– Un article ?… Tu me demandes s’il y a un article dans mon histoire ? Mais, malheureux, un enfant de six ans en ferait une comédie en vers, les yeux bandés ! Scène première : le foyer de la Comédie-Française… tu comprends… la maison de Molière… Talma1… les souvenirs… la tirade : c’est là où César cause avec Scapin, où Melpomène prend l’éventail de Thalie, où… où… où… il n’y a pas de raison pour que ça finisse ! Tu passes aux indiscrétions : Provost et Anselme qui jouent aux échecs, l’ingénue qui demande une glace, l’huissier qui fait découvrir le grand-duc héréditaire de Toscane, et mademoiselle Fix2 qui le fait rougir de ne s’être point découvert de lui-même, la Société du rachat des captifs…
– Hein ! la société ?…
– Tu ne la connais pas ? C’est pourtant une société secrète… Devine ce qu’il y a dans le foyer de la Comédie ?… Il y a des poulpes ! C’est terrible ! Une fois accroché, c’est fini ! ils vous entraînent au fond de leur conversation… Voilà, je suppose, un homme ou une femme, les poulpes n’y regardent pas, Got, si tu veux, ou mademoiselle Ricquier, pincés par Frappart ou par M. Benett, l’auteur anglais… très bien ! Un membre de la Société accourt : Pardon ! j’aurais un mot à vous dire… – sauvé, mon Dieu ! dit l’autre… Et, voilà ce que c’est que la société du rachat des captifs !… Si tu ne fais pas cinquante lignes avec ça… Et puis il y a des tableaux du foyer…
– Après ?
– Après, après ? tu poses ta femme : une comédienne célèbre… Tu ne la nommes pas… tu dis seulement : Notre Célimène… ça ne compromet personne !… Notre Célimène passait les mains dans les cheveux d’un grand poète… Ici l’initiale du poète… Il faut toujours nommer un poète, sans ça on peut le confondre avec un homme qui fait des vers… Et tu entames le dialogue : « Ô mon poète ! – fait la Célimène, – pourquoi ne faites-vous plus de ces charmantes comédies comme vous seul savez en faire ?… Pour un rôle de vous où j’aurais quinze ans, je donnerais dix ans de ma vie !… » Ici tu peux lâcher le mot : Célimène, vous y auriez gagné !… et tu passes au poète. Le poète a dîné ; il a ronflé pendant une heure tout seul dans une loge de huit places ; il est bu, mais bu… il ferait un poème épique, et il parle nègre ! Fais-le parler nègre, le public adore ça, ça lui rappelle Paul et Virginie ! – « Moi… pièce ?… moi… comédie ?… travailler ?… pas d’intérieur ?… impossible ! sale… rien trouver… brosses à dents partout !… travailler !… trop sale !… – Mais si quelqu’un vous installait dans un joli petit appartement bien rangé ? – Oh !… divin… pas de peignes sur les meubles… intérieur… plumes taillées… une pièce ! deux pièces !… trois pièces !… toujours ! – À demain matin… » – Et la comédienne serre la main du poète avec un sourire… tu trouveras le sourire ! Le poète est exact comme un billet. Il essaye un fauteuil : on y aurait dormi, – sans lire !… – Une table, du papier blanc, des plumes, de l’encre… – « S’il y avait des cigares, soupire le poète, il y aurait ici tout ce qu’il faut pour écrire. » Célimène envoie chercher deux boîtes de cigares. L’heure du déjeuner arrive. « Ah ! tenez, – dit le poète, – il faut que je quitte vos pantoufles… et puis je déjeunerai avec des amis… nous causerons… impossible… journée perdue ! – Mettez deux couverts, – fait Célimène à la cantonade, et se retournant : vous mangerez ici. Qu’aimez-vous ? – Tout, sauf le poulet rôti et le vin de Bordeaux. » Le soir nouvelles lamentations du poète : « Tenez ! Si je m’en vais chez moi, je n’arriverai que demain, je me lèverai après-demain… et… – Allons, voulez-vous que je vous fasse faire un lit dans le salon ? – Non, j’ai peur la nuit, et vous ?… » Bref, au bout de huit jours la pièce est faite. Elle est copiée. « Ah ! – crie tout à coup le poète, – un ruban !… un ruban pour l’amour de Dieu, un ruban pour l’amour de moi, il me faut un de vos rubans ! Tenez, celui-là !… Oui, j’ai l’habitude comme cela de nouer mes manuscrits avec une jolie faveur… une idée… c’est bête… mais voilà. » Célimène donne le ruban, fait la rosette, et le poète court porter sa pièce à… parbleu ! à l’autre Célimène du Théâtre-Français ! Maintenant, toi, appelle ça : Roueries d’hommes, sers chaud, et – ça y est !
Ceci était dit dans une grande pièce tendue d’un papier bleuâtre jauni par la fumée des cigares. Les murs n’eussent eu d’autre décor que des patères à boule de cristal pour accrocher les chapeaux, si une immense lithographie ne se fût étalée au milieu d’un panneau, collée par quatre pains à cacheter : cela représentait une procession de personnages à grosses têtes et plus laids encore que nature, s’acheminant sur des jambes de fœtus vers un panthéon où Nadar faisait aux vivants la distribution des prix de la postérité. Toute la garniture de cheminée était trois enveloppes de papier à cigarette job recroquevillées sur la tablette. Une grande table, recouverte d’un tapis vert, prenait le milieu de la pièce. Les huit chaises rangées autour, le divan logé dans un coin, révélaient seuls la prospérité de la maison avec l’éloquence particulière à un meuble neuf, bien pareil, en acajou, et dans la première fleur d’un lampas3 rouge.
Il y avait cinq hommes dans cette pièce qui était le bureau de rédaction du journal Le Scandale.
L’un avait des cheveux blonds, le front court, les yeux et les sourcils très noirs, un petit nez droit et charnu, de longues moustaches blondes frisées, la bouche très petite, les lèvres épanouies et sensuelles, le visage plein et potelé d’un jeune homme qui aura du ventre.
L’autre était un jeune homme de trente-quatre ans, petit, ramassé, trapu, avec des épaules de chasseur de Vincennes, qui semblait porter sur son cou court la tête de bossu de Mendelsohn. Son poil roux, son œil rayé par des filets de sang, sa face tiraillée et tressaillante, lui donnaient quelque chose de l’apparence d’un féroce de la petite race.
Des cheveux de femme, une bouche de femme, un nez de soubrette, l’œil gamin, la mine espiègle, le geste polissonnant, le contentement de la niche accomplie et le rayonnement du bonheur de vivre, prêtaient au plus jeune l’air de chérubin et l’âge d’un collégien en vacances.
Quelques mèches grises, ramenées de derrière la nuque, cachaient à peu près le crâne beurre frais du plus vieux. Les yeux de celui-ci n’avaient point de couleur, point d’âme : ils ne regardaient pas ; et son visage muet se cachait derrière une barbe maigre et flave.
Le cinquième ressemblait à tout le monde. Il était beau comme un monsieur qui passe, beau comme un homme coiffé, frisé, verni, brossé ; beau comme un homme qui porte sa barbe et un lorgnon.
Le premier, qui, débraillé et le gilet déboutonné, signait un article merveilleusement calligraphié faisant asseoir dans la majuscule ornée de son nom un singe aux genoux d’une idée, s’appelait Mollandeux.
Le second, tout entier à faire des appels au mur, armé d’une grande règle, s’appelait Nachette.
Le troisième, qui faisait solennellement une cocotte grande comme un principe, s’appelait Couturat.
Le quatrième, qui, roide et serré dans son col militaire de satin noir, coupait avec une allumette un volume tout frais, s’appelait Malgras.
Le cinquième, qui, debout, le bras appuyé sur la tablette de la cheminée, dans la pose mondaine d’un personnage d’Eugène Lami4, faisait tomber avec le petit doigt de sa main gauche la cendre blanche de son cigare, s’appelait Bourniche.
Mollandeux, Nachette, Couturat, Malgras et Bourniche formaient la rédaction du Scandale. Ils en étaient les hommes, les plumes ordinaires, l’armée officielle, les réguliers que venaient soutenir toutes les semaines les guérillas ralliés, les faiseurs de livres sans ouvrage, les vaudevillistes sans collaboration, toute l’armée flottante et au jour le jour de la petite presse.
Ces cinq hommes, qui avaient l’oreille à la bouche de bronze de Paris, qui vivaient dans les coulisses de tous les mondes et dans la cuisine de toutes les réclames, qui savaient tout ce qui fait une blessure à un homme ou un cheveu blanc à une femme, ces cinq hommes ne travaillaient point au Scandale pour le seul plaisir de se donner la comédie et de la donner aux autres. Nul parmi eux n’était ce bon sceptique représenté dans la vignette d’un petit journal, mettant toute sa joie à faire danser entre ses jambes, au bruit d’un tambourin qui rit, des pantins graves et des grotesques honorables. Ils poursuivaient, dans le petit journal et à travers le métier de leur esprit, autre chose encore que l’argent : leur carrière, les vœux divers et les aspirations particulières de leurs vanités, de leurs ambitions, de leurs tempéraments. Chacun de ces enfants terribles cachait un homme et un but.
Mollandeux5, le petit journal fait homme, esprit fin, malin, alerte et délicat, étroit, sans hauteur, mais éveillé, verveux, rongeur, et faisant où il voulait le trou d’une dent de souris ; paradiste charmant, le grand homme de la critique pantalonnante et de l’esthétique au gros sel ; ce Mollandeux, né à Paris sous la statue de Pasquin, avec l’imagination de l’ironie et le génie du petit article, rompu à toutes les ficelles de son art, lettré, savant, presque érudit, ayant la lecture et la mémoire, et pouvant, au besoin, renouveler les cadres usés, retaper les plaisanteries, rééditer la Silhouette et rhabiller Bachaumont6, – Mollandeux avait hâte de quitter cette vie au jour le jour, et cette clownerie de la pensée qui use si vite les plus jeunes et les plus forts. Au fond de ce gamin de lettres, il y avait un bourgeois, affamé de la considération, de la position et du bonheur bourgeois. Il voulait jouer à la famille et savourer la propriété. Il visait au repos, à la paresse carrée, à la grasse sérénité du boutiquier retiré qui s’arrondit et se reproduit. Toutes ses sensualités s’épanouissaient d’avance dans l’amour sous la main, dans les bons plats de ménage, dans la satisfaction béate et légitime de tous ses appétits. Le beau jour où, déposant son costume d’ogre taché d’encre, il aurait la maison blanche à volets verts, une campagne à la Paul de Kock7, où il jouerait le beau rôle d’un bailli de village qui, de blanches manchettes sur ses mains de bailli, fait danser la mariée qui rougit !… Quand il faisait ces rêves, quand accoudé à sa chope il voyait cet avenir marcher devant lui avec la majesté d’un opéra-comique, – la vie précaire, les avances escomptées, les dîners incertains, le crédit refusé, l’œil crevé, comme il disait, les rues barrées par une créance, les rues brûlées8, le mauvais vin, la pâtée douteuse, les sens à jeun, Mollandeux oubliait tout.
Autant le rêve de Mollandeux allait au petit pas, dans sa redingote à la propriétaire, vers les vœux satisfaits d’Horace et de Jérôme Paturot9, autant l’ambition de Nachette, surexcitée par ses trente-quatre années sonnées, courait les hasards et les casse-cou.
Un jour, un propriétaire d’une petite ville des Vosges entra chez son avoué, maître Nachette, pour lui payer l’état de frais d’un procès insignifiant. L’état de frais lui parut un peu enflé : – Je vous l’enverrai taxé, fit l’avoué. Il l’envoya et fut payé. Une affaire appela le propriétaire à Épinal, et comme il causait avec le président du tribunal, allié à sa famille : – Vous m’avez laissé plumer l’autre semaine. – Quelle affaire ? dit le président. – Robinot et Verdureaux. – Nous n’avons pas eu ça. – Oh ! monsieur le président, j’ai votre signature. C’était Nachette qui était mon avoué. – Nachette ? Il y a plus d’un mois que je n’ai taxé quelque chose de son étude… Envoyez-moi donc votre état de frais, vous m’obligerez, fit le président. Au reçu du dossier, le président, monsieur Duperreux, manda maître Nachette dans son cabinet. – Monsieur, dit-il en lui montrant la pièce, vous savez où cela mène !… Je ne vous y enverrai pas ; mais j’ai votre parole que vous aurez vendu votre étude avant six semaines. Nachette s’inclina, sortit et ne vendit pas. Au bout de six semaines, monsieur Duperreux, lui rappelant sa promesse, Nachette lui parla de clients à désintéresser, d’affaires à liquider, et finit par le supplier de lui accorder un délai de six autres semaines. Monsieur Duperreux donna les six semaines. Au sortir du tribunal, Nachette fut vu sur la promenade, dont il fit trois fois le tour avec Gagneur, le premier clerc de maître Langlois, un vrai cheval de travail, comme il en reste encore dans les études de province, mais sans un sou, désespérant de jamais pouvoir acheter une étude et se voyant premier clerc à perpétuité. Les six semaines expirées, Nachette ne vendant pas, monsieur Duperreux le menaça ; Nachette répondit qu’il n’y avait pas de preuves, qu’il ne vendrait pas, et là-dessus salua. Monsieur Duperreux sonna, se fit apporter le registre déposé au greffe qui contenait la pièce : la pièce n’y était plus. Monsieur Duperreux fit poursuivre ; mais les poursuites s’arrêtèrent faute de preuves. Nachette garda son étude. Peu après, Gagneur achetait l’étude de son patron. Tout Épinal se dit à l’oreille qu’il avait reçu trente mille francs de Nachette pour la soustraction du fameux état de frais. À quelques mois de là, le bruit de l’affaire, le murmure public, la ruine de son étude désertée, forçaient Nachette à quitter le pays. Il disparut, laissant sa femme, la fille d’un gros fermier des environs, enceinte et réduite à une petite maison, avec, pour tout bien, mille deux cents francs d’un fermage qu’il n’avait pu aliéner. Au scandale du procès et de la fuite du mari se joignirent, pour le bonheur des mauvaises langues de la petite ville, les ridicules de cette paysanne jouant à la madame, et qui, dans l’orgueil de sa maternité, reçut les visites de relevailles avec son chapeau dans son lit, un chapeau de Paris ! Aussi, à peine homme, le premier duvet de la jeunesse, le tafoulot aux joues, comme on dit là-bas, ses classes bâclées au collège de Neufchâteau, le fils de l’avoué Nachette s’était sauvé de cette ville où pesait sur lui le passé de son père, poursuivi, croyait-il, par les haines de la magistrature ; où lui pesait son nom, où lui pesait sa mère ! Froissé, ulcéré dès l’enfance, dévoré de rancunes, les plaisanteries éternelles sur le chapeau des couches de sa mère avaient par-dessus tout exaspéré ses colères, et il s’était enfui à Paris, emportant au fond de lui les vengeances d’un Coriolan10.
À Paris il trouva Gagneur. Gagneur, pris la main dans le sac dans une affaire d’usure, dégraissé par la justice, menacé par les paysans qu’il avait tondus, sa charge vendue et mal vendue, venait d’ouvrir, sur le quai des Grands-Augustins, une petite boutique de librairie, où il avait mis les six ou sept mille francs sauvés dans sa déroute. Nachette entra chez Gagneur comme commis à vingt-cinq francs par mois, avec la nourriture et le logement. Il fit des courses à user des souliers de la rue Guérin-Boisseau11. Il se reposait en dévorant la bibliothèque de son patron, et en se bourrant de romans malsains et de livres pornographiques que Gagneur vendait sous le manteau. Il vivait seul, soucieux, rechigné, crispé, enfoncé dans son coin, effrayé de lui-même lorsqu’il sondait le désaccord de ses appétits et de ses forces, se sauvant comme d’une tentation et d’un crève-cœur du luxe, des voitures, des femmes, de tout ce qui est la vie parisienne. Puis, un beau soir, il se jeta dans le plaisir et y vécut toutes les nuits. Il devint entraîneur de bal. Il fit ce métier de danseur au Château-Rouge et à Valentino, de huit à onze heures du soir, pour une portion de viande et un litre de vin. Un hasard lui fit rencontrer un compatriote de son âge, le joli dessinateur Giroust. Giroust l’amena à son atelier, se moqua de lui et de sa boutique, lui mit l’esprit à l’aise avec les lazzis de son métier, et tout étonné de ses saillies, lorsqu’il l’eut déboutonné et débarbouillé, lui persuada d’écrire. Giroust fournissait à un grand libraire du boulevard des bois pour ses illustrations ; présenté par lui, Nachette obtint du libraire la rédaction de quelques prospectus. Les prospectus de Nachette « allèrent » au libraire, qui le mit à la tête de la grosse caisse de son établissement, des réclames dans lesquelles il enveloppait ses produits, des annonces dans les journaux, en un mot, de toute la banque ordinaire et extraordinaire du succès. Des pièces de vingt, vingt-cinq, cent francs même commencèrent alors à tomber dans la poche de l’ex-trottin de librairie. Nachette, mis par ce métier de chef de claque en rapport avec les hommes et les amours-propres qu’il avait mission de gratter par-devant le public, écrivailla longtemps dans tous les petits journaux mort-nés ; puis se fit pousser au Scandale, où une série de petits articles mordants, cassants, la plume au feutre et le feutre sur l’oreille, l’avaient fait tout de suite apprécier.
Vif, âpre, nerveux, rodomont, tourmenté de ce reste de sang espagnol qu’ont gardé la Franche-Comté et les Vosges, l’esprit de ce garçon s’était fait du premier jour à cette vie de tapage, à cette langue de cliquetis, à ce monde où la blague, avec la liberté d’une fille et l’air d’une bonne fille, promène de l’un à l’autre, sur l’aile de la riposte, la caresse de la bête fauve qui lèche jusqu’au sang. Une fois la main faite, emporté par sa nature, Nachette poussa le jeu à outrance, démoucheta ses plaisanteries et tâta les épidermes avec des brutalités, comme s’il eût voulu toucher dans chacun le fond de sa patience et le point de sa sensibilité, reconnaître les forts et monter sur les faibles. Sous cette brutalité de la blague parlée ou écrite, du verbe ou de la copie, de l’homme même et de son geste, il y avait les bourrasques et les sautes d’humeur d’un caractère inquiet, mécontent, chagrin, les mille tiraillements des susceptibilités et des caprices, les exigences et les ennuis d’une nature de courtisane. Irrité du moindre obstacle, jeté hors de lui-même par les contrariétés journalières de la vie, entrant dans de folles colères contre les garçons de café, les hommes, les chevaux de fiacres, l’amour tout fait, montrant le poing au ciel et à la terre, à Dieu et à son portier, Nachette était un de ces malheureux qui s’élancent aux choses et en prennent rageusement possession, sans que cette possession leur donne le contentement et la satisfaction. À chaque rêve qu’il atteignait, à chaque échelon que son ambition montait, il ne s’arrêtait que pour se venger de son désir, regretter son effort, humilier et piétiner sa victoire, semblable à ces enfants qui fouettent, pour le punir de leur déception, le joujou éventré où ils croyaient trouver quelque chose. Prompt au découragement, comme les natures violentes, la volonté saccadée, sans suite, sans ordre ni marche, les admirations et les convictions tournant au vent, Nachette n’avait pas les reins à porter une de ces grandes œuvres qui demandent à l’homme de lettres la continuité et la fermeté de la foi en lui-même, la constance des religions et des espérances. Grisé par ses débuts au Scandale, Nachette avait donné toute sa voix, tous ses effets. Dénué du fond des études classiques, cette terre de salut où tous les Antées12 du feuilleton moderne reprennent leurs forces et refont leur imagination, Nachette commençait à se ronger les ongles devant une feuille de papier blanc. Il courait les cafés, les divans, les brasseries, les débauches de l’esprit parisien et ses mauvais lieux, s’aiguillonnant, se fouettant le cerveau, cherchant à retremper et à entraîner sa verve au bruit des mots, au choc des paradoxes, à tous les pugilats de l’ironie.
Tout, en cet homme, disait la soif inassouvie et furieuse des jouissances bruyantes, patentes, orgueilleuses, étalées en spectacle, comme ces amours attablés à la fenêtre d’un restaurant du boulevard Italien, de ces jouissances de vanité et d’avant-scène, qui ont la curiosité publique pour confidente, la chronique pour trompette, l’humiliation du parterre pour ambition. Nachette se ruait à ces joies comme une révolution qui monte le grand escalier des Tuileries, et se retournant vers la petite ville de son enfance, il envoyait aux échos moqueurs du passé la lettre de félicitation d’un grand critique, une invitation à un bal de banquier, sa charge crayonnée par un grand homme de la charge et publiée dans un journal, tout le bruit de ce nom de Nachette qui grandissait à Paris. Et quand les Parisiens dans leur lit se demandaient, en lisant leur journal, pourquoi ce petit père Duchesne était si fort en colère, Nachette, dans un rêve, voyait l’entrée de sa célébrité dans la petite sous-préfecture ; il passait dans les saluts et ne saluait personne ; il dînait chez le sous-préfet, et le matin il envoyait son vin, une bouteille de Clos-Vougeot ; au bal, chez monsieur de Grandpré, – il allait au bal chez monsieur de Grandpré ! – il marchait sur le pied de tous les hommes ; il disait à madame de Grandpré un sec : – Je ne danse pas : – et comme mademoiselle de Grandpré lui parlait du mois de mai à la campagne comme un volume de poésies, il lui répondait en refaisant le nœud de sa cravate : – Le mois de mai ? Moi, mademoiselle, je l’adore à Paris : il commence à faire jour le soir, et l’on voit les petites filles qui sortent des magasins…
Couturat, l’enfant, le diable à quatre13, le collégien, le faiseur de bulles de savon, l’enleveur des chaises sous le séant des gens, l’homme aux cocottes, l’homme des jeux de mains et du : Passe-la à ton voisin ; ce fou, si jeune d’apparence, si innocent, si vide d’arrière-pensée que vous l’auriez pris pour un grelot ou pour une pantomime, Couturat avait en lui une volonté de fer, la volonté froide, sourde, terrible d’un parlement qui veut devenir un tiers état, ou d’une secte qui veut devenir une religion. Par l’observation, un sens qui était le génie de sa nature, Couturat avait percé, dès l’enfance, les enveloppes et les surfaces. Il était allé curieusement à tout ce que l’homme en état de société cache ou habille, trouvant chez chacun, avec la sûreté d’une seconde vue, le secret, l’infirmité, la tare, le mauvais instinct, la mauvaise action, usant de ses découvertes pour surprendre les confidences, usant des aveux forcés pour tenir les gens sous une domination consentie, et qu’il avait soin de ne jamais pousser aux extrêmes. Plus tard, causant beaucoup avec les femmes, qu’il savait faire parler, trouvant en elles la meilleure des polices, une police sans le savoir, il était parvenu à connaître, comme l’amour et de sa bouche, ce qu’un homme avait dans le ventre. Maître de sa nature libre admirablement asservie, de ses sympathies et de ses antipathies domptées et muettes, supérieur au premier mouvement, indifférent aux individus comme aux pièces d’un échiquier, assez fort dans la mêlée du chacun pour soi, dans l’enivrement de la bataille des lettres, pour sacrifier une vengeance à un traité de paix, un bon mot à un ami et sa vanité à son avenir, Couturat avait un petit nombre d’amis ; mais il avait su les faire ses débiteurs tout dévoués en les aidant, selon les occasions, de sa plume, de son entregent et de son épée. Possédant toutes les expériences du petit journalisme, ses tacts et ses roueries, la science des nuances, la valeur des mots, pouvant d’une réclame faire une attaque, sachant dans une attaque commandée bâtonner une œuvre avec de si beaux saluts que l’auteur était flatté d’être battu si respectueusement, il avait assez de sang-froid pour doser la ciguë, et pour n’égratigner jusqu’au sang que les gens marchant en travers de son chemin et lui faisant obstacle. Se réfugiant à tout moment dans la charge, qui le sauvait de faire de l’esprit à coups de personnalités, désarmant les jalousies et ne paraissant attacher à sa copie que la valeur d’un éclat de rire, Couturat, laissant aux conscrits le zèle, l’entraînement et l’essoufflement, avait l’habileté de s’arrêter en plein succès, la force rare de ménager son talent, de bien ordonner sa verve ; et jamais il n’avait plus d’esprit que dans les mauvais numéros, lors des chaudes semaines de l’été, quand la campagne et Bade font Paris si désert et les eaux du petit journal si basses.
Chez cet homme, qui ne portait pas son âge, il y avait des gaudissements intérieurs, des rires intimes à montrer son masque et à cacher son visage, à se voir si bien déguisé et compté pour si peu, à regarder Nachette déjà las courir après une idée, à l’enfoncer dans le plaisir, à le fatiguer dans des orgies où se jouait son tempérament, mais d’où Nachette sortait la gorge sèche, la tête lourde, la cervelle vide, à retrouver le lendemain dans le journal, signées de Nachette, ses vengeances à lui, ses coups de pattes, ses indiscrétions à l’oreille et comme échappées aux confidences du vin. Couturat trouvait un bonheur de singe à passer pour l’exploité de cet enfant qu’il roulait, et à qui il faisait endosser toutes les haines qu’il ne voulait pas mettre à son nom. Par les filles, qu’il caressait à leur gré, prenant au sérieux les unes, amusant les autres, sachant se faire des amis de toutes avec une familiarité de bonne amitié, un pied d’égalité, et comme un ton de compagnonnage, il avait pris position dans le monde interlope. Il s’était poussé dans ce grand monde des grandes lorettes où le plaisir fait les présentations. Frotté à leur cour, aux banquiers, aux derniers gentilshommes, aux riches étrangers, il était entré dans le courant des relations profitables, au cœur de cette Capoue14 où un millionnaire est un homme, et où l’argent, gris parfois comme les sens de son maître, peut se laisser aller à l’aventure, céder à l’occasion, et se livrer aux plans d’un homme d’esprit qui tend son chapeau.
Couturat se sauvait de la petite déconsidération que donne l’habitude de ce monde par la fréquentation de l’autre, du monde honnête, du grand monde bourgeois, où il était parvenu à se glisser, et où il révélait un Couturat que ses amis ne connaissaient pas, le Couturat des salons.
C’était un garçon qui, sans façon, d’un bond, sautait dans votre familiarité, d’un éclat de rire à votre poignée de main. Le lendemain il vous tutoyait, le tout avec tant d’entrain, tant de grâce, si peu de conséquence, que vous le laissiez faire. Vous blessait-il ? Il prenait les devants, se blaguait lui-même, et rentrait en riant dans votre amitié qu’il affichait de plus belle. Par là-dessus, infatigable, toujours courant et tournant, poussant ses relations, embranchant ses connaissances, chauffant la réclame, montant la publicité jusqu’à la popularité, ne négligeant rien, usant du petit moyen, devenant ce personnage de Poe « l’Homme des foules », allant partout à tous les raouts des étrangers, à tous les bals de la Chaussée-d’Antin, rencontré l’hiver, rencontré l’été, et se montrant même où l’on se cache, toujours présent, passant, appelé, salué, montré, reconnu, Couturat avait résolu le problème impossible d’être un homme européen à Paris, – la plus grande ville de province connue.
Toutes ces facultés, toutes ces menées de Couturat aboutissaient à son avenir : la direction d’un grand journal. Le grand journal, imaginé par Couturat, était le dernier mot, la dernière évolution, l’avènement officiel du petit journal, un corsaire devenant un vaisseau de ligne. Agrandissant son format, quadruplant sa publicité, le faisant quotidien et journal du soir, le flanquant en tête d’un résumé impartial et sans passion des nouvelles politiques du jour, et d’un court dépouillement des journaux du matin, le chargeant en queue d’un cours de la Bourse détaillé, renseigné et renseignant, Couturat débarrassait tout le corps de son grand-petit journal des articles scientifiques, théoriques, agricoles, polémiques, économiques, et le remplissait d’un énorme courrier de Paris, plus complet, plus piquant, plus bourré de nouvelles, plus salé d’indiscrétions que tous les courriers passés et présents : il y attelait trois hommes, trois plumes taillées dans la béquille du diable boiteux. Puis venaient des courriers de Londres et de toutes les capitales, alternant avec des courriers du monde, des courriers des clubs, des courriers des ateliers, des courriers des théâtres, des physiologies, des biographies, – en un mot, le cabinet noir des quatre points cardinaux de la société et des cinq parties du monde.
Ce journal, prenant un public immense, tout le public qui passe dans le journal les articles sérieux, ou les lit pour rattraper l’argent de son abonnement, devenant en quelques années le grand journal de l’époque, Couturat comptait le proposer au pouvoir. Si le pouvoir devenait une révolution, Couturat démasquait son journal, lui donnait une couleur et se faisait lancer par lui à quelque haute position politique et financière. Depuis deux ans, Couturat travaillait comme une taupe. L’argent, les bailleurs de fonds étaient sondés ; les quelques hommes de lettres indispensables au journal, tâtés. Couturat avait piqué ses correspondances sur la carte de l’Europe. Des lords anglais lui avaient promis d’être indiscrets. Il avait grisé trois diplomates allemands, qui ne répugnaient pas à médire en français. Des actrices engagées à Saint-Pétersbourg devaient confesser pour lui la Russie tout entière. Il avait, de charmants grands seigneurs italiens, l’assurance d’articles sur la société italienne et le théâtre italien. – Et voilà l’œuvre et le monde que ce garçon portait dans sa tête, en riant, en gambadant, en cabriolant, dans l’enfantillage, la farce, le calembour, et la tape sur le ventre.
Malgras, le père Malgras comme on l’appelait, était un homme de quarante-cinq ans qui parlait de sa femme, ses seules amours, morte toute jeune, et des enfants qu’elle lui avait laissés, ses seuls amis. Il causait de la sainteté du foyer, de la mission de la paternité, de l’honneur de la famille, du bonheur de voir grandir de chères petites créatures dans le respect et l’amour de l’auteur de leurs jours, sans contrainte et sans autre règle d’éducation que l’appel fait à leur raison, à leurs bons instincts, au premier mouvement de leur jeune conscience. Son éloquence melliflue15 et doucereuse ressemblait à un discours de Robespierre passé à l’eau bénite. Elle n’avait à la bouche que les devoirs de l’homme, les obligations sociales, la théorie du dévouement et du sacrifice, la dignité morale, tout cela débité avec une parole froide, lente et coulante, une voix plate et sans timbre qui semblait frappée par un palais de bois. Quand la morale du père Malgras descendait du ciel sur la terre, elle déplorait la facilité de mœurs et l’irrégularité de vie de ses compagnons du journal. Le père Malgras disait alors les choses crûment, appelant la corruption par son nom, et ne se refusant pas le cynisme des Pères de l’Église, mais toujours du même ton, sans colère et sans émotion. Sous ses manières douces, et jusqu’en son obséquiosité, perçait quelque chose du dédain d’un quaker tombé au milieu d’une bande de sacripants. Content de son sort, résigné et heureux dans sa médiocrité, stoïque pour lui comme pour les autres, il lui arrivait de rire au récit de certaines misères, de certains malheurs : c’était un accès de rire singulier, un rire en dedans, nerveux, muet et sans éclat, qui, joint à cette voix unie et comme morte, faisait froid, – presque peur.
Couturat, qui avait étudié Malgras de près, et avec l’intérêt d’un physiologiste trouvant un Épictète au bagne ou une vierge dans une actrice, Couturat, qui « tenait son bonhomme », c’était son mot, affirmait qu’il y avait sous toute cette tartuferie laïque ce fond satanique que M. de Maistre prête à la Révolution française. Le père Malgras, suivant lui, était dans l’espèce journaliste et dans l’espèce homme un accident, une rareté, un sujet, un de ces phénomènes précieux pour la science qu’ils éclairent en la déroutant : à en croire Couturat, le père Malgras aimait le mal pour le mal. Couturat expliquait son cas par les mécomptes de sa vie, par son âge et la conscience de son âge, par le découragement et le désespoir de ses ambitions, par le souci de la vieillesse sans position, par ses passions internes et renfoncées, par son libertinage d’imagination exaspérée, par une timidité insupportable auprès de la femme, par une maladie chronique d’estomac qui lui reprochait le moindre excès, la plus petite débauche de boire ou de manger, par toutes les misères enfin qui mêlaient en cet homme le fiel de la vieille fille et le fiel de l’homme de lettres.
Pour Bourniche, c’était l’homme à tout faire du journal, une plume à volonté. Point d’article, point de corvée à laquelle il ne fût propre : il sautait et rebondissait d’une tartine sur les eaux d’Ems16 à une critique de poésies madécasses17, du compte rendu des courses du bois de Boulogne au compte rendu des ventes de l’hôtel Drouot, de la biographie d’un guillotiné tout chaud à un canard18 en faveur de la pâte Aubril. À toutes sauces, à toutes fins, monté sur tous les à-propos et prenant tous les la, attelé aux idées de chacun et ballotté d’un monde à un autre du matin jusqu’au soir, cet esprit en était venu à n’avoir plus conscience de lui-même : il avait perdu le moi. Il n’était guère resté d’autre personnalité à Bourniche qu’un flux de métaphores et d’imitations cocasses qui roulaient dans sa conversation ainsi que des paillasses19 dans une foire de village. Bourniche, naïf, vertueux, presque marié, – il avait une maîtresse dont il ne tutoyait pas la mère, – très jeune et très crédule malgré son métier, était l’amusement et le souffre-douleur du foyer intime du Scandale. Turlupiné, mystifié, moqué sans pitié, il avait appris à la fin à donner le coup de pied de l’âne tout aussi bien qu’un ami. Puis, regardant autour de lui, il avait vu tant de gens houspillés, un si grand peuple de Poinsinets20 bernés et rebernés, qu’il s’était mis à consoler sa dignité avec les humiliations de son prochain ; en sorte que, à chaque chiquenaude donnée par Le Scandale sur le nez des passants, Bourniche reprenait fièrement de la considération pour lui-même.
III
Le petit journal était alors une puissance. Il était devenu une de ces façons de domination qui surgissent tout à coup par le changement des mœurs d’une nation. Il faisait des fortunes, des noms, des influences, des positions, du bruit, des hommes, – et presque des grands hommes. Né de l’esprit royaliste de Rivarol, de Champcenetz, de Chamfort21, le petit journal n’avait point eu cette réussite tout d’abord. La Chronique scandaleuse, le petit journal de 1789, avait mené ses auteurs à la banqueroute, à l’exil, au suicide, à l’échafaud. Leurs héritiers du Directoire, les rédacteurs du Thé, du Journal des Dix-huit, n’avaient guère été plus heureux. Le 18 fructidor avait déporté à Cayenne la malice française. Ce fut seulement sous la Restauration et sous la Royauté de Juillet que le petit journalisme commença à devenir un chemin ; mais ce n’était encore qu’un chemin de traverse. À ceux qui s’y engageaient il fallait mille choses, une étoile, des circonstances, de l’esprit, le mépris des préjugés du temps ; et pour arriver à quoi ? À une notoriété anonyme. Le petit journalisme de ces années, borné aux lecteurs des cafés, des établissements publics, des cabinets de lecture, restreint dans son cercle et sa publicité, n’entrait pas dans le public. Il n’entrait pas avec Le Constitutionnel dans l’intérieur du bourgeois. Il était ignoré de la famille, exclu du foyer. Ne pouvant rien pour la personnalité littéraire de ses rédacteurs, que la loi Tinguy22 n’astreignait pas à signer, il ne pouvait rien pour l’enrichissement de ses rédacteurs avec un chiffre flottant, dans les mains les plus habiles, de huit cents à mille deux cents abonnements. Mais, en 1852, la pensée publique, sevrée soudainement de ses émotions journalières, privée de tant de spectacles et de tant de champs de bataille où se battaient ses colères et ses enthousiasmes, condamnée à la paix du silence après le bruit de toutes les guerres de la pensée, de l’éloquence, des ambitions, après le tapage des partis politiques, littéraires, artistiques, des assemblées et des cénacles, la pensée publique, sans travail était en grève. Cette pensée dont la fièvre est la vie, et qui a toujours besoin d’être caressée, brutalisée, occupée comme une maîtresse, cette pensée qui, dans le relais des révolutions, pendant l’entracte des débats parlementaires, des duels d’école, des conflits d’Églises, des questions d’équilibre européen, fait pâture de tout et se rue aux pantins, aux silhouettes, au parfilage23, à la potichomanie24, aux procès émotionnants, aux tables tournantes ; cette pensée de la France, on la vit se pendre un beau jour, tout entière, à la queue du chien d’Alcibiade25 ! La victoire des hommes et des choses du nouveau pouvoir, défendant à l’opinion l’accès des hauteurs et la région des orages, toute l’opinion tourna en curiosité. L’attention, les oreilles, les âmes, l’abonné, la société, tombèrent aux cancans, aux médisances, aux calomnies, à la curée des basses anecdotes, à la savate des personnalités, aux lessives de linge sale, à la guerre servile de l’envie, aux biographies déposées au bas de la gloire, à tout ce qui diminue, en un mot, l’honneur de chacun dans la conscience de tous.
Le petit journal fut, en cette œuvre, admirablement soutenu et poussé par la complicité du public. Il le vengeait de ses dieux ; il le libérait de ses admirations. Ces rires gaulois marchant derrière les plus minces triomphes comme l’insulte de l’esclave antique ; ces Nuées26 punissant le bruit d’une œuvre ou d’un nom ; cette torture hebdomadaire du talent, du travail, du bonheur conquis, du légitime orgueil ; ces trop longues popularités assommées à coups de pierres, comme les vieillards chez les peuplades océaniennes ; ces amours-propres mis aux mains dans le ruisseau, régalaient Paris des joies de Rome et des joies d’Athènes, des satisfactions de l’ostracisme et des voluptés du cirque. Le petit journal grattait et chatouillait par là une des plus misérables passions de la petite bourgeoisie. Il donnait une voix et une arme à son impatience de l’inégalité des individus devant l’intelligence et le renom, à sa rancune latente, honteuse, mais profonde et vivace des privilèges de la pensée. Il la consolait dans ses jalousies, il la renforçait dans ses instincts et dans ses préjugés contre la nouvelle aristocratie des sociétés sans caste : l’aristocratie des lettres.
Des éléments nouveaux, entrés dans le monde littéraire depuis une dizaine d’années, aidaient encore à la fortune du petit journal. Une race nouvelle d’esprits, sans ancêtres, sans bagage, sans patrie dans le passé, libre de toute tradition, était parvenue à la publicité et à l’étalage. Montée derrière le livre charmant d’un des siens, le Voyage autour d’une pièce de cent sous, la bohème, ce peuple besoigneux, bridé et fouetté par le besoin, n’entrait point dans l’art comme y était entrée la génération précédente, les hommes de 1830, dont presque tous, et les meilleurs, appartenaient à la bourgeoisie aisée : la bohème apportait les exigences de sa vie dans la poursuite de ses ambitions ; ses appétits tenaient ses croyances à la gorge. Condamnée à la misère par la baisse du salaire littéraire, la bohème appartenait fatalement au petit journal et le petit journal devait trouver en elle des hommes tout faits, une armée toute prête, une de ces terribles armées nues, mal nourries, sans souliers, qui se battent pour la soupe. Le fiel dévoré, le pain dur mangé, les aigreurs, les froissements, les éclaboussades des succès qui leur passaient dessus sans les voir, la maîtresse sans châle, le foyer sans feu, le livre sans éditeur, les déménagements au mont-de-piété, les dettes hurlantes, tout à venger, tout à gagner, donnaient à la bohème les haines d’un prolétariat, et il y eut dans le mouvement qui la jeta au Scandale quelque chose d’un peuple qui monte à l’assaut d’une société, et comme un écho du cri de la journée du 16 avril 1848 : À bas les gants !
Tout conspirait donc pour la fortune du petit journal. Il fut tout ce qu’il voulut être, un succès, une mode, un gouvernement, une bonne affaire. Il eut des registres qui ressemblaient à la fosse commune, tant les abonnés s’y pressaient. Il fut crié sur les boulevards, épelé par les cafés, récité par les femmes, lu en province. Le produit de ses annonces suffit à faire ses rédacteurs gras comme des chanoines et bardés de louis. Devant lui, tous tremblaient, l’auteur pour son livre, le musicien pour son opéra, le peintre pour sa toile, le sculpteur pour son marbre, l’éditeur pour son annonce, le vaudevilliste pour son esprit, le théâtre pour sa recette, l’actrice pour sa jeunesse, l’enrichi pour son sommeil, la fille pour ses revenus…
Dans cet avènement du petit journal, il y eut un pire mal que sa tyrannie. Il causa un malheur plus grand, d’ordre plus élevé, des suites plus déplorables et plus longues. Le mouvement littéraire de 1830 avait fait de la France un grand public. Par lui, la patrie de Boileau et de Voltaire, la fille aînée du bon sens, agrandissant son goût et son génie, échappant aux idolâtries de son éducation, traduisant Shakespeare et retrouvant Pindare, avait appris à vivre dans une Jérusalem céleste de poésie, de lyrisme, d’imagination. Elle était devenue le digne auditoire et la glorieuse complice des libres fantaisies et des révoltes magnifiques de l’idée.
Le petit journal abaissait ce niveau intellectuel. Il abaissait le public. Il abaissait le monde des lecteurs. Il abaissait les lettres elles-mêmes en faisant du sourire de M. Prudhomme27 l’applaudissement du goût de la France.
IV
Malgras avait pris la parole. Il nageait dans la verbosité qui lui était naturelle. Il parlait de la médiocrité présente, de la qualité secondaire des talents du jour, de la mauvaise santé morale des œuvres contemporaines.
– … Et n’est-il pas rigoureusement logique, et nécessairement fatal, monsieur Bourniche, – Bourniche possédant les seules oreilles patientes du bureau avait été choisi par Malgras pour essuyer son éloquence, – oui, fatal, que l’affaiblissement des vérités constitutives de l’ordre moral, la dégradation du bon sens primordial, et l’oubli du catéchisme des principes naturels, entraînent à leur suite l’affaiblissement, je dirai plus, la viciation du sens créatif, de l’imagination ? Et lorsque la débauche des paradoxes, monsieur Bourniche, et ce que j’appellerai le manque de respect des intelligences, est entré dans le cœur d’une génération, toutes les fois que dans une société la vénération des idées contrôlées par la raison, et associées par la tradition…
– Étais-tu assez gris l’autre jour, père Malgras ! – interrompit Couturat.
– Monsieur Couturat, – dit Malgras d’un ton digne, – je ne vous ai jamais donné le droit de me tutoyer… Je n’ai pas l’habitude de boire, moi.
– Je te tutoie… Je te tutoie avec respect, d’abord ; et puis qu’est-ce que tu viens nous embêter avec tes idées filandreuses… des tendons de bœuf, tes idées ! Bourniche en est bleu, de t’écouter.
– C’est vrai !… Bourniche ! Bourniche ! Il va se trouver mal.
Et Nachette fit respirer de force à Bourniche le soufre d’une boîte d’allumettes.
– Bourniche, – reprit Couturat, – je te défends d’écouter Malgras ! Il te mettra des perce-oreilles dans l’entendement… Il t’insuffle du pathos, malheureux ! Un beau jour, tu vas t’enlever sur une phrase en baudruche, tu verras !
– Vous plaisantez toujours, monsieur Couturat, – dit Malgras ; – mais ce que je dis pourtant…
– Obscur !… complètement obscur, père Malgras ! – fit Couturat en tirant le rideau de la fenêtre, ce qui fit tout à coup nuit dans le bureau.
– Quand vous ne serez plus jeune…
– Éclairons le raisonnement.
Et Couturat rouvrit un peu le rideau.
– Tu es insupportable, Couturat, avec ton rideau ! – dit Mollandeux, – laisse-moi donc lire…
– Qu’est-ce que tu lis ?
– La quatrième édition du livre de Burgard.
– On les connaît ces quatrièmes éditions-là, – dit Nachette, – on mange l’argent de la première en annonces, on passe à la seconde, et ainsi de suite…
– Messieurs, – dit Mollandeux, – Bilboquet28 avant de mourir sur la montagne de Meaux dans les bras de l’ange de la Réclame, a montré la terre promise à une dizaine de gaillards que je ne nomme pas… mais très forts !
– Viens ici, Nachette, – dit Couturat ; – suppose que tu t’appelles…
– … p’à l’oignon, tu me dirais : es-tu sou… pe à l’oignon ?
– Non. – Suppose que tu sois un Anglais, et que tu parles comme Levassor29 ; suppose que tu voyages pour trouver la paix du cœur ; suppose que tu arrives dans une auberge, et que l’aubergiste… – Bourniche, ici !… Suppose que tu es l’aubergiste ; – Suppose que l’aubergiste te demande ce que tu veux, et que tu lui répondes que tu veux la paix di cùr ; suppose que l’aubergiste comprenne que tu demandes le pédicure… – Mollandeux, arrive ! Suppose que tu es le pédicure… Non ! ça ne peut pas aller… Nous ne sommes pas assez… C’est dommage…
– Combien donc faut-il être ? – demanda Bourniche.
– Trente-neuf… dans les années bissextiles !
V
La porte intérieure du bureau s’ouvrit. Un grand homme maigre à la tournure militaire, les cheveux gris, les moustaches presque blanches, parut. Il avait un pantalon à pied, et des journaux à la main.
– Ah çà ! – fit-il en allant à Malgras, et jetant en passant les journaux sur la table, – tenez ! vous autres, voilà de quoi avoir des idées… Au fait ! dites-moi un peu, vous ! comment ?… Sapristi ! si je n’étais pas là… Pour une fois que je ne mets pas le nez dans le journal… Mais vous ne savez donc pas ce que c’est qu’une feuille de chou ?
– Monsieur Montbaillard… – fit doucement Malgras.
L’homme au pantalon à pied était Montbaillard, le directeur du Scandale30.
– Comment, une semaine où nous faisons des envois en province, vous laissez passer une balançoire sur les provinciaux ?… Ce qu’il y a ? il y a trois grands jours que la chanteuse italienne est arrivée, et le service ne lui est pas encore fait ! C’est honteux, ma parole d’honneur !
Malgras voulut répondre : – Au prochain départ, je…
– Ne vous pressez pas ! Mais un journal, monsieur Malgras, un journal, ça doit sauter à la figure de ces femmes-là quand elles arrivent, et faire les papillottes de leurs mères quand elles s’en vont ! Combien d’abonnements ?
– Cinq.
– Cinq ! que cinq, un jour où il fait du soleil ! Nous allons faire un journal pour l’honneur tout à l’heure ? Il faut que je leur flanque une prime… Une orange que je leur ferai payer dix sous ; mais je leur donnerai le papier de soie… Les courtiers ?
– Rien depuis hier, dit Malgras.
– Vous les flanquerez à la porte, et net… Les annonces ?
– La page est prise.
– Le journal est-il fait ? Qu’est-ce qu’il y a ? l’article de tête ? Grindu a-t-il apporté sa machine sur les grains de beauté de Paris ?
– Je n’ai rien vu, – dit Malgras.
– Grindu ? – dit Mollandeux, – vous ne savez donc pas ? il part ; il a six mille francs par an pour promener en Orient un petit jeune homme qui a fait ses farces.
– C’est embêtant, – dit Montbaillard, – il allait bien ce petit Grindu ; il allumait le public… Comment ! le voilà bonne d’enfant !… Moi qui avais envie de le lâcher contre une grosse gloire : il aurait fait du train, j’aurais fait des abonnements ; je lui arrangeais une petite affaire bien gentille avec un bon garçon qui aurait eu très peu de salle… et encore un que j’aurais lancé !… Ce sont les épreuves ?…
Et Montbaillard prit un paquet sur la table.
– Oui. Tenez, – dit Malgras, – voilà tout le numéro en ordre.
– Mauvais numéro ! – dit Montbaillard en le feuilletant. – Ça ne dit rien, ça ne pince pas… mais tous les gens dont on parle là-dedans passeront une bonne nuit !… Qu’est-ce que c’est, ces… bêtises-là ?
– Ces vers ? – dit Malgras, – c’est du grand poète… Son nouveau volume… Des extraits.
– Ah ! – fit Montbaillard, – je n’avais pas lu…
– … la signature ! – dit finement Mollandeux en achevant la phrase à demi-voix.
– Ma foi, tant pis ! – reprit Montbaillard sans entendre, – nous serons sages cette semaine ; mais la semaine prochaine, un numéro étincelant ! Nous abîmerons un ténor, un millionnaire, une actrice… et un ami… Nous dirons du ténor qu’il engraisse, du millionnaire qu’il n’a pas le sou, de l’actrice qu’elle est la sœur aînée de sa mère, et de l’ami que nous ne le connaissons pas… Tu feras ça, toi, Nachette.
– Vous avez lu cet article ? – dit Mollandeux à Montbaillard, – ils vous empoignent… dur !
– Oui… c’est un petit garçon qui veut entrer ici.
– Oh ! mais, – reprit Nachette, – vous êtes attrapé sur toute la ligne, Montbaillard !
Montbaillard haussa les épaules.
– Qu’est-ce qu’ils ont à crier ? Je fais mon affaire, voilà. Je vous paye, n’est-ce pas ? Et plus cher que ça ne vaut ! Eh bien, quoi ? Parce que nous parlons des filles, n’est-ce pas ? Le public n’en parle pas, hein ?… Parce que nous faisons des éreintements ? Le public n’en fait pas… des éreintements ?… Est-ce que ça me regarde les fours31 ? C’est comme si on me mettait les succès sur le dos ! Merci ! Les gens qu’on siffle, je les siffle ; les gens qu’on porte en triomphe, je les fais mousser… Je n’ai pas un ennemi, moi, ni un ami… Nous ne sommes pas un journal, nous sommes un baromètre… Pas d’école, pas de parti, pas de coterie : une impartialité !… enfin, quoi ! un public, voilà ce que nous sommes. Est-ce que vous croyez que le public qui a jeté une couronne d’immortelles à mademoiselle Mars32 à sa dernière représentation était bien gentil ? Ça enfonce un peu Le Scandale, ça !… On dirait que je veux leur ôter le pain de la bouche, à tous ces criailleurs-là ! Je m’en moque pas mal… pour six cents malheureux abonnés qu’ils ont récoltés à la force du poignet !… Ont-ils fini !
VI
– Messeigneurs, fit en entrant le plus joli garçon du monde, – je suis votre valet ! Bonjour, tas de grands hommes !
– Florissac ?
– On te croyait mort !
– Le père Malgras affirmait que tu étais mort dans tes terres… à Clichy…
– Fi donc ! – exclama Florissac. – J’aurais été tué en duel que je ne me porterais pas mieux !
– Alors, c’est que tu as fait le tour du monde !
– Ou de moi-même, c’est plus long. – Et Florissac se laissa tomber sur le divan, dans un rayon de soleil. Ainsi, la tête renversée, le visage éclatant de lumière, ses cheveux blonds noyés comme d’une gloire céleste, baigné d’or, il semblait un Endymion33 lutiné par le jour.
– Tu es tout monrose, dis donc, Florissac ?
– C’est vrai, qu’est-ce qu’il a ?
– Moi ? Rien. Il me semble que j’ai moins de génie qu’hier.
– Dis donc, mon petit, – dit Montbaillard, – qu’est-ce qu’il y a de neuf ?
– Il n’y a rien de neuf – que les chapeaux retapés et les consciences retournées… Le soleil continue à éclairer le monde… Cet astre jouit vraiment d’une longévité ridicule : il ressemble à nos parents…
– Parle pour toi, hein, Florissac ! dit Couturat d’une voix brusque. Tu sais que je n’aime pas ces poses-là.
– Je me tais : je respecte toutes les opinions, – même les miennes.
– Allons donc, Florissac, – reprit Montbaillard, – tu dois savoir une foule de choses…
– Moi ? tout ce que vous voudrez ! Une robe de soie verte avec des velours noirs et verts croisés en losange est la mode d’hier matin… On a arrêté aux Montagnes russes34 le compte de madame *** à quarante mille francs… Son mari est enchanté : il craignait qu’elle n’eût pas de dettes… Ah ! par exemple, un instant, est-ce que vous me prenez à l’heure ou à la course ?
– Par la sambleu ! mon cher, me croyez-vous né dans une soupente du Valais de l’union fangeuse d’un goitreux et d’une portière ? « Florissac, qu’est-ce que tu sais ? » et je vais vous montrer là-dessus, gratis, le pot au fard et le pot-au-feu, le dessous des cartes et le dedans des tabliers, le revers et l’envers des grands hommes, l’alcôve, la robe de chambre, la boîte à la malice, le trou de serrure et le secret de polichinelle ! Allons donc ! ce fumier-là c’est de l’or en barre par le public qui court ! Le succès y pousse comme un champignon ! Ah ! parbleu ! si je ne faisais pas mes Mémoires…
– Bah ! Ce sera drôle ! toi, des Mémoires ? Tu devrais nous donner ça…
– Drôle, drôle comme un conseil de révision ! J’y déshabille le plus de monde que je peux.
– Il a toujours le petit mot pour rire, ce crapaud-là, – dit Montbaillard, qui se remit à écrire.
– Mon cher, il n’y a qu’un peuple pour savoir faire les rasoirs et les journaux. Ici, on cause, on raconte, on est brillant, on est informé… Le journal vous fait votre conversation comme un foulard. À Londres il y a un homme, un homme qui a le traitement d’un préfet chez nous, simplement pour venir causer dans le bureau d’un journal, entre quatre et cinq ; il apporte la matière du journal, des idées, des mots, des nouvelles, de l’esprit : tout ce que tu essayes de chiper aux passants, farceur !
– Pourquoi ne fais-tu pas de copie ?
– Mon cher, je regarde la littérature comme un état violent dans lequel on se maintient par des moyens excessifs… Sur ce, je vous souhaite des rêves bleus… – et Florissac s’allongea sur le divan, – bonsoir !
– Tu vas dormir ? Quelle bêtise ! – dit Bourniche.
– Dormir, une bêtise ?… Bourniche, tu ne sais pas vivre !
– Si tu dors, – dit Couturat, – je te lis le journal de demain.
– Je l’ai lu hier… Je suis persuadé, monsieur Malgras, que vous ne vous imaginez pas que j’ai commis dans ma vie une sottise plus grosse que les autres ?
– Je ne suis pas indiscret, monsieur Florissac.
– Monsieur Malgras, j’ai fait dans ma vie un article…
– La Dernière pensée du bœuf gras ! dit Mollandeux.
– Oui. C’était parfait. J’étais posé, j’étais arrivé, j’étais… j’étais l’auteur de la Dernière pensée du bœuf gras !… On n’est pas parfait. J’eus la crétinerie de faire un second article… Bourniche, sais-tu à quoi mène un second article ? À un troisième, tout bêtement, mon bonhomme !… Ah ! j’ai perdu un bel avenir… La postérité dira de moi : C’était un producteur !… Au fait, vous ai-je dit que j’arrivais de Naples ? Vous ne savez pas ? je suis amoureux comme une guitare !… c’est une danseuse italienne… elle est allemande… je l’ai ramenée… Ah ! vous ne vous figurez pas tous les bagages d’une danseuse : douze douzaine de souliers, un enfant… J’ai vu le moment où elle voulait emporter un mari !
– Et où en es-tu ? – demanda Nachette.
– J’en suis à être amoureux : j’embrasse sur le cou de son enfant la place d’un de ses baisers.
– Qu’est-ce que vous ferez à trente ans, monsieur Florissac ? – dit Malgras en accentuant presque sa phrase.
– Oh !… Je serai très bien conservé, – répondit Florissac en jouant avec le gland d’un des coussins du divan.
VII
– Ah ! Pommageot !… Messieurs, le vrai Pommageot des salons ! cria soudainement Couturat en voyant entrer dans le bureau un petit homme assez râpé, qui portait ses bras comme des poids et sa tête comme un saint sacrement.
Ce petit homme était suivi pas à pas d’un grand, long et maigre garçon, qui laissait voir dans tout son individu, dans son chapeau et presque dans ses souliers, quelque chose d’horriblement misérable et de profondément convaincu.
– Vive Pommageot35 ! Le réalisme était en Pommageot, et Pommageot était en réalisme ! À bas les phrases ! Brûlons un poète ! Vive Pommageot ! Pommageot, fils de la vérité ! Des lampions ! Des lampions ! Enfoncé Balzac ! Monsieur est ton ami ? Ça se voit ! Messieurs ! Pommageot et son ami, un Dieu et son peuple, c’est comme ça que commence la Bible ! Couronnons-nous de prose ! Et exécutons des poses élastiques !
Et Couturat tournait en dansant autour de Pommageot. Il l’enguirlandait de gestes, de cris et de ce qu’il appelait « des poses élastiques », – les poses d’un bas-relief antique arrangées par Cham36.
– Tu as fini ? – dit Pommageot ; et, tournant une des poses de Couturat, il alla vers Montbaillard, toujours suivi de son compagnon, qui emboîtait mécaniquement son pas : – Montbaillard, je vous présente un garçon d’avenir… mon ami Soupardin.
Soupardin salua le dos de Pommageot.
– Il vous apporte une petite nouvelle. Je l’ai lue : c’est étudié, c’est fouillé, c’est observé, c’est… très fort.
– Heu ! heu ! Une nouvelle, ça ne nous va guère… et qu’est-ce que c’est ?
– Les Amours d’un donneur d’eau bénite… Soupardin en a connu trois, pour tout faire d’après nature… vous verrez, – dit Pommageot en mettant le manuscrit à côté de Montbaillard.
– Si ça ne vous allait pas, il peut vous faire autre chose : voulez-vous qu’il vous apporte une série d’empoignements sur les fantaisistes ?
– Monsieur Soupardin, – dit Florissac en se retournant à moitié sur le divan et en ouvrant un œil, – je suis l’auteur de la Dernière pensée du bœuf gras. Je vous enverrai mes témoins.
Soupardin resta immobile. Il regardait comme un tableau le collet de la redingote de Pommageot.
– Tant que tu voudras, – dit Montbaillard. – Tu sais, moi, je n’ai pas d’opinions littéraires…
– Est-ce que vous avez de la place dans le numéro de dimanche ?
– Tu es bête ! Il y a toujours de la place… Pourquoi ?
– Vous m’avez laissé attraper un peu trop fort, dimanche dernier, savez-vous ?
– Moi ?… Ah ! oui, c’est Chose qui a écrit ça à l’imprimerie… Ça m’a passé… Je lui ai dit…
– C’est que je vous apportais une lettre en réponse… et…
– Une colonne… bien, dit Montbaillard en regardant la lettre. – Je t’avais fait garder une colonne.
– Ah ! laissa échapper Pommageot.
– Tu ne t’imagines pas que je laisse embêter des gens qui ont ton talent pour le seul plaisir de leur enfoncer des épingles ?… Une réponse à une attaque, mais c’est le meilleur article d’un homme ! Il le lime, il le soigne… il le réussit toujours ! J’ai vu Merlin avoir de l’esprit dans une réponse, Frappart de la dignité, et Daunois de l’orthographe !… Et puis, rien à payer, conçois-tu ? Oh ! je sais faire un journal !… Diable ! – ajouta-t-il en parcourant de l’œil la réponse de Pommageot, – c’est un exposé de principes, ta réponse : « L’imagination a fait son temps… Il y a plus de poésie dans La Gazette des tribunaux que dans Homère… L’esprit est une maladie… Le style est un mot de convention… »
– S’il pense tout cela, – dit Couturat à Bourniche, – s’il le pense ? Mais il en est capable… Pommageot, c’est une religion en chambre ! N’est-ce pas, Pommageot, que tu penses…
– Je pense, – dit Pommageot en s’animant, – que toutes les vieilles blagues du romantisme sont finies ; je pense que le public en a assez, des phrases en sucre filé ; je pense que la poésie est un borborygme ; je pense que les amoureux de mots et les aligneurs d’épithètes corrompent la moelle nationale ; je pense que le vrai, le vrai tout cru et tout nu est l’art ; je pense que les portraits au daguerréotype ressemblent…
– C’est un paradoxe ! cria Florissac.
– Je pense qu’il ne faut pas écrire, là !… Je pense que Hugo et les autres ont fait reculer le roman, le véritable roman, le roman de Rétif de la Bretonne, oui ! Je pense qu’il faut se relever les manches et fouiller dans la loge des portiers et l’idiotisme des bourgeois : il y a là un nouveau monde pour celui qui sera assez fort pour mettre la main dessus ; je pense que le génie est une mémoire sténographique… Je pense… je pense… voilà ce que je pense ! Et ceux à qui ça donne des engelures… j’en suis fâché !
Et Pommageot fit un geste de dédain que Soupardin ne put s’empêcher de répéter derrière lui.
– Il parle comme un de ses livres ! – dit Florissac.
– Ah ! Tu sais, Nachette, – dit Montbaillard, – je te coupe vingt lignes…
– Mais, dites donc, vous ne faites que ça. Vous prenez mes articles pour de la galette ; ça me porte sur les nerfs, à la fin… parce que je n’ai pas crié l’autre semaine… Qu’est-ce qui remplit donc le journal cette fois-ci ?
– Eh bien ! Il y a d’abord en tête un grand article de Demailly…
– Ça continue donc ? En voilà une scie ! Avec ça que ça amuse le public, les articles de Demailly !
– En attendant, mon cher, – dit Montbaillard, – tu ne feras jamais une machine comme sa machine : le vice parisien… il y avait un geint là-dedans !… Quand il baissera, sois tranquille… Tu sais que ce n’est pas moi qui ai inventé les Invalides… Au fond, tenez, voulez-vous que je vous dise : il vous embête.
– Moi, – dit Florissac, – par exemple !… Je ne le lis pas.
– Talent d’amateur, – dit Mollandeux.
– Il ne sait pas le français, – dit Nachette.
– Le fait est – dit Bourniche, – qu’il a des mots… des mots…
– Des mots d’auteur ! – dit Couturat en riant. – C’est vrai : son style est pourri de mots d’auteur !
– Un garçon qui aurait pu faire autre chose que de la littérature ! – murmura Malgras en manière d’aparté.
– Votre Demailly ! dit Pommageot, – mais tout le monde le dit : il n’a plus rien dans le ventre, il est vidé !
VIII
– Vous parliez de moi ? – dit Charles Demailly qu’on n’avait pas entendu entrer. – Une autre fois, je tousserai avant d’entrer : comme ça, au moins, on est toujours sûr de trouver les femmes seules et ses amis la bouche en cœur. Où en étiez-vous ? Mais allez donc, ne vous gênez pas ! Blaguez ! Qu’est-ce que vous disiez ! Que j’étais un idiot… un crétin… une brute… mais nous passons notre journée à nous dire de ces petits mots-là… dans le dos ! Je sais ce que c’est : un bureau de journal et un office de domestiques, ça ne concourt pas pour les éloges académiques ! Ah ! mais, vous n’étiez que cinq pour m’éreinter ; je vous manquais. Eh bien ! oui, je fais du petit journal… Je fais des articles, je fais de l’esprit… Je joue de l’orgue et de la clarinette… Il y a des choses que je signe : en les signant, je sais qu’elles n’auront pas plus d’immortalité qu’un gâteau monté… Le plus bas métier du monde, mes amis ! Vous avez bien raison ; ma conscience me le chante depuis assez longtemps ; vous la doublez, je vous dois quelque chose ! Parbleu ! Si vous croyez que je suis arrivé là du premier coup !… J’ai eu l’âge où l’on présente une tragédie à l’Odéon… Je cherchais la petite bête… Je voulais souffler dans mes doigts, creuser dans mon coin, faire un beau livre… J’avais des illusions, des idées… Dites donc, est-ce que par hasard vous me prenez pour un homme de lettres ? Un homme de lettres, moi ! allons donc ! je suis un cheval de fiacre ; touchez là, mes amis ! – et Charles étendit les deux mains, – touchez là : vous me valez !
– Mon cher…
– Mais, Demailly…
– Je t’assure…
– Qui ? toi ? toi, Florissac ? Mais que diable as-tu donc fait ? Des dettes, des mots, et des échelles de corde… Tu n’as écrit qu’un roman, ta vie : eh bien ! vrai, j’aime mieux Faublas37 ! Toi, Nachette ! Et qu’est-ce que tu as derrière toi ? des articles ; et devant ? des articles !… Parce que tu fais tout ce qui concerne ton état, il n’y a pas de quoi être si sévère… Toi ? malheureux ! – et Charles se tourna vers Pommageot, – J’ai assommé un grand homme l’autre jour avec toi !… Oui, je me suis amusé à battre la caisse devant tes œuvres pour savoir combien une parade peut amasser de sots… Il y en a autant qu’il t’en faut, mon ami !
– Sapristi ! Demailly, – fit Montbaillard, – au lieu de mettre tout ça dans le journal !
– Tu perds de la copie à cinq sous la ligne, mon cher, – dit Florissac, qui était retourné s’allonger sur le divan.
– C’est vrai, – fit Charles, – je suis un imbécile.
– Viens, – dit Pommageot à Soupardin.
Et tous deux firent comme un seul homme une sortie digne.
– Ma foi ! – dit tout haut Charles en se parlant à lui-même, quand Pommageot eut tiré la porte sur lui, – je regrette presque de lui avoir dit ce que je pense : lui, au moins, il travaille et il croit.
– Tiens ! – dit Mollandeux, qui parcourait un journal de théâtre, – on vient de découvrir en province une arrière… arrière… petite-fille de Racine, qui meurt de faim.
– Ah ! par exemple, – dit Nachette, – en voilà une à qui la Comédie-Française doit, comme droits d’auteur…
– Un tombeau, certainement, – dit Charles.
– Passe-moi le journal, Mollandeux, – fit Montbaillard. – Copiez l’alinéa, Malgras… Une semaine que le numéro sera fade, nous ouvrirons une souscription… Ça fait toujours bien. Dites donc, personne de vous ne va dans le monde ? C’est dégoûtant ! Il me faudrait un courrier des bals, des soirées, des concerts : ça a de l’œil ; on a l’air d’y aller… Tenez, vous, Demailly, qui avez du linge…
– Moi ? Ah ! bien, vous tombez bien ! D’abord le monde, comme vous savez, est une invention d’Eugène Guinot38…
Et laissant là son idée, Charles prit quelque chose à lire sur la table, puis rejetant ce qu’il lisait :
– C’est monotone ! On ne peut plus faire un pas sans entendre insulter un banquier… L’homme d’argent devient le père Cassandre39 de la comédie et du journal… Que diable ! il y a des sots qui n’ont pas le sou… et puis je trouve qu’on tire un peu sur le million en France… comme on tire sur les diligences en Espagne…
– Qu’est-ce qui a vu le palais de notre grand vaudevilliste Voudenet ? – demanda Couturat.
– Où çà ? – fit Mollandeux.
– À Passy.
– Je l’ai vu. C’est très beau… – dit Montbaillard qui, se levant, rentra dans son appartement.
– Et bâti en devises de mirliton ! – jeta Charles.
– Je te souhaite son parc, mon cher, – lui dit Couturat.
– Je n’en demande pas tant, va ! – répondit Charles. – Quand je voudrai être heureux, je le serai dans un jardinet, un tout petit morceau de terre bien borné et sans vue. J’aurai là-dedans une énorme citrouille assise par terre, sous un parasol de grandes feuilles, avec sa tige verte enroulée comme le tuyau de pipe d’un pacha accroupi ; j’adore la citrouille, moi, un vrai fruit de la Bible : ça me rappelle Jéhovah ! J’aurai une pièce d’eau faite d’une moitié de tonneau ; sur l’eau nageront de ces petites lentilles vertes, vous savez, au milieu desquelles sauteront et plongeront des grenouilles… Une cigogne auprès du puits méditera sur une patte… Puis un singe, dont je tiendrai la corde en main… un singe qui grignote et grimace… J’achèterai, tu comprends, un rayon de soleil pour tout ce petit monde-là… J’aurai encore un gong… Ce sera un paradis… Je regarde ma citrouille pieusement ; ma cigogne pense comme un livre allemand ; je jette un caillou, toutes les grenouilles se jettent dans le baquet ; je claque mon singe, et d’un coup de pied j’éveille toutes les musiques du gong, tantôt caressant le bronze pour qu’il soit le murmure confus d’une foule, le glas lointain d’un tocsin, le bruit sourd, la nuit, d’une capitale dont les pavés se lèvent… et tantôt je le flagelle pour qu’il rugisse et tonne… Tu as déjà vu un gong : un fond de casserole où Jupiter aurait caché ses foudres, n’est-ce pas ?
Et sur cette phrase, Charles prit son chapeau.
– Tu t’en vas ? lui dit Mollandeux.
– Oui, je crois que j’ai quelque chose à faire aujourd’hui.
– C’est que j’avais une invitation générale à formuler, – reprit Mollandeux, l’homme généreux, et connu pour laisser couler l’argent entre ses doigts, – j’ai le plaisir de vous annoncer que j’ai touché quelques sous, et l’honneur de vous inviter à les manger… Oui, un éditeur, tout ce qu’on fait de mieux en fait d’éditeur, qui s’est imaginé de mettre une série de mes articles en volume… Une idée d’éditeur !… et si l’honorable société veut me permettre de lui offrir ce soir un festin modeste… Vous venez, Demailly ?
– J’irai vous retrouver.
– Et vous, Malgras ?
– Désolé, monsieur Mollandeux… je dîne aujourd’hui avec mes enfants… tous les samedis… je n’y ai jamais manqué une seule fois, une seule !
– Et qu’est-ce que tu comptes faire de tes enfants, père Malgras ? – dit Florissac.
– D’honnêtes gens si je puis, monsieur Florissac.
– Il te faudra des protections.
– Et toi, Bourniche ? – dit Mollandeux.
– Impossible absolument… absolument impossible, gnouf, gnouf ! – répondit Bourniche avec la voix de Grassot40.
– Enfin, – dit Mollandeux, – ceux qui viendront, viendront, et ceux qui ne viendront pas…
Et l’on s’en alla.
– Au fait, – dit Bourniche, – on va ce soir chez madame de Mardonnet ?
– Ah ! c’est vrai ! Oui… oui… firent quelques voix.
Il ne resta dans le bureau que Malgras, Bourniche et Florissac.
– Vilain monde ! monsieur Bourniche, – et Malgras étouffa un soupir. – Mon Dieu ! la jeunesse… Je ne dis pas… tout le monde est jeune… Je l’ai été… La jeunesse… c’est bien ; mais perdre la conscience du devoir… Eh bien, quoi, monsieur Florissac ? – dit Malgras à Florissac qui s’était penché vers lui, et lui parlait à l’oreille.
– Père Malgras, y en a-t-il encore un… pour moi ?
– Un… quoi ?
– Un louis… dans la caisse. C’est qu’il n’y a pas à dire… si je n’envoie pas un bouquet avant sept heures, je suis un homme perdu…
– J’ai reçu l’ordre de monsieur Montbaillard d’arrêter les avances.
Florissac avala la réponse sans sourciller. Il s’étira, prit un livre à moitié coupé sur la cheminée, et l’ayant ouvert :
– Penser qu’il y a encore des gens qui font des livres !… Macurel…, connais pas !… Père Malgras ! Voulez-vous mon opinion sur ce livre-là ?
Florissac bâilla. – Puis il prit son chapeau et partit.
– L’absence de sens moral, monsieur Bourniche, – dit Malgras, – l’absence de sens moral !
IX
Il est un marchand de vin qui fleurit dans les hauteurs du faubourg Montmartre. Passez le comptoir, poussez la porte vitrée d’une arrière-boutique où des cochers de fiacre jouent au piquet, montez par un escalier tournant, aux marches roides et grasses, jusqu’à la salle du premier : c’est là où le marchand de vin a organisé une sorte de table d’hôte dont le coût est de trente-cinq sous.
Le dîner finissait. Le marchand de vin, monté avec le fromage, enlevait lui-même les assiettes du dessert, quelques hommes étaient en manches de chemise. C’était le moment décisif, l’heure des extra, l’heure du café, du cognac et du vin à cachet vert41. Le marchand de vin, frisé, souriant, se multipliait, courait, commandait, servait, ramassait les cure-dents, et trouvait encore le temps de tutoyer ses convives pour les pousser à la consommation. Accoudé à la table en fer à cheval, du côté des deux fenêtres, un groupe muet de dîneurs anonymes attendait un jeu de dominos. En face, la tête au mur, la chaise renversée contre la boiserie de chêne verni, deux ou trois auteurs inédits et un grand homme inconnu s’entretenaient avec furie du criterium du beau. De chaise en chaise, allait, tendant le museau, un chien très maigre qui peut-être appartenait à quelqu’un. Quelques femmes, des lorettes en cheveux et sans châle, mettant leurs pieds sur les barreaux de leurs chaises et leurs coudes à leurs genoux, fumaient des cigarettes ou se cotisaient pour prendre un gloria42, tandis que dans un autre coin deux maîtresses d’auteurs récitaient les œuvres de leurs amants avec des liaisons de piqueuses de bottines.
Nachette, Bourniche, Mollandeux tenaient le haut bout de la table et du bruit. Ils demandaient successivement la tête de Malherbe et la tête du marchand de vin.
– Une autre du même ! – disait Mollandeux en montrant une bouteille de Corton. – Il est très bien fait, ce vin-là… – et Mollandeux passait la bouteille à la ronde, d’abord aux dames. – Pardon, monsieur, – fit-il en emplissant le verre de son voisin, – voulez-vous me permettre une indiscrétion ?
– Faites, monsieur, – dit le voisin en entonnant son verre.
– Vous ne prenez jamais d’extra, et vous citez Élie Berthet43 : dans quelle revue écrivez-vous ?
– Moi ? je suis plumitif44.
– Un bel état…
– Oui, on ne nous demande que de la paresse et de l’exactitude.
– Hé, hé ! Vous faites des mots… Permettez : je vais voir si vous avez l’oreille d’un vaudevilliste.
– Mais…
– L’oreille est la physionomie morale de l’homme, vous ne saviez pas ça ? Mais Napoléon, qui s’y connaissait en hommes, prenait toujours ses grognards par l’oreille… Voyez Gobert45 au Cirque… c’est de tradition… Tenez, moi… moi j’ai l’oreille d’un bon homme… J’ai le nez, – le nez de Mollandeux perlait à ce moment, – j’ai le nez d’un homme sensuel… c’est-à-dire d’un homme qui embrasse toutes les sensations… et mes yeux… il y a toutes sortes de choses dans mes yeux… Monsieur, si j’arrive à la fortune littéraire, à la famille, – ici la voix de Mollandeux trembla d’une émotion superbe, – quand je pourrai dire : asseyez-vous là, mon gendre ! j’aurai les yeux fiers… Une autre du même ! Ah ! voilà Demailly…
X
Demailly et Nachette descendirent la rue ensemble, et comme ils passaient devant une brasserie qui laissait échapper dans la rue la lueur de ses clartés et la rumeur de ses voix :
– Entrons une minute, – dit Nachette, – j’ai besoin de dire un mot au petit Rubin… Il faut qu’il me chauffe dans sa correspondance, qu’il me reproduise, qu’il me prête de vieux mots, qu’il me mette à la devanture… J’en ai assez de trois sous la ligne : il est temps que je saute à cinq.
Il y avait un rassemblement au milieu de la salle. On était en train de prendre d’assaut les poignées de main d’un membre de la brasserie fraîchement décoré, et qui se laissait assaillir de respects et d’hommages avec un sourire de bon enfant et un fond de dignité : il avait la grâce auguste.
Dans un coin, tout seul, un pot de bière de Bavière devant lui, absorbé dans une béatitude de bonze, était Giroust le dessinateur, dont Demailly avait plusieurs fois vanté, dans Le Scandale, le talent rare de dessinateur parisien et de crayonneur de mœurs. Demailly alla s’asseoir à côté de lui, pendant que Nachette faisait ses affaires.
– Ah ! c’est vous, mon cher ?… Il y a des siècles… – lui dit Giroust, – bonne bière !… Je n’en peux plus, mon cher… j’ai travaillé douze heures… levé au jour… une vieille habitude du temps où je voulais voir la lithographie de Gavarni… à l’étalage… le premier !… Sacr…! mon cher, vous devriez venir chez Ramponneau46… nous y dînons… nous avons une chambre… parce que moi, voyez-vous, tous vos cabarets dorés avec toutes sortes d’affaires… Non !… oui… douze heures, hein ? tous les jours… diable de vie !… bûcher, toujours bûcher… sale journal ! Il y a un animal dans le journal… il veut toujours mettre des yeux à mes bonshommes de second plan, cet enragé-là !… C’est bon la bière… je suis ranplan !… Ils sont à me dire que j’ai le sang échauffé… Je devais aller là-bas quelque temps… je sais bien… me mettre au vert… mais, sacr…! il n’y a que le pavé de Paris, mon cher !… Là-bas, rien, plus rien là-bas… Comme un bœuf !… Une seconde chope !… Ah ! vous vous en allez ?
Ils étaient en face d’une grande librairie du boulevard.
– Le temps de prendre La Presse, – dit Nachette à Demailly.
La librairie était pleine de jeunes Anglaises en chapeau à la Paméla, à voile feuille morte, choisissant des volumes au petit bonheur du titre. Les familiers de la maison, groupés autour du comptoir, causaient entre eux.
Un petit homme brun, alerte, sautant, allant, était partout.
– Bonsoir, messieurs, – dit le petit homme. – C’est fait, vous savez… nous bouleversons la librairie moderne… nous faisons entrer le livre partout, dans l’atelier, dans la chaumière… partout !… Une vraie révolution !… la révolution que M. de Girardin a inaugurée dans le journalisme, nous l’inaugurons dans la librairie… Une bibliothèque Charpentier à un franc, c’est crâne, hein ? Et ça va vous faire lire ! car c’est aussi bien votre affaire que la nôtre : il faut nous soutenir, nous lancer…
– Notre affaire ?… à nous ? – dit Demailly, – pardon. Comment, dans un temps où la plus haute paye du volume Charpentier est de quatre cents francs ; un temps où les meilleurs noms, les plus vrais talents, et jusqu’à de célèbres membres de l’Académie ne touchent pas trente centimes par exemplaire vendu de leurs livres ; quand un volume in-octavo47 rapporte dans les meilleures conditions à peu près mille francs avec une vente à quinze cents exemplaires ; quand le salaire littéraire en est là, vous allez encore le baisser…
– Nous ne baissons pas les prix ; au contraire…
– Vous n’arriverez jamais à me faire croire, – reprit Demailly, – qu’un livre mis par vous dans le commerce à un franc, vous le payerez le même prix qu’en 1830, alors que le même ouvrage faisait deux volumes in-octavo, et qu’il se vendait quinze francs… Réduisez seulement les deux volumes en un comme a fait la spéculation Charpentier, vous baissez le salaire, c’est fatal… Vous me parliez du journalisme : le journal n’a-t-il pas généralement baissé ses prix de rédaction depuis que l’abonnement de quatre-vingts francs est tombé dans les quarante francs ? Il est de principe élémentaire que dans le commerce de l’intelligence toute baisse de la marchandise est aux dépens du producteur. Car, remarquez bien que pour le livre ce n’est pas la somme générale du bénéfice qui dicte le prix d’achat donné par l’éditeur, mais la quotité de bénéfice par chaque unité de l’objet vendu. Ainsi, quand vous passerez un traité avec un homme de lettres, et que vous lui direz : nous gagnons deux sous par exemplaire, il est bien certain que ce seront ces deux sous qui feront la base de votre traité, et non le total de ces deux sous multipliés par le nombre d’exemplaires quel qu’il soit. Maintenant une question : croyez-vous qu’on crée immédiatement un public d’acheteurs de livres ? un public permanent et grandissant, un public ayant la solidité et la durée d’un corps d’abonnés, et sur lequel votre collection puisse compter dans un an, dans deux ans, dans cinq ans, dans dix ans ? Où est passé le public des publications illustrées, des livraisons à vingt et à cinquante centimes ? On n’en sait rien. Avec du bruit et vos grandes relations de librairie, des primes aux libraires commissionnaires, vous enlèverez peut-être un public factice qui se jettera sur vos premiers volumes. Ce sera le succès des ballons roses, et après ? après ? Quand la concurrence aura jeté sur la place des cent milliers d’un franc, les quais en regorgeant, le dégoût venu… qu’est-ce que vous ferez ? Mais cela vous regarde… Pour nous, encore une fois, quel intérêt ? Votre spéculation n’est belle, grande et large qu’avec des livres nouveaux, des noms qui se forment… Il vous faut une vente de sept mille pour couvrir vos frais. Vous essayerez des noms nouveaux, vous n’arriverez pas aux sept mille ; et après deux ou trois essais vous ne voudrez plus vendre que des noms connus, des noms faits, des noms du passé, en un mot, des rééditions. Pour le livre attendu, le livre à succès encore vierge, vous ne l’aurez pas. Il trouvera toujours dans une mise en vente à cinq ou trois francs de meilleures conditions que dans une mise en vente à un franc, gagnât-il, à un franc, vingt mille acheteurs… et pour les jeunes gens, pour les talents de second ordre, une classe très nombreuse et très honorable après tout, vous les tuez par votre publication à un franc. Vous ne les éditez pas, et vous les empêchez de vendre leurs volumes à trois francs. Vous le savez mieux que moi, tout le monde n’est pas de la force d’une vente de sept mille, et… Tenez ! je ne serais pas étonné que, dans quatre ou cinq ans, on en revînt à l’in-octavo.
– Je vois, monsieur Demailly, que vous ne comprenez pas du tout l’opération, – dit le petit homme d’un ton vexé, et, se tournant vers Nachette : – dites donc, Nachette, voulez-vous nous donner un volume ?
– C’est que je n’ai rien… – dit Nachette.
– Rien ? Laissez donc ! Il y a des gens qui ont des malles pleines… On a toujours un titre au moins…
– Un titre ! un titre !… je n’en ai pas sur moi de titre…
– Eh bien, passez demain… Je vous ferai voir une liste de titres : vous choisirez.
– Oui, mais le sujet ?
– Le sujet ?… J’ai aussi une liste de sujets…
Demailly se dit à lui-même : j’avais lu quelque chose comme cela, et je n’y croyais pas…48.
Rue des Moulins, Nachette enfila une allée, prit, en ouvrant le carreau d’une loge, sa clef et un flambeau de cuivre, alluma sa bougie en jetant au portier qui sommeillait l’interrogation :
– Vous n’avez rien ? – et monta avec Charles.
– Tu attends quelque chose ? – lui dit Charles.
– Oui, – fit Nachette, – quelque chose qui n’arrive pas souvent : l’avenir ! – Mais, changeant de ton à la vue d’un jeune homme qui redescendait l’escalier, et prenant sa voix de blague : – Te voilà, toi !
– Je viens de chez toi, – fit l’apostrophé.
– Eh bien, remonte… tu fumeras une pipe, et tu brosseras mon habit !
Et Nachette se retournant vers Charles et lui montrant le garçon qu’il poussait devant lui :
– Mon cher, je te présente monsieur… Je te dirais bien son nom, mais il n’en a pas !… Monte donc, Perrache… Monsieur est un boursier, sauf ton respect… qui a eu l’insolence de naître dans ma patrie… et qui me tutoie sous le prétexte que je le tutoie… Un gandin49, comme tu vois… Il a une raie dans le dos dans la cervelle… Il est vingtième chez un agent de change, et quatre-vingt-dix-huitième chez une actrice des Folies-Nouvelles… Je lui ai entendu dire qu’il savait lire : c’est un jeune homme plein d’illusions !… et un ami de dix louis, n’est-ce pas, Perrache ?
– À ton service, dit Perrache. – Je venais pour t’inviter…
– À dîner ? Encore ? Ah ça, mon cher, c’est un tic ! Tu me mènes dans une gargotte, à La Maison d’or50… et tu te permets d’avoir des opinions au dessert ! Que diable ! Quand on veut se frotter à nous autres, on fait proprement les choses : on se tait, et on se fend !… Un gigot de chevreuil ne suffit pas à réhabiliter un homme de Bourse… Si tu crois qu’un homme connu se résignera à te connaître pour un dîner comme ton dernier dîner !… Ça manquait de truffes sous la serviette, – dit sévèrement Nachette en mâchonnant un filament du bouilli de son dîner retrouvé entre deux dents. Tout en parlant, il avait ouvert la porte de sa chambre, une misérable chambre meublée par l’occasion. L’unique fauteuil avait un bras cassé et mal remis. Une brosse à dents était passée par le manche entre la glace de la cheminée et le mur.
– Ah ! – fit Nachette en voyant Demailly regarder, – ça n’est pas en bois de boule, ici ! – et il força son sourire.
– On va bien chez toi ? – dit Perrache pour dire quelque chose. – Ta famille ?
– Ma famille ? – dit Nachette d’un ton creux, – elle est finie !
– Allons ! mon cher… – essaya de dire Demailly.
– Elle est finie ! reprit Nachette ; et fouillant ses tiroirs, courant après ses affaires, s’animant et s’excitant dans cette recherche nerveuse en plein désordre : – Tiens ! ça t’est bien facile, à toi ! Toi, tes parents t’ont fait une jolie tête… tu es grand… tu as un sourire qui te va bien… Ils t’ont donné un nom propre, un nom qui sonne… Tu as presque l’air d’être noble, les femmes aiment ça… Ils t’ont laissé de l’os51, ton pain sur la planche… de quoi ne pas faire des infamies !… Voilà ce qu’ils t’ont fait ! Moi, les miens, de parents… bon ! sacristi ! une chemise déchirée !… Les miens ? ils m’ont bâti comme un magot… je fais peur… j’ai des ongles d’ouvrier tapissier… et des mains !… je couvrirais mon pied avec ma main ! Ils m’ont fait sans le sou, mes parents, moi !… On m’a mis au collège avec un habit fait d’un vieux drap de billard, moi !… Mais toi, comment donc ! par exemple ! Des parents comme ça, tu as bien le droit de leur élever un mausolée dans ta mémoire !… Allons ! je suis ficelé… partons… Maintenant, Perrache, lâche-nous : on pourrait nous rencontrer !
XIII
– Où en est-on, Joseph ? – dit Nachette au domestique qui lui ôtait son paletot avec un empressement familier.
– On a chanté… c’est fini. Nous avons eu cette demoiselle qui a une voix d’homme… que monsieur Couturat dit qu’on lui a changé sa voix en nourrice.
– Il est là, Couturat ?
– Oui, monsieur, et tous ces messieurs… Monsieur ne m’oubliera pas ?… – et Joseph hasarda la main sur le bras de Nachette en train de boutonner ses gants, – pour les billets de spectacle… n’importe où… oh ! le théâtre m’est égal…
– À une condition, Joseph : vous sifflerez.
– Oh ! monsieur… avec un billet de faveur ?
– Imbécile ! – fit Nachette en entrant avec Demailly.
Tous deux se dirigèrent vers la maîtresse de la maison.
Madame de Mardonnet avait eu quarante ans : elle en avait trente-neuf. Elle n’avait sauvé de sa jeunesse que des épaules magnifiques et de beaux cheveux blonds qui n’étaient pas encore rares. Tout le reste avait sombré dans un de ces embonpoints impitoyables que la quarantaine déchaîne, et que les corsets, selon l’heureuse expression d’une femme, boudinent vainement. Sa beauté ressemblait à une ville enfouie : il fallait s’orienter pour retrouver l’emplacement de sa taille.
Il montait à tout moment, au visage de madame de Mardonnet, des chaleurs, un sang refoulé et errant. Ses yeux bridés, et dont le bleu léger et profond avait pris avec l’âge la sécheresse et l’aigreur de la faïence, avaient encore des battements de vingt ans, des coquetteries et des langueurs.
Madame de Mardonnet était l’auteur d’une série d’ouvrages écrits à l’usage et à la gloire de la femme : petits traités, petits catéchismes, le code et la règle, l’école et l’élévation de l’imagination de la femme, de sa rêverie, de sa religiosité morale, quelque chose comme le guide-âme de la sentimentalité, écrit dans un style ad hoc, filandreux, tendre et entêtant, mélangé de Genlis52 et de sainte Thérèse, relevé de sensualisme mystique et d’une pointe de quiétisme fénelonien. Ces livres de madame de Mardonnet avaient eu le débit d’un mauvais livre ou d’une brochure politique sans nom d’auteur. La France et l’Europe en avaient nourri leurs filles. Ce succès, cette vente, qui allaient toujours, joints aux prix que l’Institut accordait à peu près annuellement à madame de Mardonnet dans la section des prix pour « Ouvrages utiles aux mœurs », rapportaient assez d’argent à madame de Mardonnet pour qu’elle eût un fort joli appartement au second, une soirée, des glaces, et une livrée tous les jeudis. Ces soirées du jeudi faisaient le fond de la vie de madame de Mardonnet. Si elles étaient sa grande dépense, elles étaient, en même temps, le grand moyen de son influence et l’achalandage de son nom, de ses livres, de sa spécialité.
Madame de Mardonnet donna, sans se lever, une poignée de main à l’anglaise aux deux arrivants, et reprit sa conversation avec un monsieur à favoris jaunes auquel elle proposait d’éditer un volume qui serait l’Éducation des filles du XVIIe siècle, remaniée, annotée, appropriée et étendue à tous les besoins délicats et inconnus, à toutes les aspirations nouvelles et légitimes, à tous les développements, aux exigences sociales comme au progrès psychique de la jeune fille moderne, de la jeune fille du XIXe siècle.
Le concert venait de finir. Hommes et femmes, groupés deux à deux, causaient dans tous les coins du grand et du petit salon. La conversation, une causerie intime, voltigeait à l’oreille, sérieuse ici, là souriante et coupée du jeu de l’éventail. Un murmure d’aparté bourdonnait partout ; car dans cette société de madame de Mardonnet il n’y avait rien du monde officiel, de ce monde : un camp de femmes à droite, une haie d’hommes à gauche, où tout à coup un monsieur plus brave que les autres, roide et crispé dans son audace, pousse une sortie jusqu’à une dame, lui tire de haut en bas deux ou trois phrases en pleine poitrine, puis rentre précipitamment dans les habits noirs qui se referment sur lui, comme sur un héros, avec le silence de l’admiration. Chacun, chez madame de Mardonnet, était à l’aise, et personne, même les hommes, n’était gêné de son sexe ; nulle femme, même les jeunes filles, ne gênait par son âge. Il régnait dans ce salon cet entrain, cette grâce cordiale et cette liberté communicative que donne seul aux relations et aux plaisirs sociaux ce genre de femmes qu’on est convenu d’appeler les femmes garçons, femmes charmantes et précieuses, qui, en restant femmes, savent être des camarades et des amies, et qui, délivrées par la franchise de leur caractère des conventions, des mensonges, des petitesses, des grimaces et des préjugés de leur sexe, parlent selon qu’elles pensent, rient quand elles en ont envie, prennent les mots et les poses qui leur viennent, et, toujours en plein naturel, se montrent, même aux sots, telles qu’elles sont. Un honnête bourgeois qui eût présenté là sa fille eût été fort alarmé par la vivacité des rires, la familiarité et l’abandon des attitudes, la liberté des gestes, le ton, les airs, les mille riens sévèrement proscrits par la tradition et l’éducation de la famille. Et pourtant ce monde, malgré ses apparences et ses facilités, valait au fond le monde où les jeunes filles ne répondent que oui ou non, et où les femmes ne valsent qu’avec les valseurs autorisés par leur mari : on eût pesé les fautes de l’un avec les fautes de l’autre, que les jugements téméraires eussent été bien étonnés de voir les balances égales.
Un tel salon est peut-être le seul monde où l’homme de lettres puisse s’acclimater. Sortant de la conception et du rêve d’une œuvre, il veut toucher à la terre, trouver des femmes sans ailes, des esprits gais, des oreilles sans façon. Il lui faut la liberté de la parole pour le délassement de son imagination. Les comédies de la convenance apprise, le cant bourgeois, l’ennuient comme un menuet. Il y a dans les mensonges, les purismes et les innocences de la société quelque chose qui ne lui semble pas fait pour lui, des conventions qui le blessent dans sa conscience d’auteur et dans son amour-propre d’observateur. N’ayant ni le goût ni le temps des petits soins, il laisse à d’autres le métier de faire antichambre tout un hiver dans l’intimité d’une femme pour arriver enfin à lui parler ; et comme pour lui la société n’est point une autre distraction que l’échange des idées, il demande à la femme qui se trouve être sa voisine dans un salon de causer avec lui comme un homme qu’il rencontrerait en diligence. Les femmes reçues par madame de Mardonnet satisfaisaient à toutes ces exigences d’un écrivain qui met un habit et des gants. Toutes, ou presque toutes, jeunes femmes d’auteurs, de musiciens, d’artistes, elles avaient les allures bon enfant, le premier mouvement garçonnier, la camaraderie d’une Diana Vernon53. Frottées au métier, aux amis, à la langue technique de leurs maris, elles eussent étonné un étranger parlant parfaitement le français par des expressions toutes parisiennes, et qui les calomniaient. De temps en temps un mot, un tour de l’argot des coulisses, de l’atelier ou du bureau de journal, se faisait jour dans leur langage. – Une couturière eût encore remarqué un caractère particulier à ce salon : la toilette y avait une signature propre. Elle n’était ni la toilette du monde bourgeois, ni la toilette provinciale de Paris, ni la toilette mondaine du monde ; elle était une toilette originale, excentrique, marquée d’un cachet de caprice et de fantaisie individuelle, marquée surtout d’un cachet de cosmopolitisme qui rappelait dans toute la mise des femmes les voyages des maris.
Madame de Mardonnet fut interrompue au milieu de sa conversation d’affaires avec le monsieur à favoris jaunes par une jeune femme qui vint se réfugier à ses côtés d’un air assez effarouché.
– Qu’avez-vous, ma chère ? – dit madame de Mardonnet à cette jolie brune tout fraîchement séparée de son mari.
– Ah ! c’est monsieur Nachette… il est insupportable ! Voilà une demi-heure qu’il me tourmente avec mon mari… Mon ami lui aurait raconté, à ce qu’il dit.
– Je gronderai monsieur Nachette, ma chère. – Et comme madame de Mardonnet se retournait, elle se trouva en face d’un grand garçon blondasse qui lui était présenté et dont la spécialité en littérature était de se pendre aux pans d’habit de ses amis pour entrer partout, et de suivre les enterrements pour se faire des relations. Madame de Mardonnet, tout en répondant à ses très humbles saluts, s’aperçut que la soirée languissait et que la causerie commençait à s’épuiser. Le proverbe qu’elle avait promis à ses invités manquait par la migraine d’un des deux personnages. Ce désappointement mettait de la froideur dans le salon.
– Oh ! mais – fit-elle en laissant là les compliments de la présentation, – est-ce que nous allons nous ennuyer ? Je ne veux pas qu’on s’ennuie chez moi… Mais je serais perdue de réputation !… Comment ! nous avons ici des hommes d’imagination patentés… et ils n’ont pas une idée ! Voyons, messieurs… mais les anciens acteurs de la comédie italienne improvisaient leurs rôles sur un canevas… Vous en feriez bien autant pour le public qui est ici ! Attendez ! mesdames, voulez-vous que nous cherchions un sujet ? Ces messieurs seront chargés de nous faire immédiatement là-dessus quelque chose d’amusant… L’auteur, bien entendu, aura le droit de prendre autant d’acteurs qu’il voudra.
Un petit conciliabule de femmes se forma dans un coin, et après bien des chuchotements :
– Messieurs, – dit madame de Mardonnet, – il s’agit d’une comédie, d’une charade, d’une parade, de tout ce que vous voudrez, sur… sur vous-mêmes. Notre sujet est : L’Homme de lettres… Vite les noms de tous ces messieurs dans un chapeau.
Ce fut le nom de Demailly qui sortit.
– Vous avez un quart d’heure pour avoir de l’esprit, – lui dit madame de Mardonnet, – qu’est-ce qu’il vous faut ?
– Une grosse caisse, Florissac et Bourniche.
– Accordé ! Il me semble qu’il y a une grosse caisse et des costumes de mon dernier bal masqué dans les débarras, là-haut. Vous les demanderez à Joseph.
Dix minutes après, la porte du salon s’ouvrait à deux battants, et le trio faisait une entrée solennelle. Bourniche tambourinait sur la grosse caisse l’apothéose de Dumersan54. – Son génie et Bobèche55 le mènent à l’immortalité, – ouverture à grand orchestre.
Florissac, en jeune pitre, un papillon balancé à un fil de fer lui dansant devant le nez, le feutre posé à la Jeannot, la souquenille56 de paillasse au dos, ressemblait à l’Antinoüs57 dans une toile à matelas.
Pour Demailly, il s’avançait drapé dans la dignité d’un Fontanarose58 à paillettes.
Bourniche, se laissant glisser, s’adossa au divan rond du milieu du salon, et mit ses deux jambes par-dessus la grosse caisse.
Florissac et Demailly sautèrent à genoux, nez à nez, sur le divan.
– Mesdames et messieurs ! – cria Demailly avec l’accent d’un boniment – Fantaisistes et réalistes ! Et vous, femmes charmantes ! C’est pour avoir l’honneur de nous amuser que nous allons avoir celui de vous divertir par une grrrrrrande représentation du fameux Catéchisme de l’homme de lettres ! morceau à deux voix ! Impromptu nouveau ! écrit sans chandelle ! par un auteur d’une renommée européenne !… Il est de moi, messieurs ! Et de cet imbécile de Vif-Argent ! Saluez, Vif-Argent !… et en avant la musique !
Bourniche joua par-dessous la jambe les trois premières mesures de la célèbre romance : Zim ! Boum ! Boum ! – mélodie qu’il répéta en guise de réponse tout le long de la parade.
– Vif-Argent ! – dit Demailly à Florissac, – levez la toile !
Florissac se moucha.
– La toile est levée, Vif-Argent ?
– Bourgeois ! – dit Florissac.
– Pourriez-vous me dire un peu ce que c’est que la littérature ?
– Bourgeois, c’est une industrie de luxe.
– Vif-Argent !
– Bourgeois !
– Pourriez-vous me dire un peu l’opinion de vos parents sur la littérature ?
– L’opinion de mes parents sur la littérature ? Ça été un grand coup de pied dans… ma vocation.
– Vif-Argent ?
– Bourgeois !
– Pourriez-vous me dire un peu ce que c’est que l’Académie ?
– Bourgeois, c’est l’immortalité en première instance.
– Et la postérité, Vif-Argent ?
– Bourgeois, c’est comme qui dirait la cour de cassation.
– Vif-Argent, qu’est-ce que c’est qu’un homme de lettres ?
– Bourgeois, c’est un homme qui fait danser la danse des œufs aux vingt-quatre lettres de l’alphabet, et qui lance jusqu’à l’avenir des idées qui lui retombent droit dans le gousset, en gros sous.
– Vif-Argent ?
– Bourgeois !
– Faites-moi le plaisir de dire à l’honorable société à quoi on reconnaît un homme de lettres.
– À son déménagement, bourgeois.
– Et un grand homme de lettres, Vif-Argent ?
– À son enterrement, bourgeois.
– Vif-Argent ?
– Bourgeois !
– Par exemple, pourriez-vous nous dire ce que c’est qu’un livre ?
– Un livre, bourgeois ? C’est quelque chose comme un homme : ça a une âme, et ça se mange aux vers.
– Dites à ces messieurs ce que c’est que la réclame, Vif-Argent.
– C’est la poignée de main des hommes de lettres.
– Vif-Argent, pourriez-vous apprendre aux gens considérables qui nous écoutent ce que c’est qu’un éditeur ?
– Le mont-de-piété des manuscrits.
– Mon petit Vif-Argent, il s’agit de nous dire à présent ce que c’est qu’un poète.
– Oui, bourgeois. C’est un monsieur qui met une échelle contre une étoile, et qui monte en jouant du violon.
– Et la critique, Vif-Argent, qu’est-ce que c’est, s’il vous plaît ?
– La poudre à gratter de l’opinion publique.
– Attention, Vif-Argent. Qu’est-ce qu’un vaudevilliste ?
– Bourgeois, c’est un homme qui collabore.
– Vif-Argent, voilà la fin. Pourriez-vous nous dire seulement ce que c’est qu’un roman ?
– Oui, bourgeois. C’est un conte de fées pour les grandes personnes.
– Un journal ?
– Trois sous d’histoire dans un cornet de papier.
– Et un journaliste ?
– Un homme de lettres à la journée, bourgeois.
– Ah ! ah ! ah ! qu’est-ce que le public, Vif-Argent ?
– Bourgeois, c’est celui qui paye.
– Vif-Argent ?
– Bourgeois !
– Si nous demandions une tasse de thé ?
– Oui, bourgeois.
On rit, on applaudit. Madame de Mardonnet trouva la parade délicieuse, et remercia beaucoup Demailly, qui fut comblé de tasses de thé par toutes les femmes.
Le grand jeune homme blond profita du mouvement pour s’esquiver, en glissant à l’oreille de Couturat :
– Vous m’excuserez auprès de madame de Mardonnet… je me sauve : je vais envoyer ça tout de suite à un journal belge.
À une heure, Demailly et ses amis sortirent en bande de chez madame de Mardonnet. Couturat, le long du chemin, éveillait en sursaut les cochers endormis sur leurs sièges, en leur criant avec les intonations de l’acteur Félix59 :
– Cocher ! Hé ! là-bas !… nous sommes des fils de famille… en train de manger notre patrimoine !
– Est-ce qu’on se couche ? – dit Nachette.
– Entrons au bal de l’Opéra60 : ce sera un prétexte pour souper.
Demailly, Couturat et Nachette entrèrent tous les trois au foyer. Au second tour, Nachette disparut avec une femme masquée jusqu’aux dents.
– C’est embêtant ! – fit Couturat, – je connais toutes ces dames comme… comme ma poche, parbleu !… – Qu’est-ce que tu veux, mon petit chat ? – dit-il à un domino qui venait à lui, – m’intriguer ? eh bien intrigue-moi, ma petite Louise… Vois-tu, Demailly, il n’y a pas de position plus bête que de reconnaître tout le monde au bal de l’Opéra… J’aimerais presque autant ne connaître personne. Non, à la fin, je t’assure, ça impatiente de mettre le petit nom sur tous les masques : venir ici pour réciter le calendrier, tu conviendras… ce n’est pas une position !… Bonjour ! bonjour !…
Et Couturat distribuait des inclinations de tête.
– Tiens ! une femme que je ne connais pas !… Tu vas voir ma chance ! Je parie que c’est une femme que je ne connais plus !…
Et Couturat manœuvra au milieu de la presse pour arriver à une femme blonde auprès de laquelle un tout jeune homme était assis.
Couturat regarda la femme à travers son masque, se pencha, et lui glissa à l’oreille :
– Hermance !
Le domino tressaillit.
– Je savais bien !… Dis donc, tu les élèves donc à la brochette, maintenant ? Qu’est-ce que c’est que ce petit monsieur ?
– Des millions ! mon cher.
– Sur quoi ?
– Sur une vieille tante.
– Qu’est-ce qu’il fait ?
– Il m’aime.
– On ne lui présente donc pas les amis ?
– Impossible… Il est jaloux comme un vieux… Même, tu serais bien gentil de t’en aller, parce que s’il croyait… il me croit une femme bien, mon cher.
– Mes excuses, beau masque !
Et Couturat s’inclina de l’air le plus respectueux et le plus désappointé.
– Hein ! qu’est-ce que je te disais ? – dit-il à Demailly, – c’est une femme, figure-toi… Enfin, dire que nous nous sommes trouvés avec trois sous !… un cinq janvier !… Nous avons été entendre un sermon dans une église où il y avait des paillassons !…
– Couturat ! Couturat ! J’ai quelque chose à te dire… Deux minutes…
Et une femme lui prit le bras d’autorité et l’entraîna dans une loge.
Demailly, resté seul, descendit dans la salle où il trouva, affaissé sur une banquette, les yeux écarquillés, Giroust, qui, dans un costume de paysan badois, semblait un poussah sur lequel on aurait passé une paire de bretelles.
– Demailly… mon cher… Je suis ranplan.
– Toujours ?
– Tiens ! Vous êtes en pékin61… Moi, ma culotte !… hein ? Je crève dedans… J’ai envie de tirer des oies, comme à la fête de chez nous, avec un grand bâton… mais ce n’est pas tout ça. J’ai mon idée… Je suis venu pour voir ce tremblement de là-haut… positivement. Mais je ne peux pas… non, jamais je ne pourrai y arriver… Aussi pourquoi font-ils des escaliers pour monter ? C’est exprès : ils ne veulent pas qu’on monte, voyez-vous… Les pompiers se payent des salades d’oranges là-haut… C’est pour ça, ils ne veulent pas… Montons, hein, voulez-vous ?… Ah ! ce que c’est que mon costume ?… badois… Forêt-Noire… Y venez-vous cet été ? Nous serons cinq… à pied… superbe… kirsch… excellent ! Nous montons, n’est-ce pas ?
Charles avait pris Giroust sous le bras et le remorquait, non sans peine, dans l’escalier.
– Mon cher, c’est bête, j’ai du roulis dans les jambes, – disait Giroust, pendu à Charles et tirant sur son bras à chaque enjambée. – Je suis bien ennuyé, allez, maintenant : je ne sais plus ce que je jauge… Tant que je suis assis, ça va, mais… Un instant, que je souffle… Vous savez bien, Élisa ? Nous sommes fâchés… Je vous dis ça, à vous, Demailly, parce que je sais… Ce soir, mon cher, je monte avec le cocher à cause de l’air, j’aime l’air, moi… Il me parlait, ce cocher… Je lui disais : Ne me parlez pas ! Il me parlait !… Je vous demande un peu l’air que ça me donnait… Ce n’était pas pour moi, vous comprenez, mais pour le monde… À la fin, voilà qu’il donne des coups de fouet à ma maîtresse, qui était dans la voiture… Ça ne fait rien, c’était un insolent, ce cocher… Moi, d’abord, les femmes… Oh ! les femmes !… Mais je lui ai dit, à ce cocher, qu’il y avait deux gendarmes, le gendarme physique et le gendarme moral, le gendarme qui nous patrouille dans l’intérieur, sans cheval ni bonnet à poil, ni sardine… la conscience, quoi !… et le gendarme de grande route… oui… ouf !
Charles avait enfin échoué Giroust sur une banquette des quatrièmes loges. Giroust s’allongea sur le rebord de la loge, mit les deux coudes sur le velours, et appuya son menton sur ses deux mains. Charles s’accouda, et tous deux contemplèrent quelque temps, sans rien se dire, la salle et le bal.
Au-dessus d’eux, au plafond, ici et là, un morceau de pourpre, une chair rose, un flanc de déesse, un pan de manteau, sortent confusément d’un ciel effacé et de nuées qui s’enfuient. Au-dessous d’eux, un ciel de lustres, un voile éblouissant de feux blancs ; les guirlandes d’or des balcons, les cordons de feuillages balançant les instruments d’or ; du haut en bas des loges, sur le repoussoir de leur fond rouge, des cravates blanches, des visages rougis par la chaleur, le triangle blanc des chemises d’hommes, des chapeaux noirs, des habits noirs ; des ombres de femmes noires, des paires de gants blancs qui rabattent ou relèvent en causant la barbe d’un masque sur un menton ; en bas, aux deux côtés de la salle sur les deux escaliers rouges, entre les municipaux effarés, des flots de masques, des flots de femmes qui piétinent de marche en marche et piaffent déjà la danse ; en bas, la salle qui engloutit tout ; du blanc, du rouge, du rose, du vert, des plumes, des casques, des épaules, des jupes, des chamarres, des chapeaux, des bouffettes, des diamants faux… Une mer d’éclairs, qui toujours sautent ! Manches en l’air, jupes qui tournent, avant-deux62 brouillés et heurtés, galops brisés, plumets et rubans au vent… et la musique, le déchaînement des cuivres, la batterie des tambours, le tonnerre de l’orchestre ; et le bruit de la salle, les hourras, les vivats, les refrains, les chœurs, les huées, les appels du pied, le cri des crécelles, la claque des danseurs sur leur cuisse, et le plancher qui toujours ronfle sous la danse… – L’arc-en-ciel et le sabbat, tout leur monte aux yeux et aux oreilles dans un brouillard de rayons, dans un murmure de rumeurs, dans une nuée chaude, dans une vapeur fauve, dans la poussière et l’haleine d’une bacchanale…
– Est-ce beau ! – dit tout à coup Giroust, que ce spectacle de vertige semblait avoir dégrisé. – Est-ce beau ! Mais rendre ça !… le tripotis, le roulement, ça ! Cristi ! un rude monsieur qui fera danser ces chaudrons-là, ces soleils-là et ces fusées-là dans un dessin du diable !… Concevez-vous, hein, Demailly ? Quelque chose d’enragé comme cet avant-deux !… Du poché, du claquant… et que ça tourbillonne ! Peindre la musique, le cancan, tout ! Et des coups de pistolet comme cette jupe jaune… Pan ! pan ! pan !
Et, du pouce, Giroust fit le geste d’un homme qui pose des tons de premier coup sur une toile.
– Et penser à tant de belles choses modernes qui mourront !… qui mourront, mon cher, sans un homme, sans une main qui les sauve !… Ah ! que de crânes décors, et que de crânes bonshommes, les boulevards, les Champs-Élysées, les Halles, la Bourse, Mabille63, est-ce que je sais !… C’est pourtant ce gredin de journal… Quand je pense que je suis assez lâche pour… Tenez ! Demailly, vous vous dites : Pourquoi Giroust boit-il ?… Si vous ne vous le dites pas, il y en a d’autres qui le disent pour vous… Eh bien ! voilà pourquoi je bois… Parce que je sens, et que je ne peux pas !… Je vois des choses… Impossible d’y monter ! C’est comme pour l’escalier tout à l’heure… Je voudrais vouloir, et je ne peux pas… et je bois !… Oui, c’est beau, ça !…
Deux minutes après, Giroust s’endormait sur la banquette. Charles le laissa à ses rêves et redescendit. Couturat lui reprit le bras, et ils se promenaient dans le corridor des premières loges, quand Nachette vint à eux d’un air de mauvaise humeur.
– Nachette, sur quoi as-tu marché ? – lui dit Couturat. – Sur une femme honnête ?
– Très honnête ! – dit Nachette. – C’était la Raisin…
– Ah ! ah ! – dit Couturat. – Je suis sûr que Demailly ne sait pas…
– Je ne sais rien, – dit Demailly, – la Raisin est ?…
– Une juive, mon cher, – dit Nachette, – qui a voué son enfant à la Vierge, et qui l’aime !… Elle se confesserait publiquement pour lui faire plaisir, ce qui serait un joli dévouement, je t’en réponds ! Figure-toi une marchande à la toilette de mobiliers… mais rouée !… et qui a eu une idée… superbe ! On va chez elle, toi ou moi, mais généralement ce n’est ni toi ni moi, c’est une femme. Ah ! comme c’est gentil chez vous ! Comme c’est bien arrangé ! Oui, dit la Raisin, ça me coûte assez cher… mais j’ai d’autres meubles en vue, et si ceux-ci vous vont, vous me ferez des billets… – Un commerce d’or !… C’est pour cela que je l’intriguais, mon cher, pour un mobilier… Son dernier mobilier… Je voulais déménager, avoir un appartement qu’un membre du conseil des avocats pût inspecter sans loucher… Tu ne sais pas ce qui m’arrive ? Je tombe sur le premier mobilier que la Raisin veut garder… C’est clair, elle n’a pas confiance dans ma signature… Allons donc souper… le bal est ignoble.
XV
Arrivés au boulevard Montmartre, à une porte couronnée de deux enfants en plâtre, assis au côté d’un petit phare où se lisait : VACHETTE64, les trois amis franchirent une écaillère qui ouvrait avec fureur des huîtres d’Ostende et des huîtres de Marennes.
Des avalanches de garçons roulaient dans l’escalier. Des cris aigus se croisaient : L’addition du 4 ! – L’addition du 9 ! Pendant que, dans les entrailles du mur, un taureau semblait mugir à l’oreille d’une cuisine enterrée vive la commande éternelle d’un monstre aux trois cents bouches.
– Un moment, – dit Couturat, – je vais vous présenter.
Et il entra dans le grand salon du restaurant en marchant sur ses mains.
Toutes les tables étaient pleines. La chaleur du gaz, les bouffées des cigares, l’odeur des sauces, les fumées des vins, les détonations du champagne, le choc des verres, le tumulte des rires, la course des assiettes, les voix éraillées, les chansons commencées, les poses abandonnées et repues, les gestes débraillés, les corsets éclatants, les yeux émerillonnés65, les paupières battantes, les tutoiements, les voisinages, les teints échauffés et martelés par le masque, les toasts enjambant les tables, les costumes éreintés, les rosettes aplaties, les chemises chiffonnées toute une nuit, les pierrots débarbouillés d’un côté, les ours à demi rhabillés en hommes, les bergères des Alpes en pantalon noir, un monsieur tombé le nez dans son verre, un solo de pastourelle exécuté sur une nappe par un auditeur au conseil d’État, et l’histoire du ministère Martignac66 racontée au garçon par un sauvage tatoué, – tout disait l’heure : il était cinq heures du matin. Comme ils entraient, il y avait un grand brouhaha au fond de la salle : trois grands drôles, costumés en plumets de cavalerie, priaient, – avec les mains, – un domino masqué de se démasquer.
– Ne démasquez pas cette dame ! – criait un individu enveloppé d’un froc brun et assis à une petite table contre la cheminée, – c’est peut-être la femme de quelqu’un !
– Mais, – dit Couturat, – c’est la voix de…
– De Mollandeux !
Ils marchèrent vers la table : c’était Mollandeux en moine.
– Tiens !
– Lui-même !
– Toi ?
– Moi. Asseyez-vous.
– Tu viens du bal ?
– Jamais.
– Et ton costume de moine, où l’as-tu pris ?
– Dans la garde-robe des vieilles institutions françaises… Garçon ! des femmes !… Monsieur ! oh ! Monsieur ! là-bas ! à quoi pensez-vous ? Au chapeau d’Henri IV ?… Comment ! on bat les femmes !… Avance ici, sauvage ! et songe un peu que si on avait retrouvé Ménandre67, nous saurions ce que c’est que la comédie moyenne !… Tu me diras : Nous avons M. Scribe68… Je te connais, tu me le diras… Pas un mot de plus !… Messieurs !… messieurs ! que deviendra la vieille gaieté française ? Nous secouons les derniers pampres… Messieurs, quand il y a dans un pays une chose qui s’appelle Académie des sciences morales et politiques… Je bois à la santé de nos enfants naturels !… Madame ! Madame ! Donnez-moi votre bouquet : j’ai envie d’embrasser une rose artificielle… Qu’est-ce qui me passe une épaule ? Une épaule ?… Une… soignée !… Hé !… voisine… Qu’est-ce qui dit que je suis drôle ? Imbécile, c’est mon état !… Figurez-vous, Fanny… Avez-vous lu des contes de fées, ma petite chouchoute ? Il y avait une fois un journal qui s’appelait L’Assemblée nationale… M. Guizot y écrivait sous le pseudonyme de Matharel de Fiennes : on ne l’a jamais reconnu… Eh bien ! Il y avait dans le bureau de rédaction un tableau synoptique… synoptique, Julie !… Il aurait pu ne pas être synoptique… mais il était synoptique… des mots proscrits dans le feuilleton… Messieurs, vous voyez les deux globes d’albâtre de mademoiselle : il m’était défendu de les appeler par leur petit nom !… Zéphyrine ! Vous n’êtes pas corrompue par la morale de Chamfort, ça me va ! Vous habitez la rue Papillon… et vous raccommodez les châles en cachemire… Vous êtes un ange !… Garçon ! garçon ! Deux doigts de verrou69 !… Parbleu ! ce n’est pas sur la carte… mais c’est dans tous les romans de Crébillon fils… est-il bête, ce garçon ! Il est né sur les ruines de la Bastille !
Ici, Mollandeux reprit haleine en buvant coup sur coup deux grands verres de bourgogne. Il avait un succès complet : les hommes pouffaient, et les dames le trouvaient rigolo70. Demailly, assis à côté de lui, lui versait à boire. Couturat allait d’une table à l’autre en lutinant de vieilles connaissances, à qui il parlait à l’oreille, et dont il saluait les amants.
– Ton frère m’a ciré mes bottes à l’entrée du bal… Tu n’as rien fait pour l’éducation de cet enfant : vois mes bottes ! – disait Nachette à un domino abandonné, à côté duquel il était allé s’asseoir, et qui lui tournait le dos en mordant de colère un mouchoir brodé.
– Ah ! messieurs, – dit Mollandeux en se levant, – qu’est-ce que la vie, vita en latin ? Voulez-vous que je vous récite Byron ? La vie, un long enchaînement de misères… une vallée de larmes ! On perd des parapluies… ses parents… la confiance de ses fournisseurs… J’avais un ami qui faisait mes bottes neuves, je l’ai enterré, messieurs… On se trouve des chaussettes trouées… On est garçon ; on se marie avec une femme qui n’est pas à la hauteur de vos sentiments… On a des enfants… et du ventre… et puis on meurt… De profundis !
Et Mollandeux donna le la sur une bouteille vide…
Sur le boulevard :
– Vient-on ? – dit une voix.
– Quoi faire ?
– Manger une soupe à l’oignon à la halle.
Tout le monde tourna le dos à la proposition. Et chacun rentra chez soi par les rues sans passants, où le pas sonne à travers la ville endormie, à travers ce Paris de la nuit, mystérieusement mort, immobile et muet sous la lune, comme une Pompéi gardée par des sergents de ville.
Demailly rentré chez lui, les pieds au feu qui l’attendait, son cigare allumé, prit sur une table un album qui avait un fermoir à serrure, écrivit dessus quatre ou cinq lignes, et se remit à fumer en feuilletant au hasard ce livre manuscrit qui portait à la première page : Souvenirs de ma vie morte.
C’est un des phénomènes de l’état de civilisation d’intervertir la nature primitive de l’homme, de transporter la sensation physique dans le sensorium moral, et d’attribuer aux sens de l’âme les acuités et les finesses que l’état sauvage attribue à l’ouïe, à l’odorat, à tous les sens du corps. Charles Demailly en était un remarquable et malheureux exemple. Nature délicate et maladive, sorti d’une famille où s’étaient croisées les délicatesses maladives de deux races dont il était le dernier rejeton et la pleine expansion, Charles possédait à un degré suprême le tact sensitif de l’impressionnabilité. Il y avait en lui une perception aiguë, presque douloureuse de toutes choses et de la vie. Partout où il allait, il était affecté comme par une atmosphère des sentiments qu’il y rencontrait ou qu’il y dérangeait. Il sentait une scène, un déchirement, dans une maison où il trouvait des sourires sur toutes les bouches. Il sentait la pensée de sa maîtresse dans son silence ; il sentait dans l’air les hostilités d’amis ; les bonnes ou mauvaises nouvelles, il les sentait dans l’entrée, dans le pas, dans le je ne sais quoi de l’homme qui les lui apportait. Et toutes ces perceptions intérieures étaient si bien en lui sentiment et pressentiment, qu’elles précédaient les impressions et les remarques de la vue, et qu’elles le frappaient avant l’éveil de son observation. Un regard, un son de voix, un geste, lui parlaient et lui révélaient ce qu’ils cachaient à presque tout le monde ; si bien qu’il enviait de tout son cœur ces bienheureux qui passent au travers de la vie, de l’amitié, de l’amour, de la société, des hommes et des femmes, sans rien voir que ce qu’on leur montre, et qui soupent toute leur vie avec une illusion qu’ils ne démasquent jamais.
Cela, qui agit si peu sur la plupart, les choses, avait une grande action sur Charles. Elles étaient pour lui parlantes et frappantes comme les personnes. Elles lui semblaient avoir une physionomie, une parole, cette particularité mystérieuse qui fait les sympathies ou les antipathies. Ces atomes invisibles, cette âme qui se dégage des milieux de l’homme, avait un écho au fond de Charles. Un mobilier lui était ami ou ennemi. Un vilain verre le dégoûtait d’un bon vin. Une nuance, une forme, la couleur d’un papier, l’étoffe d’un meuble le touchaient agréablement ou désagréablement, et faisaient passer les dispositions de son humeur par les mille modulations de ses impressions. Aussi, le plaisir ne durait-il pas pour lui : Charles lui demandait un ensemble trop complet, un accord trop parfait des créatures et des choses. C’était un charme bien vite rompu. Une note fausse dans un sentiment ou dans un opéra, une figure ennuyeuse, ou même un garçon de café déplaisant, suffisaient à le guérir d’un caprice, d’une admiration, d’une expansion ou d’un appétit.
Cette sensivité nerveuse, cette secousse continue des impressions, désagréables pour la plupart, et choquant les délicatesses intimes de Charles plus souvent qu’elles ne le caressaient, avait fait de Charles un mélancolique. Non pas que Charles fût mélancolique comme un livre, avec de grandes phrases : il était mélancolique comme un homme d’esprit, avec du savoir-vivre. À peine s’il semblait triste. L’ironie était sa façon de rire et de se consoler, une ironie si fine et si voilée, que souvent il était ironique pour lui-même et seul dans le secret de son rire intérieur.
Charles n’avait qu’un amour, qu’un dévouement, qu’une foi : les lettres. Les lettres étaient sa vie ; elles étaient tout son cœur. Il s’y était voué tout entier ; il y avait jeté ses passions, le feu de la fièvre d’une nature ardente, sous une apparence froide.
Au reste, Charles était un homme comme tous les autres hommes. Il n’échappait pas à la personnalité et à l’égoïsme de l’homme de lettres, aux rapides désenchantements de l’homme d’imagination, à ses inconstances de goûts et d’affections, à ses brusqueries et à ses changements. Charles était faible. Il manquait de cette énergie toujours prête, de l’énergie au saut du lit. Il lui fallait se préparer à une action vigoureuse, se monter à une résolution violente, s’y exciter, s’y entraîner lui-même. L’être physique ferait-il l’homme ? et nos qualités morales et spirituelles ne seraient-elles, ô misère ! que le développement d’un organe correspondant ou son état morbifique71 ? Charles devait peut-être tout son caractère, ses défaillances comme ses passions, à son tempérament, à son corps presque toujours souffrant. Peut-être aussi était-ce là qu’il fallait chercher le secret de son talent, de ce talent nerveux, rare et exquis dans l’observation, toujours artistique, mais inégal, plein de soubresauts, et incapable d’atteindre au repos, à la tranquillité de lignes, à la santé courante des œuvres véritablement grandes et véritablement belles. Mais que sert de peindre Charles ? Il s’est confessé lui-même à lui-même dans ce journal de son âme, où sa main, ses yeux et sa pensée se promènent au hasard, accrochant ce qui suit au passage :
XVII
Je suis retombé dans l’ennui de toute la hauteur du plaisir. Je suis mal organisé, prompt à la fatigue. Je sors de l’orgie avec un abattement d’âme, un affaissement de tout l’être, une prostration et un dégoût du désir, une tristesse vague, informulée et sans bornes. Mon corps et mon esprit ont des lendemains d’un gris que je ne puis dire. Après quelques ardeurs, une satiété immense, une indigestion morale, un vide, et comme une poche d’eau dans la cervelle…
7 février.
Vendu aujourd’hui à un éditeur mon premier livre, – rien que les frais. – Je traversai le jardin des Tuileries en courant, heureux, léger comme une plume, respirant à grands traits, soufflant comme Éole, la bouche crispée en un gros sourire ; – il pleuvait ; – personne dans le jardin – que des enfants qui faisaient des gâteaux de boue, et me regardaient et riaient sans comprendre.
Mai.
Nous sommes derrière la Madeleine.
– Puis-je vous écrire ?
– Mon mari ouvre toutes mes lettres.
Elle s’arrête, et moi je m’accoude à une devanture de boutique.
– C’est impossible !
Un silence ; – elle se passe la main sur les yeux.
– … Non !…
– Impossible ? Oh ! madame, est-ce qu’une femme…
Elle, agitée : – Tenez, il vaut mieux ne point se revoir.
– Oh ! madame, pourquoi ne pas mettre un roman dans votre vie ?
– Un roman ?… un roman ! – (soupirant) – oh ! c’est bien sérieux pour moi ! – (souriant à demi) – mon mari me défend d’en lire…
Elle me regarde, et brusquement : – Quittons-nous !
– Oui, madame, à une condition : je vous suivrai.
Elle traverse la rue ; il y a une noce qui sort de l’église.
Nous nous plaçons près de la grille. Elle a un rayon de soleil sur le front.
– Regardez la mariée… Est-elle jolie ?
Moi d’un ton ému : – Vous ne me laisserez pas ainsi… je vous reverrai.
– Et pourquoi ?… c’est un jeu pour vous, une chose sérieuse pour moi… Je vous ai provoqué… j’ai excité chez vous… un petit sentiment… j’ai été imprudente… je viens de vous dire mille paroles sans suite… les premières qui me sont venues à vous dire… Allez ! ce n’est pas grand’chose chez vous tout cela… et ça ne laissera pas grande trace… Il vaut mieux qu’il n’y ait rien entre nous…
Je proteste de mon sérieux.
Elle, d’un ton de voix abandonné :
– Oh ! j’ai bien du plaisir à vous voir de près, moi qui ne peux vous voir que de loin… – Puis brusquement : – Saluez-moi et partez !… voilà mon mari !
Décembre 185…
Ne sachant que faire, j’entre dans un petit spectacle. Le placeur, c’est Jacqmin, l’ancien homme à tout faire du petit journal Le Crocodile. Des filles aux avant-scènes et aux loges découvertes, quelques-unes voilées, se dévoilant à demi et se montrant un peu à des messieurs ou à un monsieur de l’orchestre, d’autres, aux jeunes gens d’en face, souriant ou faisant des menaces du doigt. À tout moment, les ouvreuses, suivies de femmes, demandant aux gens placés le premier rang « pour des dames ». Les spectateurs de l’orchestre assis de côté, et tournant à demi le dos à la scène. La fille se sent dans son salon. Elle a les poses penchées de l’orgueil du chez soi et de la calèche. Au balcon et aux avant-scènes, des rangs d’hommes au teint blafard que les lumières font paraître blanc ; une raie androgyne en pleine tête, un soin féminin de la barbe et de la chevelure ; se renversant comme des femmes et s’éventant avec le programme plié en éventail ; gesticulant à tout moment de leur main chargée de bagues pour ramener de chaque côté des tempes leurs cheveux poisseux en un gros accroche-cœur, et se tapotant les lèvres avec la pomme d’une petite canne, ou fumant un sucre d’orge.
Novembre.
Point dormi de la nuit, et je me lève comme un homme qui a passé la nuit au jeu. Des espérances en moi qui viennent et reviennent. Ce n’est qu’un acte, la pièce que j’ai remise à l’Odéon, mais c’est un moyen d’arriver au public. Je n’ai pas le courage d’attendre la réponse chez moi, et je me sauve à la campagne, regardant bêtement à la portière du chemin de fer passer les arbres et les maisons. D’Auteuil, je gagne le pont de Sèvres. J’ai besoin de marcher. Là, sur la gauche, dans les vapeurs bleues, dans l’or de l’automne, je vais devant moi au hasard, sur la route de Bellevue. Je rencontre, tenant une blonde petite fille à la main, une jeune fille, maintenant mère, que j’ai eu pendant huit jours la très sérieuse intention d’épouser. – Oh ! le vieux passé qu’elle me rappelle ! Tant d’années qu’on ne s’est vu ! On s’apprend les mariages et les morts, et l’on est grondé doucement d’avoir oublié d’anciens amis… J’accroche en passant un homme qui sort de la maison de santé du docteur Fleury72 : c’est le vieux dieu du drame, Frédérick Lemaître73… Et dans tout cela, par tous ces chemins, dans toutes ces rencontres, dans ma vie morte qui me revient, dans ce que fait repasser devant moi le hasard, dans cette ombre de ma jeunesse qui semble me promettre une vie nouvelle, je marche et roule écoutant et regardant tout comme un présage tantôt bon, tantôt mauvais, plein de pensées qui se heurtent autour d’une pensée toujours fixe, prêtant aux choses un sentiment de ma fièvre, et croyant dans un air d’orgue qui passe entendre l’ouverture de ma pièce…
En rentrant, rien.
185…
La femme semble toujours avoir à se défendre de sa faiblesse. C’est à propos de tout et de rien, un antagonisme de désirs, une rébellion de menus vouloirs, une guerre de petites résolutions incessante et comme faite à plaisir. La combativité est à ses yeux la preuve même de son existence. Le caprice est la façon d’exercice de sa volonté. La femme gagne à ces batailles sourdes, courtoises, mais irritantes, une domination abandonnée, des victoires sur la lassitude, en même temps qu’un peu du mépris de l’homme qui n’aime ni ne sait dépenser sa force et son gouvernement en détail, à toute heure et sur tout.
Été voir un tableau de Grancey à Bougival74. Ce petit pays, l’atelier, la patrie du paysage. Chaque pli de terrain, chaque saulée, rappelant un tableau. C’est comme si on se promenait sur la palette de presque tous nos paysagistes. Il y a des coins d’eau, d’herbes et de saules où l’on croit voir le numéro de l’exposition mal effacé et les chiffres danser dans le ciel. À Bougival, le garde champêtre ne garde point les propriétés : il garde les vues, les effets, il empêche qu’on ne vole les soleils couchants. – Grancey est le doyen de Bougival, avec Pelletan75, qui a été son prophète. – Déjà de l’histoire, déjà des reliques : la maison de Lireux76, et les dîners du dimanche à ciel ouvert, la maison d’Odilon Barrot77, et le kiosque propice à la digestion du libéralisme ; – des murs, et des hommes qui vous parlent d’idées et de femmes qui ne sont plus ; – deux catalpas78 dans l’île d’Aligre s’embrassant vers le haut, qui sont le premier tableau de Français79 ; et on le revoit, on revoit la petite femme nue couchée sur une peau de tigre, sous la verdure ; – là-haut est la jonchère, aussi joliment perchée qu’un château de Lucienne80, regardant les ateliers de Bougival, d’aussi haut que la fortune d’un tailleur regarde un campement de bohémiens.
185…
Été tâter le pouls aux lettres dans les petits journaux81. Plus d’école, plus de parti. Plus une idée, plus un drapeau. Des insultes où il n’entre pas même de colère, des attaques sans conviction ! La somme fixe d’injures qui se dépensaient hier, dans tout l’ensemble du pays, sur toutes les têtes administrantes, gouvernantes, régnantes, refluant aux lettres. Rien – que des scandales de coulisses, des bons mots de coiffeur, des plaisanteries scatologiques. Ni un jeune homme, ni une jeune plume, ni même une jeune amertume… Plus de public ; une certaine quantité de gens seulement qui aiment lire pour leur digestion, comme on boit un verre d’eau après une tasse de chocolat, gens demandant une prose coulante et claire, de l’eau de Seine clarifiée ; gens aimant à se faire raconter en voyage, en voiture, en chemin de fer, des histoires par un livre qui en tient beaucoup ; gens qui lisent, non pas un livre, mais pour vingt sous.
Je réfléchis combien un de mes sens, la vue, m’a coûté. Combien dans ma vie aurai-je tripoté d’objets d’art, et joui par eux ! Insensible ou à peu près aux choses de la nature, plus touché d’un tableau que d’un paysage, et par l’homme que par Dieu.
Juillet.
La lorette ne devient belle qu’à quarante ans. – Un de mes amis en train de meubler en bois de rose une femme du monde – ou des environs – me prend le bras au Château des fleurs82, et, jetant un regard de mépris sur les créatures qui passent : – Les femmes du monde sont aussi jolies que ça… et ça ne coûte rien, – la première fois !
Ma maîtresse me racontait qu’elle avait eu une fluxion de poitrine, où elle n’avait pas eu de quoi acheter le nombre de sangsues prescrites par le médecin… J’allais être ému, plus peut-être qu’il n’était nécessaire pour être poli, quand j’ai pensé à toutes les souffrances qui ont de quoi s’acheter toutes les sangsues du monde… Le tout est de savoir si un homme qui meurt de male-amour ou de male-ambition souffre autant que l’homme qui meurt de faim. Pour moi, je le crois.
Hier, j’ai rencontré chez un ancien ministre un de mes anciens camarades de collège qui se destine à être homme d’État. Il est resté toute la soirée dans la conversation des hommes de soixante ans, sans ouvrir la bouche, et sérieux comme un doctrinaire qui boit. – Garçon d’avenir ! a dû se dire l’ancien ministre, il écoute avec une profondeur !…
J’aime surtout les génies non officiels. – De l’homme sauvage à Rembrandt et à Hoffmann, quel chemin ! La merveilleuse corruption, si l’on veut83.
J’ai vu aujourd’hui le modèle des maîtresses, la maîtresse d’un jeune Allemand, une Italienne assez attachée à la poitrine malade de son amant pour l’empêcher de sortir tous les soirs, s’enfermant avec lui, causant, fumant des cigarettes, lisant, – et cela toujours couchée sur une chaise longue, montrant un bout de jupon blanc, et les bouffettes84 rouges de ses pantoufles. Viennent deux ou trois Allemands qui apportent leurs pipes, deux ou trois idées hégéliennes, et un très grand mépris pour la politique de la France qu’ils traitent de politique sentimentale. La dame du logis ne sort guère plus dans la journée que le soir. Elle a conservé à Paris les habitudes de réclusion de la femme italienne, et pour s’occuper, quand elle a découvert dans Le Constitutionnel un roman qui ne dure pas vingt-quatre volumes, elle le traduit, – pour elle toute seule, – en pur toscan. – Un intérieur charmant. Mais trop de portraitures d’amis et de parents. Cela ressemble au temple de l’Amitié. De tous ces portraits, un seul est intéressant au point de vue moral : c’est le portrait de la maîtresse par la mère de l’amant.
Janvier.
Un fier balayage de fortunes – ce Paris ! – et la mort aux jeunes gens !… et si vite, et avec si peu d’aventures, si peu de bruit ! Ah ! le boulevard en mange diablement de ces caracoleurs, de ces viveurs ! Un an, deux ans au plus, – et brûlés ! – Je rencontre un de mes anciens amis, qui a coupé ses dettes à temps, qui s’est rangé, qui a pris racine dans la vie provinciale, qui s’est fait à son cercle de sous-préfecture, aux jours qui se suivent et se ressemblent, aux hivers à la campagne. – « Et un tel ? lui demandai-je. – Il a un conseil judiciaire… Il empruntait à quatre cents pour cent à des messieurs qu’il rencontrait aux courses… Ah ! ce qu’il a mangé, celui-là, en bêtes de somme… et autres ! – Et le gros que je voyais toujours chez toi ? – Marié, mon cher… une chance ! – Et l’autre si gai ? – Il s’est retiré avec sa maîtresse en Dordogne, au diable, dans sa dernière ferme… Il fait le piquet avec son curé. – Et tu sais, Chose ? – Ah ! Chose, il a fini par un fait divers : il s’est fait sauter le caisson !… Un coup de pistolet, v’lan ! » C’est une suite de catastrophes, de misères, de ruines – ou de chutes dans le pot-au-feu.
Je vais au Monde des arts pour y remettre un article. J’y trouve Masson85, un homme que je n’avais encore vu que dans ses livres, et que j’aimais déjà en l’admirant. Une face pleine, presque lourde, le masque empâté d’un dieu où la divinité dort ; des yeux où une intelligence superbe semble sommeiller dans la paresse et la sérénité du regard ; sur tout le masque une lassitude et une force de Titan au repos. Un grand homme brun est à côté de lui qui s’écrie : – Oui, voilà mon système de travail : se coucher à huit heures, se lever à trois, prendre deux tasses de café noir et aller en travaillant jusqu’à onze… – Ici Masson sortant comme d’un songe : – Oh ! cela me rendrait fol ! Moi, le matin, ce qui m’éveille c’est que je rêve que j’ai faim. Je vois des viandes rouges, des tables immenses avec des nourritures, des festins de Gamache86… La viande me lève. Quand j’ai déjeuné, je fume. Je me lève à sept heures et demie, ça me mène à onze heures. Alors je traîne un fauteuil, je mets sur la table le papier, les plumes, l’encre, le chevalet de torture ; et ça m’ennuie ! Ça m’a toujours ennuyé d’écrire, et puis c’est si inutile !… Là, j’écris comme ça, posément comme un écrivain public… Je ne vais pas vite, – il m’a vu écrire, lui, – mais je vais toujours, parce que, voyez-vous, je ne cherche pas le mieux. Un article, une page, c’est une chose de premier coup, c’est comme un enfant : ou il est ou il n’est pas. Je ne pense jamais à ce que je vais écrire. Je prends ma plume et j’écris. Je suis homme de lettres : je dois savoir mon métier. Me voilà devant le papier : c’est comme le clown sur le tremplin… Et puis j’ai une syntaxe très en ordre dans la tête : je jette mes phrases en l’air… comme des chats ! Je suis sûr qu’elles retomberont sur leurs pattes. C’est bien simple, il n’y a qu’à avoir une bonne syntaxe. Je m’engage à montrer à écrire à n’importe qui : je pourrais ouvrir un cours de feuilleton en vingt-cinq leçons ! Tenez, voilà de ma copie : pas de rature… Tiens ! Florissac ; eh bien, tu n’apportes rien ? – Ah ! mon cher, – lui répond Florissac, – c’est drôle ! Je n’ai plus aucun talent… et je reconnais ça, parce que maintenant je m’amuse de choses crétines… C’est crétin, je le sais ; eh bien, ça ne fait rien, ça me fait rire… – Tu étais talenteux pourtant, toi…
Juillet.
Un oiseau qui chante par ricochets, des gouttes d’harmonie claire tombant goutte à goutte de son bec ; l’herbe haute, pleine de fleurs et de bourdons au dos doré, et de papillons blancs, et de papillons bruns ; – les plus hautes herbes hochant la tête sous la brise qui les penche ; – des rayons de soleil allongés et couchés en travers du chemin vert et couvert ; – un lierre qui serre un chêne, pareil aux ficelles de Lilliput autour de Gulliver ; – entre les feuilles, des piqûres de ciel blanc, comme des piqûres d’épingle ; – cinq coups de cloche apportant au-dessus du fourré l’heure des hommes, et la laissant tomber sur la terre verte de mousse ; dans le bois bavard de cris d’oiseaux, des moucherons volant et sifflant tout autour de moi ; – le bois plein d’une âme murmurante et bourdonnante ; – un bon gros aboiement à l’horizon ; – le ciel d’un soleil dormant… et tout cela m’ennuie comme une description…
C’est peut-être la faute de ces deux chiens que je regardais jouant sur l’herbe : ils se sont arrêtés pour bâiller.
Mars 185…
Revu Masson au bureau du Monde des arts. Compliments sur mon article d’Alger ; – et, avec une mémoire étonnante, il me décrit, depuis la porte jusqu’au bocal de poissons rouges posé sur la table devant les musiciens, le café de la Girafe, rue de l’État-Major, dont j’ai dit un mot ; puis il me dit : – Mais votre article ne sera pas compris. Sur cent personnes qui le liront, à peine deux qui le comprendront… Ici, ils sont enragés contre votre article… et cela tient simplement à une chose, c’est que le sens artiste manque à une infinité de gens, même à des gens d’esprit. Beaucoup de gens ne voient pas. Par exemple, sur vingt-cinq personnes qui passent ici, il n’y en a peut-être pas deux qui voient la couleur du papier. Tenez ! Voilà Blanchard qui entre. Eh bien, il ne s’apercevra pas si cette table est ronde ou carrée… Maintenant si, avec ce sens artiste, vous travaillez dans une forme artiste, si à l’idée de la forme vous ajoutez la forme de l’idée87… oh ! alors, vous n’êtes plus compris du tout… – Et prenant un petit journal au hasard : – Tenez ! voilà comme il faut écrire pour être compris… Des nouvelles à la main !… La langue française s’en va, c’est un fait… Eh ! mon Dieu, tenez, dans mes romans, on me dit aussi qu’on ne comprend pas… et pourtant je me crois l’homme le plus platement clair du monde… parce que je mets, je suppose, un mot comme architrave… mais enfin je ne peux pas mettre : l’architrave est un terme d’architecture qui signifie une chose comme ci et comme ça… Il faut que le lecteur sache les mots… mais ça m’est égal. Critiques et louanges me louent et m’abîment sans comprendre un mot de ce que je suis. Toute ma valeur, ils n’ont jamais parlé de cela, c’est que je suis un homme pour qui le monde visible existe.
Le réalisme se répand et éclate alors que le daguerréotype et la photographie démontrent combien l’art diffère du vrai.
Me voilà en plein rêve de bien des gens, de l’argent dans ma poche, avec une femme bonne fille, vieille amie qui me raconte ses amants ; libres tous les deux, n’ayant à craindre l’amour ni l’un ni l’autre, et bien à l’aise. Quelques jolis moments, comme de la voir dans la chambre, en camisole, un bout de cou, un morceau de bras passant de-ci de-là, jupe ballonnante, enfoncée et ronronnante dans un grand fauteuil ; ou bien dans le bois, sous les feuilles, la joue piquetée de soleil, avec les pois de son voile semant sur sa peau, pleine de jour, des grains de beauté d’ombre ; ou encore dans une allée retirée du parc, couchée tout de son long, les bras arrondis, en couronne, et sa robe ondoyant tout autour d’elle et tout autour de sa tête, paresseuse et blanche, enviée du regard par la marchande de coco tannée qui passe… mais la femme est femme. Celle-ci est parfaite, – à cela près qu’elle est prise, en mangeant, d’une crise de narration. Dès que la soupe lui a ouvert la bouche, le dernier roman de La Patrie en découle sans arrêt, sans suite au prochain numéro, – à pleins bords. Et cela va jusqu’au légume, souvent jusqu’au dessert. L’étonnant est qu’elle mange, le miraculeux est qu’elle finit par finir, l’insupportable est qu’elle veut être comprise.
Je suis triste, et j’entends sur le marbre d’une cheminée tomber une à une avec un bruit sourd, – une chute à voix basse, – les feuilles d’un gros bouquet de pivoines ; – et au-dessus et au-dessous de ma chambre des éclats de rire de femmes.
Je voudrais une chambre inondée de soleil, des meubles tout mangés de soleil, de vieilles tapisseries dont toutes les couleurs seraient éteintes et comme passées sous les rayons du midi. Là, je vivrais dans des idées d’or, le cœur réchauffé, l’esprit bercé et baigné de lumière, dans une grande paix doucement chantante… – C’est étrange, comme à mesure qu’on vieillit le soleil vous devient cher et nécessaire, et l’on meurt en faisant ouvrir la fenêtre pour qu’il vous ferme les yeux.
Décembre 185…
J’ai été une première fois à l’hôtel de ville. Cette fois-là, j’y ai vu, dans la salle Saint-Jean, les tués de février, très proprement embaumés et dans une chemise de mousseline. J’ai été une seconde fois à l’hôtel de ville. Cette seconde fois, dans la même salle, je me suis mis à peu près aussi nu qu’un ver, j’ai endossé des lunettes bleues, et le conseil de révision, me trouvant trop bel homme pour être myope, me nomma, à la majorité des voix, hussard. – Je vais à l’hôtel de ville pour la troisième fois ce soir, mais au bal. Cela est riche et cela est pauvre ; de l’or, et puis c’est toute la magnificence des salles et des galeries ; du damas partout, à peine du velours ; le tapissier partout, nulle part l’art ; et sur les murs chargés de plates allégories peintes par des Vasari dont je ne veux pas savoir le nom, moins d’art encore qu’ailleurs… Ah ! la galerie d’Apollon ! la galerie d’Apollon ! – Mais l’émerveillement des douze mille paires d’yeux qui sont là n’est pas bien exigeant. Pour le bal, c’est un bal : l’on se coudoie, et même l’on valse, et c’est là que j’ai vu valser une institution vieille comme le général Foy : ce n’étaient qu’élèves de l’École polytechnique voltigeant dans les robes de gaze bleue ou rose. – Ce qui m’a le plus frappé, et ce qui est vraiment une belle chose, ce sont les encriers siphoïdes du conseil municipal : on les voit, ils sont ouverts au public ces grands jours-là. Ils sont monumentaux, sérieux, graves, recueillis, carrés, opulents, imposants. Ils ont tout à la fois quelque chose des pyramides d’Égypte et du ventre de M. Prudhomme ; ils ressemblent à la fortune du tiers état.
Que n’ai-je écrit jour par jour, au début de ma carrière, ce rude et horrible débat contre l’anonyme, toutes ces stations dans l’indifférence ou l’injure, ce public cherché et vous échappant, cet avenir vers lequel je marchais résigné, mais souvent désespéré, cette lutte de la volonté impatiente et fiévreuse contre le temps et l’ancienneté, un des grands privilèges de la littérature ? Point d’amis, point de relations, tout fermé !… Ce silence si bien organisé contre tous ceux qui veulent manger au gâteau de la publicité, ces tristesses et ces navrements qui me prenaient pendant ces années lentes où je battais l’écho sans pouvoir lui apprendre mon nom !… Ah ! cette agonie muette, intérieure, sans autres témoins que l’amour-propre qui saigne et le cœur qui défaille ! Cette agonie monotone et sans événement, écrite sur le moment, sur le vif des souffrances, ce serait une bien belle étude que personne ne fera, parce qu’un rien de succès, l’éditeur trouvé, quelques cent francs gagnés, quelques articles à cinq ou six sous la ligne, votre nom connu par une centaine de personnes que vous ne connaissez pas, deux ou trois amis, un peu de réclame, vous guérissent du passé et vous versent l’oubli… Elles vous semblent si loin, ces larmes dévorées, ces misères, aussi loin que votre jeunesse ! Vieilles plaies dont vous ne vous souvenez que quand elles se rouvrent !
C’est un éclat de rire que son entrée, une fête que son visage. C’est, quand elle est dans la chambre, une forte joie, et des embrassades de campagne. Une grosse femme, les cheveux blonds, crespelés et relevés autour du front, des yeux d’une douceur singulière, un bon visage à pleine chair : – l’ampleur et la majesté d’une fille de Rubens. Après tant de grâces maigres, tant de petites figures tristes, préoccupées, avec des nuages de saisie sur le front, toujours songeuses et enfoncées dans l’enfantement de la carotte88 ; après tous ces bagous de seconde main, ces chanterelles de perroquet, cette pauvre misérable langue argotique et malsaine, piquée, mot à mot, dans les miettes de l’atelier et du Tintamarre ; après ces petites créatures grinchues et susceptibles, – cette santé du peuple, cette bonne humeur du peuple, cette langue du peuple, cette force, cette cordialité, cette exubérance, ce contentement épanoui et dru, ce cœur qui apparaît là-dedans avec de rudes formes et une brutalité attendrie, tout en cette femme m’agrée comme une solide et simple nourriture de ferme après les dîners des gargotes à trente-deux sous. Puis, pour porter un torse flamand, elle a gardé les jambes fines d’une statue antique. – Enfin l’homme a besoin de dépenser, à certaines heures, certaines grossièretés de langue, et surtout l’homme de lettres, le brasseur de nuages, en qui la matière opprimée par le cerveau se venge ainsi. C’est sa manière de descendre du panier où les Nuées font monter Socrate…
Je ne suis pas aussi heureux que ces gens qui portent, comme un gilet de flanelle qu’ils ne quittent pas même la nuit, la consolation d’une croyance fixe. Du soleil ou de la pluie me fait douter ou croire… La survie immortelle me sourit quand je pense à ma mère ; mais une survie impersonnelle, une survie à la gamelle, ne me tente guère… et me voilà matérialiste. Mais, si je me mets à vouloir m’affirmer à moi-même que mes idées sont le choc des sensations, que tout ce qu’il y a de spirituel ou de surhumain en moi, ce n’est rien que mes sens qui battent le briquet, – aussitôt me voilà spiritualiste.
XVIII
Le jour était venu, sans que Charles, perdu dans ce livre de son passé, l’eût vu venir, quand son domestique entra et lui remit cette lettre :
« Ferme de la Feuillée, février 185…
« Mon cher enfant,
« La vie est toujours ici la vie que tu as connue. Seulement mes petites filles et mes pauvres petites nièces, ma petite famille grandit. C’est une couvée joyeuse dans la vieille ferme abbatiale : cela va, vient, rit, trotte, travaille ; car ce sont déjà de petites ménagères, et, jusqu’à la moins haute, elles m’aident toutes les cinq, et me sont d’un grand secours dans mon exploitation. Songes-tu que j’ai, dans ce moment-ci, cinquante ouvriers qui ne me laissent guère le temps de rire ? Nous vivons seuls et avec nous-mêmes, et nous ne nous en trouvons pas plus mal. Quelquefois un voisin frappe à notre porte. Nous lui donnons le souper et le coucher ; l’hospitalité est toujours l’hospitalité de ton temps : la viande du cru, les légumes du cru, le poisson du cru, et même le vin du cru, – tu fais la grimace ? – une hospitalité de fermier ou de patriarche ; et quand, le lendemain matin, je rentre avec un perdreau ou un lièvre dans mon carnier, je trouve mes petites, – non, tu ne sais pas comme elles sont gentilles, dans leur costume du matin, sous la camisole, un petit bonnet battant l’œil et de travers, une couette de cheveux échappée et folle contre leur grosse joue, – je les trouve attelées à la grande pelle à four et retirant des pâtisseries, mais des pâtisseries… je te les souhaite ! Et toujours le cœur à l’ouvrage, comme de braves filles de paysan qu’elles ne sont pas ; car mes petites filles ont toutes les élégances, toutes les distinctions de corps, toutes les délicatesses d’âme de petites civilisées. Les châteaux se moquent bien un peu de nous dans le pays. On fait bien par-ci par-là quelques plaisanteries de ces habitudes arriérées, de cette vie qui est si peu la mode du siècle ; mais, au fond, tous nous respectent, et beaucoup nous aiment… Mais qu’est-ce que je te disais, que notre maison était toujours la même ? – Grand événement depuis toi : un hôte de plus, qui t’amusera. Tu te rappelles bien monsieur Rameau, le père Rameau, de chez qui ton père s’est sauvé pour aller à la guerre ? N’as-tu pas polissonné chez lui un été, tout enfant ? Pour moi, je puis bien me vanter de l’avoir fait enrager dix ans, les dix meilleures années de ma vie. L’excellent bonhomme de prêtre, avec son tic nerveux qui lui donnait une grimace et un air étonné si drôles, son amour et sa science du latin, et cette étonnante mémoire ! La grimace, le bon sens, le latin, tout lui est resté, jusqu’à la mémoire, entière, saine et nette, malgré les ans. Toujours bigot de Virgile, comme il dit. Cela te fait penser à son jardin, n’est-ce pas ? À ce petit jardin de son espèce de collège, où il avait eu l’idée prodigieuse de tailler dans les vieux buis les personnages de l’Énéide, Énée, Turnus, Lavinie ! Je vois encore Lavinie, et toi ? Je suis bien heureux de l’avoir ici, car j’avais presque des remords en songeant à tous les tours que je lui ai joués. Pauvre cher maître ! Un saint à qui il n’a manqué que la vocation du martyre et le détachement d’un seul péché mignon, la gourmandise, qu’il déguise sous le nom de friandise ou de goût des petits plats ; si bon et avec tant d’innocence, que les petites, dont il est le précepteur et le papa gâteau, l’ont baptisé entre elles la bête à bon Dieu. Et elles le soignent !
« Donc, mon ami, c’est ta famille ici. Les petites filles voudraient te voir. Rien ne t’a oublié. La maison t’attend ; et, pour le maître… tu sais que je n’ai pas de fils. Je ne peux plus aimer ceux qui sont partis, ton père, ta mère, qu’en toi. Je t’aime donc pour eux d’abord, pour toi après, et pour moi ensuite. Tu seras libre comme un hôte qui est chez lui. Tout ce que tu feras sera trouvé bon et bien. Tu retrouveras la bibliothèque grossie de tous les livres du département, qui, n’étant ni en maroquin rouge, ni aux armes, ni cités dans Brunet89, m’ont été laissés par tes scélérats de bouquinistes de Paris, qui écrèment tout jusqu’ici ; et voilà que ma chambre et le cabinet ne lui suffisent plus : elle a fait invasion dans la pièce à côté, où l’on fait sécher les poires tapées. Encore une fois, tout ici t’attend, et le jardin aussi, qui t’a vu tout petit, quand ta mère te portait, et le petit bois, où je crois encore entendre les discussions que nous avions ton père et moi sur les élections. Comme c’est vieux déjà ! Et comme les meilleurs partent les premiers ! Au fait, je suis passé à Sommereuse ces jours-ci. J’avais à faire une livraison de blé par là. J’ai eu de la peine à reconnaître votre ancienne maison. Tout est bouleversé : c’est une fabrique de limes et de tire-bouchons à présent. Plus de jardin ; un atelier à la place du fameux prunier qui a fait tant de tartes. Ils ont bouché les lucarnes du grenier d’où l’on canonnait les polissons du village à coups de pommes. On a démoli la salle au-dessus de la chambre à four, où le maître à danser du village, le célèbre Treillaget, – il s’appelait Treillaget, n’est-ce pas ? – t’apprenait à faire des entrechats.
« Tu m’as demandé une consultation sur les articles que tu m’as envoyés. La voilà : viens ici… passes-y six mois, un an ; viens-y mûrir et travailler. Donne-toi le temps nécessaire à l’assimilation de l’observation. Complète-toi par une lecture énorme et en tous sens, la base de tout homme fort. Écris à ton heure dans la retraite de ta réflexion ; concentre-toi dans une idée ; – et tu sortiras de chez un homme qui t’aura ennuyé le moins possible, avec un livre où tu auras montré tout ce que tu peux et mis tout ce que tu vaux. Et, si tu ne peux travailler que dans ton affreux Paris, si pour toi la campagne est, comme tu l’appelles, le “suicide de la tête”, prends ton courage à deux mains, enferme-toi chez toi tout le temps que nous voudrions te voir passer ici, et alors je te dirai ce que je pense du livre que tu m’enverras.
« Mon troupeau de petites filles me demande à qui j’écris. Elles me disent qu’elles t’embrassent. Écris-moi, car tu es mon unique journal, – et mon seul ami.
« CHAVANNES. »
Charles, après deux ou trois tours dans sa chambre, se résolut à faire ce qu’il avait de mieux à faire : il se coucha et s’endormit du sommeil d’un homme très fatigué.
1 Talma, grand acteur de la fin du XVIIIe siècle, fut aussi le tragédien préféré de Napoléon ; il milita pour l’adoption sur la scène de costumes conformes à la vérité historique, et d’une diction plus naturelle (voir, pour cette note comme pour la plupart des références biographiques, le « Répertoire » du Journal des Goncourt, édition critique sous la direction de Jean-Louis Cabanès, Honoré Champion, t. I, 2005).
2 Mlle Fix et Edmond Got, évoqué plus loin, étaient deux acteurs de la Comédie-Française dans les années 1850.
3 Lampas : étoffe de soie à grands dessins tissés en relief.
4 Eugène Lami (1800-1890) : peintre et aquarelliste, fidèle chroniqueur de la vie parisienne sous le second Empire.
5 Le personnage de Mollandeux s’inspire explicitement de Charles Monselet (1825-1888), journaliste fêtard et opportuniste bien connu des cafés parisiens. Amateur de bonne chère, chroniqueur littéraire au Figaro, il dressa dans les colonnes de ce journal un portrait très moqueur des frères Goncourt (24 février 1858).
6 François Le Coigneux de Bachaumont (1624-1702), écrivain et conseiller au parlement de Paris, est connu pour son esprit satirique ; la Fronde, parti opposé au cardinal Mazarin, lui devrait son nom.
7 Paul de Kock (1794-1871), écrivain à succès, est l’auteur de plus de deux cents pièces de théâtre, et de plus de quatre cents ouvrages, essentiellement des romans sentimentaux, d’un registre léger, voire parfois leste (L’Homme aux trois culottes, La Fille aux trois jupons, La Pucelle de Belleville…).
8 Les rues brûlées sont celles où l’on ne peut plus se montrer parce qu’on y a contracté trop de dettes (on y est « grillé », dirait-on aujourd’hui).
9 Héros éponyme de deux romans à succès publiés en 1842 et 1848 par Louis Reybaud, Jérome Paturot incarne selon le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle de Larousse (désormais « Larousse ») un « type réel et pris sur le vif », « homme qui se croit propre à tout et qui ne sait réussir à rien ».
10 Ce général romain du Ve siècle avant J.-C. a inspiré de très nombreuses tragédies, dont celle, éponyme, de Shakespeare. On retient de ce personnage à la fois sa bravoure militaire, et la violence de son tempérament, qui le conduit à déserter le camp romain pour s’allier avec ses ennemis.
11 Rue populaire du vieux Paris, aujourd’hui dans le 2e arrondissement, qui au XIXe siècle offrait, selon L’Histoire de Paris, rue par rue, maison par maison (Charles Lefeuvre, 1875), une concentration notable de boutiques étalant « des bottes remontées et des souliers ressemelés ».
12 Fils de Poséidon et de Gaïa, le géant Antée était invincible, car il reprenait des forces au contact de la terre, sa mère.
13 Diable à quatre : individu turbulent, très agité.
14 La ville de Capoue, en Italie du Sud, était réputée pour ses plaisirs – qui attirèrent les troupes d’Hannibal, et causèrent indirectement la défaite des Carthaginois contre les Romains.
15 Melliflu : qui a la douceur du miel, et, par extension, fade, doucereux.
16 Source thermale de Bavière très en vogue dans le second XIXe siècle. Le chancelier Bismarck y prenait les eaux.
17 Madécasse : de Madagascar (on écrirait aujourd’hui « malgache »).
18 Canard : fait divers, vrai ou faux, en tout cas sensationnel, imprimé sur du mauvais papier et vendu un sou à la criée.
19 Paillasse, valet imbécile, inspiré de la farce napolitaine, est un bouffon de comédie spécialisé dans l’imitation dégradée de ses camarades.
20 L’écrivain Louis Poinsinet de Sivry, né en 1733 et mort en 1804, « toute sa vie fidèle à une vocation plus entêtée qu’inspirée », selon Larousse, fut l’auteur de nombreux textes dramatiques plus ou moins aboutis, qui lui valurent parfois la moquerie du public.
21 Rivarol (1753-1801), Champcenetz (1760-1794), Chamfort (1740-1794) : trois écrivains du second XVIIIe siècle, spirituels opposants à la Révolution ; ils incarnent la tradition satirique française.
22 Le député monarchiste de Vendée Charles de Tinguy fit voter en 1850 un amendement « par lequel la signature des auteurs est exigée pour les articles de discussion politique, philosophique ou religieuse insérés dans un journal. Cette disposition inconnue jusqu’alors fut étendue indistinctement à tous les articles publiés par la même voie » (Vapereau, Dictionnaire des contemporains, 4e éd., p. 1757-1758).
23 Substantif dérivé de « parfiler » : défaire un tissu fil par fil. Le parfilage consiste peu ou prou à « défaire » ce que d’autres ont fait, écrit ou brodé.
24 Potichomanie : engouement pour des potiches.
25 Ce général athénien, qui vécut au Ve siècle avant J.-C., était réputé pour son caractère emporté et son héroïsme pétulant ; Plutarque rapporte qu’il fit l’acquisition d’un chien magnifique et très coûteux, dont il coupa la queue pour que la ville entière parle de lui.
26 Les Nuées est le titre d’une pièce satirique d’Aristophane (423 av. J.-C.) qui vise les sophistes, et s’attaque plus particulièrement à la figure de Socrate.
27 M. Prudhomme est, à en croire Larousse, « le type de la nullité magistrale et satisfaite de soi », ou, selon les Goncourt, une « caricature de l’intelligence » (Journal, 7 janvier 1859) ; ce personnage de petit-bourgeois sentencieux est inventé en 1830 par Henri Monnier, et revient dans plusieurs de ses œuvres, notamment en 1852 dans une comédie intitulée Grandeur et décadence de M. Joseph Prudhomme.
28 Bilboquet est un personnage des Saltimbanques, comédie de Dumersan et Varin, jouée pour la première fois en 1838 au théâtre des Variétés. Le Journal des Goncourt mentionne à plusieurs reprises ce personnage grotesque et fanfaron, une des figures de la blague au XIXe siècle.
29 Pierre Thomas Levassor (1808-1870), chanteur et acteur comique, se produisait autour de 1845 au théâtre des Variétés et au Palais-Royal. Il était réputé pour sa capacité à incarner dans une même pièce plusieurs rôles différents.
30 Le directeur du Scandale emprunte beaucoup de ses traits à Hippolyte de Villemessant, directeur du Figaro entre 1854 et 1879.
31 Un four désigne au théâtre un échec complet, peut-être par allusion à l’extinction des lumières liée au trop petit nombre de spectateurs.
32 Anne Françoise Hippolyte Boutet, dite Mlle Mars (1779-1847), actrice de la Comédie-Française, incarna de grandes héroïnes du théâtre romantique (la Dona Sol d’Hernani notamment), avant de se spécialiser dans les rôles de coquettes.
33 Endymion, berger du mont Latmos, en Carie, dut à sa grande beauté de susciter l’amour de la déesse Séléné, la Lune, qui obtint de Zeus qu’il le maintînt endormi pour l’éternité, le préservant ainsi de son destin de mortel.
34 Les Montagnes russes est un magasin situé rue Saint-Honoré ; le Journal (22 février 1857) le mentionne comme l’un des lieux où se monnaye le culte du « paraître » – car les clientes s’y font ouvrir des crédits.
35 Le personnage de Pommageot transpose en fiction la figure de Jules Champfleury, l’un des premiers théoriciens du réalisme, auquel il consacre un essai, Le Réalisme, paru en 1857. Pommageot caricature à la fois les propos et le physique du modèle dont il est inspiré, les Goncourt professant un mépris non déguisé, dans le Journal, pour ce « garçon malingre », dont la « pensée terne […] n’est point une intelligence mais seulement une volonté » (Journal, 16 décembre 1860, éd. Robert Ricatte et Robert Kopp, Laffont, « Bouquins », 1989, t. I, p. 643 ; pour toutes les références ultérieures à 1857, nous renvoyons à cette édition).
36 Amédée Charles Henri de Noé, dit Cham (1818-1879), célèbre caricaturiste parisien.
37 Les Amours du chevalier de Faublas, roman libertin publié à la fin du XVIIIe siècle par Jean-Baptiste Louvet de Coudray, contemporain du marquis de Sade, déroule « une interminable histoire du vice sans voile et sans robe nuptiale » (Jules Janin), véritable « poème épique des mauvaises mœurs » selon Larousse.
38 Homme de lettres et journaliste contemporain des frères Goncourt, Eugène Guinot (1810-1861) écrivait dans Le Siècle et la Revue de Paris ; spirituel amateur de commérages, il est connu comme « causeur » de grand talent.
39 Cassandre est un personnage de la comédie italienne, vieil amoureux bafoué ou vieillard grotesque voué à être moqué ; on le désigne aussi, selon Larousse, sous les termes « ganache » ou « père dindon ».
40 Paul Louis Auguste Grassot (1800-1860) « héros de l’imprévu et du grotesque », assurait à ses spectateurs, selon Larousse, des « soirées désopilantes » ; il joua notamment dans Un chapeau de paille d’Italie, de Labiche.
41 Le cachet désigne la cire recouvrant le bouchon de la bouteille ; quand il est vert, le vin est de bonne qualité.
42 Gloria : café (parfois thé) sucré, additionné d’eau-de-vie ou de rhum.
43 Élie Bertrand Berthet (1815-1891), romancier habile et particulièrement fécond, a publié dans Le Siècle et autres périodiques plus d’une centaine de romans, feuilletons et pièces de théâtre.
44 Le plumitif est un employé aux écritures, secrétaire, gratte-papier ou bureaucrate.
45 L’acteur Mongobert, dit Gobert, se produit à l’Ambigu, au Vaudeville et au Cirque olympique (rue du Temple) autour de 1830 ; il incarne Napoléon dans Schönbrunn et Sainte-Hélène. Voir aussi p. 116, note 1.
46 Célèbre cabaret de Belleville, qui débitait le matin des centaines de litres de vin blanc et d’eau-de-vie à une clientèle ouvrière.
47 In-octavo : le terme désigne un livre dont les feuilles sont pliées « en huit » (« in octavo »), ce qui donne le format aujourd’hui standard, correspondant à un petit cahier d’écolier. Il s’oppose aux formats plus réduits popularisés par l’émergence des collections à bon marché.
48 Charles Demailly aurait de fait pu lire cette anecdote dans le Journal des Goncourt (6 mai 1856) : c’est Michel Lévy qui fait cette proposition à Champfleury (voir Journal, dir. J.-L. Cabanès, t. I, p. 260).
49 Les Goncourt affectionnent ce terme, souvent employé dans le Journal, et qui désigne sous le second Empire un jeune homme raffiné et un peu ridicule.
50 Également appelé La Maison dorée, ce restaurant était l’un des plus célèbres du second Empire.
51 De l’os : de l’argent. Il y a peut-être une racine commune entre cette expression argotique dont l’usage s’est perdu, et le terme « oseille », encore utilisé.
52 La comtesse de Genlis (1746-1830), aristocrate érudite au charme notoire, fut l’institutrice de Louis-Philippe, et acheva en 1825 la publication de ses Mémoires en huit tomes.
53 Diana Vernon, belle et impétueuse amazone, est un personnage de Rob Roy, roman de Walter Scott, publié en 1817 et traduit en France en 1830.
54 Théophile Marion Dumersan (1780-1849) fut à la fois un numismate reconnu – et à ce titre conservateur adjoint aux Médailles – et un vaudevilliste prolifique : il est notamment l’auteur des Saltimbanques, pièce à succès de 1838.
55 Pitre français sous l’Empire et la Restauration, esprit « fin et mordant », selon Larousse, apprécié de Charles Nodier parmi d’autres admirateurs.
56 Souquenille : vêtement usé et malpropre (sens proche du terme « guenille »).
57 Antinoüs, jeune homme d’une grande beauté, né en Asie Mineure en 110 après J.-C., devint le favori de l’empereur Hadrien ; il mourut à vingt ans, noyé dans le Nil.
58 Le docteur Fontanarose est un personnage du Philtre, opéra de Scribe et Auber, représenté en 1831 et repris l’année suivante par Donizetti sous le titre L’Elisir d’amore.
59 Sans doute une allusion à Félix Cellerier (1807-1870), qui joua trente ans sur la scène du Vaudeville, et qui était réputé pour ses bons mots.
60 Cet ancêtre des « bals publics », créé sous la Régence, connut son heure de gloire sous la monarchie de Juillet : on y dansait des cancans endiablés, dans des bals masqués immortalisés par Gavarni.
61 En pékin : en civil, non déguisé.
62 Avant-deux : figure de quadrille.
63 Situé près des Champs-Élysées, le bal Mabille est l’un des premiers à utiliser l’éclairage au gaz, et à accueillir les lorettes pour le french cancan.
64 Situé à l’angle du faubourg Montmartre et du boulevard Poissonnière, le café Vachette était un restaurant parisien très fréquenté.
65 Émerillonné : vif, perçant (l’émerillon est un rapace).
66 Ce ministère de la Restauration tenta d’imposer un virage libéral, notamment par un projet de loi allégeant le contrôle de la presse ; il tomba après un an et demi d’exercice.
67 Les comédies de ce grand poète de l’Antiquité grecque n’ont longtemps été connues que par les imitations de Plaute et Térence ; plusieurs manuscrits perdus ont été retrouvés au cours du XXe siècle, parmi lesquels une pièce intitulée Le Misanthrope.
68 Eugène Scribe (1791-1861), auteur de plus de quatre cents ouvrages, est l’inventeur fécond du vaudeville moderne, et le rédacteur non moins prolifique de livrets d’opéras pour des œuvres de Rossini, Donizetti, Auber, Gounod et Verdi.
69 Ce jeu de mots renvoie à une expression libertine, « mettre un doigt de verrou », qui signifie « fermer une porte en conservant un entrebâillement de la largeur d’un doigt ». La plaisanterie consiste à commander « deux doigts de verrou » comme on demanderait « deux doigts de champagne ». Le Verrou est aussi le titre d’un tableau de Fragonard, inspiré de Crébillon, et celui d’un conte grivois de Maupassant.
70 L’adjectif « rigolo » n’est entré dans la langue française qu’en 1848, d’où l’emploi de l’italique.
71 Morbifique : terme archaïque pour désigner ce qui peut causer des maladies.
72 Le médecin Louis Joseph Désiré Fleury (début du XIXe siècle-1874) est l’auteur de nombreux livres médicaux.
73 Grand acteur de vaudeville, Frédérick Lemaître (1800-1876) interpréta aussi Ruy Blas de Victor Hugo et Kean d’Alexandre Dumas, et inventa le personnage grotesque et illustre de Robert Macaire.
74 Tout ce passage récrit une visite au peintre Célestin Nanteuil, rapportée par le Journal des Goncourt en août 1855 (dir. J.-L. Cabanès, t. I, p. 224). Ami de Victor Hugo, directeur de l’Académie des beaux-arts, Nanteuil (1813-1873) était l’illustrateur privilégié des romantiques.
75 Eugène Pelletan (1813-1884) : journaliste et homme politique.
76 Homme de lettres et journaliste, Auguste Lireux (1810-1870) fut aussi directeur du théâtre de l’Odéon. Il écrivit dans de nombreux périodiques, et dirigea avec Mirès le Journal des chemins de fer. Il mourut riche mais obscur à Bougival.
77 Odilon Barrot (1791-1873), avocat et chef de la gauche dynastique, fut l’un des fondateurs de la monarchie de Juillet. Il mourut lui aussi à Bougival.
78 Catalpa : nom d’un arbre découvert en Amérique du Nord.
79 Louis Français (1814-1897) est un peintre paysagiste de l’école de Corot.
80 On disait autrefois Lucienne pour Louveciennes, entre Versailles et Saint-Germain.
81 Ce passage récrit des fragments du Journal : « J’ai été tâter le pouls aux lettres dans les petits journaux. […] Plus d’école, ni de parti ; plus une idée, ni un drapeau : des insultes où il n’y a même pas de colère, et des attaques faites comme des corvées… », Journal, 6 mai 1856, dir. J.-L. Cabanès, t. I, p. 259.
82 Le Château des fleurs, ancien jardin d’agrément, est un bal champêtre jouxtant le bal Mabille.
83 « Vivent les talents non officiels : Rembrandt, Hoffmann ! À quelle merveilleuse corruption du bon sens on est arrivé depuis l’homme sauvage – à Hoffmann ! », Journal, 28 août 1855, dir. J.-L. Cabanès, t. I, p. 222.
84 Bouffette : petit nœud bouffant décoratif.
85 Le personnage de Masson dresse le portrait fictionnel de Théophile Gautier, et tout ce passage récrit une scène qui se tint dans les bureaux de L’Artiste : le Journal rapporte la conversation entre Gautier et son courtisan Ernest Feydeau, dédicataire du Roman de la momie (voir Journal, 3 janvier 1857, dir. J.-L. Cabanès, t. I, p. 346-347).
86 Gamache : personnage du Don Quichotte dont les noces donnent lieu à un festin surabondant.
87 Selon le Journal, Gautier était obnubilé par un mot de Flaubert : « De la forme naît l’idée » (Journal, dir. J.-L. Cabanès, t. I, p. 346).
88 Le Trésor de la langue française mentionne l’emploi au XIXe siècle du terme « carotte » dans le sens de petite escroquerie, de duperie mesquine en vue notamment de soutirer de l’argent.
89 Jacques Charles Brunet (1780-1867), auteur d’un Manuel du libraire et de l’amateur de livres réédité à plusieurs reprises entre 1810 et 1864, est considéré, selon Larousse, comme « le véritable créateur de la bibliographie générale ».