7. La réduction

L’instauration du régime allographique dans une pratique artistique procède, nous l’avons vu, d’une évolution, et d’une « tradition » qui consiste elle-même en un ensemble de conventions propres à chaque pratique concernée, et que nous retrouverons. Son exercice effectif, œuvre par œuvre, procède, lui, d’une opération mentale qui n’exige a priori aucune notation instituée, et qui n’est à vrai dire nullement réservée aux pratiques artistiques – à moins de considérer toute pratique comme virtuellement artistique, ce qui ne me paraît nullement déraisonnable, mais de considération prématurée. Cette opération a lieu par exemple chaque fois qu’un acte physique (mouvement corporel ou émission vocale) est « répété », ou qu’un objet matériel est « reproduit » autrement que par empreinte mécanique. En effet, aucun acte physique, aucun objet matériel n’est susceptible d’une itération rigoureusement identique, et par conséquent toute reproduction acceptée pour telle suppose que l’on néglige ou que l’on « fasse abstraction » d’un certain nombre de traits caractéristiques de la première occurrence, et qui disparaîtront à la deuxième, au profit de quelques autres, propres à celle-ci, et jugés tout aussi négligeables. Je lève le bras droit et je demande à une personne présente de « faire le même geste » : elle lève un bras à son tour, et même, si elle est attentive, elle lève « le même bras » que moi, savoir : son bras droit. Matériellement, il n’y a rien de commun entre ces deux gestes, et l’expression « le même bras » est, en un sens, comiquement absurde : son bras n’est pas le mien. Je me satisfais pourtant de cette (modeste) performance au nom d’une identité de mouvement que l’on qualifiera très lâchement de « partielle » en considérant les deux gestes comme identiques mutatis mutandis, ou homologues : son lever de bras droit est à mon partenaire comme mon lever de bras droit est à moi. Mais physiquement, toutes choses ont été mutata, et l’identité entre les deux gestes se réduit en fait, comme toute identité, à une abstraction : ce qu’il y a de commun entre deux actes de lever le bras droit. Si c’était moi qui levais « deux fois » le bras droit, on pourrait considérer (très) grossièrement que les éléments physiques en jeu seraient deux fois les mêmes, mais on ne « refait » jamais exactement le même geste, et le seul élément certain d’identité serait de nouveau l’abstraction « lever le bras », ou du moins l’abstraction plus restreinte, mais toujours abstraite, « Genette lève le bras ». Si je prononce la phrase « Il fait beau », ou si je chante les onze premières notes d’Au clair de la lune, en demandant à mon acolyte bénévole d’en faire autant, ce qu’il produira dans sa voix n’aura d’identique à mon émission que l’entité verbale « Il fait beau » en mode oral, ou l’entité musicale « do-do-do-ré-mi, etc. » en version chantée, éventuellement transposée à l’octave, voire, si l’acolyte manque d’oreille, à la tierce ou à la quarte, ou pis. Si je trace au tableau une figure simple, par exemple un carré, et que mon acolyte, à ma demande, trace à son tour la « même » figure sur son cahier, les deux figures n’auront sans doute en commun que la définition du carré en général.

Dans chacune de ces expériences, l’acte (éphémère) ou l’objet (persistant) produits sont en eux-mêmes des objets (au sens large) physiques singuliers, non exactement réitérables, et donc de régime autographique – leur éventuel statut artistique dépendant d’une intention et/ou d’une attention qui ne nous concernent pas pour l’instant. Leur passage au régime allographique procède, je l’ai dit, d’une opération mentale, et non simplement d’un acte physique, car il ne suffit pas que X, après Y, lève son bras droit, dise « Il fait beau », chante Au clair de la lune ou trace un carré pour que ces actes ou objets soient acceptés comme des répliques correctes de leur modèle : il faut que ces actes ou objets soient considérés dans ce qu’ils ont de commun avec ce modèle, et qui est une abstraction. Le seuil d’exigence peut naturellement être abaissé, si l’on se contente de n’importe quel bras, de n’importe quelle phrase, mélodie, figure, etc., ou élevé, si l’on exige telle façon de lever le bras, tel accent dans la phrase, tel tempo à la mélodie, telle dimension au carré ; on ne détermine ainsi que des changements de niveau d’abstraction, ou d’extension du concept commun. Mais, si la seconde occurrence n’est pas sanctionnée, et en quelque sorte légitimée par cette opération mentale, elle ne sera pas reçue comme « seconde occurrence » du même acte ou objet, mais simplement comme un autre acte ou objet, uni au premier, dans le meilleur des cas, par une vague relation de ressemblance. C’est évidemment ce qui se passe si, pour quelque raison, la première (et dès lors seule) occurrence est considérée comme un objet unique et irrépétable, défini non seulement dans son identité spécifique, par définition partageable, mais dans son identité numérique, par définition non partageable, c’est-à-dire comme un objet définitivement autographique. Par exemple, si l’on considère mon lever de bras, ma production de la phrase « Il fait beau » ou de la mélodie Au clair de la lune comme des performances indivisibles de danseur, d’acteur ou de chanteur, où la séparation entre l’acte et son « contenu » chorégraphique, verbal ou musical est impossible ou non pertinente. Dans ce cas, l’acte d’itération ne sera plus tenu pour une « deuxième occurrence » (la notion même d’occurrence n’aura à vrai dire plus cours), mais pour une « imitation » plus ou moins « fidèle » et, selon les cas, plaisante ou frauduleuse. Entre la première série de cas et la seconde, la différence ne tient pas au degré de similitude entre les occurrences, mais au statut accordé à la première, qui autorise ou non l’opération mentale dont dépend à son tour celui de la deuxième, et éventuellement des suivantes. Je reviens à l’exemple de la figure géométrique pour une variation imaginaire sans doute plus parlante : Picasso dessine sur le mur un carré, et demande à son petit-fils de reproduire cette figure. Si la chose se passe, hypothèse fantaisiste, pendant une leçon de géométrie, Pablito considère la figure dans son identité spécifique, et donc transférable, de « carré », et trace à son tour, et à sa manière, un autre carré. Dans un contexte différent (leçon de dessin ?), Pablito, qui sait déjà ce que cela veut dire, considérera la figure comme « un Picasso », et se déclarera à juste titre incapable de la reproduire dans son tracé « inimitable ». Le même carré fonctionne la deuxième fois comme un objet autographique, essentiellement défini par son identité numérique ou « histoire de production », la première fois comme un objet allographique, à l’identité spécifique indéfiniment transférable. Dans un cas, son « imitation », si laborieuse et si fidèle qu’elle soit, ne sera qu’une contrefaçon, dans l’autre une imitation même cavalière vaudra pour une nouvelle occurrence parfaitement valide. Les deux contextes distincts fonctionnent ici comme ces « traditions » dont parle Goodman, c’est-à-dire des usages, qui déterminent pour l’essentiel la différence des deux régimes.

Comme les exemples qui précèdent le suggèrent sans doute plus ou moins clairement, ces situations déterminantes ne se distinguent pas seulement par des définitions globales telles que « leçon de géométrie » ou « leçon de dessin ». Les situations allographiques comportent toujours, quoique à des degrés divers, des instruments d’identification (spécifique) dont les situations autographiques se passent fort bien : devant telle figure tracée par Picasso, je puis m’abîmer dans une contemplation synthétique et dispensée de toute analyse ; avisé après coup de ce qu’il s’agit là d’une simple figure géométrique et sommé de la reproduire comme telle, je devrai dégager ses propriétés constitutives (géométriques) des propriétés contingentes (de ce point de vue) dont la gratifie le style picassien, et nul doute que j’y parviendrai d’autant plus facilement que je disposerai déjà, par exemple, de la notion de carré. Même renfort, sans doute, si, entendant les bruits successivement échappés d’une bouche humaine, je dispose de notions telles que parole, langue française, phrase, mots, musique, mélodie, sons, intervalles, etc., qui m’aideront fort à analyser ces bruits en propriétés en l’occurrence contingentes (timbre, accent) ou constitutives (mots, tons) de l’objet verbal ou musical, et à reproduire les secondes à travers les caractéristiques de nouveau contingentes de ma propre émission. L’ensemble des notions qui m’aident à cette transposition constituent le répertoire des identifications linguistiques ou musicales, et chaque pratique allographique se conforte d’une telle compétence. Les mouvements d’un danseur ou d’un torero peuvent paraître à un profane désordonnés, aléatoires et parfaitement inanalysables en propriétés contingentes (ou caractéristiques de sa manière, ou de telle circonstance particulière de l’exécution) et propriétés constitutives de la « partie » qu’il exécute ; mais un connaisseur averti y reconnaîtra un entrechat, un jeté-battu, une véronique ou une estocade a recibir, autant de mouvements codifiés, constitutifs de la pratique considérée, et identifiables pour lui à travers les aléas ou les inflexions propres à telle performance singulière1, comme un auditeur compétent identifie dans une émission vocale les mots d’une phrase ou les intervalles d’une mélodie. Le même genre de répertoire (vocabulaire et syntaxe) aide à distinguer les éléments (formes et matériaux) d’une œuvre architecturale, les ingrédients et les préparations d’un plat, les bouquets et les saveurs en bouche d’un vin, les tissus et les dispositions d’un vêtement, etc. Ce type de compétence ne permet pas toujours de produire soi-même de nouvelles occurrences, mais il suffit généralement à identifier en deux occurrences la même « propriété constitutive ».

Comme on a pu l’observer au passage, aucune des opérations que je viens d’évoquer n’exigeait la présence et l’usage d’une notation au sens strict, qui suppose le recours à des conventions graphiques artificielles et sophistiquées : il n’est nullement indispensable de savoir lire la musique pour reproduire « d’oreille » une phrase musicale, et les répertoires techniques propres à chaque pratique peuvent faire l’objet d’une simple désignation verbale, transmissible par tradition orale. Mais qui plus est, l’opération, que j’ai jusqu’ici qualifiée de « mentale », peut être parfaitement tacite, implicite, voire inconsciente. Lorsque je « répète » dans ma voix une phrase ou une mélodie, lorsque je « reproduis » à ma façon un geste ou une figure, je n’éprouve pas toujours le sentiment ni le besoin d’analyser ces objets de perception en propriétés constitutives et contingentes. Sans doute aidé par une compétence acquise, je procède à cette analyse le plus souvent « sans y penser », sans m’en apercevoir, et l’adjectif « mental » ne doit pas ici impliquer nécessairement une participation de la conscience. Il serait sans doute plus juste d’y supposer quelques événements cérébraux, quelques réactions chimiques, ou électriques, entre mes neurones, dont la contrepartie intellectuelle, ou réflexive, n’affleure à la conscience qu’en cas d’embarras, ou d’exceptionnelle application démonstrative. Je ne suis même pas sûr que l’opération d’itération sélective exige en général et a priori plus d’attention que la reproduction fidèle d’un objet dans l’ensemble de ses propriétés. Si l’on me demande de répéter « fidèlement » un mot (d’une langue) que j’ignore et que j’entends prononcer pour la première fois, je dois m’efforcer de respecter les moindres caractéristiques de son émission, ignorant par définition lesquelles sont pertinentes et lesquelles ne le sont pas. S’il s’agit d’un mot connu, l’analyse s’en opère pour ainsi dire automatiquement « quelque part » entre mon oreille et ma bouche, et je n’ai à me soucier d’aucun détail. L’identification dispense pour ainsi dire de toute attention, et comprendre (puisque c’est bien de cela qu’il s’agit) est en somme moins fatigant qu’ânonner. Mais c’est bien sûr parce qu’on avait préalablement appris à comprendre. La notion de compétence, qui comporte la maîtrise, devenue inconsciente, d’un code, résume évidemment tout cela.

Le passage d’une œuvre (objet ou événement) du régime autographique au régime allographique suppose donc, et à vrai dire consiste, en une opération mentale, plus ou moins consciente, d’analyse en propriétés constitutives et contingentes et de sélection des seules premières en vue d’une éventuelle itération correcte, présentant à son tour ces propriétés constitutives accompagnées de nouvelles propriétés contingentes : X chante Au clair de la lune dans son timbre et sa tessiture, Y produit dans son timbre et sa tessiture un nouvel événement sonore qui n’a de commun avec le premier que la ligne mélodique d’Au clair de la lune, définie en intervalles de tons et en valeurs relatives de durée. Encore une fois, le nombre de propriétés posées comme constitutives peut varier d’une circonstance à l’autre : on peut, par exemple, considérer les valeurs rythmiques comme contingentes, mais au contraire exiger le respect de la tonalité, ou l’inverse, etc. Ces degrés variables d’exigence ne peuvent être stabilisés que par des normes culturelles collectives. Mais j’ai qualifié l’itération d’éventuelle, parce que cette possibilité, ouverte par le régime allographique, peut fort bien rester virtuelle : dans notre régime culturel, le texte d’un manuscrit original qui n’a pas encore été reproduit, et qui ne le sera peut-être jamais, n’en est pas moins perçu comme texte itérable selon ses propriétés constitutives et à l’exception de ses propriétés contingentes de manuscrit, par exemple dans une transcription typographique. Ce qui définit l’état allographique n’est pas l’itération (sélective) effective, mais l’itérabilité, c’est-à-dire en somme la possibilité de distinguer entre les deux séries de propriétés.

Ainsi que l’illustrait déjà l’exemple imaginaire du carré de Picasso, cette possibilité n’est pas un fait de « nature » qui distinguerait définitivement certains objets de certains autres, mais un fait de culture et d’usage – consensus plus ou moins institutionnel et codifié qui résulte d’une rencontre, ou d’un équilibre, de besoins et de moyens. Certains objets sont relativement plus faciles que d’autres à analyser de la sorte, mais « relativement » signifie : d’une manière qui dépend à la fois de la pression de la nécessité et des ressources, individuelles ou collectives, en compétence. Il peut m’être plus facile d’analyser une phrase de Mozart qu’un plat chinois, mais cela ne signifie pas que la musique de Mozart soit en elle-même plus propice au régime allographique que la cuisine chinoise, et il est assez plausible qu’un gastronome cantonais rencontrera les difficultés et facilités inverses. En toute hypothèse, et toutes situations confondues, nécessité fait loi mais à l’impossible nul n’est tenu, et le consensus tend à considérer comme constitutives les propriétés qu’il peut – hic et nunc – extraire par abstraction et consigner par dénotation. Jusqu’à l’invention du métronome, les indications de tempo musical étaient, soit absentes (et le tempo ad libitum), soit verbales (andante, allegro, etc.), avec toutes les imprécisions et équivoques caractéristiques, comme le montre Goodman, du langage discursif, et l’on « faisait avec » – c’est-à-dire sans. Grâce au métronome, Beethoven a pu donner pour ses dernières œuvres des indications précises – et, paraît-il, inapplicables. On n’arrête pas le progrès, mais – l’humanité ne se posant, comme on sait (et pour clore cette série de clichés), que les problèmes qu’elle peut résoudre – la solution de celui-ci est d’une simplicité angélique : les propriétés constitutives sont toujours extractibles, car on tient à chaque stade pour constitutives celles qu’on sait extraire. Le noble qualificatif d’« ontologique » s’applique décidément bien mal à des données aussi fluctuantes, et typiquement pragmatiques – à moins qu’il ne faille y voir une illustration de ce que Quine appelle la « relativité de l’ontologie ».

Comme nous l’avons vu, les propriétés élues (variablement) comme constitutives n’ont rien de matériel : ce qui est commun à mon Au clair de la lune et à celui de mon acolyte, ou au carré de Pablo et à celui de Pablito, est une entité passablement abstraite, même si d’extension variable selon les degrés d’exigence. On pourrait donc qualifier notre opération instituante d’abstraction. Mais ce terme me semble impropre pour des raisons qui apparaîtront plus loin, et que l’on peut esquisser provisoirement en observant que, si « le carré » en général est assurément un concept, il n’en va pas de même d’une mélodie ou du texte d’un poème, objets aussi singuliers à leur manière et dans leur régime que le carré de Picasso à la sienne et dans le sien. Les objets allographiques sont, comme chez Proust les analogies qui déclenchent la réminiscence, « idéaux sans être abstraits » ; je les qualifierai donc (comme je l’ai déjà fait plus haut), non d’abstractions, mais plus largement d’objets idéaux, ou, pour faire un peu plus bref et beaucoup plus chic, d’idéalités. Et, pour rester dans un vocabulaire pseudo-husserlien, je propose de baptiser notre opération instituante réduction allographique2, puisqu’elle consiste proprement à réduire un objet ou un événement, après analyse et sélection, aux traits qu’il partage, ou peut partager, avec un ou plusieurs autres objets ou événements dont la fonction sera de manifester comme lui sous des aspects physiquement perceptibles l’immanence idéale d’une œuvre allographique. Les propriétés « constitutives » sont celles de l’objet (idéal) d’immanence, les propriétés « contingentes » (à cet objet) sont évidemment constitutives de ces diverses manifestations. Par exemple, la structure AABA est constitutive (entre autres3) d’Au clair de la lune, le fait d’être chanté en voix de ténor est constitutif de certaines de ses manifestations. Le fait de commencer par « Longtemps… » et de finir par « … dans le Temps » caractérise (non exhaustivement, mais sans doute exclusivement, sauf variation oulipienne) le texte d’A la recherche du temps perdu, celui d’être imprimé en garamond corps 8 caractérise certaines de ses manifestations. Il convient donc, et il est grand temps, de substituer à l’expression « propriétés constitutives » l’expression plus précise propriétés d’immanence, et à « propriétés contingentes », « propriétés génériques ou individuelles de telle classe de manifestations ou de telle manifestation singulière », ou, plus couramment, propriétés de manifestation. Car, si l’objet d’immanence est unique, sa manifestation se ramifie, virtuellement à l’infini, en genres, espèces et variétés de toutes sortes jusqu’à tel individu matériel et physiquement perceptible, qui fonctionne donc seul comme manifestation physique : la dernière édition Pléiade de la Recherche est l’une de ces classes, mon exemplaire personnel de cette édition est l’un de ces individus. Cette édition est en elle-même une idéalité aussi physiquement imperceptible que le texte de la Recherche. Seuls ses (leurs) exemplaires sont perceptibles. Il faut donc distinguer, non seulement entre propriétés d’immanence et de manifestation, mais, parmi celles-ci, entre celles des options intermédiaires de manifestation, également idéales (« être en garamond corps 8 »), et celles des objets (exemplaires ou occurrences) matériels de manifestation (« être actuellement sur ma table »). C’est l’examen de ces relations, structurales et fonctionnelles, entre immanence et manifestation, qui va nous occuper maintenant.

1.

La part des circonstances d’exécution est d’ailleurs variable, et peut-être relative au caractère plus ou moins physique des pratiques d’exécution. Dans les arts (ou sports) les plus « intellectuels », comme le jeu d’échecs, cette part voit sa pertinence réduite à peu près à zéro. « Faire une reprise de volée » est un acte tennistique susceptible de mille variantes d’exécution plus ou moins efficaces, plus ou moins élégantes, etc. ; aux échecs, « placer sa dame en F 8 » peut être un coup bien ou mal inspiré selon la disposition du jeu, mais il ne peut pas être bien ou mal exécuté, du point de vue de la partie elle-même : il est exhaustivement défini par sa fonction, et son exécution physique est totalement négligeable. C’est sans doute que, plutôt qu’une exécution, c’est en fait la manifestation physique d’un acte purement intellectuel, qu’on pourrait se contenter d’énoncer « Dame en F 8 », comme on le fait d’ailleurs dans les comptes rendus de parties ou les parties à distance.

2.

Contrairement aux réductions husserliennes (phénoménologique, eidétique, transcendantale), qui sont des procédures techniques et conscientes, celle-ci, je le rappelle, est tout à fait courante et souvent impensée. C’est en somme une réduction dans le sens le plus banal du terme, qui n’exige peut-être pas la participation d’un cerveau humain : le chien de Pavlov (et même le mien) sait parfaitement extraire de deux signaux leur trait commun pertinent.

3.

Entre autres, bien sûr, car cette « forme » est typiquement générique. L’énoncé complet des propriétés constitutives du seul Au clair de la lune appellerait d’autres prédicats, dont la conjonction, nous le verrons, le détermine comme individu idéal.