11. Immanences plurielles

Ce mode de transcendance affecte diversement (et inégalement) les deux régimes d’immanence et, à l’intérieur de chacun d’eux, il trouve des occasions de s’exercer dont certaines sont spécifiques à tel ou tel « art ». Le trait commun à toutes ces formes est le fait, pour une œuvre, d’immaner en plusieurs objets non identiques, ou plus exactement (puisqu’en toute rigueur il n’existe pas en ce monde deux objets absolument identiques) non tenus pour identiques et interchangeables, comme on tient généralement pour telles deux épreuves d’une sculpture de fonte. Cette clause, je le rappelle, motive la distinction entre objets multiples et objets pluriels. Une sculpture de fonte, ou une gravure, est (en général) une œuvre (à immanence) multiple ; les œuvres que nous allons considérer maintenant sont à immanence plurielle. Cette distinction, évidemment plus culturelle qu’« ontologique », est aussi plus graduelle que catégorique, car les épreuves d’une gravure, nous l’avons vu, présentent souvent assez de différences pour que les spécialistes ne les considèrent nullement comme équivalentes. Si on les considère néanmoins comme « multiples » et non plurielles, c’est sans doute parce que leurs différences tiennent généralement plutôt aux défauts du procédé (usure progressive de la planche ou, en sculpture, du modèle) qu’à une intention délibérée ; leurs différences sont en somme accidentelles et involontaires. Mais les cas de différenciation volontaire n’en sont pas tout à fait exclus, et ce fait ménage une gradation assez continue entre les deux situations, que nous retrouverons plus loin.

Les œuvres à mon sens incontestablement plurielles en ce sens1 sont celles dont la pluralité n’est pas un artefact technique, mais procède pleinement d’une intention auctoriale, comme lorsqu’un artiste, après avoir produit un tableau, un texte, une composition musicale, décide d’en produire une nouvelle version plus ou moins fortement différente, mais assez proche (et dérivée) de la première pour que la convention culturelle la considère plutôt comme une autre version de la même œuvre que comme une autre œuvre.

D’un art à l’autre, les motifs d’une telle décision peuvent être fort divers, et tout autant ses effets. Une première cause de cette diversité tient à la différence entre les deux régimes d’immanence : un peintre peut produire ce qu’on appelle couramment une réplique pour pallier en quelque manière le caractère autographique de son art, qui l’empêche de fournir à plusieurs destinataires autant d’exemplaires du même tableau ; un écrivain ou un musicien n’affronte évidemment pas la même impossibilité, puisqu’un même texte peut être imprimé (ou copié) en autant (et souvent plus) d’exemplaires qu’en demande le public. Une œuvre allographique plurielle l’est donc pour des raisons qui n’ont en général rien à voir avec celles qui déterminent les pluralités autographiques, et selon un (ou des) processus également spécifique(s).

Répliques

En régime autographique, la pluralité d’immanence est donc déterminée par l’existence, très répandue, de ce qu’on appelle couramment2 des œuvres à répliques, ou à versions. La définition la plus pertinente s’en trouve par exemple chez Littré : « copie d’une statue, d’un tableau, exécutée par l’auteur lui-même ». En sculpture, les pratiques du (sur) moulage, ou de la taille indirecte assistée d’un appareillage de mise au point, tendent à brouiller la notion de réplique en estompant la frontière entre œuvres uniques et multiples, et les exemples d’autocopie y sont, à ma connaissance, fort rares3. Le terrain d’élection de la réplique est donc la peinture, où il va de soi qu’une copie, même auctoriale, ne peut être absolument conforme au modèle, et où réplique signifie donc inévitablement version perceptiblement distincte. En disant « même auctoriale » et « inévitablement », je me réfère à une intention supposée de fidélité maximale, dont nous verrons qu’elle n’anime généralement pas, en fait, la production des répliques. Mais je dois d’abord donner quelques exemples de cette pratique, qui me semble remonter au moins au XVe siècle – probablement (je ne connais aucune étude historique sur ce sujet), et pour des raisons évidentes, contemporaine du renouveau4 de la peinture de chevalet, destinée à un mécène ou client privé, et susceptible d’une nouvelle commande. Le plus ancien exemple connu de moi serait La Vierge aux rochers de Léonard, dont la première version (Louvre) date de 1483 et la deuxième (National Gallery, Londres) de 1506 ; mais celle-ci pourrait avoir été exécutée « sous la direction du maître » par Ambrogio di Predis. De La Chute d’Icare de Bruegel (Musée royal de Bruxelles), la collection van Buuren de New York présente une version légèrement réduite, mais ces tableaux, approximativement datés entre 1555 et 1569, sont tous deux contestés. Du Jésus chassant les marchands du Temple du Greco (entre 1595 et 1605, Frick Collection), il existe, outre trois copies, une réplique très fidèle (entre 1600 et 1610, National Gallery, Londres), qui passe pour authentique. De La Diseuse de bonne aventure de Caravage (vers 1596, Musée du Capitole), une réplique légèrement réduite est au Louvre5, de poses et de couleurs (mais l’original est en mauvais état) légèrement différentes. Le Pèlerinage à l’isle de Cithère de Watteau (1717, Louvre) a une réplique peinte pour Julienne (château de Charlottenburg, Berlin), non seulement par autocopie, mais, selon Eidelberg, partiellement au moyen de contre-épreuves à l’huile, et donc par voie d’empreinte.

Les deux tableaux ont les mêmes dimensions et, depuis la restauration de la toile de Paris, sont de tonalité comparable […] [Mais] le tableau de Berlin est plus « meublé » (24 personnages au lieu de 18). Watteau a ajouté sur la droite un couple d’amoureux accompagné de trois putti, à l’arrière-plan un jeune homme qui verse des roses dans le tablier d’une jeune femme. Il a en outre substitué au buste de Vénus une sculpture de la même déesse en pied […] Mais surtout les montagnes de l’arrière-plan et sur la gauche ont disparu, remplacées par un grand ciel azur6.

Chez Chardin, la pratique de la réplique est si fréquente qu’il faudrait citer presque tout son catalogue. Je mentionnerai seulement le cas le plus célèbre, celui du Bénédicité (Salon de 1740, Louvre), dont on connaît quatre répliques diversement authentiques, et diversement variantes : celle du Louvre7, celle de Gos~ ford House, qui passe pour une copie retouchée par l’auteur, et celle de l’Ermitage (seule toile signée de la série) sont très proches de l’original, dont elles diffèrent essentiellement par la nature des objets posés au sol ; celle de Rotterdam (sans doute de 1760) est contestée ; elle se distingue par une addition considérable : un quatrième personnage portant un plateau, à gauche, d’où une largeur presque doublée et, de ce fait, une disposition horizontale ; une telle addition déborde évidemment le procédé d’autocopie8. La Répétition d’un ballet sur scène de Degas (vers 1874) existe en deux versions de même dimension9, mais dont l’une est à l’essence et l’autre au pastel, ce qui entraîne une différence sensible de ton, plus chaud dans la seconde. Du Moulin de la Galette de Renoir, la version la plus célèbre (1876, Musée d’Orsay) pourrait être qualifiée de réplique, car elle procède très vraisemblablement d’une autre, vendue pour un prix mémorable chez Sotheby’s à New York en 1990, de dimensions plus modestes et de facture plus floue, et pour cette raison parfois qualifiée de « plus impressionniste », sans doute exécutée sur place avant de servir de modèle, à l’atelier, à sa (plus grande) sœur cadette10. Le même mois de mai 1990 vit une autre enchère fabuleuse, cette fois chez Christie’s, celle du Portrait du docteur Gachet de Van Gogh. Il s’agit de nouveau de l’original, mais les relations entre celui-ci et sa réplique (Orsay) sont mieux connues que dans le cas du Renoir : le premier portrait fut exécuté le 4 juin 1890, et conservé par le peintre jusqu’à sa mort ; le deuxième, autocopié le 7 juin avec variantes (les livres jaunes ont disparu, les fleurs sur la table ne sont plus dans un vase, les tons sont plus clairs et le fond plus uni) à la demande du modèle.

Les révolutions artistiques du XXe siècle n’ont pas éteint cette pratique autant qu’on pourrait le croire, comme le montreront deux exemples dont l’un est dû à Picasso, et l’autre à Rauschenberg. Du premier, les deux versions des Trois Musiciens (l’une au MoMA de New York, l’autre au Musée d’art de Philadelphie) datent toutes deux de l’été 1921, et leur ordre d’exécution est inconnu, ce qui empêche évidemment de déterminer laquelle est l’original et laquelle la réplique. La tradition qualifie parfois les deux exécutions de « simultanées », adjectif qui, pris à la lettre, devrait suggérer que l’artiste consacrait en même temps une main à chaque tableau – performance digne d’un tel virtuose –, mais qu’il faut sans doute plutôt gloser en « alternées » ; les deux interprétations excluent le procédé d’autocopie, et donc le statut de réplique stricto sensu. Les différences sont d’ailleurs très sensibles, puisque deux des trois personnages sont intervertis, et le chien présent à New York absent de Philadelphie. Nous sommes donc là sur une frontière du champ de la réplique, mais nous le réintégrons pleinement avec les deux versions du Factum de Rauschenberg, deux assemblages de photos, de pages imprimées et de taches de peinture à la manière expressionniste, à propos desquels je ne puis que citer le commentaire d’Irving Sandler :

La fonction critique de cette réplique iconoclaste, qui rejoint celle des faux brushstrokes de Lichtenstein, peut sembler tout à fait étrangère à la pratique traditionnelle, que Rauschenberg subvertirait donc aussi par la même occasion. Mais il me semble plutôt qu’une telle performance, si particulière soit-elle du fait des matériaux et des techniques en cause, révèle en l’exagérant un trait commun à l’ensemble de cette pratique, qui est un changement de statut dans le passage de l’original à sa réplique : en peinture figurative, l’original représente « directement » un objet réel (Gachet) ou imaginaire (Sainte Vierge) ; sa réplique, par le moyen de l’autocopie, représente le même objet, mais indirectement (transitivement), et (en un autre sens) elle représente l’original, puisqu’elle en tient lieu, ayant d’ailleurs, le plus souvent, été commandée et exécutée dans cette intention, avec cette prime artistique (et marchande) qu’y ajoute l’authenticité. En peinture non figurative, et spécialement dans l’action painting, l’original ne représente rien, mais présente la trace d’un acte pictural, brushstroke, dripping ou autre. Une réplique fidèle, si un Pollock ou un Kline avaient bien voulu se prêter à une manœuvre aussi risquée, n’opérerait pas un changement de statut plus radical que celles de Chardin ou de Van Gogh : dans les deux cas, l’original est « à propos » de quelque chose (objet dépeint, geste expressif), la réplique est inévitablement, pour qui connaît sa genèse, « à propos » de l’original, et donc peinture au second degré.

Le motif le plus fréquent de la production de répliques, je l’ai dit et cela va de soi, est la demande commerciale – demande à laquelle certains artistes accèdent visiblement plus volontiers que d’autres. On explique fréquemment la complaisance de Chardin par un manque d’imagination qui le portait davantage à se répéter qu’à se renouveler, mais il ne faut pas négliger la part de renouvellement que comporte toute « répétition » de cette sorte, même lorsque sa trace est presque imperceptible, et j’y reviens. Le cas du buste du cardinal Borghese présente un autre motif, évidemment plus rare et spécifique de la sculpture : l’accident en fin de processus. Le refus d’une œuvre par un commanditaire insatisfait de tel détail pourrait en constituer un autre, mais il est probable que de tels litiges se résolvent plutôt par des corrections dont le tableau final ne porte pas témoignage, sauf investigation poussée. On sait bien que, du Saint Matthieu et l’Ange de Caravage (1602), la première version, jugée trop réaliste, fut refusée et remplacée par celle que l’on voit aujourd’hui à l’église Saint-Louis-des-Français ; l’original, que l’artiste garda par-devers lui, fut détruit au musée Karl Friedrich de Berlin lors d’un bombardement en 1945 ; mais la différence de disposition et de physionomie des personnages (que nous connaissons évidemment par des reproductions) exclut toute idée de réplique par autocopie : le second tableau constitue vraiment ici une autre œuvre sur le même sujet, comme l’histoire de la peinture et de la sculpture en offre d’innombrables exemples. Je reviens à l’instant sur cette distinction, qui n’est pas seulement, ni même essentiellement, quantitative.

En effet, si l’on définit la réplique par le procédé de l’autocopie, il va de soi, comme je l’ai dit, qu’aucune réplique ne peut être rigoureusement conforme, même dans les cas (qui semblent plutôt rares) où l’artiste s’y efforce autant qu’il le peut. En fait, avec ou sans requête en ce sens de la part du nouveau client (et contrairement au copiste ordinaire12, dont le propos est de conformité), un artiste qui se « répète » est plutôt porté à la variation, comme on peut le voir en feuilletant par exemple le catalogue de Chardin.

Ces variantes peuvent être d’ordre formel ou thématique. La variante formelle la plus simple est le changement de format13, soit par restriction ou élargissement du champ, dont nous avons rencontré un ou deux exemples chez Chardin, soit par changement d’échelle, comme entre les deux Moulin de la Galette, ou, de manière encore plus sensible, entre les deux Poseuses de Seurat14. Ce cas semble un peu plus rare, peut-être en raison de l’emploi de divers procédés de calque, comme j’en ai cité un à propos du Pèlerinage à Cithère. Une autre variante formelle peut être d’ordre stylistique, comme la différence de touche entre les deux Moulin de la Galette ou entre les deux Gachet. Les variantes thématiques, ou iconographiques, peuvent consister (pour en parler très schématiquement) en additions (l’écumoire au sol dans le Bénédicité de l’Ermitage, la partie gauche de celui de Rotterdam), en suppressions (l’original perdu des Bulles de savon, que nous connaissons par une gravure, comportait une sorte de bas-relief sous l’entablement du premier plan, qui ne figure plus dans les trois versions conservées), en interversions (Arlequin et Polichinelle dans Les Trois Musiciens), ou en substitutions : les deux versions du Chat avec tranche de saumon et deux maquereaux de Chardin comportent en outre, l’une (collection Rothschild) un mortier, l’autre (Musée de Kansas City) trois moules et un fruit. L’étude approfondie de ces procédés de variation, même à propos du seul Chardin, exigerait tout un volume.

Le statut d’œuvre (unique) à immanence plurielle, que j’attribue aux œuvres à répliques, ne va certes pas de soi, et doit être justifié. Comme cette justification vaut aussi (et, me semble-t-il, dans les mêmes termes) pour les œuvres allographiques, je ne la proposerai qu’après leur examen. Mais, avant de quitter le régime autographique, il nous faut préciser un peu plus la différence entre le fait de la réplique et deux faits voisins, dont l’un est absolument, et l’autre relativement, propre à ce régime : il s’agit d’une part des œuvres (à épreuves) multiples, et d’autre part de ce que j’appellerai les œuvres à reprise.

La différence de principe entre les œuvres multiples de la gravure ou de la sculpture de fonte et les œuvres plurielles qui nous occupent ici tient clairement à leur différence de procédé : l’empreinte est censée garantir mécaniquement l’identité de ses produits, la copie auctoriale non seulement ne l’est pas, mais on lui reconnaît une latitude, plutôt bienvenue, de variante partielle (thématique) ou globale (dimensionnelle ou stylistique). En fait, le procédé de l’empreinte est d’une fiabilité toute relative : si les épreuves obtenues lors d’un même tirage photographique sont effectivement indiscernables, l’usure du modèle et autres aléas du moulage limitent pour le moins, nous l’avons vu, le nombre d’épreuves acceptables d’une sculpture de fonte, dont la « qualité » diminue constamment au cours du processus ; en gravure, les différences sont encore plus perceptibles, et généralement sautent aux yeux, l’usure de la planche, l’écrasement des sillons et des barbes étant fort sensibles. Comme le dit quelque part Jean-Jacques Rousseau, « chaque épreuve d’une estampe a ses défauts particuliers, qui lui servent de caractère ». Et, de plus, rien n’interdit à l’artiste d’intervenir en cours de tirage sur telle ou telle de ces épreuves (ou sur la planche elle-même) pour accentuer son « caractère » : on sait que c’était la pratique constante de Rembrandt, dont « la méthode consistait à introduire de légères variantes ou des ajouts mineurs de manière à vendre ses gravures comme des œuvres nouvelles15 ». Ces retouches constituent clairement un cas intermédiaire entre l’épreuve et la réplique à variantes. Mais, malgré toutes ces nuances ou déviances, la convention culturelle n’en accorde pas moins aux œuvres « multiples » une identité commune à toutes leurs épreuves, qui neutralise comme purement techniques leurs différences, et les établit dans une relation (optionnelle) d’équivalence artistique : le Penseur immane en cette épreuve, ou aussi bien (vel) en cette autre ; quand vous en avez vu une, vous êtes censé les avoir toutes vues. Les œuvres à répliques sont plutôt dans une relation (additive) de complémentarité : Le Bénédicité immane en ce tableau et en ces autres, en contempler un ne vous dispense pas de contempler les autres, et vous n’aurez pas une connaissance exhaustive (si cette notion a un sens) de cette œuvre tant que vous n’en connaîtrez pas toutes les versions16. Cette différence est certainement renforcée du fait que les épreuves multiples peuvent être (et sont le plus souvent) confiées à de simples exécutants, tandis que l’exécution (au moins partiellement) auctoriale est une condition définitoire de la réplique, au sens ici considéré. Et l’indice le plus éclatant de son assomption par le monde de l’art est le fait que l’on organise volontiers des expositions comparatives regroupant des versions de tableaux, mais plus rarement des épreuves de gravure, et sans doute jamais de sculpture ou de photographie.

C’est encore le procédé de l’autocopie qui distingue les œuvres à répliques des œuvres en relation de ce que j’appelle faute de mieux reprise. Faute de mieux, c’est-à-dire faute d’une traduction plus littérale de l’anglais remake, qui me semble en donner la description la plus exacte17. To remake, c’est refaire, ou faire à nouveau, à nouveaux frais sur le même motif, thématique ou formel, et sans copier une œuvre antérieure18. C’est par exemple la relation qui unit les quatre Pietà de Michel-Ange, ou les innombrables Montagne Sainte-Victoire de Cézanne – voire, pour considérer deux œuvres en reprise aussi parentes que possible, les deux Montagne Sainte-Victoire vue des Lauves19. L’opposition entre ce couple si proche et, disons, celui que forment la Pietà de Saint-Pierre (1500) et celle de Santa Maria del Fiore (1550), que tout oppose dans le style comme dans la disposition des figures, montre la diversité des écarts entre des cas de reprise, que rapproche seulement le fait, dans les deux cas, d’une communauté de sujet. Mais j’ai parlé d’œuvres « parentes », il faudrait préciser cette métaphore généalogique (car les Bénédicité sont eux aussi des tableaux parents) en disant que ces deux Pietà, si dissemblables, ou les deux Sainte-Victoire, si proches, sont des œuvres~ sœurs (filles du même père), et que deux Bénédicité sont à la fois frères et fils l’un de l’autre, puisque le second, via l’artiste, procède du premier, et que l’artiste produit le second via le premier.

Les œuvres en reprise ne sont pas seulement de ressemblances très inégales, elles peuvent être produites dans des intentions très différentes, selon que l’artiste se contente de revenir, fût-ce de manière aussi obsessionnelle que Cézanne, sur un motif de prédilection20, sans viser une quelconque confrontation entre les œuvres qui en résultent, ou qu’il se propose de les organiser en ce qu’on appelle généralement une « série », selon un principe de variation délibérée, comme fait Monet pour ses Meules (quinze toiles exposées ensemble en mai 1891) et pour ses Cathédrales de Rouen (vingt toiles exposées en mai 1892 selon une disposition chronologique, de l’aube au crépuscule). La pratique de la reprise en variation s’est répandue comme on sait dans l’art contemporain – y compris (ou surtout) dans l’art non figuratif, où les analogies de structure se substituent aux identités d’objet d’autrefois : voyez les Femmes de De Kooning, les drapeaux, cibles et cartes de Jasper Johns, les zips de Newman, les rectangles flous de Rothko, les Élégies répétitives de Motherwell, les carrés concentriques d’Albers, les monochromes noirs de Reinhardt, etc.

Je ne m’attarderai pas sur ce vaste sujet autant qu’il le mérite, non seulement faute de compétence, mais surtout parce qu’il se situe au-delà des limites de notre objet. Tout comme les œuvres à immanence multiple, mais pour une raison inverse, les œuvres en reprise échappent à la définition des cas d’immanence plurielle. Les premières, parce que le multiple est trop (tenu pour) identique pour déterminer une pluralité obligeant à considérer une œuvre sous les espèces de plusieurs objets. Les secondes, parce qu’en l’absence du processus d’autocopie la convention culturelle préfère les considérer chacune comme une œuvre autonome à part entière21. Dans ce cas, bien sûr, il n’y a plus une œuvre à immanence plurielle, mais simplement plusieurs œuvres distinctes dont la parenté thématique ou formelle ne compromet pas davantage l’autonomie que, disons, la parenté thématique entre deux romans de Balzac, ou stylistique entre deux symphonies de Mozart (mais « pas davantage » ne signifie pas nullement, et je reviendrai sur ce point).

Dire que « la convention culturelle préfère », c’est reconnaître le caractère relativement arbitraire de ces distinctions, même si, encore une fois, le fait génétique de l’autocopie donne une base assez solide à la catégorie de l’œuvre à répliques. Comme toute décision de méthode, celle-ci ne peut pas faire l’unanimité, reposant pour l’essentiel sur des considérations pragmatiques (« Y a-t-il plus d’avantages ou plus d’inconvénients à décrire les choses de cette manière ou d’une autre ? ») : après tout, le fait de l’autocopie n’entraîne pas logiquement qu’on doive considérer deux tableaux comme constituant une seule œuvre. Mais pourquoi celui de l’empreinte l’entraîne-t-il plus nécessairement pour deux épreuves de ce que, cette fois, l’unanimité du monde de l’art considère bien comme la même sculpture ou la même gravure ? L’identité opérale n’est pas donnée, elle est construite selon des critères subtils, et éminemment variables, qui sont ceux de l’usage. Nous retrouverons cette question après considération des pluralités d’immanence en régime allographique.

Adaptations

Ce type d’œuvres plurielles, je le rappelle, ne peut procéder, comme les répliques en peinture, d’un besoin de fournir à plusieurs amateurs plusieurs exemplaires plus ou moins identiques de la même œuvre, puisque le propre du régime allographique est de permettre une multiplication illimitée des exemplaires de manifestation d’un objet d’immanence idéal et unique, et que le procédé de l’autocopie n’y produit, relativement à cet objet, rien d’autre qu’un exemplaire de plus22. La littérature, la musique, la chorégraphie et autres arts allographiques ne connaissent donc aucune pratique rigoureusement symétrique de celle de la réplique. Mais certains types de versions, en particulier en littérature et en musique, présentent au moins ce trait commun de coexister de plein droit avec le texte ou la partition originale, et donc de disperser sur deux ou plusieurs objets l’immanence de l’œuvre. C’est le fait de ce qu’on appelle généralement des « adaptations » : à un public particulier, comme lorsque Michel Tournier produit sous le titre Vendredi ou la Vie sauvage une version pour enfants de Vendredi ou les Limbes du Pacifique, ou à une destination pratique particulière, comme les « versions pour la scène » de pièces de Claudel alors réputées injouables dans leur forme originelle : L’Annonce faite à Marie, Partage de midi ou Le Soulier de satin23. Ces dernières sont connues de tous parce qu’elles ont été publiées et qu’elles appartiennent comme telles au corpus claudélien, mais on sait que la représentation de pièces d’abord publiées s’accompagne très fréquemment d’adaptations de détail dont aucune édition parfois ne gardera la trace. En musique, le cas le plus typique est celui des partitions de ballet remaniées après coup en « suites d’orchestre » pour le concert : voyez Daphnis et Chloé (1909-1912), L’Oiseau de feu (1910-1919), Petrouchka (1911-1914), L’Histoire du Soldat (mimodrame 1918 - suite 1920), et bien d’autres œuvres du début de ce siècle qui figurent aujourd’hui, au répertoire et au catalogue, au moins24 sous ces deux formes concurrentes, dont la seconde est généralement une réduction de la première.

A ces modes d’adaptation communs, mutatis mutandis, à toutes les pratiques allographiques (une mise en scène ou une chorégraphie doit bien, par exemple, s’adapter à de nouvelles conditions spatiales et techniques en changeant de salle), s’en ajoutent d’autres, qui sont propres à tel ou tel art. J’en citerai trois, dont l’un est particulier à la littérature, c’est la traduction, et les deux autres à la musique, ce sont la transcription et la transposition.

 

Si les faits d’adaptation évoqués plus haut peuvent être tenus pour exceptionnels ou marginaux, la traduction des œuvres littéraires est un fait en principe universel. Même si un grand nombre d’entre elles n’atteignent jamais ce but, toute œuvre est au moins candidate à la traduction, et dans le plus grand nombre possible de langues – et certaines ont été traduites plusieurs fois dans la même langue. Certes, l’identité opérale d’un texte et de sa traduction n’est pas admise par tous, à commencer par un grand nombre d’écrivains, et Goodman, fidèle à son principe d’identité absolue entre une œuvre (littéraire) et son texte, refuse catégoriquement cette identification : pour lui, une traduction, présentant par définition un autre texte, ne peut être qu’une autre œuvre25.

Mais cette position simple, et philosophiquement commode pour un nominaliste, ne s’accorde guère avec l’usage, qui autorise indifféremment à dire : « J’ai lu une traduction française de Guerre et Paix », « J’ai lu Guerre et Paix en français », voire, en même situation, tout bonnement : « J’ai lu Guerre et Paix. » On m’objectera sans doute que ces locutions procèdent d’une simple métonymie, comme « Guerre et Paix est dans le salon » ; mais il me semble que les deux métonymies ne sont pas du même ordre : le glissement figural est plus sensible (et, pour le coup, plus « ontologique ») du texte à son exemplaire que du texte à sa traduction. Le cas particulier des traductions auctoriales (Nabokov, du russe en anglais au moins pour Roi, Dame, Valet, Le Don et La Méprise, et, dit-on, de l’anglais au russe pour Lolita ; Beckett, de l’anglais au français pour Murphy et Watt, et vice versa pour la plupart des suivantes) tend à justifier une telle conception : il est bien artificiel de considérer la version française et la version anglaise de Molloy comme deux œuvres distinctes plutôt que comme deux textes (et donc deux objets d’immanence) de la même œuvre. Le critère de ce dernier jugement n’est évidemment pas une fidélité que l’on vérifie rarement, et que l’identité auctoriale ne garantit nullement, bien au contraire : un auteur est naturellement plus libre à l’égard de son texte qu’un traducteur, comme un peintre est plus libre qu’un copiste à l’égard de son tableau. Ce critère est évidemment la source auctoriale elle-même. Quand il s’agit de décider si plusieurs objets d’immanence ressortissent à la même œuvre, qu’il s’agisse de textes, de tableaux, de partitions, etc., l’identité d’auteur est évidemment un facteur très puissant – sinon, bien sûr, une condition suffisante (l’identité d’auteur ne suffit pas à faire une même œuvre du Père Goriot et d’Eugénie Grandet), ni même à proprement parler tout à fait nécessaire, nous le verrons.

Mais si l’on tient une traduction auctoriale (ou révisée par l’auteur et dès lors « autorisée », comme les traductions françaises de Kundera depuis 1985) pour un autre texte de la même œuvre, il est bien difficile de ne pas étendre cette admission aux traductions allographes, dont les degrés de fidélité sont évidemment très variables, mais dans une gradation qui ne doit rien à leur caractère allographe. La raison, à laquelle en pratique nul ne résiste, est que, si un texte se définit bien par une identité littérale (sameness of spelling), une œuvre littéraire se définit, d’un texte à l’autre, par une identité sémantique (sameness of meaning, pourrait-on dire) que le passage d’une langue à l’autre est censé préserver, non certes intégralement, mais suffisamment et de manière assez précise pour que le sentiment d’unité opérale soit légitimement éprouvé. La limite à la fidélité intégrale tient, comme on le sait de reste, à l’impossibilité de respecter à la fois ce que Goodman appelle les valeurs sémantiques dénotatives et exemplificatives, et cette relation d’incertitude obère plus fortement, on le sait aussi, les traductions de textes « poétiques » où l’accent porte, plus que dans les autres, sur ce que Jakobson appelait le « message », c’est-à-dire en fait le médium linguistique. L’identité opérale translinguistique est donc variablement extensible, et le public gère cette situation avec une souplesse qui doit, ici encore, plus à l’usage qu’à des principes a priori. En tout état de cause, lorsqu’on juge une traduction infidèle, il est assez rare qu’on ne puisse dire à quoi : une traduction de L’Imitation de Jésus-Christ devrait être vraiment très infidèle pour pouvoir fonctionner comme traduction du Voyage au bout de la nuit.

 

N’ayant pas affaire en tant que telle à la pluralité des langues, l’œuvre musicale ne connaît pas ce fait de versions réunies par une identité sémantique transcendant des variances linguistiques. En revanche, elle subit deux facteurs capables d’opérer sur l’ensemble d’un texte une transformation globale, régie par un principe aussi simple que le principe de conversion translinguistique. La pluralité des paramètres du son pourrait même en déterminer deux autres : on distinguerait, de la même « partition », des versions plus ou moins rapides, ou plus ou moins fortes ; en fait, ces variances-là sont généralement laissées au choix des interprètes, et fonctionnent comme options d’exécution, et donc de manifestation26. Les deux facteurs de transformation globale effectivement exploités sont, comme on le sait, le changement de hauteur (et donc, le plus souvent, de tonalité), ou transposition, et le changement de timbre (d’instrument), ou transcription, qui entraîne d’ailleurs souvent une transposition. Le critère d’identité opérale n’est plus ici sémantique, mais structural. Une composition transposée et/ou transcrite conserve une structure définie par les relations mélodiques que déterminent des intervalles tenus pour équivalents et des valeurs rythmiques maintenues identiques (la structure do blanche - ré noire - do blanche structuralement assimilée à la structure fa blanche - sol noire - fa blanche). Tout comme le critère sémantique pour les œuvres littéraires, le critère structural doit plus sa pertinence à l’usage qu’à une donnée de nature, et rien n’interdit de le refuser, et d’attacher l’identité d’une œuvre musicale à ses paramètres de hauteur ou de timbre. C’est ce que fait Goodman pour le timbre (et, je suppose, pour la tonalité) : « Nous pourrions trouver des considérations plus solides dans la relation d’une œuvre à ses transcriptions pour d’autres instruments. Comme nous l’avons vu, la spécification de l’instrument fait partie intégrante de toute vraie partition dans la notation musicale standard ; une œuvre de piano et sa version pour violon, par exemple, comptent strictement comme des œuvres différentes27. »

Il n’est pas tout à fait exact, nous le savons, de dire que « la spécification de l’instrument fait partie intégrante de toute vraie partition dans la notation musicale standard », à moins de considérer que la partition du Clavier bien tempéré, et d’innombrables autres œuvres baroques, ne sont pas de « vraies » partitions, ou n’appartiennent pas encore à la « notation standard », au risque de se séparer de l’usage, et par là de s’empêcher d’en rendre compte. Car l’usage, lui, ne tient pas pour deux œuvres « strictement » différentes, non seulement une version pour piano et une version pour clavecin du Clavier bien tempéré, mais encore la version originale pour violon et la transcription pour piano du Concerto en ré de Beethoven. Mais je reviendrai en fin de chapitre sur cette question théorique, qui concerne tous les cas d’immanence plurielle.

Hors des cas de variation interne, où elles ne déterminent pas des versions mais remplissent une fonction de développement, la transposition et la transcription procèdent le plus souvent de nécessités, ou de commodités, d’exécution : on déplace de quelques tons une mélodie composée pour voix de ténor afin de la mettre à la portée des barytons ou des mezzo-sopranos (c’est le cas du Voyage d’hiver, écrit par Schubert dans sa propre tessiture, mais que l’on associe aujourd’hui de préférence à la voix plus sombre du baryton, et que chantait volontiers une mezzo comme Christa Ludwig), on unifie les tessitures des mélodies du cycle des Nuits d’été, que Berlioz avait apparemment prévu pour plusieurs voix des deux sexes, le rôle de Rosine du Barbier de Séville, originellement pour mezzo-contralto, a été très longtemps confié à des sopranos légers, celui de Néron dans Le Couronnement de Poppée, écrit pour castrat, est souvent tenu, à la scène28, par un ténor, une octave plus bas (et donc, en l’occurrence, sans changement de tonalité), etc. Le répertoire de ces changements de tessiture vocale est infini ; dans le domaine instrumental, ils procèdent le plus souvent de transcriptions, d’un instrument à l’autre, mais on sait que l’Impromptu op. 90 n°3 de Schubert, composé en 1827 en sol bémol, fut publié en 1855, et pendant plusieurs décennies, dans la tonalité, plus accessible aux amateurs, de sol naturel.

Les transcriptions inter-instrumentales sont surtout connues par le cas particulier qu’en présentent les « réductions » pour piano d’œuvres orchestrales ou vocales, spécialité où Liszt s’illustra au bénéfice (ou aux dépens) de Beethoven (les neuf symphonies), de Schubert (lieder), de Wagner et de bien d’autres, et qui joua pendant tout le XIXe siècle le même rôle de vulgarisation distinguée, auprès du public des amateurs, que tient aujourd’hui le disque29. Ou par le cas inverse, orchestrations d’œuvres pianistiques, auctoriales comme celle de Saint François d’Assise prêchant aux oiseaux par Liszt ou celles de Ma Mère l’Oye et de l’Alborada del gracioso par Ravel, ou allographes comme celle, par le même Ravel, des Tableaux d’une exposition de Moussorgski30. Ces orchestrations visent évidemment à élargir l’audience d’une œuvre en exploitant ses potentialités (n’oublions pas que, pour nombre de compositeurs, la version pianistique est une étape dans le processus génétique de l’œuvre). Mais la transcription instrumentale peut prendre les formes les plus diverses. J’ai cité la version piano du Concerto pour violon de Beethoven, mais on sait que Bach transcrivit (très librement) pour clavecin ou pour orgue plusieurs concerti de Vivaldi, et pour orgue sa propre Partita pour violon en mi mineur ; la Chaconne de la Partita en ré mineur a été transcrite par Busoni pour piano, et par Schumann pour… violon et piano. Les Sept Paroles du Christ en croix de Haydn, écrites en 1785 pour orchestre à cordes, cuivres et timbales (le programme prescrivait une introduction, sept sonates et un tremblement de terre), ont été réduites vers 1790 pour quatuor à cordes, puis amplifiées vers 1801, sans doute par Michel Haydn, en une cantate pour voix, chœur et orchestre. La Nuit transfigurée de Schönberg, écrite en 1899 pour deux violons, deux altos et deux violoncelles, fut arrangée pour orchestre à cordes en 1917, etc.31.

La littérature et la musique présentent les cas les plus typiques de ces œuvres à versions additives et concurrentes, mais il va de soi que le fait peut se produire dans tout le champ allographique. Les recettes de cuisine à variantes sont innombrables (sans compter, bien sûr, les options d’exécution non prescrites), et si l’architecture exploitait les possibilités de multiplication que lui offre son régime allographique, on pourrait rencontrer des plans à variantes, prescrivant des bâtiments légèrement différents, mais assez semblables pour se rapporter à la même identité opérale. Il en existe sans doute, dont je n’ai pas connaissance.

Remaniements

Toutes les pluralités d’immanence évoquées jusqu’ici (y compris d’ailleurs celles des œuvres autographiques à répliques) étaient, en intention, de type additif, ou alternatif : dans l’esprit de leur auteur, la « version pour la scène » du Soulier de satin ou la double « suite d’orchestre » de Daphnis et Chloé ne sont nullement destinées à supprimer et remplacer les versions originales ou intégrales de ces œuvres – et sans doute même certaines de ces adaptations, imposées par des nécessités pratiques, ne sont-elles que des pis-aller ou des compromis : c’est à coup sûr le cas de la plupart des traductions, ou des réductions pour piano. Les « nouvelles versions » que nous allons considérer maintenant procèdent en principe d’un tout autre mouvement, qui est de correction et d’amendement, et leur fonction, si des obstacles de fait ne venaient s’y opposer, serait clairement substitutive : un auteur mécontent après coup d’une œuvre achevée, et même publiée, en produit à quelque temps de là (l’intervalle est très variable) une version plus conforme à ses nouvelles intentions, à ses nouvelles capacités, ou parfois au goût du public32, et seule l’impossibilité où il se trouve de supprimer les exemplaires subsistants de l’état original donnera à la postérité l’occasion de fréquenter et de comparer ce qui constituera dès lors deux ou plusieurs versions de fait, et éventuellement de s’interroger sur l’opportunité de cet amendement, ou sur la légitimité de sa propre préférence.

Les éditions successives d’une œuvre, quand éditions successives il y a du vivant de l’auteur, comportent presque toujours des corrections mineures qui ressortissent le plus souvent à la rectification tacite de coquilles ou de bévues (on sait que jusqu’au début du XIXe siècle, faute de corrections d’épreuves, la première édition était généralement très fautive, la deuxième, enfin amendée, étant la première correcte). Ainsi, de Madame Bovary, éditée en deux volumes en 1857 par Michel Lévy, le deuxième tirage de 1858 comporte-t-il plus de soixante corrections ; ceux de 1862, 1866, 1868 sont inchangés, mais entre-temps une édition recomposée en un volume comportait deux cent huit nouvelles corrections, et un deuxième tirage en 1869, cent vingt-sept autres ; en 1873, Flaubert transfère son roman chez Charpentier, dont l’édition « définitive » comporte encore cent soixante-huit corrections nouvelles33. C’est ce texte, comme dernier révisé par l’auteur, qu’adoptent toutes les éditions modernes sérieuses, considérant les textes antérieurs comme fautifs et périmés par la correction finale, même si les exemplaires subsistants des éditions précédentes continuent de circuler au marché des livres anciens, et souvent à des prix justifiés par leur valeur bibliophilique. Du point de vue de la dernière intention auctoriale, il est heureux que ces achats-là ne soient pas trop souvent à fins de lecture.

Il en va à peu près de même, bien sûr, des corrections manuscrites apportées par l’auteur sur un exemplaire de la dernière édition anthume, et qui ne seront adoptées qu’après sa mort : c’est le cas des amendements (essentiellement des additions) de Montaigne sur un exemplaire de l’édition de 1588 (« de Bordeaux ») des Essais, ou de Balzac sur un exemplaire de l’édition Furne (1842), désigné par testament comme « manuscrit final de La Comédie humaine34 ». Mais l’absence d’exécution anthume jette parfois un doute sur le caractère définitif, et donc obligatoire, de ces « dernières intentions », qui ne sont pas allées jusqu’au fatidique « bon à tirer » : les corrections du Rouge et le Noir sur l’exemplaire dit Bucci, ou celles de la Chartreuse (en partie inspirées par les critiques de Balzac) sur l’exemplaire Chaper, passent généralement pour des velléités sans lendemain, et sont rejetées en variantes par les éditeurs modernes.

Dans tous ces cas, le caractère mineur des différences et le consensus presque général sur le choix du texte empêche la constitution de versions à la fois notablement distinctes et concurremment offertes à la réception publique, même si la consultation des « variantes » proposées par les éditions savantes peut parfois inspirer quelques doutes salutaires sur l’unicité et la stabilité supposées du texte. Mais il arrive que les amendements ne soient plus de l’ordre de la correction locale, mais du remaniement d’ensemble, stylistique et/ou thématique, déterminant ainsi l’avènement de ce qu’il faut bien appeler alors une nouvelle version. J’ai cité plus haut, à propos des nécessités d’établissement du texte, les exemples du Cid et de La Vie de Rancé, dont circulent aujourd’hui les deux versions, originale et « définitive » ; c’est également le sort de l’Oberman (n) de Senancour, qui connut trois versions (1804, 1833, 1840) dont la première et la dernière se font aujourd’hui concurrence35. Dans ces trois cas, l’édition remaniée36 témoigne d’un assagissement stylistique, et même, dans le cas de Senancour, thématique37 (édulcoration des pages anticléricales). L’évolution de Justine (Les Infortunes de la vertu, 1787 ; Justine ou les Malheurs de la vertu, 1791 ; La Nouvelle Justine, 1797) est, cas plus rare, inverse, et la troisième version témoigne d’un changement de voix narrative (passage à la troisième personne). Mais les exemples sont nombreux, et témoignent d’ajustements de toutes sortes. Celui de Manon Lescaut (1731-1753) est à la fois thématique et stylistique. Les versions remaniées des pièces de Claudel38 (indépendamment des versions « pour la scène ») le sont à des titres très divers, qu’on ne saurait résumer d’une seule formule. Nadja (1927-1962) subit, selon l’auteur lui-même, de « légers soins » qui « témoignent de quelque égard au mieux-dire » (ou à l’idée qu’il s’en fait), et s’accompagnent de la suppression d’un épisode et de l’addition de quelques illustrations photographiques39. Les Voyageurs de l’impériale, paru censuré en 1943, est rétabli dans son texte intégral en 1947, puis modifié, comme Les Communistes, pour l’édition des Œuvres romanesques croisées (1966). L’Espoir (1937) fut remanié en 1944, et Le Bavard (1946) en 1963. Vendredi ou les Limbes du Pacifique (1967) s’augmente en 1972 de deux épisodes venus de sa version pour enfants. Je m’en voudrais de ne pas clore cette sélection toute arbitraire sur Thomas l’obscur (1941), dont la réédition de 1950, également chez Gallimard, s’orne d’un avertissement à l’ambiguïté vraiment typique : « Il y a, pour tout ouvrage, une infinité de variantes possibles. Aux pages intitulées Thomas l’obscur, écrites à partir de 1932, remises à l’éditeur en mai 1940, publiées en 1941, la présente édition n’ajoute rien, mais comme elle leur ôte beaucoup, on peut la dire autre et même toute nouvelle, mais aussi toute pareille, si, entre la figure et ce qui en est ou s’en croit le centre, l’on a raison de ne pas distinguer, chaque fois que la figure complète n’exprime elle-même que la recherche d’un centre imaginaire. » Traduction sans surprise pour qui m’aura suivi jusqu’ici : une œuvre peut avoir plusieurs textes.

Les éditions savantes sérieuses (soit dit sans pléonasme) présentes et à venir donnent ou donneront toutes les versions successives, produisant ainsi un effet de pluralité sans doute peu légitime eu égard au désaveu auctorial, mais manifestement légitimé après coup (et de plus en plus) par les droits imprescriptibles de la curiosité publique, manifestation parmi d’autres de la dominance de la réception des œuvres sur leur production, ou privilège de la postérité. Nous allons bientôt en rencontrer une illustration plus manifeste encore.

Des versions désavouées par l’auteur peuvent donc, avec la complicité active des spécialistes à qui rien n’échappe, être « repêchées » par le public : cela vaut aussi pour des œuvres que leur auteur a désavouées sans même leur accorder la grâce d’une nouvelle version (je déborde donc momentanément notre sujet) : voyez, entre autres, les Inquisiciones (1925), que Borges renia très vite, au point, dit-on, d’en rechercher fébrilement les exemplaires subsistants pour les détruire, et (prétendait-il) d’accepter en 1953 une première édition (Émécé) de ses Œuvres complètes à seule fin d’officialiser leur éviction de manière éclatante. Le désaveu peut aussi porter sur une œuvre non publiée, mais dans ce cas bien sûr l’auteur (cela vaut aussi pour les œuvres autographiques non encore vendues) a la possibilité de procéder au salutaire auto dafé. Il ne le fait pas toujours (voyez la première Éducation sentimentale), ou bien il n’est pas toujours en état de le faire, l’ordonne à son exécuteur, qui n’en fait naturellement qu’à sa tête : voyez Max Brod. On dit (mais l’histoire est controuvée, comme tous les ultima verba) que Proust, sur son lit de mort, enjoignit laconiquement à Céleste Albaret : « Rayez tout », ce qui témoignait d’une belle confiance (entre autres) en la capacité destructrice de la rature. Céleste fit ce qu’on sait, et qui revient au même.

La musique (écrite) présente naturellement des cas analogues, dont les exemples les plus connus (de moi) se trouvent chez Stravinski (L’Oiseau de feu, 1910, révisé en 1945 ; Petrouchka, 1911, révisé en 1947 ; suite de Pulcinella, 1922, révisée en 1947), dont les versions involontairement concurrentes, qui ont chacune ses défenseurs, sont équitablement exécutées et enregistrées40, ou chez Boulez, dont « à de rares exceptions près les œuvres sont soit inachevées (“en devenir”, selon le principe du work in progress), soit remaniées ou en instance de l’être41 » : ainsi Le Soleil des eaux, « rectifié42 » deux fois après sa publication en 1948, ou Le Visage nuptial, composé en 1946 pour deux voix, deux ondes Martenot et percussions, orchestré en 1952, et de nouveau remanié en 1990 pour une version (définitive ?) que le critique à qui j’emprunte ces informations qualifie aimablement de « musique des années cinquante adaptée au goût de la fin du siècle » – ce qui ne préjuge en rien de celui de la prochaine, s’il y en a une43.

La situation de l’opéra est en général plus confuse, pour des raisons qui tiennent à la complexité de ce type d’œuvre et à sa dépendance de facteurs de toutes sortes, qui donnent aux remaniements en cause un statut intermédiaire entre la correction et l’adaptation. On sait que Mozart modifiait ses opéras en fonction des distributions disponibles, supprimant ou substituant des airs au gré de ses aimables cantatrices, et ce cas n’a rien d’exceptionnel. L’accueil du public, les pressions de la censure, les bienséances diverses pèsent d’un poids au moins égal, et les avatars anthumes de Fidelio (de 1805 à 1814), de Tannhaüser (version originale, 1845, version parisienne, 1861), de Simone Boccanegra (1857-1881), de Don Carlo(s) (version originale en français et en cinq actes, 1867 ; traduction italienne, 1868 ; version italienne en quatre actes, 1884) mériteraient un chapitre entier. Ceux de Boris Godou~ nov seraient presque simples si l’on s’en tenait aux états anthumes et autographes (première version, refusée, 1869 ; deuxième, jouée en 1872, puis interdite en 1874) ; mais la fortune ou infortune posthume de cette œuvre – par les offices successifs de Rimski-Korsakov (1896, puis 1906), de Chostakovitch (1959), de l’illustre musicologue Joseph Staline, qui imposa un temps le retour à la (deuxième) version Rimski, et de quelques autres encore, dont à peu près tous les chefs, metteurs en scène et directeurs d’opéra concernés – est telle, de choix successifs en suppressions arbitraires et en mixages inspirés, qu’on ne vit jamais deux productions jouer la même partition44.

Ce dernier exemple excède donc en partie le champ des remaniements auctoriaux, et comme tels tenus pour légitimes (un artiste a toujours le droit, et sans doute le devoir, de se corriger aussi longtemps que son œuvre ne le satisfait pas, ou plus) ; la raison invoquée pour les remaniements allographes de ce type est évidemment le désir d’améliorer une œuvre tenue pour imparfaite ou maladroite, et particulièrement, en musique, maladroitement orchestrée : c’est le principal motif des interventions de Rimski sur Boris, et aussi sur La Khovantchina45, dont Moussorgski n’avait d’ailleurs pas achevé l’orchestration. Ce désir procède donc d’un jugement subjectif (même si collectif) et toujours révocable au nom de l’évolution du goût : c’est ce qui justifie les restaurations effectuées après coup, dans ces deux cas, par Chostakovitch lorsqu’on jugea préférable de revenir à (ou du moins : se rapprocher de) l’état original. L’histoire (la « tradition ») de l’exécution musicale, surtout à l’orchestre, est faite de ces mouvements incessants de révision et de dé-révision, dont la querelle sur les instruments et effectifs baroques est un épisode, ou un aspect, parmi d’autres. Tous les mélomanes savent que l’orchestration de ses symphonies par Schumann était si opaque et si terne que, sans les retouches apportées par Gustav Mahler, agissant là comme chef d’orchestre, elles auraient fort mal survécu ; et que diverses solutions instrumentales, impossibles de son temps, ont permis d’améliorer après coup celles de Beethoven lui-même46 ; mais ici encore, bien sûr, le jugement esthétique est variable, et le principe moderne de « respect du texte » peut motiver quelques retours à l’original, ou inspirer d’autres formes, éventuellement plus respectueuses, de « dépoussiérage ». Du point de vue « puriste » qu’exprime pour d’autres raisons la théorie goodmanienne de la notation, il est clair que les exécutions conformes à ce genre de révisions posthumes ne sont tout simplement pas des exécutions (« correctes »47) des œuvres en cause, et l’on sait que, pour cette raison et quelques autres, cette théorie a été plutôt mal accueillie par le monde musical. Il me semble pourtant que la querelle n’est pas fondée, ou que ce n’est qu’une querelle de mots : il suffit de s’entendre sur le sens de correct, et d’admettre de part et d’autre qu’une exécution peut être non correcte au sens goodmanien, et plus conforme à l’intérêt de l’œuvre, par exemple comme exécution correcte d’une version heureusement révisée. Rien n’empêche de présenter telle exécution (ou partition) sous un label du genre : « Schumann, Symphonie rhénane, révision Mahler » ; voire, si l’on y tient, « Schumann-Mahler », comme on dit ailleurs « Bach-Busoni » ; personnellement, je n’y tiens pas, et je pense que Mahler non plus : ce serait un peu trop attribuer au réviseur.

 

Une œuvre momentanément tenue pour achevée par son auteur n’est pas toujours pour autant publiée. Il existe d’ailleurs une pratique intermédiaire entre l’édition et l’abandon à la « critique rongeuse des souris » : c’est la « prépublication » en revue (par exemple, Madame Bovary dans la Revue de Paris, 1856-1857), en « livraisons » périodiques (David Copperfield, 1849-1850), ou en « feuilleton » dans des journaux, pratique courante au XIXe siècle et honorée par bien des romanciers, de Balzac à Zola, qui ne donnaient pas pour autant dans le genre du « roman-feuilleton »48. Ces prépublications, souvent sélectives ou partiellement censurées, sont pour l’écrivain l’occasion de juger son œuvre avec un certain recul, d’apprécier son accueil, et éventuellement de la remanier en vue de l’édition en volume. Les « variantes » ainsi produites témoignent parfois d’une réélaboration significative, comme c’est le cas pour quelques poèmes de Mallarmé (Placet futile, Tristesse d’été, Victorieusement fui) dont l’édition Pléiade donne les deux versions49. Goethe a utilisé la publication échelonnée de ses Œuvres pour divulguer divers états successifs de son Faust50 : Faust, fragment dans le septième volume en 1790 ; Faust, tragédie dans le huitième (d’une nouvelle collection) en 1808 ; une ébauche de la deuxième partie dans Poésie et Vérité en 1816 ; l’épisode d’Hélène en 1827 au quatrième volume d’une troisième collection ; d’autres fragments au douzième volume en 1828 – la version définitive paraîtra posthume au quarante et unième volume en 1832. La publication, également échelonnée, d’A la recherche du temps perdu (même si l’on ne remonte pas à ces Ur-Recherche que sont Jean Santeuil, abandonné en 1899, et Contre Sainte-Beuve, en 1908, de publication largement posthume51) témoigne d’un autre effet : le Du côté de chez Swann publié en 1913 ne sera jamais remanié, mais la suite, que Proust jugeait à peu près terminée à cette date, et dont les circonstances suspendent l’impression jusqu’en 1918, en subira l’augmentation de volume et le remaniement thématique que l’on sait. Il ne serait pas tout à fait impossible, je crois, de reconstituer, en éliminant ces additions, dans la mesure où elles sont repérables, l’état 1913 de la Recherche ; mais je ne milite pas à tous crins pour cette opération douteuse52.

Les trois versions de La Tentation de saint Antoine ne doivent rien au processus de la prépublication, puisque les deux premières (à part quelques extraits de la deuxième dans L’Artiste en 1856) n’ont vu le jour qu’après la mort de Flaubert. Elles relèvent donc de l’étude génétique, qui s’attache aux étapes prééditoriales de l’évolution d’une œuvre, si ce n’est qu’elles ont été successivement tenues pour définitives par leur auteur : la première en 1849, censurée comme on sait par Louis Bouilhet et Maxime Du Camp, fut abandonnée à contre-cœur, puis reprise pour révision, essentiellement suppressive (de 591 à 193 pages), d’où la deuxième, au point en 1856 ; c’est encore une circonstance extérieure (le procès de Madame Bovary) qui dissuade Flaubert de la publier ; une troisième campagne de réfection commence en mai 1869, après la publication de L’Éducation sentimentale, et aboutit en juin 1872 à la troisième version (publiée en avril 1874), cette fois positivement différente des deux autres – pour le dire vite en suivant la vulgate : moins dramatique dans sa forme et plus philosophique dans son esprit. Il est ainsi probable que si ses amis ne l’avaient pas découragé à la première Flaubert n’aurait pas travaillé à la deuxième, et que s’il avait publié à temps celle-ci il n’aurait pas écrit la troisième. Probable, mais après tout incertain : la Tentation aurait aussi pu connaître le sort d’Oberman (n). Toujours est-il que nous disposons aujourd’hui de ces trois versions fort distinctes, dont (contrairement aux deux Éducation sentimentale) personne à ma connaissance ne conteste l’unité opérale, et dont la généalogie est d’une nature telle que personne ne peut tenir les deux premières pour de simples brouillons de la troisième53. Nous ne sommes donc ici qu’au seuil de la catégorie, hautement problématique, voire suspecte, de ce que j’appellerai les états génétiques.

États génétiques

Elle n’est en principe nullement spécifique des œuvres allographiques, puisque toute œuvre a sa genèse, même le croquis le plus fulgurant, qui résulte d’un processus, fût-il brévissime. Ce qui rend plus difficile l’observation des étapes de genèse d’une œuvre autographique, c’est le fait que dans bien des cas chacune d’elles efface (dessin), recouvre (peinture), voire détruit (taille) la précédente. Mais recouvrir, du moins, n’est pas exactement anéantir, surtout au regard des moyens actuels d’investigation. La genèse d’une œuvre picturale n’est donc pas tout à fait inobservable après coup, et le cinéma l’a rendue dans certains cas, et depuis plusieurs décennies, parfaitement observable en cours de processus, comme en témoignent, parmi de nombreux autres, le Jackson Pollock de Hans Namuth et Paul Falkenberg (1951) ou Le Mystère Picasso d’Henri-Georges Clouzot (1956). Toute part faite à l’influence de l’observation sur l’observé, ce dernier film permet au moins, par arrêt sur l’image, de comparer seconde après seconde les états successifs d’une même œuvre et d’étudier, apprécier et éventuellement déplorer le mouvement compulsif de transformation qui mène de l’un à l’autre. Je doute que nous disposions de beaucoup de documents aussi instructifs sur la genèse d’une œuvre littéraire, mais rien ne s’y oppose54 en principe.

Hors de ces conditions très particulières, la genèse d’une œuvre picturale procède de deux modes d’élaboration que l’on désigne couramment par les termes d’esquisse et d’ébauche. Une esquisse est, je le rappelle, un état préparatoire physiquement indépendant (lui-même éventuellement précédé de croquis ou d’études partielles), tracé sur son propre support, et qui sert ensuite de modèle (par signal) à l’exécution finale, et parfois à l’appréciation du client ou du commanditaire.

Sauf destruction volontaire ou accidentelle, l’esquisse est donc un témoin de la genèse, qui peut être comparé (et parfois préféré) à l’œuvre définitive, et son statut physique et artistique est le même que celui d’un brouillon en littérature ou en musique. Ébauche est le nom qu’on donne à un état d’inachèvement, provisoire (work in progress) ou définitif, de ce qui était en principe destiné à devenir l’œuvre définitive. Une ébauche abandonnée peut fort bien constituer un objet artistique (en tout cas, esthétique) en elle-même, mais elle ne témoigne de rien d’autre : son statut est celui d’une œuvre inachevée, qu’elle partage, d’une certaine manière, avec un manuscrit comme celui de Henry Brulard ou du Procès. Toutefois, une ébauche détectée aux rayons X sous le tableau final témoigne effectivement d’un état (d’une étape) que l’on peut comparer à l’état final, comme une esquisse ou un brouillon ; son infériorité relative ne tient qu’au caractère précaire de son accessibilité ; sa valeur documentaire, au moins pour les spécialistes, n’en est pas diminuée, et elle est souvent décisive. Mais je n’oublie pas que notre objet présent n’est pas l’intérêt documentaire des esquisses, ou des ébauches décelées par tel appareillage technique55, mais leur éventuelle contribution, plus ou moins légitime, à la pluralité d’immanence des œuvres qu’elles préparent. Cette question de principe se pose, malgré les différences physiques et techniques, dans les mêmes termes pour les états génétiques allographiques.

Ces états consistent, en littérature, en ce que les généticiens appellent généralement des « avant-textes », c’est-à-dire des états textuels antérieurs au texte « final » dont témoigne une première édition, ou à défaut une dernière copie manuscrite ou dactylographiée (autographe ou allographe) revue par l’auteur : notes, plans, scénarios, « ébauches » au sens zolien (qui sont des scénarios rédigés), brouillons divers, manuscrits recopiés « au net » intermédiaires. Ces états préparatoires ont matériellement le même statut qu’une esquisse autographique, quand l’auteur, par « horreur physique de la rature » (Le Clézio), préfère se corriger en produisant une nouvelle (auto) copie et en laissant intacte la précédente56, ou qu’une ébauche, quand il se corrige surtout par ratures in situ, sur la même page, qui, dans ce cas, témoigne généralement de son passé pour l’œil exercé (ou assisté) du spécialiste57. La plupart des écrivains procèdent des deux manières, comme Flaubert et Proust, dont chaque état d’une même page porte la trace de plusieurs interventions. Bien entendu, ces dossiers d’avant-textes ne sont disponibles que chez les auteurs qui conservent leurs brouillons pour mémoire, ou pour l’édification de la postérité, usage tout à fait récent puisqu’il ne remonte guère au-delà du XIXe siècle58. Hugo, Flaubert, Zola, Proust, Valéry sont donc pour l’instant les grands pourvoyeurs (français) en « manuscrits modernes » (mais ceux de Hugo ne sont pas exactement des brouillons59). L’avant-texte balzacien consiste surtout en épreuves corrigées (jusqu’à quatorze séries pour César Birotteau) ; Stendhal, en cela classique, n’a laissé de manuscrits que pour ses œuvres inachevées, il est vrai fort nombreuses, et capitales (Leuwen, Brulard, Lamiel). Mais il semble – pour des raisons sur lesquelles je vais revenir – que les écrivains contemporains aient emboîté le pas à Aragon léguant tous ses manuscrits, pour étude, au CNRS, ce qui promet bien d’autres occasions de comparer60, en attendant les effets, vraisemblablement61 plutôt négatifs, de la rédaction par traitement de texte informatique.

Pour les spécialistes généticiens – par qui passe nécessairement la divulgation de ces états –, leur publication n’est guère qu’un sous-produit d’une tâche fondamentale qui est de déchiffrer, transcrire, dater, reconstituer autant que possible le processus de genèse, et éventuellement l’interpréter en termes de critique et de théorie. Sous-produit, et le plus souvent compromis entre un « établissement » rigoureux et une présentation lisible, voire plaisante ou confortable. Ce sont évidemment ces productions quelque peu apprêtées, comme la fameuse « nouvelle version » de Madame Bovary jadis proposée par Jean Pommier et Gabrielle Leleu62, ou les copieuses « esquisses » de la nouvelle édition Pléiade de la Recherche, qui nous intéressent ici, puisqu’elles seules offrent au public l’accès (parfois illusoire) à quelque chose comme une « première version inédite ».

Dans leurs formes les plus sincères, ces « versions » sont généralement partielles ou fragmentaires : il est bien rare qu’un dossier génétique produise un texte complet et continu comme celui de la première Tentation, qui, nous l’avons vu, n’est pas exactement un « avant-texte », mais un texte « définitif » remis après coup en question, et en chantier. Une authentique première version continue comme les Mémoires de ma vie en trois livres écrits par Chateaubriand entre 1812 et 1822 ne correspond qu’aux douze premiers livres (jusqu’à 1800) des futurs Mémoires d’outre-tombe63 (dont la genèse, jusqu’à 1847, est d’ailleurs fort complexe, et a donné lieu depuis 1850 à plusieurs éditions fort distinctes). Le plus souvent, ces états exhumés révèlent surtout des modifications formelles – stylistiques ou structurales –, des suppressions, des additions et des déplacements d’épisodes, plus rarement des remaniements thématiques décisifs : le plus spectaculaire est à ma connaissance la substitution in extremis, sur le conseil de Bulwer Lytton, d’un happy end au dénouement malheureux (Pip ne retrouvait pas Estella) d’abord écrit pour De grandes espérances64. La divergence la plus massive ne procède pas à proprement parler d’une pluralité de versions auctoriales, mais d’un état d’inachèvement et d’une incertitude sur l’ordre dans lequel disposer les fragments laissés par l’auteur disparu : il s’agit bien sûr des Pensées de Pascal, pour lesquelles on n’a cessé d’hésiter, depuis 1662, entre l’ordre « objectif » dans lequel se trouvaient disposées les « liasses », l’ordre conjectural de l’Apologie de la religion chrétienne dont elles se voulaient très probablement l’avant-texte, et un ordre « logique » de pur classement thématique par sujets, arbitraire par définition et variable selon les classificateurs. Je ne vais pas me risquer ici dans ce dédale qui, on le sait, n’en est pas à sa dernière chicane, mais le sûr est que, même si la « matière » était exactement identique d’une édition à l’autre65, ces différences de disposition déterminent autant de textes, au sens étymologique, qu’il y a d’éditions disponibles ; citation obligée : « Qu’on ne dise pas que je n’ai rien dit de nouveau : la disposition des matières est nouvelle […] Les mots diversement rangés font un divers sens, et les sens diversement rangés font différents effets66. » Et l’observation vaut, à une autre échelle, pour des ensembles plus vastes tels que La Comédie humaine ou les œuvres complètes de Hugo67.

Le caractère problématique de ces effets de pluralité induits par l’exhumation et l’exploitation des états génétiques ne tient pas seulement à la part d’arbitraire, ou de compromis entre authenticité et lisibilité, que comporte leur présentation : le goût moderne68 du fragment, de l’inachèvement, du désordre et de la variance qui assure le succès de ces publications pourrait conduire le public à supporter des présentations de plus en plus fidèles, voire à apprécier, non sans perversité, leur caractère inévitablement rébarbatif. L’objection la plus grave tient plutôt au fait que ces « versions », continues ou fragmentaires, lisses ou hirsutes, n’étaient pour leurs auteurs que des états préparatoires qu’ils n’investissaient pas (encore) d’une véritable fonction opérale, et qui ne constituaient donc pas pour eux de véritables objets d’immanence. Les assumer comme tels est donc clairement un abus ou un coup de force à l’égard de l’intention auctoriale, qui définit le statut de l’œuvre.

Mais cette intention instauratrice ou légitimante n’est pas toujours certaine : lorsqu’un artiste laisse derrière lui, soit à sa mort, soit en se tournant vers une autre œuvre, un manuscrit, un tableau, une sculpture, il ne l’assortit pas toujours d’un certificat d’achèvement ou d’inachèvement qui assure la postérité de son statut intentionnel – on ne sait pas tout à fait, par exemple, comment Picasso, de ce point de vue, considérait Les Demoiselles d’Avignon69. Elle n’est pas davantage toujours définitive : l’exemple des œuvres remaniées, parfois très profondément, après publication ou vernissage, le montre à l’évidence. La « dernière volonté » n’est jamais que la dernière en date, et l’on a vu qu’en bien des cas même l’édition savante ne s’y juge pas obligatoirement soumise. Il n’est donc pas surprenant que la réception publique, tenue à moins de scrupules, tende à s’émanciper d’un critère aussi faillible.

De cette émancipation, la promotion, parfois naïve, dans nos années soixante-dix, de la notion de texte aux dépens de celle d’œuvre fut à la fois un signe et un facteur. La destitution « formaliste » de l’intention auctoriale, poussée symboliquement jusqu’au meurtre de l’auteur70, et la valorisation « structuraliste » de l’autonomie du texte, favorisent l’assomption des matériaux génétiques comme objets littéraires à part entière, au nom de cette irréfutable évidence qu’un avant-texte est aussi un texte. La quelque peu mythique « clôture du texte » aboutit donc paradoxalement au concept d’œuvre ouverte71, dont la mouvance génétique est un aspect parmi d’autres, et qui ré-instaure l’œuvre – comme je l’entends ici – par-delà (ou au-dessus de) la pluralité des textes de toute nature et de tous statuts qu’elle rassemble et fédère sous le signe d’une unité plus vaste et, en ce sens, transcendante.

On peut décrire en d’autres termes ce changement de paradigme qui, encore une fois, remonte souterrainement jusqu’au Romantisme et à son culte du fragment : le jugement esthétique est libre d’investir n’importe quel objet, naturel ou artefactuel, et par exemple un brouillon informe, une ébauche inchoative, un lambeau de phrase, un bloc de marbre mutilé ou à peine dégrossi72, un assemblage de hasard, cadavre exquis, écriture automatique ou produit oulipien. Mais un « simple » objet esthétique, lorsqu’il est aussi un artefact humain, suggère toujours, à tort ou à raison, et généralement sans qu’on en puisse trancher (qui peut dire si la « beauté » qu’il trouve à une enclume ou à un harnais est fortuite ou voulue ?), une intention esthétique, et cette suggestion, légitime ou non, peut l’investir d’une fonction artistique, et donc en faire l’objet (ou l’un des objets) d’immanence d’une œuvre.

Mouvances

La « littérature » orale (récitée ou chantée) véhiculée par les aèdes, jongleurs et autres conteurs populaires connaît un autre type de pluralité, qui tient à la part d’improvisation73 qu’y introduit chaque interprète. Dans ce mode de transmission, comme l’a dit Menéndez Pidal à propos de la chanson de geste, chaque œuvre « vit de variantes » et de remaniements74. La tradition scribale qu’illustrent les manuscrits d’édition médiévaux prolonge dans l’écriture même cette variance constitutive, non seulement à cause des inévitables « fautes » de transcription multipliées par les conditions précaires de la dictée collective au scriptorium, mais parce que ces manuscrits, pour les genres les plus « oraux » en langue vernaculaire (chanson de geste, épopée animale, fabliaux, théâtre, sans excepter tout à fait le roman75), sont souvent de simples accessoires (et pour nous témoins) de la tradition orale, comme les fameux « manuscrits de jongleurs » dont l’illustre Oxford du Roland est peut-être un exemple. La liberté d’improvisation du jongleur se transmet ainsi au scribe, qui « décline » à sa façon un texte qui est un peu celui d’un autre et un peu le sien. Aussi une œuvre comme le Roland nous est-elle parvenue sous la forme d’au moins sept textes de dates (du début XIIe au XIVe siècle), de dialectes (« français », anglo-normand, vénitien), de versification (de l’assonance à la rime) et d’inflexion thématique (de l’épique au romanesque) les plus divers, auxquels les méthodes critiques de la philologie classique échouent à attribuer une généalogie réductrice. Pour décrire cette « mouvance du texte » (je dirais plutôt de l’œuvre, en mouvement d’un texte à l’autre) dont il s’est fait, avec d’autres « néo-traditionalistes »76, le commentateur enthousiaste et éloquent, je ne puis mieux faire que citer cette page de Paul Zumthor :

Le terme d’« œuvre » ne peut donc être pris tout à fait dans le sens où nous l’entendons aujourd’hui. Il recouvre une réalité indiscutable : l’unité complexe, mais aisément reconnaissable, que consti

tue la collectivité des versions en manifestant la matérialité ; la synthèse des signes employés par les « auteurs » successifs (chanteurs, récitants, copistes) et de la littéralité des textes. La forme~ sens ainsi engendrée se trouve sans cesse remise en question. L’œuvre est fondamentalement mouvante. Elle n’a pas de fin proprement dite : elle se contente, à un certain moment, pour des raisons quelconques, de cesser d’exister. Elle se situe en dehors et hiérarchiquement au-dessus de ses manifestations textuelles. On pourrait dessiner le schéma suivant :

images

Comme on a pu l’observer, ce cas exemplaire est aussi un cas extrême, puisque la pluralité d’immanence s’y accompagne d’une pluralité d’auteurs que signe, si l’on peut dire, l’anonymat constant de ce type d’œuvres – ou l’incertitude d’attribution que symbolise l’existence contestée d’Homère. Contrairement aux cas précédemment évoqués, l’unité opérale de la Chanson de Roland, par exemple, ne se fonde même plus sur l’identité auctoriale qui rassemble les trois Oberman (n) ou les trois Tentation. Elle ne s’appuie que sur une « communauté » thématique, et sur le sentiment d’une continuité de tradition, qui nous assure que chaque récitant et/ou transcripteur éprouvait lui-même celui de mettre (non sans liberté) ses pas dans les traces d’un prédécesseur dont il prenait le relais. Ces critères sont manifestement fragiles, et leur légitimité toute coutumière. La communauté de thème est après tout aussi présente, de Sophocle à Corneille et de Corneille à Cocteau, dans cet autre mode de tradition que forment les séries hypertextuelles, et pourtant nous n’envisageons guère d’embrasser tous ces Œdipe dans l’unité d’une œuvre pluritextuelle. La continuité (supposée) d’une tradition orale, ou scribale et encore proche de l’oralité, en est peut-être un gage plus sûr, et qui seul nous détourne de considérer non seulement l’« épopée médiévale », mais la Chanson de Roland elle-même, comme un simple genre, où chaque texte serait un individu (une œuvre) autonome. D’un point de vue logique, pourtant, il y a beaucoup de cela, et j’y reviens dans un instant.

Performances

Les œuvres de performance, nous l’avons vu plus haut, consistent en des événements en toute rigueur uniques et non itérables. Mais, puisque une performance, même largement improvisée comme le sont les variations jazzistiques, est presque toujours en fait performance d’exécution, la permanence de l’œuvre interprétée ou du thème soumis à variations engage à comparer entre elles les exécutions successives, et à les traiter comme autant de versions d’une même œuvre pluri-occurrentielle qui a nom « le Rodrigue de Gérard Philipe », « la Violetta de Maria Callas », ou « le Lover Man de Charlie Parker ». L’absence de durée de persistance de ce type d’œuvres, à la fois autographiques et éphémères, rend un peu hypothétique ce genre d’observations (« Son timbre s’est assombri », « Il le prend plus vite qu’hier », etc.), sauf quand elles se fondent sur les témoignages indirects que nous offrent depuis le début de ce siècle les « reproductions » de l’enregistrement, du film ou de l’audiovisuel. Chacun peut ainsi apprécier les variances qui séparent deux Voyage d’hiver par Fischer-Dieskau, deux Neuvième Symphonie par Karajan, ou deux prises successives, au cours d’une même session78, de Koko par les « Charlie Parker Reboppers ». Pour les moins éveillés à ce genre de « mouvance », l’écoute de certaines émissions comparatives, comme la regrettée Tribune des critiques de disques, de dominicale mémoire, pourrait être de bonne pédagogie. Inutile de dire, ici encore, que le succès de certaines « intégrales » jazzistiques (toutes les prises d’une session), de plus en plus nombreuses, en gros de plus en plus sérieuses, et vite baptisées « Pléiades du jazz », témoigne du changement de paradigme déjà évoqué à plusieurs reprises – et dont on a compris que je suis à la fois descripteur et participant. En ce sens comme en plusieurs autres, la sensibilité esthétique moderne (et postmoderne) se révèle typiquement pluraliste. A titre de contraste – peut-être un peu sophistique –, je rappelle que les tragédies grecques, aux Ve et IVe siècles, n’étaient représentées qu’une fois.

Entre œuvre et genre

Sous des formes diverses, et diversement légitimées par l’intention de l’auteur, tous ces cas d’immanence plurielle nous proposent donc des œuvres dont l’identité transcende la diversité des objets matériels ou idéaux en lesquels elles immanent. Ce mode de transcendance ne porte pas sur toutes les œuvres, puisqu’il en existe, autographiques comme la Vue de Delft ou allographiques comme La Princesse de Clèves79, dont l’objet d’immanence est unique – ce qui, nous le verrons, ne les met pas à l’abri d’autres facteurs de transcendance. Mais il n’est pas exceptionnel, et les œuvres qui y échappent absolument ne le doivent qu’à l’inexistence ou à la disparition, intentionnelle ou non, de leurs états préparatoires.

Une telle description, je dois le rappeler, ne fait nullement l’unanimité des théoriciens de l’art – si c’était le cas, je n’aurais pas à la proposer. Nelson Goodman, en particulier, refuse, nous l’avons vu, de considérer les transcriptions (et donc sans doute les transpositions) comme des versions d’une même œuvre musicale, ou les traductions comme des versions de la même œuvre littéraire, posant comme absolue l’identité entre l’œuvre et son texte. Pour la musique, sa position n’est qu’apparemment nuancée de ce qu’il n’identifie pas directement l’œuvre à sa partition, mais à la classe des exécutions conformes, ce qui ne fait que médiatiser l’identification. Les différences optionnelles (par exemple, de tempo ou d’expression) entre plusieurs exécutions correctes n’affectent pas pour lui l’identité de l’œuvre ; pour moi non plus, bien sûr, et ce point est hors du débat. La divergence porte sur l’acceptation ou le refus de l’idée qu’une œuvre musicale puisse rassembler plusieurs partitions (idéales) distinctes, ou une œuvre littéraire plusieurs textes distincts80.

Je ne sous-estime certes pas les avantages de cette attitude rigoureusement nominaliste, ou empiriste, qui élimine le concept, sans doute fumeux pour certains, de transcendance, et l’entité, apparemment inutile pour les mêmes, d’une œuvre si peu que ce soit distincte des objets matériels (uniques ou multiples) qui la manifestent. Elle me semble pourtant, malgré sa netteté de principe, logiquement incertaine et pratiquement intenable.

Incertaine, parce qu’elle doit se diviser en trois options entre lesquelles elle n’a aucun moyen de choisir. La première consiste à poser que Chardin n’a produit qu’un seul Bénédicité, le premier, Flaubert qu’une seule Tentation de saint Antoine, la première, etc., et que les autres versions n’en sont que des copies ou des transcriptions dont le caractère auctorial et les variantes de toutes sortes ne modifient pas le statut mineur (non opéral). La deuxième, inversement, que le premier Bénédicité (ou les deux premiers, etc.) ou la première Tentation (ou les deux premières) ne sont que des esquisses préparatoires à l’état définitif, seul digne du nom d’œuvre. La troisième, que Chardin ou Flaubert ont produit là plusieurs œuvres homonymes mais distinctes, comme le sont effectivement81 les diverses Sainte-Victoire de Cézanne ou les deux Éducation sentimentale de Flaubert. A cette incertitude s’ajoute, me semble-t-il, une contradiction avec l’acceptation, chez Goodman, du caractère multiple des œuvres de gravure ou de sculpture de fonte. La position nominaliste devrait ici tenir également chaque épreuve pour une œuvre distincte, ou le modèle ou la planche pour la seule œuvre authentique, dont les épreuves ne seraient que des reproductions dérivées par empreinte. On sait que Goodman n’envisage nullement une telle description, et je suppose que ce qui l’en détourne est le respect (justifié) de l’usage, qui voit dans les épreuves les « produits ultimes », et donc les œuvres proprement dites, et dans les modèles ou les planches des étapes transitoires dans leur procès de production.

Or, il me semble que le même usage impose que l’on accepte la pluralité d’immanence des œuvres à versions, dont au demeurant (sauf pour les œuvres à tradition orale ou manuscrite et à pluralité collective) l’« histoire de production » bénéficie davantage de la garantie auctoriale que celle des œuvres multipliées par empreinte par les soins éventuellement suspects d’un praticien. C’est ce divorce avec l’usage du monde de l’art qui rend selon moi intenable la position nominaliste. Le consensus culturel tient Le Bénédicité, La Tentation de saint Antoine, Petrouchka et même (aujourd’hui) La Chanson de Roland, non pas chacun pour un groupe d’œuvres homonymes ou pour une série chronologique d’états dont un seul (et lequel ?) serait une œuvre, mais bien pour une œuvre en plusieurs versions : il n’est pour s’en convaincre que de consulter les catalogues, les monographies ou les recueils d’œuvres complètes. Et une théorie des œuvres qui ne rend pas compte des assomptions coutumières du monde de l’art est, dans cette mesure, invalide. La notion d’œuvre à immanence plurielle est certes un être de raison, une entité bizarre dont on aimerait pouvoir se passer en vertu du principe ne praeter necessitatem. Mais l’usage aussi est un fait, et qui, autant que les autres, impose nécessité.

Toutefois, assumer l’usage ne dispense pas de s’interroger sur ses critères, ou simplement ses motifs. Dans le cas présent, il me semble que les critères de l’identité opérale, c’est-à-dire les motifs qui incitent l’usage dominant à rapporter à « la même œuvre » un certain nombre d’objets non identiques entre eux82, sont de plusieurs ordres dont aucun ne suffirait à lui seul : entre autres, l’identité thématique qui unit les divers Bénédicité, ou les trois Tentation, ou Guerre et Paix en russe et en français, mais qui fait défaut aux deux Éducation sentimentale83 ; l’identité de mode, dont l’absence retient d’attribuer une unité opérale à L’Assommoir roman et à L’Assommoir drame, ou à L’Espoir roman et à Espoir film (la légère différence de titre signalant ici assez bien la différence de médium) ; ou en musique l’identité de structure mélodique, harmonique et rythmique qui survit à une transcription ou à une transposition ; l’identité génétique, qui unit les deux versions du Cid (même auteur), mais non le Cid de Corneille aux Moce~ dades del Cid de Guillen de Castro (auteurs distincts), ou deux Bénédicité (autocopie) mais non deux Montagne Sainte-Victoire (reprise à nouveaux frais sur le motif) ; ou à défaut et dans les conditions susdites, la continuité de tradition oralo-scripturale qui unit, suppose-t-on, les diverses Chanson de Roland, mais non l’Œdipe de Voltaire à celui de Corneille.

J’en oublie sans doute, et peu importe (ici) : ces critères, manifestement, n’ont rien d’absolu, et moins encore (si l’on peut dire) d’absolument légitime84. Ils sont éminemment graduels et élastiques (où s’arrête l’identité thématique ? si la troisième Tentation est « moins dramatique » que les deux autres, appartient-elle encore au même mode ? où passe la frontière entre la dernière version et le premier hypertexte, entre le Roland vénitien et le Roland amoureux de Boïardo ?), et fortement évolutifs et fluctuants : nous avons vu combien les changements de paradigme esthétique influaient sur la tolérance opérale du public, je veux dire la capacité d’une génération à recevoir comme version d’une œuvre ce que la génération précédente aurait peut-être tenu pour simple document génétique, voire simplement versé à la corbeille ; mais inversement, une circonstance, comme la diminution de la pratique d’amateurs et l’habitude des exécutions professionnelles rendues plus accessibles par le disque et la radio, nous rend moins indulgents à certaines transpositions ou transcriptions de commodité (impromptu de Schubert en sol naturel, ouverture de Tannhaüser pour piano à quatre mains), comme les progrès de la reproduction photographique nous rendent plus sévères à l’égard des copies manuelles.

Si cette frontière est floue et instable, c’est sans doute parce qu’une autre frontière, plus nette et plus assurée, a déjà été franchie, au passage de l’œuvre à immanence unique (Joconde, Princesse de Clèves, Jupiter) ou multiple (Melancholia, Penseur) à l’œuvre à immanence plurielle. Cette frontière-ci, d’ordre logique, est celle qui sépare l’individu de la classe – et, comme on dit plus couramment à propos d’art, du « genre ». L’œuvre à immanence unique, nous l’avons vu, s’identifie exhaustivement et exclusivement à un individu physique ou idéal. L’œuvre (autographique) multiple est en fait une œuvre unique dont le monde de l’art accepte pour authentique la multiplication par empreinte en nombre limité. L’œuvre allographique, je le rappelle, n’est multiple qu’au niveau de ses manifestations, non de son immanence. L’œuvre à immanence plurielle, en revanche, s’identifie à un groupe ou une série d’individus perceptiblement distincts, dont l’ensemble forme évidemment une classe. Son identité est donc celle d’une classe, et constitue ce qu’on peut, en opposition à l’identité numérique d’un individu physique et à l’identité spécifique d’un individu idéal, appeler une identité générique – et, comme85 l’identité numérique d’un objet physique transcende, nous le verrons, la pluralité de ses identités spécifiques successives, l’identité générique d’une classe transcende la pluralité d’identités spécifiques de ses membres. Une œuvre comme La Joconde ou la symphonie Jupiter, en tant qu’identique à un objet d’immanence unique, est un individu. Le Bénédicité ou La Chanson de Roland, comme identique à un groupe d’objets d’immanence (tableaux ou textes) individuels, est une classe, dont chacun de ses objets d’immanence est un membre, ou, pour accepter ici un terme que nous refusions d’appliquer aux exemplaires de manifestation, un exemple. Un exemplaire, avons-nous vu, n’est pas un « exemple » de son type, parce qu’on ne peut exemplifier qu’une classe et qu’un type n’est pas une classe ; en revanche, un objet d’immanence d’œuvre plurielle est bien un exemple – mais il vaut certainement mieux dire un membre – de la classe (d’objets d’immanence) qui constitue cette œuvre. Un exemplaire (token) de La Chartreuse de Parme n’est « une Chartreuse de Parme » qu’au sens figuré, par ellipse ou métonymie, mais un texte (type) de La Chanson de Roland, comme celui du manuscrit d’Oxford (non le manuscrit lui-même), est « une Chanson de Roland » au sens littéral : c’est un membre de la classe de textes qui constitue La Chanson de Roland, œuvre plurielle qui consiste en l’ensemble de ses textes, différences comprises (on ne dirait jamais, sinon par étourderie, que La Chartreuse de Parme consiste en l’ensemble de ses exemplaires, différences comprises). Le Bénédicité de l’Ermitage est littéralement un Bénédicité, ceux du Louvre en sont littéralement deux autres. Ni La Chanson de Roland ni Le Bénédicité ne peuvent donc être qualifiés d’individus, ou d’entités logiquement ultimes, comme on fait de La Joconde ou de La Chartreuse de Parme ; et ce qui n’est point un individu ne peut être qu’une classe. J’ai amendé plus haut le terme de mégatypes, proposé par Stevenson, en architypes, qui ne s’applique évidemment qu’aux œuvres (allographiques par définition) dont les divers objets d’immanence sont des types. Soyons plus spécifique : La Chanson de Roland ou La Tentation de saint Antoine, œuvres à plusieurs textes, sont (inévitablement) des architextes.

L’emploi (ici légitime) de ce terme, que j’appliquais jadis, plutôt malencontreusement86, à des catégories archi-opérales telles que les « genres » littéraires au sens courant, révèle que le mode (onto) logique d’existence des œuvres plurielles est analogue à celui des genres. Les genres, en littérature et dans tous les arts, sont des classes d’œuvres parmi d’autres87, qui regroupent par commodité des œuvres dont certaines regroupent elles-mêmes des objets d’immanence. La différence entre ces deux sortes de regroupements, c’est que les critères des regroupements opéraux sont plus exigeants (quoique fluctuants) que les critères des regroupements génériques. Mais à tout prendre, une œuvre à immanence plurielle est un sous-genre (une espèce) dans une hiérarchie logique qui va, par exemple, d’un individu (le texte du Roland d’Oxford) à une espèce (La Chanson de Roland), à un genre historique, la chanson de geste, à un genre « théorique » (Todorov) ou « analogique » (Schaeffer), l’épopée, à un genre plus vaste : poème, ou récit, œuvre littéraire, œuvre d’art, artefact, objet du monde ou d’ailleurs. De toute évidence, dans cette hiérarchie en ondes concentriques, la seule frontière logiquement définie est entre l’individu et la première classe englobante. Toute la suite est une pente savonneuse, où les seuls repères sont d’usage88. Bref, une œuvre à immanence plurielle est, logiquement, un genre que l’usage, pour telle ou telle raison dont il est seul juge, a décidé de tenir pour une œuvre. Nelson Goodman, dont l’ontologie est apparemment un nominalisme tempéré par la désinvolture, professe volontiers89 qu’il ne veut connaître que des individus, mais qu’il se réserve le droit de considérer n’importe quoi (c’est-à-dire, nécessairement, aussi des classes) comme un individu. L’usage est ici, en ce sens, very goodmanian, puisqu’une œuvre est ici une classe qu’il traite en individu.

 

Cette particularité logique peut expliquer au passage un paradoxe de l’« ontologie » des œuvres, que Goodman signale, plutôt elliptiquement, mais à deux ou trois reprises90. Il s’agit de l’existence d’œuvres qui ne relèvent ni du régime autographique, ni de l’allographique, parce que leur « identité d’œuvre » n’est pas établie : par exemple (mais Goodman n’en signale pas d’autres) d’œuvres musicales prescrites « dans un système non notationnel » qui ne suffit pas à définir leur « identité transitive ». L’identité transitive est évidemment l’identité syntaxique que partagent tous les exemplaires corrects d’un texte ou d’une partition, et qu’une partition non notationnelle est trop imprécise pour définir. Il s’agit donc d’œuvres qui appartiendraient au régime allographique si elles étaient assez précisément prescrites, et qui, en l’état, n’y appartiennent pas – mais pas davantage à l’autographique, puisque leur identification ne dépend pas de leur « histoire de production » comme celle d’un tableau ou d’une sculpture.

Jean-Marie Schaeffer91 rapproche à juste titre ce cas – pour l’instant bien exceptionnel – de celui des œuvres littéraires à immanence plurielle, comme La Chanson de Roland, dont l’unité opérale est thématique, définie par une communauté de « canevas narratif » (j’ajouterais : « ou dramatique », comme dans les versions de Tête d’or, mais il suffit sans doute de prendre « narratif » dans un sens large). Le cas des œuvres musicales est analogue, mutatis mutandis : l’unité opérale des œuvres à transposition, par exemple, est plutôt définie par un canevas structural commun, dont la notation standard est trop précise pour rendre compte, puisqu’elle spécifie nécessairement la hauteur ; il faudrait donc, pour noter cette structure, recourir à un système plus lâche, que Goodman qualifierait alors de « non notationnel ». Mais l’« insuffisance d’identification » dont il parlait concerne aussi, en régime autographique, les œuvres picturales à répliques, dont l’identité est définie également par un « canevas » thématique et/ou formel commun.

On voit donc que le statut apparemment très marginal des œuvres musicales à partition « non notationnelle » n’est qu’un cas particulier de la catégorie, en fait très répandue, des œuvres dont l’immanence est plurielle et dont l’identité, de ce fait, ne peut être que générique. Ces œuvres-là ne sont en ce sens ni autographiques ni allographiques, parce que seul un individu peut être autographique, quand il est un objet ou un événement physique, ou allographique, quand il est un « type », ou individu idéal. C’est que la distinction autographique / allographique oppose, non des régimes d’opéralité, mais des régimes d’immanence – sauf évidemment lorsqu’une œuvre, comme la Vue de Delft ou La Princesse de Clèves, s’identifie absolument à un seul objet d’immanence. Dans tous les autres cas, l’identité de l’œuvre transcende celle de ses objets d’immanence, elle est générique, au sens large, c’est-à-dire non seulement idéale, mais abstraite. On comprend qu’un philosophe nominaliste comme Goodman tienne pour fantomatique une telle identité, et préfère dire qu’une telle œuvre n’est tout simplement pas identifiée, puisqu’il n’y a pour lui d’identité qu’individuelle. Pour lui donc, une telle œuvre n’existe pas – ce qui veut dire, bien sûr, que le statut d’œuvre ne peut être accordé qu’à chacune de ses répliques, versions, états : à chacun de ses objets d’immanence. Si au contraire, et conformément à l’usage (actuellement dominant), on tient pour une œuvre un tel ensemble d’objets, il va de soi que son identité est générique – et donc ouverte : si l’on découvrait demain (cette hypothèse n’a rien de fantastique) un « nouveau » texte de La Chanson de Roland, cette découverte ne changerait rien au statut du Roland comme classe – que le nombre de ses membres et la liste de leurs propriétés ; en revanche, si l’on découvrait un nouveau texte (authentique) de La Princesse de Clèves (où par exemple la princesse, après la mort de son mari, épouserait M. de Nemours), ce nouvel individu ne pourrait « entrer » dans l’ancien ; il faudrait pour l’accueillir attribuer à La Princesse de Clèves un nouveau statut (onto) logique : non plus d’œuvre individuelle, mais d’œuvre générique, c’est-à-dire plurielle.

Ce type de transcendance, par pluralité d’immanence, est donc finalement de définition très simple – d’une simplicité presque décevante : l’œuvre à immanence plurielle est transcendante en ce sens qu’elle n’immane pas là où on pourrait croire, un peu (et pour cause92) comme l’œuvre « conceptuelle » n’immane pas dans l’objet qui la manifeste. Elle ne « consiste » pas en chacun de ses objets d’immanence, mais dans leur totalité – une totalité dont seul l’usage fixe, ou plutôt module, la définition.

1.

C’est-à-dire au sens d’œuvres à immanence plurielle. La pluralité opérale caractérisera le troisième mode de transcendance, et je ne vois guère d’échappatoire à cet embarras terminologique, d’ailleurs bénin.

2.

L’usage est à vrai dire plutôt confus ou fluctuant sur ce point : ce type d’œuvres est aussi parfois qualifié de « répétitions » ou de « doubles » ; et le mot réplique désigne souvent, surtout à propos de sculptures antiques, de simples copies non auctoriales.

3.

On dit pourtant que le Bernin refit son buste du cardinal Borghese (Galleria Borghese, Rome) à cause d’une fêlure au dernier coup de ciseau.

4.

Renouveau, parce que ce type de peinture, à peu près inconnu du Moyen Age, ne l’était pas de l’Antiquité, qui pratiquait depuis le IVe siècle avant J.-C. le tableau sur panneau de bois.

5.

On pense qu’une troisième est aujourd’hui perdue.

6.

Rosenberg 1984, p. 407-408.

7.

Désormais visible, non loin de son modèle, dans la « salle Chardin » du deuxième étage de la Cour carrée.

8.

Le cas des Bulles de savon (vers 1733) est particulier en ceci que les trois toiles conservées (Metropolitan Museum, National Gallery de Washington, Los Angeles County Museum of Art), sensiblement différentes entre elles, semblent être trois répliques d’un original aujourd’hui perdu ; voir l’essai de Philip Conisbee à l’occasion de l’exposition comparative de 1990-1991, publié par le LACMA.

9.

Toutes deux sur dessin à la plume sur papier appliqué sur toile, et toutes deux au Metropolitan.

10.

On préfère parfois considérer la première version comme une esquisse, mais ce serait une esquisse vraiment très élaborée, et il en existe une au Musée de Copenhague qui mérite mieux ce qualificatif. Ces distinctions sont évidemment très relatives, et les statuts qu’elles délimitent doivent souvent beaucoup à des considérations marchandes : présenté comme esquisse, le Moulin de Sotheby’s n’aurait peut-être pas « fait » 444600000 F.

11.

Sandler 1991, p. 154-155. Les deux tableaux sont respectivement dans une collection privée de Milan et une autre de Chicago.

12.

Ce qualificatif est restrictif, et nous rencontrerons plus loin des cas de copie libre, généralement le fait d’artistes de plus grande envergure.

13.

Il est très rare qu’une réplique ait exactement les dimensions de l’original ; je crois savoir que cette clause est de règle pour les copies « honnêtes », afin d’éviter les contrefaçons, et cette règle peut valoir pour les autocopies.

14.

L’original est à la Fondation Barnes, la « petite version » à la National Gallery de Londres. La Baigneuse Valpinçon d’Ingres (1808) a une version réduite, très variante à l’arrière-plan et dite Petite Baigneuse, ou Intérieur de harem (1828 ; les deux sont au Louvre).

15.

Alpers 1988, p. 248, d’après le témoignage d’Houbraken.

16.

Bien entendu, cette connaissance partielle, que nous retrouverons au titre du deuxième mode de transcendance, n’est pas nulle, et peut donner lieu à une relation esthétique plus intense et plus authentique qu’un rapide survol comparatif. Pas plus que la « perfection », la complétude n’est une condition nécessaire du sentiment esthétique, qui prend son bien où il veut.

17.

Réfection est déjà pris pour une autre acception : je ne sache pas, d’ailleurs, que le terme anglais s’emploie ailleurs qu’au cinéma.

18.

Bien entendu, la netteté de la distinction entre les deux processus n’empêche pas l’existence de cas mixtes ou indécis. J’avoue ignorer à quel type de relation se rapportent les deux Majas de Goya (1800 et 1801-1803, Musée du Prado), dont la pose, l’expression et le décor sont si semblables.

19.

Venturi 798, 1902-1904, Philadelphie, et Venturi 1529, 1904-1906, Bâle.

20.

Prédilection de l’artiste, mais aussi bien du public ou des commanditaires : qu’on songe aux innombrables Annonciations ou Vierges à l’Enfant que devait produire un artiste du Moyen Age ou de la Renaissance au cours de sa carrière, avec ou sans enthousiasme.

21.

Ou peut-être, parfois, chaque série comme une œuvre unique en plusieurs parties, comme les ensembles de l’Arena ou de la chapelle Brancacci, même si le principe d’unité, ici narratif et là variationnel, n’est pas le même. Je reviendrai sur cette épineuse relation des parties au tout.

22.

Même si un tel exemplaire, comme objet autographique, peut revêtir une valeur esthétique et/ou marchande particulière : on dit que certains poètes surréalistes, en leur jeunesse besogneuse, vivaient en partie du commerce de manuscrits certes autographes, mais passablement multiples.

23.

Je ne fais pas entrer dans cette catégorie les adaptations scéniques d’œuvres romanesques, même effectuées par l’auteur, comme le XIXe siècle en a tant connu, parce que l’usage, non sans raison, les tient plutôt pour des œuvres distinctes ; voir Genette 1982.

24.

Au moins, parce que la pluralité d’immanence de certaines (comme des œuvres littéraires précédemment citées) procède également d’un autre facteur, que nous considérerons plus loin.

25.

1968, p. 248 ; 1990, p. 58-59.

26.

Les variances de tempo et d’intensité peuvent intervenir comme principe compositionnel, mais à titre de variation interne : une phrase forte répétée piano, ou reprise sur un autre tempo, voire dans un autre rythme. Bien entendu, les variances de tonalité et d’instrumentation peuvent jouer le même rôle, et ne s’en privent pas : c’est le « fond de la langue » du développement classique.

27.

1968, p. 245. « Transcriptions » traduit ici l’anglais siblings, « œuvres sœurs », et « comptent strictement » est littéral (count strictly) ; je l’interprète comme signifiant « comptent en toute rigueur » plutôt que comme « comptent absolument », et les phrases suivantes semblent faire place à quelques nuances relatives au tempérament : une transcription du piano au violon qui conserverait un do dièse serait plus acceptable comme version (de la même œuvre) qu’une autre qui le convertirait en ré bémol.

28.

Et parfois au disque, par exemple dans l’interprétation dirigée en 1981 par Nikolaus Harnoncourt, où Néron est Éric Tappy ; mais on y préfère généralement la tessiture originale, confiée à une soprano (du même Harnoncourt 1972 : Elisabeth Söderström).

29.

Mais Stravinski lui-même a encore réduit pour piano trois mouvements de Petrouchka, et pour quatre mains la totalité de Petrouchka et du Sacre du Printemps.

30.

Il existe un enregistrement de la version originale par Horowitz, si étrange que certains l’entendent comme une réduction (libre) de l’orchestration de Ravel.

31.

Je rappelle que certaines de ces transcriptions (en ce cas bien mal nommées), n’entraînant aucune transposition ni aucune modification d’effectifs, n’exigent aucun changement d’écriture : la même partition peut prescrire une pièce pour violon ou pour flûte, pour piano ou clavecin.

32.

Ce motif est, pour des raisons évidentes, particulièrement actif au cinéma ; un exemple récent de correction de tir est celui du Cinema Paradiso de Giuseppe Tornatore (1989), dont la version originale, un peu indigeste, fut boudée du public italien ; l’auteur en tira alors une version fortement réduite, dont le succès fut immense (et mérité).

33.

Voir éd. Cl. Gothot-Mersch, Garnier, 1971, p. 362-363. Il y eut encore une édition Lemerre (1874), apparemment faite sur l’originale et non révisée par Flaubert.

34.

Cet exemplaire corrigé a été publié en fac-similé aux Bibliophiles de l’originale, sous la direction de Jean A. Ducourneau, 1965-1976.

35.

La version 1804 fut adoptée par Monglond, Arthaud, 1947, reprise entre autres par Georges Borgeaud, UGE, 1965 ; la version 1840 est celle de l’édition procurée par Jean-Maurice Monnoyer, Gallimard, coll. « Folio », 1984 ; le nom d’Oberman reçut son second n en 1833, et le changement de titre qui en résulte identifie commodément les versions, si l’on néglige la médiane, comme on le fait généralement (le propos d’autocensure y aurait été freiné par le préfacier Sainte-Beuve).

36.

Je rappelle que, chez Corneille, l’édition de 1660 remanie non seulement Le Cid, mais, à des degrés divers, toutes les pièces de jeunesse.

37.

C’est aussi le cas des Maximes de La Rochefoucauld, de leur première (1665) à leur cinquième et dernière anthume (1678). Aussi l’éditeur Jacques Truchet (Garnier, 1967) donne-t-il les deux en parallèle, avec cette justification : « On a tenu à reproduire intégralement ici la première édition des Maximes, plus vigoureuse peut-être que l’édition définitive elle-même. »

38.

Tête d’or, 1889-1894 ; La Ville, 1893-1901 ; La Jeune Fille Violaine, 1894-1898 ; L’Échange, 1894-1951 ; Partage de midi, 1905-1958 ; Protée, 1913-1926, pour ne citer que les principales ; ces dates sont d’écriture, non d’édition.

39.

L’édition Pléiade des Œuvres complètes choisit la version tardive, qu’elle place curieusement au milieu des textes des années vingt, et sans donner les variantes de l’originale.

40.

La Huitième Symphonie de Bruckner connaît une situation analogue : trois versions anthumes (1887, 1892, 1895) que se disputent éditeurs et interprètes ; l’édition Hass de 1935 est mystérieusement (pour moi) qualifiée de « synthétique ».

41.

Gérard Condé, « Remaniements », Le Monde, 2 août 1990.

42.

Le terme est de Boulez ; sur les raisons et les modalités de cette « rectification », voir Boulez 1975, p. 58-59.

43.

Le rapport entre le Livre pour quatuor (1948-1949), d’ailleurs inachevé, et le Livre pour cordes de 1968 est plus complexe, et peut-être provisoire, car la seconde version n’amplifie (en effectifs et en développement) à ce jour que les deux premiers mouvements (1a et 1b) de la première, et l’on ne sait trop si cette transformation se veut corrective et substitutive, comme chez Stravinski, ou additive et alternative (comme pour les Sept Paroles de Haydn), ce qu’elle est au moins de facto, à l’édition et à l’exécution. Boulez lui-même (1975, p. 61-62) assimile ce cas à celui des Sainte-Victoire, comparaison très approximative, du moins selon mes catégories, car la seconde version résulte bien ici d’un travail sur la première, ce qui n’est pas généralement le cas chez Cézanne.

44.

Aux dernières nouvelles, la « deuxième version originale [sic], intégrale et définitive (1874), édition établie [en 1928 ?] par Pavel Lamm d’après les manuscrits autographes du compositeur », présentée en 1992, après le Teatro Communale de Bologne, par l’Opéra de Paris, serait la plus fiable.

45.

Créée posthume en 1886 ; la version originale, mais orchestrée par Chostakovitch, a été publiée en 1960.

46.

Voir le chapitre « Le respect du texte. Faut-il retoucher les symphonies classiques ? », in Leibowitz 1971.

47.

Je mets « correctes » entre parenthèses parce que, pour Goodman, une exécution qui n’est pas absolument correcte n’est tout simplement pas une exécution de l’œuvre considérée, et « correcte » n’est donc qu’un affreux pléonasme. Les musiciens (compositeurs compris), qui savent ce qu’il en est, en déduisent justement qu’à ce compte il n’y a au monde aucune exécution, mais de nouveau ce n’est qu’une querelle de mots, et Goodman n’est pas le dernier (ni le premier) à reconnaître qu’une exécution « incorrecte » au sens goodmanien peut être « meilleure qu’une exécution correcte » (1968, p. 153). Correct n’est pas exactement un prédicat esthétique.

48.

Queffélec 1989.

49.

D’autres « premières versions », tout aussi provisoirement définitives, comme celles du Pitre châtié, de L’Après-midi d’un faune ou du Sonnet en X, étaient restées inédites.

50.

A l’exception de l’Ur-Faust de 1775, qui restera inédit jusqu’en 1887.

51.

De ce statut ambigu (esquisse volontairement destituée par l’auteur au profit d’une nouvelle version, mais ultérieurement érigée en « œuvre » par la postérité à l’initiative d’éditeurs avisés) relève également, entre autres, le Stephen Hero de Joyce, fragment publié posthume en 1944 d’une esquisse, abandonnée en 1907, du Portrait de l’artiste de 1914.

52.

Sur l’état présent des problèmes posés par l’édition de la Recherche, et qui tendent apparemment plus à s’aggraver qu’à se résoudre, voir le dossier « Proust, éditions et lectures », Littérature, n° 88, décembre 1992.

53.

Il existe d’ailleurs des brouillons de la première et de la troisième (puisque la deuxième n’est qu’une copie biffée de la première). Les trois versions « définitives » figurent entre autres aux tomes VIII et IV de l’édition « Club de l’honnête homme » des Œuvres complètes.

54.

Je veux dire : à ce qu’un écrivain au travail se laisse filmer pendant quelques heures, de rature en rature. Une sorte de reconstitution artificielle et approximative (à la vitesse près) de ce type de processus est aujourd’hui possible, après datation certaine et transcription des corrections manuscrites, par animation sur écran d’ordinateur.

55.

Y compris filmique, car la plupart des états révélés par Le Mystère Picasso sont typiquement des ébauches.

56.

C’est apparemment aussi le cas de Giraudoux et de Christa Wolf : voir Grésillon 1994. Lorsque l’auteur pousse l’« horreur de la rature » jusqu’à détruire la version antérieure, il ne subsiste évidemment rien, sinon parfois un témoignage indirect, de cette « esquisse » disparue, mais qui n’en a pas moins existé comme telle.

57.

Je crois savoir que Kafka procédait aussi souvent que possible d’une façon particulièrement maniaque, consistant à torturer le « mauvais » mot jusqu’à l’avoir transformé (correction par « surcharge ») en le « bon » – comme il nous arrive à tous de le faire à l’échelle d’une lettre ; emblématiquement : le Ich du Château en er ou en K. Voir Grésillon 1994.

58.

Les manuscrits autographes antérieurs conservés ou retrouvés, comme celui des Mémoires de Saint-Simon ou du Neveu de Rameau, sont des états finaux, comme déjà celui du Décaméron, seul autographe littéraire important (avec dessins et corrections) conservé du Moyen Age (voir Zumthor 1987, p. 141, 166). Les véritables brouillons sont ici ceux d’œuvres inachevées, comme le manuscrit des Pensées de Pascal, de nouveau unique – ce qui n’empêche pas, on le sait, une formidable pluralité posthume par variantes de disposition ; j’y reviens.

59.

Voir Gaudon 1992.

60.

Sans compter la pratique, illustrée comme on sait par Francis Ponge, de publication anthume de dossiers génétiques : voyez La Fabrique du pré, Skira, 1971, ou Comment une figue de paroles et pourquoi, Flammarion, 1977.

61.

Mais non nécessairement : un auteur peut conserver sur disquettes tous les états successifs d’une œuvre, si fortement et fréquemment remaniée soit-elle.

62.

Corti, 1949, épuisée, et jusqu’ici jamais réimprimée.

63.

On peut comparer les deux textes dans le premier volume de l’édition procurée par Jean-Claude Berchet, Bordas, « Classiques Garnier », 1989.

64.

1860 ; ce premier dénouement fut adopté en 1937, pour une édition limitée, par Bernard Shaw, qui le présentait perversement comme le « vrai happy end ».

65.

Ce qu’empêchent de nombreuses divergences de lecture, dont certaines sont célèbres, comme les « troupes armées » du roi si longtemps (et encore parfois aujourd’hui) travesties en « trognes armées » ; ainsi du moins en jugent ceux pour qui la leçon troupes est certaine, ce qui dépasse évidemment ma compétence.

66.

Ms. 431, 225 ; citer de cette manière et dans cet ordre est donc déjà une manipulation.

67.

Pour Hugo, l’édition Jean Massin (Club Français du Livre, 1967-) adoptait, autant que faire se pouvait, l’ordre chronologique d’écriture en désarticulant les recueils poétiques anthumes ; pour La Comédie humaine, dont la disposition la plus respectueuse est celle du Furne corrigé, il existe au moins une édition chronologique (Roland Chollet, Rencontres, 1958-1962), et une autre qui suit l’ordre historique du contenu (Albert Béguin-Jean-A. Ducourneau, Formes et Reflets, 1950-1953).

68.

Moderne en un sens plutôt large, car, s’il s’est accentué de nos jours, il remonte au moins au Romantisme allemand.

69.

Tout ce qu’on sait de sûr à ce sujet, c’est qu’après une longue et tumultueuse gestation la toile fut montrée à l’automne 1907 à des amis qui, à l’exception de Uhde et Kahnweiler, la jugèrent plutôt mal. Du coup, Picasso la mit de côté et n’y toucha plus, soit parce qu’il l’estimait cependant achevée, soit parce qu’il la trouvait indigne d’achèvement, jusqu’en 1923, où Jacques Doucet l’acheta sur le conseil d’André Breton.

70.

Barthes 1968 et 1971 ; mais la première et la plus célèbre attaque contre la pertinence de l’intention auctoriale est dans Beardsley et Wimsatt 1950.

71.

Eco 1962.

72.

On sait quelle filiation à la fois évidente et paradoxale unit un fragment rescapé comme le Torse du Belvédère au savant non finito michelangelesque, et, pardessus quatre siècles, à celui de Rodin.

73.

Lorsque cette « part » investit la totalité de la performance, on se retrouve en régime autographique, et l’œuvre consiste en cette performance en principe unique et sans concurrence ; mais on sait qu’une telle situation est purement théorique, puisque l’improvisation pure est une vue de l’esprit.

74.

Menéndez Pidal 1959, sp. chap. 2 : « Une poésie qui vit de variantes ».

75.

Zumthor 1987.

76.

Voir entre autres Cerquiglini 1989, qui trouve dans l’inscription informatique, « saisie toujours momentanée », et la lecture sur écran, « visualisation éphémère » (p. 115), la forme d’édition la mieux appropriée à la variance constitutive de ce type de textes ; ce néo- (en l’occurrence très néo-) traditionalisme témoigne à coup sûr du même changement de paradigme que la valorisation récente des avant-textes.

77.

Zumthor 1972, p. 73, qui appelle évidemment ici « manifestation » ce que j’appelle « immanence » ; mais il se trouve en l’occurrence qu’en régime scribal chaque manuscrit est à la fois objet d’immanence (l’un des « textes ») et de manifestation (son exemplaire unique). Tout aussi évidemment, il appelle « multiplicité et diversité » ce que j’ai baptisé « pluralité ».

78.

New York, 26 novembre 1945, Savoy Rec., 5853-1 et 2.

79.

L’unicité d’immanence des œuvres allographiques est moins absolue que celle des autographiques, car il est bien difficile de trouver un texte indemne de toute variante. La Princesse de Clèves illustre tant bien que mal, à ma connaissance, cette classe peu fournie.

80.

Goodman ne s’exprime pas, me semble-t-il, sur le cas des répliques autographiques, mais il devrait en toute cohérence être aussi négatif sur ce point.

81.

Mais de façon très différente, car les Sainte-Victoire ont le même « motif », ce qu’on ne peut guère dire (ou de manière très lâche) des deux Éducation.

82.

Les répliques autographiques ne le sont ni en identité spécifique, puisqu’elles présentent des différences perceptibles, ni en identité numérique, puisque chaque tableau ou sculpture est un objet physique distinct ; les versions allographiques, objets idéaux, n’ont, je le rappelle, pas d’identité numérique – ou, ce qui revient au même, leur identité numérique est exhaustivement définie par leur identité spécifique (sameness of spelling), différente pour chacune.

83.

Cette négation implique évidemment qu’on donne un sens fort à « identité thématique » : plus fort en tout cas que la (vague) parenté thématique qu’on peut évidemment trouver entre les deux Éducation, mais aussi bien, ou mal, entre elles deux et Madame Bovary, et de vague en vague entre tout X et tout Y. Il faudrait une longue étude critique pour justifier ce genre de frontières, que l’usage fixe « à l’estime », ce qui ne veut pas dire au hasard.

84.

Mais « s’interroger sur » des critères n’oblige pas à les justifier : l’usage se légitime lui-même, de ce qu’il est l’usage. On ne peut que tenter de reconstituer ses motifs.

85.

Mais ce « comme » est très approximatif, car il ne s’agit pas de la même forme de transcendance.

86.

Cet emploi (Genette 1979), évidemment inspiré par la valorisation d’époque de la notion de texte contre celle d’œuvre, était malencontreux parce que j’y visais en fait les genres (entre autres) comme archi-œuvres, certaines œuvres, comme je ne m’en avisais pas encore, étant déjà des architextes au sens propre. Mais par chance il n’était pas absolument erroné, puisqu’une archi-œuvre est a fortiori un architexte.

87.

Parmi d’autres ; mais la classe des poèmes commençant par un A, ou des compositions musicales comportant un la dièse dès la première mesure, ou celle des tableaux mesurant 1 m 25 sur 2 m 60, aussi pertinente qu’une autre (tout est pertinent, cela dépend à quoi), n’est pas ordinairement considérée comme un genre, parce que son critère n’est pas ordinairement de ceux, si hétérogènes et coutumiers soient-ils, qui définissent les genres.

88.

On ne peut en dire autant des classifications naturalistes, dont les critères sont objectifs (biologiques).

89.

Par exemple, 1984, p. 52.

90.

1972, p. 83, paragraphe repris dans la traduction française de 1968, p. 156, et illustré ibid., p. 227, par un diagramme emprunté à John Cage ; une autre version s’en trouve dans 1984, p. 139.

91.

Schaeffer 1992.

92.

L’œuvre (tenue pour) conceptuelle est en effet, comme son nom l’indique, définie par un concept, et plurielle, en fait (les ready-made de Duchamp en plusieurs exemplaires) ou au moins en droit : une œuvre définie par « exposer un porte-bouteilles » est susceptible d’un nombre indéfini d’exécutions, non nécessairement identiques ; changer de modèle ne change rien au « geste ». La seule limite est dans l’usure fonctionnelle (« esthétique ») du procédé.