L’autre mode d’existence des œuvres, que j’ai baptisé transcendance, recouvre toutes les manières, fort diverses et nullement exclusives les unes des autres, dont une œuvre peut brouiller ou déborder la relation qu’elle entretient avec l’objet matériel ou idéal en lequel, fondamentalement, elle « consiste », tous les cas où s’introduit une sorte ou une autre de « jeu » entre l’œuvre et son objet d’immanence. En ce sens, la transcendance est un mode second, dérivé, un complément, parfois un supplément palliatif à l’immanence. Si l’on peut concevoir une immanence sans transcendance (comme l’ont fait implicitement jusqu’ici la plupart1 des théoriciens de l’art), on ne peut concevoir la transcendance sans immanence, puisque celle-là advient à celle-ci, et non l’inverse : la transcendance transcende l’immanence, évidemment sans réciproque. Mais cette secondarité en quelque sorte logique n’entraîne aucune dispense empirique : si toutes les œuvres ne présentent pas toutes les formes de transcendance, aucune, nous le verrons, n’y échappe entièrement. J’ai accordé qu’on pouvait concevoir, non qu’on pouvait rencontrer une œuvre sans transcendance.

Les cas de transcendance sont, je l’ai dit, fort divers, mais il me semble qu’on peut les regrouper, sans trop d’artifice, en trois modes. Le premier est celui de la transcendance par pluralité d’immanence, lorsqu’une œuvre immane non en un objet (ou groupe d’objets plus ou moins étroitement liés, comme les Bourgeois de Calais de Rodin ou les Quatre Saisons de Vivaldi), mais en plusieurs, non identiques et concurrents ; sa formule symbolique pourrait être : n objets d’immanence pour 1 œuvre. Le deuxième est celui de la transcendance par partialité2 d’immanence, chaque fois qu’une œuvre se manifeste de manière fragmentaire ou indirecte. Sa formule serait à peu près : 1/n objet d’immanence pour 1 œuvre. Le troisième procède de pluralité opérale : un seul objet d’immanence, dans ce cas, détermine ou supporte plusieurs œuvres, en ce sens, par exemple, qu’un même tableau ou un même texte n’exerce pas la même fonction, ou, comme dit Goodman3, la même « action » opérale dans des situations ou contextes différents, pour cette raison au moins qu’il n’y rencontre (ou n’y provoque) pas la même « réception » ; la formule serait ici : n œuvres pour 1 objet d’immanence. La suite, je l’espère, justifiera et nuancera ces formules outrageusement sommaires.

1.

Non pas tous, parce qu’une réflexion sur la « reproductibilité » des œuvres autographiques (Benjamin, Malraux et autres – dont, nous le verrons, récemment Goodman lui-même) porte sur un cas typique de transcendance.

2.

Au sens, évidemment, d’« être partiel ». Je dois recourir à ce néologisme (par addition de sens) pour éviter les connotations trop négatives attachées à des termes comme lacune ou incomplétude ; les immanences partielles, nous le verrons, ne sont pas toutes lacunaires.

3.

1992.