fut exposé au Salon de 1898 et qui fit le scandale que l’on sait était le modèle de plâtre, aujourd’hui encore exposé au musée Rodin. Ce n’est qu’en 1926 que furent tirés (au moins) deux bronzes, dont un pour le musée d’Anvers. L’autre sera placé au carrefour Vavin en 1939. Un troisième fut tiré en 1954 pour le MOMA. Du buste de Voltaire par Houdon, le plâtre original est dans le salon d’honneur de la Bibliothèque nationale, et il en fut tiré un marbre, aujourd’hui au Théâtre-Français. Ce double exemple montre bien que la distinction entre œuvres uniques et multiples ne coïncide pas toujours avec la frontière entre sculpture de taille et de fonte.
Les « deux phases » sont donc plutôt trois, et généralement davantage, car le processus le plus fréquent est apparemment : modèle en terre, moulage, modèle en plâtre, second moulage, coulage du bronze. Une technique récente utilise un modèle en polystyrène taillé au couteau, dont le métal prendra entièrement la place dans le moule, puisque le polystyrène disparaît entièrement à la combustion. Dans cette technique, le modèle ne sert évidemment qu’une fois, et les tirages suivants seront obtenus par surmoulage.
Sur les diverses fraudes en la matière, et a contrario sur la définition de l’authenticité, voir Fabius et Benamou 1989.
Ou des copies manuelles, comme c’est le cas pour La Danse de Carpeaux, réfugiée au musée d’Orsay et remplacée au palais Garnier par une copie de Paul Belmondo. Je reviendrai plus loin sur la différence de principe, d’ailleurs évidente, entre copie et reproduction.
Pour diverses raisons physiques, le facteur d’usure est généralement plus important en gravure qu’en sculpture de fonte, surtout en pointe sèche, où les barbes s’écrasent vite.
Il s’agit là, bien sûr, de la tapisserie d’après modèle. Il existe aussi, ou du moins il peut exister, des tapisseries improvisées sans modèle, en une seule phase, et donc à objet d’immanence unique.
Il s’agit de la Femme à sa toilette, exécutée de 1967 à 1976 par les Gobelins d’après un collage de Picasso : deux exemplaires en couleur et deux en « gris ».
C’est le cas du Faucheur de Picasso (1943), bronze « monotype ».
1988, p. 151 sq.
Prieto, pour sa part, les qualifie respectivement de reproduction et de copie, ce qui rend difficile le discernement nécessaire, on va le voir (mais pas pour Prieto), entre exécution et reproduction.
Je précise fidèle sans pléonasme, car bien des copies, en particulier celles qu’ont exécutées de grands artistes, sont beaucoup plus libres que celles, par exemple, des faussaires, que leur coupable industrie contraint à la plus grande indiscernabilité possible. Je reviendrai sur ces degrés de fidélité, au titre de la transcendance.
Le vitrail en est une autre, qui procède également par exécution (en peinture ou émail sur verre, ou découpage de verres teintés dans la masse), d’après un « carton » produit par le peintre, posé sous le verre et visible par transparence. En couture, le « patron » est posé sur le tissu à tailler, mais le procédé de calque est comparable, et la transposition aussi évidente : dans tous ces cas, l’objet exécuté est clairement discernable de son modèle. Mais la couture sur patron relève sans doute déjà, institutionnellement, du régime allographique : on voit combien cette frontière est poreuse.
Les « tirages limités » de l’édition de luxe ne relèvent pas du régime allographique, puisqu’ils ne portent pas sur l’idéalité du texte, mais sur la matérialité des exemplaires : ils relèvent du régime autographique multiple, comme les manuscrits relèvent du régime autographique unique.