12. Manifestations partielles

Le deuxième mode de transcendance procède d’une relation à peu près inverse, qui voit l’œuvre déborder ou excéder son immanence. Ce mode caractérise toutes les situations où un, quelques, voire tous les récepteurs ont affaire, sciemment ou non, à une manifestation incomplète et en quelque sorte défective d’une œuvre dont certaines parties, ou certains aspects, restent momentanément ou définitivement hors d’atteinte. Cette déficience peut prendre deux formes, en principe bien distinctes : la manifestation lacunaire (la Vénus de Milo sans ses bras) et la manifestation indirecte (La Joconde en reproduction). Je préciserai plus loin en quoi les manifestations indirectes sont partielles, ce qui n’est d’ailleurs pas un grand mystère ; mais il faut dès maintenant observer que le terme de manifestation désigne ici une instance en quelque sorte intermédiaire entre immanence et réception. Distincte de la réception : en effet, la réception d’une œuvre est, en chaque occurrence, toujours partielle, parce qu’aucune contemplation, aucune lecture, aucune audition n’est suffisamment prolongée ou attentive pour épuiser les propriétés de cette œuvre. Ce fait, à bien des égards définitoire, ou, comme dit Goodman, symptomatique de la relation esthétique en général, ne saurait donc caractériser une situation spécifique comme celle que j’évoque ici. Dans cette situation, le caractère partiel de la réception ne tient pas à une insuffisance subjective de l’attention, mais au fait objectif qu’une partie ou un aspect de l’objet d’immanence est rendu imperceptible, par absence ou occultation. Distincte de l’immanence en ceci que la notion même d’incomplétude de manifestation implique que l’objet d’immanence comporte, a comporté ou aurait dû comporter d’autres aspects que ceux qui s’offrent hic et nunc à la perception1 : la Vénus de Milo a eu des bras, que nul aujourd’hui ne peut voir ; la Symphonie inachevée devait comporter trois mouvements ; la Bataille de San Romano, dont je ne contemple au Louvre qu’un panneau, en comporte encore deux autres, que je dois aller voir à Londres et à Florence ; la page qui manque à mon exemplaire de La Chartreuse de Parme ne manque pas au texte (idéal) de cette œuvre, ni sans doute à ses autres exemplaires de manifestation, etc. Dans tous ces cas, j’ai affaire à une manifestation incomplète d’un objet d’immanence qui peut être lui-même (devenu) incomplet (Vénus), ou, débordant d’une manière ou d’une autre cette manifestation (San Romano, Chartreuse), n’être incomplet que pour moi et ceux qui partagent mon accès momentanément lacunaire à cet objet.

Manifestations lacunaires

Les cas (innombrables) de manifestation lacunaire peuvent tenir à plusieurs causes, dont les principales me semblent être l’immanence plurielle, la perte ou destruction partielle, et la dispersion. Les œuvres à immanence plurielle sont pour ainsi dire toutes (mais inégalement) vouées à une manifestation dissociée, et donc, en chaque occurrence, incomplète : chaque acquéreur d’une version du Bénédicité, chaque lecteur d’une version d’Oberman (n), chaque auditeur d’une version de Petrouchka est censé se satisfaire, au moins pour cette fois, d’un seul objet d’immanence, voire ignorer l’existence des autres, que dans certains cas, nous l’avons vu, l’auteur aimerait pouvoir supprimer. C’est notre goût des intégrales à variantes qui nous fait aujourd’hui juger incomplètes ces réceptions dissociées, et organiser des expositions comparatives de répliques, ou publier des éditions réunissant toutes les versions d’une même œuvre, frappant ainsi d’insuffisance toute autre forme de manifestation.

Les incomplétudes par inachèvement ne sont évidemment telles que par rapport à un projet opéral plus vaste, ou plus exigeant, qui n’est pas toujours attesté. Rien, sinon l’estampille auctoriale d’une signature au bas d’un tableau ou sur un bon à tirer, ne garantit l’achèvement d’une œuvre, notion que Borges, après Valéry, attribuait à fatigue ou superstition, et dont nous avons déjà rencontré quelques cas de démenti plus ou moins tardif : une œuvre momentanément « achevée » peut être remaniée après coup, et inversement une œuvre tenue pour inachevée par son auteur, comme peut-être Les Demoiselles d’Avignon, peut être adoptée en l’état par le monde de l’art, qui du coup jugerait sacrilège toute intervention ultérieure. L’achèvement n’est pas une propriété intrinsèque et perceptible, et a contrario l’inachèvement n’est pas toujours décelable sans référence à des témoignages extérieurs, fussent-ils auctoriaux : nous qualifions d’« inachevée » la Huitième Symphonie de Schubert parce que nous savons que l’auteur projetait un troisième mouvement, mais non les dix-neuvième, vingtième, vingt~ quatrième, vingt-septième et trente-deuxième sonates de Beethoven, qui s’en passent apparemment fort bien2. Les éventuels indices internes d’inachèvement sont donc éminemment relatifs, dans la dépendance des normes génériques que certaines œuvres sont censées respecter, et du caractère standard, variable ou contre-standard3 du trait de référence. Une phrase grammaticalement incomplète (comme « Hier, j’ai rencontré ») est sans doute (sauf réticence, ou aposiopèse, figure signalée comme telle, généralement par des points de suspension : « Quos ego… ») un indice d’inachèvement en régime classique ou standard, mais peut être une clausule délibérée dans un régime d’« avant-garde » qui admet ou favorise ce type de transgression4. En musique classique, une partition qui n’aboutit pas à un accord parfait de tonique peut être tenue pour inachevée, sauf clin d’œil humoristique à la Haydn ; en jazz, la phrase ouverte (par exemple, sur la sensible) est presque de rigueur depuis un demi-siècle, et finir sur la tonique passe plutôt pour corny (ringard). Un poème présentant tous les traits du sonnet sauf le quatorzième vers est à coup sûr un sonnet inachevé – sauf décision « contre-standard » affichée par l’auteur. Le chantier désordonné et comme effiloché de Lucien Leuwen (deux premières parties à peu près rédigées, une troisième en brouillons de toutes sortes, un scénario de dénouement) témoigne abondamment de l’inachèvement de cette œuvre, tout comme celui de Lamiel, mais l’interruption franche de La Vie de Henry Brulard est plus énigmatique : la dernière phrase (« On gâte des sentiments si tendres à les raconter en détail. ») forme une clausule plus qu’acceptable, et seuls des documents extérieurs au texte attestent que Stendhal avait eu l’intention, avant de l’abandonner, de pousser plus loin ce récit autobiographique. Quant à la Chartreuse, qui fut publiée du vivant de l’auteur, nous devons évidemment la considérer comme achevée5, mais nous savons d’ailleurs, ou croyons savoir, que sa conclusion fut « brusquée » par l’urgence éditoriale, à quoi tient sans doute son caractère elliptique.

Les œuvres (devenues) incomplètes par mutilation ou dispersion posent une autre question de principe, fort délicate, qui est celle de l’appartenance, ou relation des « parties » au « tout ». N’avoir plus qu’un tesson d’un hypothétique vase grec ne représente pas le même degré, ni sans doute le même type d’incomplétude que n’avoir plus que sept tragédies de Sophocle sur cent vingt-trois, ou que de n’avoir lu, de La Comédie humaine, que Le Père Goriot, ou, des Fleurs du mal, que Recueillement. Ces situations d’incomplétude sont aussi diverses que les types d’intégration auxquels elles attentent6, et l’on sait bien par exemple que le mode d’intégration de La Comédie humaine n’est pas celui des Rougon-Macquart, qui n’est pas celui d’A la recherche du temps perdu. Pour désigner quelques paliers dans cette gradation infinie, on peut sans doute, d’une manière que j’espère non purement verbale, y distinguer quatre grands types.

Une « partie » peut être considérée comme fragment d’un individu artistiquement insécable, dont l’unité est conçue comme une relation organique de cohésion : ainsi des bras de la Vénus de Milo ou des vers absents de L’Arbitrage de Ménandre, et réciproquement des parties rescapées de ces deux œuvres, ou de la page arrachée (et réciproquement des pages conservées) de mon exemplaire de la Chartreuse (après tout, les cinq cent trente vers rescapés de L’Arbitrage sont les vers conservés de l’unique exemplaire retrouvé de cette comédie). Les cas de cette sorte sont les seuls où l’effet d’incomplétude soit à peu près inévitable – quitte bien sûr à valoriser après coup cet état lacunaire auquel tant de fragments doivent une part de leur prestige, voire à l’adopter comme un nouveau standard et à produire des œuvres volontairement « mutilées » comme ces bustes romains, classiques ou modernes, dont nous ne percevons même plus le « manque » de bras, ou ces ruines simulées qui font l’un des ornements de nos parcs.

Une partie peut aussi être considérée comme un élément dans un groupe dont l’unité tient à une relation intentionnelle d’assemblage d’éléments autonomes : mouvement de sonate ou de symphonie, poème dans un recueil, roman dans un cycle, volet d’un polyptique. Ici, je l’ai dit, les degrés d’intégration sont très variables, mais les parties autonomes sont fort susceptibles d’une réception séparée, et, quand l’usage prescrit une relation de complémentarité, il ne spécifie pas laquelle. Après un allegro de symphonie, on attend bien un mouvement lent, mais sans en savoir plus, et, lorsqu’une relation thématique ou structurale plus étroite se fait jour, comme entre le premier et le troisième mouvement de la Cinquième Symphonie (∪∪∪–) ou entre les cinq mouvements (l’« idée fixe ») de la Symphonie fantastique, ce surcroît « cyclique » de relation n’est ni indispensable ni prévisible. La plupart des œuvres autographiques dispersées7 constituaient, avant dispersion, des ensembles de ce type, comme le cycle franciscain de Murillo pour le couvent San Francisco de Séville, ou son cycle de la Charité pour l’hôpital de la Caridad, ou les « pendants » de Chardin8. Certains de ces ensembles ne présentent d’ailleurs aucune unité thématique perceptible : le Louvre se réjouit à juste titre d’avoir récemment réuni deux œuvres de Fragonard longtemps séparées, dont l’une est la pieuse Adoration des Mages, et l’autre le libertin Verrou ; l’amateur qui commanda ce pendant avait un sens de la symétrie passablement pervers9. J’ai dit « la plupart », mais certaines dispersions sont plus attentatoires, à une relation plus étroite : on ne peut que souffrir (sauf ignorance du fait) de ne pas voir ensemble les trois panneaux de La Bataille de San Romano.

Un troisième type d’intégration, encore plus lâche, purement factuelle et non toujours intentionnelle, conçoit les parties comme membres d’une même espèce (ou famille) : relation de « parenté » qui tient à une identité de source : œuvres d’un même auteur, ou plus faiblement d’un même groupe ou d’une même époque. C’est à ce genre d’ensemble que manquent les quelque cent seize tragédies perdues de Sophocle (mais les tragédies manquantes aux trilogies d’Eschyle appartenaient à des ensembles plus intégrés10), et il n’est pas douteux que notre appréciation de cet auteur serait fort différente si nous n’avions pas de son œuvre une connaissance aussi anthologique (au sens propre, puisque les tragédies qui nous sont parvenues doivent leur conservation à des choix tardifs, de fonction peut-être scolaire). Mais il est aussi vrai que n’avoir lu qu’un ou deux romans de Balzac à l’exclusion du reste de La Comédie humaine, ou que celle-ci à l’exclusion du reste de la littérature romanesque du XIXe siècle, etc., constituent d’autres cas de réception lacunaire, et par là même déformée. Un amateur qui ne connaîtrait de tableaux impressionnistes que ceux de Monet, ou de cubistes que ceux de Picasso, risquerait au moins, par exemple, d’attribuer à des facteurs individuels ce qui relève d’une entreprise et d’une histoire collective – et à vrai dire, dans ces deux cas, intentionnellement telle.

Le dernier type d’intégration n’est même plus à proprement parler factuel, mais seulement attentionnel et/ou intentionnel : c’est le fait de concevoir une œuvre comme membre d’une classe – et particulièrement de cette sorte de classes plus ou moins fortement institutionnalisées que le monde de l’art (de tous les arts) appelle des genres. Le fait d’appartenance, ici de nature et d’intensité fort inégales11, ne détermine sans doute aucun sentiment d’incomplétude : les ensembles génériques sont d’unité essentiellement conceptuelle, et, sauf fétichisme de la collection, personne, à la lecture d’un sonnet ou à la vue d’une nature morte, ne souffre de ne pas pouvoir convoquer à l’instant tous les sonnets ou toutes les natures mortes de la Création. En revanche, la conscience et la reconnaissance des traits génériques fait partie (plus ou moins) intégrante de la réception d’une œuvre. Les différences génériques peuvent être aussi pertinentes que les différences entre les arts, dont elles sont évidemment des sous-spécifications, et il n’est pas toujours facile (ni intéressant) de savoir si l’on passe d’un genre à un autre ou d’un art à un autre : si l’on ne reçoit pas un tableau comme un livre, ni un livre comme un morceau de musique, on ne regarde pas non plus une Vierge à l’Enfant comme un paysage, on n’écoute pas du jazz comme de la musique classique, et l’on traite fréquemment, et non sans quelques raisons, la poésie et la prose comme deux « arts » distincts plutôt que comme deux « genres » littéraires. La conscience générique (quel qu’en soit le contenu et l’intensité) peut être tenue pour dépourvue de pertinence sur le plan purement esthétique (un tableau, un poème ou une sonate peuvent procurer la « même » sorte de plaisir, définie comme on sait par Kant en des termes qui transcendent les frontières des arts, et même la sphère des arts en général), mais il est plus difficile d’en faire l’économie sur le plan d’une appréciation proprement artistique. Esthétiquement, la contemplation de l’Aphrodite de Cnide sans bras ni tête se suffit peut-être à elle-même. Artistiquement, il n’est pas indifférent de savoir qu’elle est mutilée, qu’elle date du Ve siècle et non du IIIe, qu’elle est de Praxitèle et non de Phidias, qu’elle représente Aphrodite et non Artémis, si c’est l’original ou une copie, et sans doute, pour commencer, ceci : que c’est une statue, et ce qu’est une statue.

Ces considérations plutôt triviales, et la distinction qu’elles impliquent entre esthétique et artistique, sont d’un ordre typiquement fonctionnel, et je ne dois pas maintenant m’avancer davantage sur ce terrain. J’observerai seulement que, d’une certaine manière, de même que toute réception d’une œuvre est toujours « incomplète » au regard du caractère inépuisable de ses traits esthétiques, toute manifestation est toujours lacunaire au regard du caractère inépuisable de son appartenance artistique. Le fait d’incomplétude est donc inhérent à toute relation à l’œuvre d’art singulière, qui ne cesse, de proche en proche et aux titres les plus divers, d’évoquer la totalité virtuelle du monde de l’art, comme Valéry dit quelque part qu’un son à soi seul évoque la totalité de l’univers musical12. Cette évocation incessante, cet appel implicite de chaque œuvre à toutes les autres, mérite assez, je pense, le terme de transcendance.

Manifestations indirectes

J’appelle manifestation indirecte13 tout ce qui peut donner d’une œuvre, en son absence définitive ou momentanée, une connaissance plus ou moins précise. L’absence définitive est pour tous celle des œuvres détruites, à dater de leur destruction : personne ne verra plus jamais l’Athéna Parthénos ou le Colosse de Rhodes. L’absence d’une œuvre disparue n’est pas forcément définitive : il se peut qu’on retrouve un jour, au fond d’un puits ensablé, l’original de l’Aphrodite de Cnide ou telle tragédie perdue de Sophocle ; mais j’entends surtout par momentanée l’absence (relative) pour cause d’éloignement, par exemple celle, pour moi au moment et au lieu où j’écris cette phrase, de la Vue de Delft – dont j’ai en revanche, sous les yeux, une « bonne » reproduction photographique en couleurs : manifestation indirecte, sans doute plus précise (plus complète) qu’une photographie en noir et blanc, et sans doute a fortiori qu’une description verbale. Mais mon « sans doute » est en fait plutôt (comme souvent) dubitatif, car ces degrés-là sont réversibles : une bonne description peut être plus exacte qu’une mauvaise copie. En tout état de cause, je puis mettre fin à cette « absence » en faisant le voyage de La Haye, qui me permettra de substituer à la manifestation indirecte une manifestation directe in praesentia qui est évidemment la manifestation par excellence. Mais « manifestation par excellence » ne signifie pas (n’entraîne pas) nécessairement réception optimale : l’examen attentif d’une reproduction peut fort bien m’en apprendre davantage sur un tableau que sa fréquentation furtive et bousculée par la cohue d’une exposition, ou simplement inhibée par une émotion trop intense, comme chez Marcel devant la Berma. Après tout, puisque les traductions (j’y reviens) sont aussi des manifestations indirectes, j’ai de Guerre et Paix une meilleure réception par le truchement de Boris de Schlœzer que par la contemplation stupide de son texte original – soit dit pour l’instant à seule fin d’écarter l’idée trop puriste que cette situation n’a « rien à voir » avec la relation artistique.

Comme on l’a déjà compris, le champ des manifestations indirectes est à peu près sans limites, puisqu’il s’étend jusqu’aux plus vagues connaissances par ouï-dire, comme celle du lycéen à qui l’on demande s’il a lu Madame Bovary et qui répond : « Pas personnellement », ou encore : « J’ai un copain qui a vu le film. » Nous ne l’explorerons pas jusque-là, même si ce peu est mieux, ou pis, et en tout cas autre chose, que rien. Mais il convient d’abord de distinguer entre les deux régimes, car les modes de manifestation indirecte n’y sont pas tout à fait identiques.

 

Le régime autographique en connaît essentiellement quatre, qui sont la copie manuelle (sur « signal ») ; la reproduction par empreinte (dont les « enregistrements ») ; les documents, si l’on regroupe sous ce terme toutes les représentations qui ne visent pas à la plus grande équivalence perceptive : gravures d’après tableaux, photos de sculpture et d’architecture, descriptions verbales14 ; à quoi il faut ajouter, mais sans doute au titre de la manifestation indirecte involontaire, par effet dérivé, que les répliques peuvent fonctionner comme manifestations indirectes les unes des autres : le Bénédicité du Louvre, assorti de quelques précisions verbales, peut me donner une idée de celui de l’Ermitage. Ces manifestations-là, constitutives du fameux Musée imaginaire, redoublent généralement les originaux dans des fonctions que nous considérerons plus loin, mais on ne doit pas oublier le nombre considérable d’œuvres aujourd’hui perdues que nous ne connaissons que de cette manière : copies romaines de sculptures grecques, tableaux « perdus mais gravés » comme le Christ mort porté au tombeau de Vouet, ou photographiés avant destruction comme le premier Saint Matthieu et l’Ange de Caravage, déjà mentionné, descriptions verbales des « Sept Merveilles » du monde antique. Certains de ces témoins sont à la fois indirects et lacunaires, comme l’Aphrodite de Cnide du Louvre, copie mutilée15. Ce qu’on appelle aujourd’hui « détail », dans les livres d’art, est généralement un fragment choisi puis agrandi (du moins relativement à l’échelle de la reproduction d’ensemble qui l’accompagne) : donc à la fois partiel, indirect, et modifié dans ses dimensions. Toujours est-il que notre relation à l’art antique (à l’exception de quelques œuvres architecturales) passe essentiellement par ces manifestations indirectes. Mais certaines formes de l’art contemporain (Land Art, happenings, installations éphémères, emballages monumentaux) sont constitutivement destinées à une telle réception via affiches, cartes postales et autres documents génétiques.

Le régime allographique ne connaît, par définition, ni reproduction ni copie (dont le résultat ne pourrait être qu’un nouvel exemplaire), mais il partage avec l’autographique la manifestation indirecte par documents (résumés et digests d’œuvres littéraires, « analyses » verbales d’œuvres musicales) et par versions : je ne reviens pas sur la fonction, tout à fait intentionnelle, des traductions en littérature et transcriptions en musique. Des millions de lecteurs ne connaissent des milliers de textes qu’« en traduction », et pendant un ou deux siècles des milliers de mélomanes n’ont connu certaines œuvres musicales qu’en réduction pour piano. Bien des œuvres littéraires de l’Antiquité ne nous sont parvenues qu’en résumés, comme les épopées posthomériques, ou parfois en mixte de fragments (manifestation lacunaire) et de résumés (manifestation indirecte), comme l’Histoire romaine de Tite-Live16. S’il nous est parvenu si peu de traductions latines de textes grecs17, c’est évidemment parce que les Romains cultivés lisaient le grec ; mais la conséquence, considérable, en fut l’ignorance à peu près complète de la littérature grecque au Moyen Age. Et je rappelle que le Neveu de Rameau, dont le manuscrit autographe était perdu, n’a été connu du public entre 1805 et 1821 que par la traduction allemande faite par Goethe d’après une copie (fautive) de l’Ermitage, puis entre 1821 et 1823 par une re-traduction de l’allemand en français18.

 

Il faudrait peut-être ajouter à ces modes tout à fait canoniques (copie, reproduction, documents et versions) un cinquième, dont l’intention première n’est évidemment pas de cet ordre, mais qui peut dans certaines circonstances en remplir plus ou moins la fonction : il s’agit des œuvres que j’appelais par extension « hypertextuelles » (en fait : hyperopérales), dérivées d’œuvres antérieures par transformation ou imitation19. On pourrait imaginer, et peut-être trouver, des amateurs pervers qui ne connaîtraient l’Énéide qu’à travers Scarron, l’Odyssée qu’à travers Joyce, Sophocle qu’à travers Cocteau, Giraudoux, Sartre ou Anouilh, Les Ménines, Le Déjeuner sur l’herbe ou Les Femmes d’Alger que par Picasso, Pergolèse que par Stravinski, Picasso lui-même que par Lichtenstein, Vermeer que par Van Meegeren, ou encore, horribile dictu, la Joconde que par Duchamp. Ou, avec passage d’un art à l’autre, la cathédrale de Rouen que par Monet (comme Marcel à Combray), ou Hogarth que par le Rake’s Progress d’Auden et Stravinski. Il faut se rappeler que pendant tout le Moyen Age on n’a connu l’épopée homérique que par les récits en latin prétendument traduits du grec et attribués à « Dictys de Crète » et « Darès le Phrygien », anciens combattants présumés de la guerre de Troie ; récits où, encore en 1670, le père Le Moyne croyait voir la source authentique de l’Iliade. Il ne faut pas trop se gausser de ces ignorances passées ou imaginaires : la « variation » ou parodie accentue souvent des traits autrement imperceptibles, et l’imitation, on le sait au moins depuis Proust, est une « critique en acte », et donc un précieux révélateur, au moins stylistique. Il vaut peut-être mieux ne pas se contenter de lire Saint-Simon, Michelet ou Flaubert « dans » Proust, mais je ne doute pas qu’on les lise mieux à la lumière (ou sous la loupe) de ses pastiches.

On ne peut qualifier de manifestation indirecte le fait que certains textes (généralement fragmentaires) de l’Antiquité nous soient parvenus sous forme de citations insérées dans d’autres textes postérieurs, comme ceux de Diogène Laërce ou d’Athénée de Naucratis, ou même de Platon pour tant de lambeaux poétiques, puisque, toujours par définition, une citation (correcte) n’est rien d’autre qu’un exemplaire de plus. En revanche, la « citation » en peinture ne peut consister qu’en l’insertion dans un tableau d’une copie (ou aujourd’hui et en style pop, d’une reproduction) intégrale ou partielle d’un tableau antérieur, dont la nouvelle œuvre nous offre ainsi une manifestation indirecte. Cette pratique du « tableau dans le tableau » est fort ancienne20, et peut porter sur une œuvre du même artiste (la Grande Jatte dans Les Poseuses de Seurat, La Danse de Matisse dans la Nature morte à « La Danse »), ou d’un autre, identifiable (la nature morte du maître dans l’Hommage à Cézanne de Maurice Denis) ou plus indécise. Le tableau peut aussi être purement « imaginaire », c’est-à-dire composé pour la circonstance, comme le paysage, auto~ pastiche en abyme, qui trône dans l’Atelier de Courbet. Mais dans ce cas, bien sûr, on ne peut plus parler de manifestation indirecte que dans un sens assez subtil et purement conventionnel : le tableau en abyme est censé représenter transitivement un autre tableau qu’en réalité il constitue de manière parfaitement intransitive21. La manifestation peut enfin être indirecte à plusieurs titres, ou à plusieurs degrés, comme l’Olympia qui figure dans le portrait de Zola par Manet, et qui semble bien représenter en peinture la photographie d’une gravure d’après le tableau22. Dans tous les cas où le tableau inscrit n’est pas imaginaire, il va de soi que cette manifestation indirecte pourrait, en cas de destruction de l’original, devenir l’un des témoins de l’œuvre : si la nature morte Venturi 341 brûlait demain, le tableau de Maurice Denis continuerait de nous la manifester à sa façon, en compagnie bien sûr de quelques reproductions.

Je n’ai pas encore dit en quoi les manifestations indirectes sont des manifestations partielles, mais je suppose un peu superflue la justification que voici : une copie, une reproduction, une réplique, une description, etc., partagent un certain nombre de traits, mais non tous, de l’œuvre à laquelle ils se réfèrent. Ainsi, une copie même fidèle n’a pas la même texture sous-jacente, une reproduction photographique n’a pas la substance picturale, une photo en noir et blanc n’a pas les couleurs, une gravure n’a que les contours linéaires, une description n’a que l’indication verbale des traits qu’elle dénote, etc. En somme, si les manifestations lacunaires sont quantitativement partielles, on peut dire que les manifestations indirectes le sont qualitativement. Mais, à la différence des premières, elles substituent aux traits qu’elles abandonnent d’autres traits qui leur sont propres : ainsi, aux propriétés picturales d’un tableau, une reproduction substitue ses propriétés photographiques, une description ses propriétés linguistiques, à celles du texte original une traduction substitue les siennes, etc.

Les manifestations lacunaires sont pour la plupart des faits accidentels et, comme tels, dépourvus de fonction intentionnelle, même si leurs récepteurs savent généralement en faire un bon usage. Les manifestations indirectes sont au contraire des artefacts intentionnels et typiquement fonctionnels : on ne fait pas une copie ou une traduction sans viser une utilisation, ou plusieurs – ce qui ne garantit pas toujours contre un usage imprévu, voire déviant ; si un Rembrandt peut servir de table à repasser, sa copie peut remplir le même office, ou quelque autre. Les fonctions intentionnelles et/ou attentionnelles des manifestations indirectes me semblent se répartir pour l’essentiel entre deux acceptions du verbe représenter, qui sont « dénoter » et « suppléer », mais cette répartition n’a rien de rigide et admet bien des échanges. Ainsi, la fonction intentionnelle cardinale23 d’une copie est de tenir lieu de l’œuvre originale, et celle d’une reproduction, surtout dans les livres sur l’art, est plutôt de la dénoter. Mais rien n’empêche, en cas de besoin, l’utilisation dénotative d’une copie, ni d’encadrer et accrocher dans son salon une reproduction de grand format. Dans le cas d’œuvres elles-mêmes dénotatives, une reproduction peut servir à désigner non cette œuvre, mais, transitivement, l’objet qu’elle représente : dans une agence de voyages, une photo d’un Canaletto peut inviter à un séjour à Venise ; mais inversement, dans la boutique d’un fabricant de reproductions, elle peut, très intransitivement, illustrer (exemplifier) la qualité de son travail. La copie du David de Michel-Ange qui le supplée devant le Palazzo Vecchio pourrait le dénoter dans un cours en plein air d’histoire de l’art. Les copies en abyme dont je viens de parler sont typiquement dénotatives ; mais inversement, certaines copies signées d’un grand nom tendent à changer de statut pour intégrer le corpus du copiste, où elles acquièrent le rang d’œuvre quasi originale, comme les « variations » de Picasso : ainsi, celle par Manet de La Barque de Dante de Delacroix24, où l’on considère davantage la manière propre du copiste que sa fidélité à l’original. La fonction cardinale d’une traduction est évidemment supplétive, mais bien des traductions (le Milton de Chateaubriand, le Faust de Nerval, le Poe de Baudelaire et de Mallarmé, l’Orestie de Claudel, le Cimetière marin de Rilke, les Bucoliques de Valéry) acquièrent une valeur autonome et figurent au corpus du traducteur. Les transcriptions de Liszt font aujourd’hui partie de son œuvre, comme les orchestrations de Ravel, et, bien entendu, les travestissements de Scarron, les pastiches de Proust ou les adaptations de Giraudoux.

Le Musée imaginaire

Le cas particulier de la « reproductibilité technique » des œuvres autographiques, et plus particulièrement picturales (car celle des œuvres de sculpture est aussi ancienne que cet art lui-même), a fait l’objet de bien des commentaires, parfois excessifs, parce que certains, pour s’en réjouir ou pour le déplorer, y ont vu l’amorce d’un changement de régime de cet art. Je ne reviens pas sur ce débat déjà évoqué, mais il reste que la « reproduction technique » est aujourd’hui l’instrument de ce qu’on pourrait appeler, plus modestement, le passage à un régime quasi allographique de la peinture, dont l’aspect culturel le plus positif est ce que Valéry saluait en 1928 (en y incluant l’enregistrement et la diffusion radiophonique des œuvres musicales) comme une « conquête de l’ubiquité », et le plus négatif ce que Walter Benjamin, tout en se ralliant de l’autre main aux vues enthousiastes de Valéry, redoutait comme perte de l’aura qui s’attache au hic et nunc de l’œuvre unique25. Luis Prieto, nous l’avons vu, pousse au contraire la valorisation jusqu’à rejeter hors de toute relation esthétique la considération de l’authenticité, stigmatisée comme pur « collectionnisme » : confusion des valeurs esthétique et économique, nouveau fétichisme de la marchandise. Cette position est sans doute excessive, car l’attachement à l’objet unique, et peut-être même le désir de possession, font à bien des égards partie de la relation esthétique, qui n’est pas pour autant un facteur d’aliénation : si vous n’aimez pas ça, n’en dégoûtez pas les autres. C’est plutôt, et comme l’indiquait assez bien Benjamin, la « reproduction technique » qui est à la fois émancipatrice et aliénante. Mais cette ambiguïté, somme toute fort banale, marquait déjà le passage de la musique et de la littérature au régime allographique, puisque aucune notation ne peut préserver la saveur irremplaçable d’une performance singulière.

Ce débat intranchable entre les avantages et les inconvénients de la manifestation indirecte a trouvé sa forme la plus agressive dans la charge de Georges Duthuit contre Malraux26, accusé pour le moins de se faire, par son exaltation du Musée imaginaire27, le fossoyeur de la véritable relation artistique, dont Benjamin avait au moins, selon Duthuit, le mérite de pleurer la disparition. A vrai dire, Les Voix du Silence portent sur un phénomène beaucoup plus vaste, dont le musée sans murs n’est que la manifestation la plus extrême, et dont le musée tout court, invention somme toute récente, serait un emblème plus représentatif. Ce thème général est celui de la métamorphose des œuvres, qui est aussi ancienne que l’art lui-même, et que les temps modernes et leurs techniques n’ont fait qu’accélérer : « La métamorphose n’est pas un accident, elle est la vie même de l’œuvre d’art » (p. 224). On peut en distinguer trois aspects, qui concernent également l’étude de la transcendance, mais à des titres très divers. Le premier consiste en la modification effective, par les effets du temps, des œuvres autographiques : mutilations, décoloration de sculptures ou d’édifices polychromes, encrassement des tableaux, détournements, restaurations. Le deuxième consiste en l’évolution de la réception des œuvres et de la signification que le public y attache : c’est celle qu’opère et symbolise le Musée, agent de « destruction des appartenances » (p. 220), d’arrachement aux contextes et aux fonctions originaires ; mais plus généralement ce sont les modifications attentionnelles opérées par l’Histoire, la manière dont chaque époque, au moins par sa propre production, transforme la relation aux œuvres du passé : « Tout grand art modifie ses prédécesseurs […] Les œuvres d’art ressuscitent dans notre monde de l’art, non dans le leur […] Nous entendons ce que nous disent ces œuvres, non ce qu’elles ont dit » (p. 222, 234, 239).

Je reviendrai sur ces deux séries de faits, caractéristiques de ce qui sera notre dernier mode de transcendance. La troisième concerne plus spécifiquement le Musée imaginaire, et consiste en certaines conséquences, effets dérivés et parfois pervers de la reproduction photographique – en particulier des œuvres de sculpture et autres objets en relief. Ces effets tiennent essentiellement à deux faits techniques liés à la pratique photographique : l’éclairage28, qui déplace les reliefs (« Le cadrage d’une sculpture, l’angle sous lequel elle est prise, un éclairage étudié surtout – celui des œuvres illustres commence à rivaliser avec celui des stars – donnent souvent un accent impérieux à ce qui n’était jusque-là que suggéré » – p. 82), et le changement d’échelle, qui valorise des arts « mineurs » en mettant fictivement leurs œuvres aux dimensions de la « grande » sculpture :

La vie particulière qu’apporte à l’œuvre son agrandissement prend toute sa force dans le dialogue que permet, qu’appelle, le rapprochement des photographies. L’Art des Steppes était affaire de spécialistes ; mais ses plaques de bronze ou d’or présentées en face d’un bas-relief, au même format, deviennent elles-mêmes bas~ reliefs comme le deviennent les sceaux de l’Orient ancien, depuis la Crète jusqu’à l’Indus […] Ainsi s’élabore un monde de sculpture bien différent de celui du musée. Plus complexe, parce qu’il s’étend des curiosités aux chefs-d’œuvre, et des figurines aux colosses […] L’agrandissement des sceaux, des monnaies, des amulettes, des figurines, crée de véritables arts fictifs (p. 103, 111, 84).

Par de tels effets, dont on peut se réjouir ou s’affliger, mais dont on ne peut nier l’existence, la manifestation indirecte tend clairement à s’émanciper, et à entrer elle-même dans le champ des pratiques « créatrices », c’est-à-dire transformatrices.

Des effets analogues, ou parallèles, dérivent d’ailleurs des techniques de reproduction par enregistrement des arts de performance (et Benjamin ne manquait pas, dans les termes de son époque, d’évoquer le cinéma, cet art à part entière issu, comme la photo, d’une « technique de reproduction »). On sait bien que les standards sonores ont été modifiés par les divers moyens d’amplification, à quoi nous devons en grande partie la résurrection des instruments anciens, longtemps jugés trop faibles, et, par effet en retour, la redécouverte de la musique baroque et ancienne – mais sans doute aussi de nouveaux styles d’interprétation favorisés par les conditions du studio (le Wagner « intimiste » de Karajan, le chant sophistiqué d’une Schwartzkopf ou d’un Fischer-Dieskau). Certaines distributions d’opéra, impossibles à réunir sur scène (le Don Giovanni de Krips, les Noces de Kleiber, le Chevalier à la rose de Karajan ou le Capriccio de Sawallich), ont rendu le public plus exigeant et bouleversé la politique des productions, la carrière des interprètes et l’économie des établissements. Des directeurs artistiques de firmes de disques, comme Walter Legge, sont devenus des acteurs décisifs de la vie musicale, certaines formations de studio comme le Philharmonia Orchestra ont détrôné des orchestres de concert, bien des ensembles de jazz n’ont vécu que le temps de quelques « prises », et des interprètes comme Glenn Gould ont abandonné les salles pour se consacrer à l’enregistrement. Ces moyens techniques ont permis, grâce à des manipulations de toutes sortes (montage, pistes multiples et mixages), des performances fictives, assemblées mesure par mesure, voire note par note. Heifetz a pu ainsi exécuter seul le Concerto pour deux violons de Bach, Elisabeth Schumann les deux rôles de Hansel et Gretel, Bill Evans dialoguer avec lui-même à quatre mains dans ses Conversations with Myself, comme Noel Lee dans les Six Épigraphes antiques de Debussy, ou Natalie Cole chanter Unfor~ gettable en duo avec son père Nat, mort depuis vingt-sept ans. On a enregistré la Troisième Symphonie de Saint-Saëns avec l’orchestre de Chicago dirigé sur place par Daniel Barenboïm et Gaston Litaize aux orgues de Chartres, la Rhapsody in Blue par un orchestre dirigé en 1977 par Michael Tilson Thomas et Gershwin en personne saisi au piano dans les années trente. Plus récemment, la Tosca fut chantée et filmée in situ, Zubin Mehta dirigeant du studio l’orchestre, et les chanteurs par le truchement d’écrans vidéo disposés sur les lieux romains de l’action. Et j’ai déjà rappelé le changement de régime d’immanence subi par la musique dans ses formes électroacoustiques composées directement pour la bande magnétique et le disque numérique : ici encore, l’« indirect » passe aux commandes. Cela fait décidément beaucoup de ce que Malraux qualifiait d’« arts fictifs », mais l’adjectif est peut-être (pour une fois, sous sa plume) de connotation trop négative. La « reproductibilité technique » crée en fait de nouvelles formes d’art, et seule une nostalgie passéiste peut n’y trouver matière qu’à lamentations29.

1.

C’est cette situation qui autorise à parler d’une manifestation distincte de l’immanence, même pour les œuvres autographiques où, en principe et par définition, ces deux instances n’en font qu’une. La notion de manifestation me semble ici très proche de ce que Goodman (1984 et 1992) nomme implementation ou activation.

2.

Pour la trente-deuxième (op. 111), Beethoven introduisit une sorte de doute en répondant cavalièrement à qui l’interrogeait sur l’absence de troisième mouvement : « Je n’ai pas eu le temps ! »

3.

Voir Walton 1970.

4.

Pour des raisons qui tiennent à son sujet même, la nouvelle de Richard Matheson, « Escamotage » (1953, trad. fr. in Les Mondes macabres de Richard Matheson, Casterman, 1974) se termine sur une telle suspension ; lors de sa première publication en français, dans la revue Fiction, 1956, un imprimeur plus zélé qu’avisé s’empressa de compléter la phrase finale, qui était, et doit rester : « Je suis en train de boire une tasse de caf »

5.

La publication anthume en est en l’occurrence le signe, mais on ne peut en faire un critère absolu : nombre d’œuvres du XVIIIe siècle paraissaient en livraisons partielles et en attente d’une conclusion qui ne venait pas toujours : voyez entre autres La Vie de Marianne, abandonnée en 1741 après publication de sa onzième partie. Le Quichotte avait attendu dix ans sa seconde partie, largement provoquée par (et donc due à) l’apocryphe d’Avellaneda.

6.

Voir Schlœzer 1947 pour sa distinction entre « ensembles » et « systèmes », et Shusterman 1984, chap. 4, « The Identity of the Work of Art ».

7.

Une allographique ne peut évidemment pas l’être, même si son texte ne nous est parvenu qu’à travers plusieurs manuscrits diversement lacunaires, complémentaires et dispersés, eux, entre plusieurs fonds.

8.

Des Attributs des Arts, de la Musique et des Sciences, le troisième est en fait « perdu », mais, si on le retrouvait dans une collection particulière, l’ensemble serait tenu pour dispersé (les deux premiers sont au Louvre).

9.

Mais Arasse 1992, p. 252, en propose une ingénieuse interprétation unifiante.

10.

Les Suppliantes et Prométhée enchaîné sont des débuts de trilogie, Les Sept contre Thèbes une conclusion. Sophocle ne produisit apparemment jamais de trilogie : Antigone, Œdipe roi et Œdipe à Colone n’ont jamais formé un tel ensemble, non plus que, chez Euripide, Andromaque, Hécube et Les Troyennes.

11.

Voir Schaeffer 1989.

12.

Valéry 1939, p. 1327.

13.

Notion admise par Goodman 1992.

14.

La photo en noir et blanc peut être considérée comme un cas intermédiaire, puisqu’elle renonce à l’équivalence chromatique.

15.

Mon « à la fois » est résultatif : cette copie a dû être d’abord intégrale, puis mutilée ; mais on fait aujourd’hui, dans l’ordre inverse, des moulages conformes d’œuvres mutilées.

16.

Sur cent quarante-deux livres nous sont parvenus trente-cinq ; la plupart des lacunes sont comblées, si l’on peut dire, par des résumés du IIe siècle qui, dès avant la perte de l’original, servaient de manuels scolaires. Sur les formes et les fonctions des réductions de textes en général, voir Genette 1982, chap. 46-52.

17.

On cite par exception une version latine du Timée, qui remonte au IVe siècle. Voir Reynolds et Wilson 1968, p. 81.

18.

En 1823, Brière publie la copie Vandeul ; en 1884, Tourneux une autre copie léguée par Catherine II ; ce n’est qu’en 1891 que Monval retrouve et publie le manuscrit original.

19.

Voir Genette 1982 et Goodman et Elgin 1988, chap. 4, « Variation on variation ».

20.

Voir Chastel 1964, Georgel et Lecoq 1987.

21.

Mais il arrive aussi qu’un tableau figure en abyme dans la même toile que son « modèle », ainsi présent deux fois, comme modèle vivant et comme image : c’est le thème, à bien des égards inaugural, des Saint Luc peignant la Vierge (par exemple, de Martin Van Heemskerck, vers 1532, Musée de Rennes).

22.

Voir Genette 1993.

23.

Si on laisse de côté les copies d’étude, dont la fonction est d’apprentissage ; mais on ne sait pas toujours, après coup, à quelle fonction répondait originellement une copie, et rien n’empêche, ici non plus, les détournements d’usage.

24.

Musée de Lyon ; l’original est au Metropolitan.

25.

Valéry 1928, p. 1284 ; Benjamin 1935.

26.

Duthuit, 1956. D’une manière plus générale, la violence des attaques contre Les Voix du Silence me semble disproportionnée : on dirait que « tonner contre » ce livre, qui ne mérite ni cet excès d’honneur ni cette indignité, est un brevet nécessaire du sérieux en matière de critique d’art. On en trouvera une considération plus équitable dans Blanchot 1950.

27.

Le texte auquel s’en prend Duthuit est celui de 1947. Cette Psychologie de l’Art en trois parties deviendra en 1951 Les Voix du Silence (Gallimard), édition définitive 1965, aujourd’hui épuisée (encore une œuvre à versions) ; je la citerai dans l’édition « Idées-Arts », elle-même épuisée.

28.

Liés à la photo et en quelque sorte promus par elle, les effets de lumière ont trouvé une application autonome dans l’éclairage des monuments (on sait tout ce que cette application doit à Malraux ministre), et des objets dans les musées, effet en retour du musée sans murs sur la muséographie réelle.

29.

Il y en avait un peu trop, mais compensées par bien des observations judicieuses, dans le chapitre « Splendeurs et misères du microsillon », in Leibowitz 1971. L’avènement ultérieur du disque numérique n’a pas fondamentalement modifié la question.