XIX

 

Le travail ! le travail, mystère de vie profond comme ce mystère de mort : le sommeil ! un état actif de l’homme, où l’homme échappe à la chair et s’en dégage ; où l’homme n’a plus faim, n’a plus froid ; où sa vue, retirée au fond de lui, n’a plus la perception de l’extérieur ; où son oreille, emplie de la musique de ses idées et du bruit de sa tête, n’entend plus ; où le temps se tait pour lui, et, n’ayant plus d’aiguille, n’a plus de mesure que les jours et les nuits ; où ses entours, la vie ambiante des choses, le milieu où il est, cessent de l’affecter d’une sensation ; cette belle, cette merveilleuse léthargie de la machine anéantie dans l’effort presque extatique du cerveau ; ce débarras et cette évasion du corps qui donnent à l’esprit la libre volée d’une âme dans le monde immatériel des abstractions ; cette fièvre divine, Charles la posséda et en vécut pendant de longs jours. Ce fut un peu de sa vie dérobé aux réalités. Les semaines passaient comme des jours. Il eut des mois entiers sans ennui, sans ce spleen qui prend, après un trop long repos, l’esprit habitué à l’exercice et à la lutte avec lui-même ; des mois où le superbe égoïsme de l’intelligence le délivra de tout ce qui est sentiment ; des mois où le plus sérieux des choses sociales ne le distrayait pas plus et n’entrait pas plus en lui que les affaires d’un autre dans la cervelle d’un intendant amoureux. Et plus il allait, plus il s’enfonçait tout entier dans le travail, plus il mourait au monde.

Charles a suivi le conseil de Chavannes. Il fait un livre. Dans sa chambre, il va, il vient ; il arpente, il se promène ; son pas est comme le pouls de sa pensée : il est lent, il est bref, il est saccadé, il s’endort, il se réveille. Charles marche d’ici là, puis de là ici. Il fait autour de sa table autant de tours que le barbet de Faust1, il s’arrête, il repart aussi brusquement qu’un ressort. Il remue les lèvres, siffle un mot, murmure une phrase. Ses mains se croisent derrière son dos, tombent dans ses poches de pantalon, s’agitent, jettent en courant des griffonnages sur le papier. Charles mord le bout d’une plume, penche la tête, tombe en arrêt, ferme à demi les yeux, attend, attend, évoque… Il fait la nuit, il fait le silence, dans les quinze pieds carrés de sa chambre. Il s’arrache aux distractions. Une paillette sur un cadre, le regard d’un portrait, le roulement d’une voiture, le tintement d’un lustre, une porte fermée à côté ou au-dessus, ne font plus que traverser ses sens de la même façon qu’ils traversent un songe… D’abord, c’est dans sa tête un brouillard, une confusion ; puis c’est comme un voile qui pâlit, et derrière lequel on verrait, dans le nuage, s’accorder avant l’ouverture du jour les mille rayons d’une aurore ; puis, sous la contraction de la volonté, sous la fixité du regard intérieur, des formes, des groupes commencent à se laisser poursuivre ; puis, sous la persévérance de la contention, la ligne naît, l’idée s’incarne, l’image se lève. Lui, alors, saisissant ces visions formulées et fixées, vivantes et toutes prêtes au papier, les pesait, les essayait, les retournait ; et souvent, mécontent, les rejetait dans l’inconnu et le vide où les idées se brisent, sans plus de bruit, sans plus de traces qu’une bulle de savon sous un souffle d’enfant. Abîmé dans un fauteuil, les yeux voilés, la tête dans les mains, des mains nerveuses palpant et maniant son front, le pressant et le poussant comme la porte des rêves, Charles fouillait et plongeait encore dans sa pensée, et de nouvelles images lui venaient, mais qui passaient et voulaient s’enfuir : vous eussiez dit ces jeunes filles qui se font prier pour danser, et murmurent le plus doux des nenni en détournant la tête. Cependant Charles courait à elles, et, les emportant presque physiquement dans ses bras, les faisait entrer dans la ronde de son œuvre. Bientôt, toutes ses facultés cérébrales surexcitées, tous les nerfs de sa pensée tendus, le sens imaginatif de son intelligence, porté à un paroxysme d’activité et de lucidité, par une sorte de congestion de l’attention mentale, Charles embrassait sa conception, le peuple de son âme, et cette Psyché immortelle dont le sourire est la vie de l’Art humain.

C’était alors en lui une joie sourde, un contentement qui le pénétrait, cette intime et grande satisfaction que l’homme éprouve après la création, comme après un essai et une œuvre de sa divinité. Un sentiment indiciblement doux et indiciblement fort, pareil à cette lumière intérieure dont Fénelon nourrit les bienheureux des Champs-Élysées, une sérénité fière, profonde et rayonnante, quelque chose qui s’épanouissait en lui comme la récompense d’un acte de cœur ; oui, quelque chose qui semblait, dans son esprit, une fête de sa conscience, le remplissait et l’enlevait à tout, même aux souffrances journalières de son corps fatigué et malade, absorbées, oubliées dans l’effort et la secousse de l’être moral, dans ce mouvement du sang désertant l’homme pour affluer à la pensée, au cerveau. Au lendemain des vendanges, peut-être avez-vous vu, dans les celliers aux poutres grises, les tonneaux rangés en ligne. L’air est enivré de l’odeur du raisin qui fermente ; les mouches à miel y roulent, les ailes lourdes. Dans le silence qui bourdonne, un bruit tombe goutte à goutte : c’est le ruisseau qui coule le long des chanlattes2 ; ou bien un glouglou monte dans les cannelles de bois d’où bave une mousse rose où le soleil jette un rubis. C’est le raisin foulé qui fait du vin. – Ainsi, dans le bourdonnement du sang, dans l’ivresse du cerveau, l’idée foulée fait un livre.

Dans ces luttes, dans ces joies, dans ces enivrements, dans ces excès, la lassitude, les bouffées de chaleur aux tempes, la prostration de la tête suivant cette excitation hallucinatoire, les faiblesses paresseuses, avaient encore pour Charles leurs charmes et leurs chatouillements. Il se laissait bercer par ces énervements, comparables en leurs molles langueurs à cet abandon de bien-être, parfois si doux, qui précède l’évanouissement. Puis, secouant tout, sortant de ces lâchetés, il reprenait ses ardeurs, ses forces, sa fièvre, – une fièvre qui ne l’abandonnait qu’à regret au sommeil. Sur l’oreiller, les agitations du travail agitaient et retournaient encore son corps. La pensée passait et repassait encore devant ses yeux clos ; elle rallumait ce cerveau éteint et qui voulait fermer, comme une boutique qui a vendu tout le jour ; elle en rouvrait la porte, elle y rappelait la vie, les passants, les idées ; et les idées de revenir, moins voilées, moins cachées, moins fuyantes, moins jalouses d’elles-mêmes que pendant le jour, comme si la nuit les faisait plus belles et les laissait plus libres, pleines de mines, de coquetteries, d’avances, et se démasquant à mesure que le sommeil approchait… Ombres charmantes, fées des nuits d’insomnie, dont au matin la mémoire de votre souvenir n’a retenu que le masque et la poussière des ailes !

Pour ne rien troubler de cet enchantement, pour ne rien briser de cette chaîne nouée avec le monde invisible de l’imagination, pour éviter un coup de coude d’ami, le choc d’une nouvelle, le spectacle de Paris, pour fuir la vie et ne point sortir de lui-même, Charles s’enfermait tout le jour. Le soir, après dîner, comme il fallait un peu promener la bête, – la bête, c’était son corps, – Charles avait imaginé une promenade de digestion, après son dîner, sur les boulevards extérieurs. Il était là parfaitement seul, et tout au travail commencé. Rien ne le dérangeait de son monologue, ni le mur d’octroi, le plus monotone des murs, ni les arbres, les plus monotones des arbres. Il suivait le mur, les arbres, allait devant lui, vaguait, dégourdissait ses jambes, tandis qu’il continuait à s’entretenir avec son œuvre, à dévider les situations, à fouiller les caractères, à semer les personnages, à polir sa comédie, à creuser son drame, à chercher, à penser, à trouver, à créer.

 

XX

 

En effet, quoique l’œuvre tentée par Charles appartînt plus au domaine de l’observation qu’au monde de la pure imagination, elle demandait une création d’ensemble et de souvenir, une invention d’après nature, l’idée animante du romancier social. Son livre lui commandait d’embrasser un ordre indéfini d’individus, non plus enfermés dans une caste, mais flottant dans une classe ; de tirer hors de lui-même des caractères qui ne fussent point personnels et daguerréotypés, mais dont la vérité généralisée allât jusqu’à cet idéal de réalité : l’individualité typique, et résumât tout un corps dans la complexité et la multiplicité de ses éléments. Il lui fallait encore trouver dans la vraisemblance, la propriété et la localité de leur couleur, le décor, le fond, l’entour, et tout le monde ambiant de ce monde touchant à tous les mondes : la Bourgeoisie ; car voilà de quel grand mot s’appelait le roman de Charles, et quelle grande évolution de la société et du gouvernement des mœurs il voulait peindre.

Dans son roman, l’idée mère était la gradation et l’assemblage de trois générations de la bourgeoisie, montrée à ses trois âges et sous ses trois formes. D’abord en bas à la souche, c’était le grand-père, l’acheteur de biens nationaux, l’homme du bienfonds, le fondateur du patrimoine, et l’incarnation du sentiment de la propriété ; amasseur de terres, se dérobant, en dehors de tout ce qui n’est pas l’impôt, aux grandes lois économiques de la circulation de l’argent ; dur à lui-même, dur aux autres, de cette dureté de paysan qui rappelle en province Rome par Caton, et chasse vers le servage plus humain de la ville les populations des campagnes ; l’homme absolument détaché de cette grande famille : la Patrie ; l’homme assis dans un égoïsme brut et carré, sans une foi, et prêt d’avance à tout pouvoir qui n’inquiète pas son champ. Au milieu, Charles plaçait le père avec ces franchises, ces dévouements, ces générosités, ces aspirations, ces religions de solidarité humaine ou nationale, tous les élans, toutes les belles passions que lui avaient appris le métier de soldat de sa jeunesse, les guerres de l’Empire, puis les guerres de la paix, les luttes politiques de la Restauration ; grandes guerres, nobles batailles qui avaient refait son sang, élargi sa poitrine, élevé son cœur, et mis en lui comme une cordiale majesté de l’honneur, comme la dernière restauration des plus saines et des plus belles vertus de la bourgeoisie du XVIIIe siècle. Le petit-fils de ce grand-père, le fils de ce père, homme hâtif, gangrené à vingt ans des sciences de l’expérience, sorte d’enfant vieillard, résumait dans sa personne les ambitions froides, les impatiences de parvenir, les sécheresses et le calcul des intérêts, le trouble du sens moral par les conseils et les tentations des fortunes scandaleuses, tous les scepticismes pratiques de la jeunesse moderne.

Un type de femme correspondait, dans l’œuvre de Charles, à chacun des types d’hommes, le doublant et le complétant par les passions ou les beautés de l’âme de la femme, montrées dans les trois successions de la famille bourgeoise. La grand-mère représentait la femme annihilée par le mari, tenue par lui hors de ses affaires, mais associée à son avarice, et n’accomplissant dans la maison que le rôle et les devoirs d’une servante maîtresse. La mère était l’épouse vivant dans la communauté de l’honneur, dans le partage de la belle et pure conscience du mari. Elle était cette femme sainte : la mère de famille, – la femme d’intérieur et de ménage, qui vit en ses enfants et avec eux, leur donnant son âme à toutes les heures, avec l’adorable compagnonnage d’une sœur aînée. Puis venait la fille, la jeune fille d’aujourd’hui sitôt femme. De ces caractères particuliers à notre siècle, de son enfance formée à la camaraderie de ses parents, de son père autant au moins que de sa mère, de son éducation égale et presque pareille à l’éducation de l’homme, de sa place nouvelle au salon, Charles faisait sortir deux races et deux espèces : l’une, cachant sous les dehors de son sexe l’âme de son frère, ses maturités sans cœur, ses volontés enracinées, ses désillusions et ses irréligions précoces, surexcitées encore et raffinées par sa nature de femme ; l’autre, ayant la liberté, la franchise, la grâce et l’élévation d’un cœur viril, montrait dans toute sa personne cette belle et grande chose : un honnête homme dans une honnête femme.

Tel était le dessin du roman où Charles voulait s’élever à la synthèse sociale, peindre dans son plein épanouissement la ploutocratie du XIXe siècle, et intéresser l’attention du public, non par la tragédie des événements, le choc des faits, la terreur et l’émotion matérielles de l’intrigue, mais par le développement et le drame psychologique des émotions et des catastrophes morales.

Si bien enfermé que fût Charles, si bien garé du monde, si bien enterré dans son travail qu’il vécût, il lui tomba sous la main quelques numéros de journaux où il était égratigné. Il avait commencé par deviner dans ces égratignures la plume de Nachette ou du moins ses mots et sa dictée ; il finit par lire au bas sa signature. C’était le premier châtiment qu’inflige le petit journal à celui qui le quitte, et qui n’ayant plus d’arme, voit tous les ressentiments, toutes les rancunes et toutes les jalousies qu’il a semées derrière lui sortir de leur passivité et de leur silence, prendre voix, s’enhardir et commencer à se venger. Mais Charles en fut à peine effleuré, il oublia de s’en souvenir après les avoir lus, tant il était distrait par son livre, tant son œuvre le remplissait !

 

XXI

 

« Bade, septembre.

 

« Une ville étonnante, une ville étourdissante, une ville ahurissante, une ville avec des rues, des auberges, du monde, une ville qui a l’air d’une ville et qui n’en est pas une, une ville enchantée par le hasard, une ville impossible, une ville bâtie sur pilotis sur un Potose3 qui change de lit à chaque seconde, une ville remuée comme un sac de loto, une ville sonore comme une foire de la Fortune, une ville où l’on marche sur des apoplexies d’argent et des pots au lait cassés, une ville qui ressemble à la vie au grand galop : en un quart d’heure, un million y a des dettes, et un valet des domestiques ; une ville, l’enfer du Dante tempéré par l’espérance, une espérance ivre ! une ville qui n’est qu’une table de jeu sur laquelle on danse la nuit, comme après souper sur un drap de billard ; une ville où il n’y a plus d’hommes, plus de femmes, plus d’humanité, rien ! que des mains qui jettent ou ramassent ; une ville où il n’y a plus de nature : les arbres sont verts comme un tapis vert, et le ciel… il n’y a plus de ciel : c’est une martingale d’étoiles ! une ville de fous, où les plus sages font des chiffres pour attraper la chance ; une ville où l’argent n’est plus l’argent, plus une valeur, plus un poids, plus une sueur, plus une raison, plus un bon sens ; mais une veine, un rêve, un caprice, un jouet, un vent, une pluie : – c’est Bade, mon cher, et j’y suis.

« C’était… quel jour ? Au fait, pas plus tard qu’avant-hier. Je ne rencontrais plus personne. Paris était sorti. Je prends une passe, et cinq cents francs au Scandale, et je tombe ici. “Nachette !” – c’était Chose, le célèbre vaudevilliste, je ne sais plus son nom. Je rencontre Blaizard, je rencontre Minet, je rencontre tout le monde. “Et tu joues ?… As-tu le sac ?…” Bouteille de vin du Rhin là-dessus qui me casse les jambes. “Sais-tu jouer ? – Oui, à la bataille.” Passe Gaillardin, qui m’offre de l’argent. Je lui prête un louis. “Joue sur le six !… Joue sur le zéro !… Non !… Si !… Non !… Le neuf !” Les oreilles commencent à me tinter. “Au jeu ! – Allons ! – As-tu de la chance ?… Déboutonne le second bouton de ton gilet. Ça porte bonheur.” Je vois passer dans le lointain Massieu, qui a l’air de réciter des vers, avec des gestes. J’entre au jeu. J’avais la tête d’un homme timide qui aborde une femme dans la rue. Je joue rouge cent francs, je gagne. Noir, cent francs ; je perds. Noir, cent francs ; je perds. “Rouge !” me dit Blaizard. “Noir !” me dit Minet. “Bleu !” fait le vaudevilliste. Je fais noir cent francs. Puis noir, puis rouge. Je gagne six cents francs. Je les reperds. Je m’entame… raflé ! Je coupe mes derniers cent francs en deux… Zac ! rincé ! “Tu joues mal… Noir a-t-il passé, hein ?… Six fois… Où en es-tu ?” me dit le vaudevilliste. “J’ai ma passe, et je repars. – Imbécile ! tu as une montre. – Eh bien ? – Mais ici tous les horlogers avancent…” Tous rient. Je ne comprends pas. “L’horloger est le mont-de-piété du pays, enfin, y es-tu ? – Ah !” Je trouve un horloger qui ne tenait que des cristaux de Bohême. Je quitte mon bijou, je palpe cent francs, je remonte au jeu. Je vois des numéros… Paff ! mes cinq louis sur le neuf… Enfoncé ! Je sors du jeu. Mes jambes flageolent. Je m’arrête. “Hé ! Monsieur, c’est vous… – Non ! – Mais si, c’est vous qui avez gagné.” J’avais cru perdre, j’avais gagné ! Un tas d’or sur mes cinq louis ! J’avais passé une fois, deux fois, je ne sais pas combien de fois. “Qu’est-ce que vous faites ? me dit l’homme du jeu ; laissez-vous ? – Rien !” Et je ramasse… quelque chose comme trois mille francs. Je sors du jeu, je manque d’écraser une voiture ; je rencontre encore du monde que je ne reconnais pas. Je prends un appartement au rez-de-chaussée, dans un hôtel, et j’invite les passants à dîner. Grand dîner. On boit comme des trous à toutes sortes de choses, à la propriété littéraire internationale, est-ce que je sais ? Je prends mille francs, je vais au jeu ; ils font des petits : j’en rapporte sept cents autres. Je suis moulu. Je dors comme un pieu, mais des rêves !… J’avais fait sauter la banque. Monsieur Bénazet, de désespoir, avalait le râteau d’un croupier. Je lui faisais une rente viagère. Les croupiers rentraient dans le monde ; il y en avait un qui devenait le bibliothécaire du Crédit foncier ; le plus laid devenait Amour aux Funambules4, dans les apothéoses. Je faisais raser Bade et j’y faisais semer des jeux de dominos. J’habillais Blaizard en drap d’or. Je nommais Minet mon ami à cinq cents francs par mois. Je fondais une revue polyglotte pour l’abolition des romans-feuilletons. Je tendais mon cabinet de travail en cachemire blanc. J’achetais un coffre-fort où l’on aurait caché une honnête femme ou une banqueroute frauduleuse. J’avais des chevaux en argent massif avec un ressort, des grooms en perle fine achetés chez Rudolphi5… Montbaillard entrait dans mon rêve ; il me voyait chauve comme César, avec une couronne de lauriers en billets de banque sur la tête. Il me disait d’une voix terrible : “Je veux de tes cheveux !” Il sautait sur ma couronne ; nous nous battions, et… je donne un grand coup de poing au vaudevilliste célèbre, qui me réveillait. “Veux-tu faire un vaudeville ? – Je n’ai pas le temps : je fais fortune.” Je déjeune. Je bois de l’eau de pierre à fusil volée dans le clos du nommé Metternich6. Je fume un demi-cigare, et au jeu. Je joue le sept, je joue le neuf, je joue le onze, je joue le zéro… Je m’emballe, et raflé de deux billets de mille. Je sors. Je vais devant moi. Je lis les affiches, les noms des boutiques, machinalement, sans voir. J’accroche Roland, qui me franchit comme un obstacle. Il a une chaîne de montre et un paletot neuf. Il me semble qu’il pleut. Je remonte au jeu. Minet est tricolore : il a passé trois fois ; on me dit : “La banque perd, pointez roide.” Je lâche cinq cents francs ; je gagne sur le vingt ; cinq autres, rasé ! Je joue des cents francs. Je boulotte7 vingt minutes. À la dernière minute des vingt minutes, l’affaire était faite : plus un sou ! Je bats la ville. Il faut que je rencontre quelqu’un. Personne ! On me dit à l’hôtel que Blaizard est sorti en calèche avec des dames en velours. Je fonds sur le vaudevilliste au coin d’une place. Je lui crie : “Cent francs et je collabore !” Il me répond : “Cent francs, et je vous adopte ! Rincé ! – Rincé ! – Rincé !” dit Minet à l’autre bout de la place. L’écho me fait peur, je me sauve chez l’horloger qui vend des verres de Bohême : “Vingt francs ? – Impossible ! – J’ai une famille… – Moi aussi, me dit l’horloger. – Mais Christophe Colomb était dans ma position : il a déposé une idée, on lui a prêté un bateau et il a rapporté un monde !” Il ouvre de grands yeux, une petite bourse : j’ai vingt francs. En dix minutes, j’en fais cinq cents francs, j’en fais mille, j’en fais deux mille, et je retombe à trois cent quatre-vingts. J’éprouve subitement des éblouissements. Je vais me faire faire la barbe chez un coiffeur, en face d’un bocal de poissons rouges, où il y a un gros poisson rouge qui digère des pains à cacheter avec une sérénité de vieux poisson rouge, tournant et tournant lentement, et battant à chaque tour d’un coup de rame de sa queue une petite bonne femme de verre filé, en prière, les mains jointes, au fond du bocal, qui ne fait qu’osciller et se relever : ça a l’air des coups du malheur sur une âme pieuse ! Ma barbe faite, je me trouve nez à nez avec un magasin de coucous de la Forêt-Noire. J’en achète un tas, cinq ! Il me reste net deux cent soixante-treize francs. Je passe à l’hôtel. Je commande ma note. Je donne trois francs à un mendiant qui me paraît pauvre. J’arrive au jeu. Roland n’a plus de paletot ni de chaîne de montre. Il y a un monsieur qui a gagné trente mille francs ; un bourgmestre, le bourgmestre de Saardam, comme tous les bourgmestres, qui est à dix mille. Je fais cinq masses. Il sort des numéros stupides. Au bout de cinq minutes, j’aurais été obligé d’emprunter un sou à l’invalide pour passer le pont des Arts, dans le temps. Je rentre à l’hôtel. Je reçois ma note en pleine figure. Je la plie en quatre et je dîne dessus. Je sors : ni Minet, ni Roland, ni Blaizard, ni le vaudevilliste… Pas un cigare, pas une demi-tasse de connaissance ! Rentrée à l’hôtel et dialogue avec le garçon d’hôtel : “Mon ami, vous êtes chrétien ? – Oui, monsieur ; pour quoi faire ? – Pour me prêter quarante sous.” Enfin, je peux prendre du café et fumer un cigare. Dernière rentrée à l’hôtel : j’ouvre ma note ; quelque chose comme trois cents francs. Les as-tu ? Si tu ne les as pas, je reste en gage jusqu’à ce que je les aie. Mais j’aimerais bien mieux que tu les aies. Merci d’avance si tu peux, et, si tu ne peux pas, pardon.

« Ton ami,

« NACHETTE. »

 

À cette lettre Charles répondit :

 

« Je suis enchanté, mon cher Nachette, de pouvoir te rendre le petit service que tu me demandes. Seulement, comme tu pourrais croire, si je t’en rendais un autre, que je nourris l’intention, en t’obligeant, de désarmer ta très spirituelle critique, restons-en là, et faisons rentrer notre amitié dans la classe des indifférences qui se saluent. »

 

XXII

 

– Tiens ! C’est toi, Couturat.

– Ma foi, oui, c’est moi, ipse Couturat ! J’ai sauté par-dessus ton suisse et je viole ton domicile. À propos, c’est donc vrai, dis donc, que tu vis maritalement avec un livre, à présent ? Voilà tous mes amis qui deviennent des hommes sérieux !… C’est désolant pour moi… désolant… désolant, – répéta Couturat en chantonnant. – Quand j’ai vu que je ne te voyais plus, j’ai cru que tu étais entré dans les ordres ou dans la diplomatie… et, en passant devant ta porte, je suis monté voir… pour voir… C’est gentil chez toi… C’est drôle, ça ne sent pas la femme… mais c’est gentil… Ce sournois de Demailly ! J’ai toujours dit : Demailly, méfiez-vous, un ambitieux ! Il veut écrire dans la Revue des Deux Mondes… Et comme ça, tu vas bien ?

– Je travaille.

– Travailler, c’est prier ! une romance l’a dit… Joliment bien arrangé tout de même, tout ça, – fit Couturat en prenant une pipe d’écume de mer dans un cadre en bois sculpté où la feuille du tabac s’enroulait et se grippait avec le style charmant et l’heureuse fantaisie des ornementations allemandes.

– Je casse toutes mes pipes, moi… Et ça marche-t-il, ça vient-il, ce que tu fais ? Un petit chef-d’œuvre, hein ? – et Couturat, pour appuyer sa plaisanterie, porta, de la main, une botte8 à Charles. – Tu as lu l’autre jour ?

– Quoi ?

– Bah ! tu ne sais pas qu’on t’a attrapé… Nachette… C’est qu’il t’a pincé, mon cher… Tu devrais répondre, écrire…

– Quand je répondrai, mon cher, je n’écrirai pas.

– Comme tu voudras. Mais tu sais ce que c’est : si on ne rue pas au premier coup de dent… C’est pour toi ce que je t’en dis.

– Merci.

– Tu ne pourrais pas m’avoir des bêtises rouges comme ça ?… Est-ce cher ?

– Ces sanguines-là ?… Je les ai payées deux cents francs à Mayor, le marchand de dessins anglais.

– Deux cents balles ! Fichtre.

– Mais c’est fait à la main, – dit Charles en gardant son sérieux.

– Vois-tu, mon cher, – reprit Couturat, – c’est très bien de faire des livres… C’est même très beau ; je regarde ça comme un dévouement. Mais… tu as fait une bêtise de quitter le journal, parce que… voilà le commencement. Tu y serais resté, on ne t’embêterait pas, ou, si on t’embêtait, on t’embêterait gentiment… On fait toujours attention avant d’empoigner un homme qui a un carré de papier dans la main… mais un monsieur comme toi, qui est dans son coin, qui ne tient à rien, un journaliste retiré dans un fromage… Va, c’est une fière arme, un journal. Tiens ! moi, je suis très bien avec tout le monde ; eh bien, que demain je lâche ma place au Scandale… tu verrais ! Ah bien, on me tomberait fièrement dessus… Nachette m’éreinterait comme il t’a éreinté…

– Ou encore comme tu m’as éreinté, n’est-ce pas ?

– Farceur !… Il faisait son petit saint Jean !… Ah ! tu blagues tes petits camarades ? C’est que je me laissais blaguer ! Eh bien, parole d’honneur, je t’éreintais, mais pas trop dur, je t’éreintais pour le bon motif… Oui, je voulais te faire sortir de ton livre et te mettre un journal dans les pattes !… Ah ! par exemple, voilà un fort bibelot…

Cette qualification de Couturat s’adressait à une pendule dont les heures étaient escaladées par un monde de petits Amours dont la petite bedaine de porcelaine de Saxe et les ailes peintes passaient, devant et derrière, à travers tous les costumes du temps passé, depuis l’Amour marquis jusqu’à l’Amour Diafoirus. Couturat tomba d’un air très naturel en contemplation devant ce peuple d’Amours, et resta quelques moments sans rien dire. Il ruminait ceci. Un capitaliste pointait à l’horizon pour son journal, le journal qu’il rêvait, et dont le plan était tout fait dans sa tête. Libre des passions des lettres, libre de jalousie et d’envie, Couturat, avec un coup d’œil froid, avait jugé et jaugé Charles. Seul il avait compris la valeur de ses articles de petit journal. Et ce talent, trop sérieux pour le journal de Montbaillard, trop vif pour le journalisme doctrinaire, lui semblait une bonne fortune et la meilleure des acquisitions pour ce journal qui devait être un grand journal vivant par l’intérêt du petit journal. Aussi Couturat n’avait-il rien oublié au Scandale pour assourdir le succès de Charles, dégoûter Montbaillard de ses articles, déprécier, en un mot, très habilement l’homme qu’il convoitait et qu’il se réservait. Couturat savait encore que Charles avait une grande ambition littéraire ; par là, il était assuré d’une collaboration où Charles apporterait tout son effort, tout son travail ; assuré d’une copie soignée, d’une copie qui aurait toujours le coup de pouce et la conscience d’un article de débutant. Enfin Couturat, voyant à Charles son pain sur la planche, estimait qu’il serait facile et coulant dans les questions d’argent ; ses demandes n’auraient point d’exigences ; c’était un garçon qu’on pourrait faire attendre, attendrir par une fausse misère de la caisse, bref, un homme du monde avec lequel Couturat comptait user de toutes les banques9 dont l’essai est inutile avec l’homme de lettres qui attend sa semaine pour manger.

– Voyons, Couturat, – dit Charles avant que Couturat eût trouvé une entrée en matière, – tu n’es pas monté ici tout exprès pour me dire que je suis éreinté… C’est un plaisir d’ami, cela, mais d’ami intime… Et c’est la première fois que tu viens ici… Tu me veux quelque chose, qu’est-ce que tu me veux ?

– Voyez-vous !… C’est qu’il n’y a pas moyen de l’enfoncer… Eh bien, allons-y gaiement… Au fait, j’aime autant ça… Voici la chose : j’ai trouvé un bailleur de fonds de la force de deux cent mille francs, pour un journal, un grand petit journal… et quotidien, qui est au journal de Montbaillard ce que le Chimboraço10 est à la butte Montmartre…

– Passons le prospectus.

– Passons le prospectus. Je dirige le journal. Tu me connais : je ne suis pas un chipotier… Il n’y aura pas de difficultés entre nous… Ça te va-t-il d’être rédacteur en chef ?

– Je te remercie, mon cher.

– Allons, mon cher, on ne refuse pas comme cela… et ce que je t’offre ! Je te dis, c’est une grosse affaire : il y a deux cent vrais mille francs derrière… Je te ferai un traité d’un an, si tu veux… Une position, songe donc !… Je reviendrai demain, hein ? – et Couturat prit son chapeau.

– Très volontiers. Seulement…

– Seulement ? – dit Couturat sur le pas de la porte.

– Nous parlerons d’autre chose, si cela t’est égal.

Couturat jeta son chapeau, et se mettant devant Charles, les deux mains dans ses poches :

– Mon cher, il y a des gens plus connus que toi qui sauteraient de joie à ma proposition… Je ne te dirai pas que j’ai pensé à toi, parce que je suis un bon garçon, et toi aussi… Nous n’avons plus l’âge où on se dit des choses comme ça, et où on les croit. Non… mais tu sais, moi, je ne gratte pas les gens, je leur parle carrément et en face. Je te trouve du nerf, du montant, quelque chose qui fouette le lecteur, des idées… Ça ne court pas les rues, ni Le Scandale, les idées !… et de la jeunesse, et tout… du talent, là, sans blague… Je ne vois que toi pour lancer un journal… Ce n’est pas des casse-cou comme Nachette… Tu es l’homme qu’il me faut, quoi ! Comprends-tu ?

– Couturat, je vois avec peine que tu appartiens à une très mauvaise école historique : il n’y a pas d’hommes nécessaires, il n’y a que des hommes utiles.

Couturat reprit son chapeau : – Avant six mois tu arrivais au théâtre, tu tenais les éditeurs, tu t’ouvrais les grands journaux… Avec vingt courriers de Paris remarqués, tu te faisais un nom et un public… Tu étais connu, ce qui n’empêche pas de devenir célèbre… Tu avais tes passes sur les chemins de fer, des amis un peu partout, c’est le meilleur endroit pour en avoir, des actions à prime… et le reste. Maintenant, tu as des bégueuleries… tu ne veux pas faire comme tout le monde… ça te regarde ! Je t’aurais cru un homme d’esprit, toi.

– Encore une fois, mon cher, je te remercie de penser tant de bien de moi, et de m’offrir un avenir… Si je te refuse, c’est tout simplement que je veux essayer de faire quelque chose qui ressemble à une œuvre. Et puis c’est peut-être un préjugé, mais je crois que les gens d’esprit passent dans le journalisme, mon cher, et n’y restent pas : c’est la vie de garnison des lettres.

– C’est ton dernier mot ?

Charles fit un signe affirmatif.

– Je vais trouver Gaillardin, – dit Couturat en essayant de tenter la jalousie de Charles par ce nom.

– Il acceptera bien certainement.

– Garde-moi le secret, n’est-ce pas ?

– Bien entendu… Au revoir.

– Sans rancune… Ça ne fait rien, tu auras des regrets, tu verras ! Tu mettras dix ans à faire le chemin de dix articles, rappelle-toi ça.

Couturat descendit l’escalier en sifflotant entre ses dents un petit air de mécontentement. Il se promettait de lancer Nachette sur Charles, de faire harceler Charles sans merci, espérant qu’un beau jour les piqûres et l’aiguillonnement le feraient sortir de ce calme et de cette tranquillité affectés. Il le devinait ; prévoyant déjà quelle amusante comédie, quelle bonne affaire ce serait pour son journal, la colère et l’éclat de Charles se ruant sur Nachette et sur les passants avec la force comique et la verve enragée du pamphlet personnel.

 

XXIII

 

Charles avait trouvé un éditeur. Il avait eu la joie de la première épreuve de son livre, puis la fatigue des autres, puis l’impatience de la dernière. Son livre avait paru. Il figurait aux étalages sous une jolie couverture jaune paille ; et même quelques libraires lui avaient fait l’honneur de la bande réservée aux noms connus et aux livres d’avenir : Vient de paraître.

Charles souriait aux étalages, qui lui semblaient tenir et montrer quelque chose de lui-même. Il était gai, alerte, satisfait du monde entier et content de lui, quand un soir, après avoir fait un dîner d’homme heureux, il lui prit envie d’aller interroger l’opinion de ses confrères au café Riche11.

Au fond du café, il n’y a encore personne. Nachette est seul, le dos au dossier de velours rouge de la banquette, les deux mains dans ses poches, contemplant les plafonds dorés et les Giorgione féroces encastrés dans les ornements au-dessus de sa tête, de temps à autre jetant un mauvais regard aux gens qui arrivent ou passent, interrogeant sa montre, tirant une bouffée d’un cigare qui se fume mal.

Perrache entre.

– Ah ! c’est toi ! Tu viens bien tard ! D’où diable sors-tu ? tu as l’air d’un marié de barrière… J’ai rencontré Blaizard, qui te trouve stupide… Mais qu’est-ce que tu as donc à l’œil ?

– Un compère loriot, – dit Perrache, habitué à ces façons de Nachette, calme, presque souriant au milieu de ses apostrophes.

– Ça, un compère loriot !… Je dois te détromper… C’est un… je ne sais plus le nom, un nom terrible ! Je vais te dire comment ça se joue : on vous retourne la paupière, on vous l’ouvre, on vous arrache cela avec une pince, on vous brûle à la pierre infernale, on vous lave à l’eau de sel… Toutes ces petites machines-là ne sont pas drôles, sais-tu ? Après quoi c’est fini… jusqu’à ce que ça revienne… L’embêtant est que ça revient toujours !… Jouons-nous, hein ? Tu vas me voler comme hier soir… Tiens ! Florissac ! – Et Nachette s’approcha de la fenêtre du café entrouverte sur la rue Lepeletier : – Où vas-tu, Florissac ? J’y vais.

– Impossible ! – répondit du trottoir Florissac, – Je vais dérider mes concitoyens… des bourgeois.

– As-tu fini de remuer les dominos, toi ? – dit Nachette en revenant à Perrache. – Nous jouons cinq francs… Je suis sûr que tu vas gagner encore… Tu as une chance d’idiot !

– Est-ce que tu n’avais pas de place pour la première de ce soir ? – hasarda Perrache.

– La pièce de ce soir ?… Je l’avais assez vue ! je l’avais vue aux répétitions… Pas de place ! Voudenet et Laurent m’en avaient offert une dans leur loge… Pas de place ! crétin !

– Ne te fâche pas… je te demandais… comme je t’aurais demandé…

– Perrache, tu devrais te marier…

– Pourquoi ? – dit Perrache toujours calme et sans broncher sous le feu de Nachette…

– Pour moi ! – dit Nachette en posant le double six.

Il y a autour du monde littéraire un peuple de gens qui se frottent à l’homme de lettres ; gens venus de la Bourse, du haut commerce, d’un ministère, de toutes les professions et de tous les ordres de la société, et qui forment cette grande armée, toujours grossie de nouvelles recrues : les caudataires12. – Hommes anonymes, inféodés à une grande ou petite célébrité, qui leur devient tellement propre, et pour ainsi dire si personnelle, qu’ils feraient croire au miracle de la transfusion de l’amour-propre ; humbles et fiers dans leur humilité comme des saint Christophe, en portant sur l’épaule la gloire ou seulement la gloriole d’un autre ; appelés à ce culte de cireurs de bottes d’une statue de grand ou de petit homme qui les tutoie, par la vocation d’un caractère doux, naturellement complaisant, sans susceptibilité, les caudataires ont pour l’écrivain entre les mains duquel ils ont prêté serment un attachement particulier qui par certains côtés touche à la patience de l’épouse aussi bien qu’au dévouement de la maîtresse. Claqueurs convaincus, parfois martyrs, les rebuffades, les ironies, les plaisanteries cruelles, ne les dégoûtent pas de leur dieu : ils se jugent payés de tout cela par un mot dans un article, une place dans l’intimité, un tabouret dans la loge, et leur bras accepté. Parfois même, il peut arriver que leur attachement n’ait point d’intérêt de vanité, et que leur culte soit une véritable affection. Mais la sincérité, la soumission de ces amitiés, désarment bien rarement celui qui en est l’objet. Une vie de lutte, la continuité des picotements et des souffrances de l’amour-propre, cette incessante série des défaites ou au moins des déceptions de l’orgueil dévorées et cachées comme des hontes sous l’affectation de la confiance et le mensonge de la victoire, maintiennent l’homme de lettres dans un état d’acrimonie assez semblable à cette humeur du matin avec laquelle s’éveillent les gens souffrants. Cuirassé par de journalières souffrances intimes qui lui mettent du métal sous la peau, il perd la sensibilité, les instinctivités tendres, les délicatesses et aussi les reconnaissances des âmes très jeunes : aussi prend-il avec l’amitié du caudataire la brutalité et le rire d’un vétéran devant la blessure d’un conscrit. Ce n’est pas qu’il soit foncièrement mauvais : mais la caresse, l’épanchement, les douceurs et l’égalité des fraternités ordinaires, ne sont pas de son métier et ne vont plus à son expérience ; il faut qu’il trouve dans l’amitié le droit d’abuser d’un homme, d’une volonté, d’un cœur, qu’il rencontre dans l’ami une attitude morale et une serviabilité domestiques. Puis encore l’ironie est l’assiette de l’esprit social de la littérature. Elle en est le tempérament, le ton et la forme. C’est, de plus, une garde agressive qu’il faut toujours répéter, et à laquelle un plastron est nécessaire ; c’est une force à maintenir en haleine par des coups de poing sur une tête de Turc. De là ces excellents mauvais ménages, – le ménage d’un Nachette et d’un Perrache.

– Nom d’un petit bonhomme ! – et Nachette jeta ses dominos sur la table. – On n’a jamais vu une chance…

– Mais tu as gagné la première…

– J’ai gagné la première, parce que tu as joué comme un serin… Tu dis ?

– Je ne dis rien.

– Tu as le silence bête, Perrache… Il n’y a que toi, ma parole d’honneur ! pour… Voyons ! la belle.

Arrive à ce moment un gaillard haut comme un peuplier et chauve, « le plus jeune de nos dramaturges », comme l’appellent ses amis. Il arrive, un paletot sous le bras, le pas inquiet. Ses regards font tout le tour de la salle. Il met la main sur l’épaule de Nachette pour lui dire bonjour, prend une chaise, pense à s’asseoir, change d’idée, fait tourner la chaise sur un pied. Il passe sa main sur sa bouche. Sa main glisse et s’arrête à la hauteur de la pomme d’Adam. Son sourire s’illumine.

L’entrée du café s’est garnie. Des jeunes gens « très bien », arrivant du Cirque13 ou du Château des fleurs14, offrent le passe-temps d’un fruit ou d’une tasse de thé à des lorettes de premier choix qui désignent du doigt les célébrités du fond du café ; les jeunes gens ouvrent de grands yeux, dressent l’oreille et tâchent d’attraper au vol un mot du journaliste Nachette ou de Perrache, l’ami du journaliste Nachette, ou du dernier venu, Gremerel, l’auteur dramatique.

Gremerel sourit toujours. Son œil va d’une femme assise au fond à Nachette, à qui il la montre du regard.

– Hein ?… charmante !… charmante ! n’est-ce pas ?… Rémonville n’est pas venu ?

Les deux joueurs lui font non de la tête.

Gremerel reprend la chaise qu’il avait prise : – Garçon !

– Monsieur !

Gremerel s’est assis sur la chaise, un genou à la hauteur de l’œil, son talon de botte sur le velours rouge de sa chaise, et les deux mains liées autour de sa jambe remontée : – Qu’est-ce que vous avez ?

Le garçon commence à énumérer les rafraîchissements.

– Garçon, avez-vous du chocolat glacé ?

– Non, monsieur, il n’y en a plus.

Gremerel se lève, et, prenant le garçon par un bouton de sa veste :

– Garçon, vous étiez né pour servir à Monaco !… On demande un bifteck à Monaco : il n’y en a plus !… la cour a tout pris…

– Monsieur…

– Écoutez avec recueillement… On demande du pain frais : il n’y en a plus ! la cour a tout pris…

– Monsieur…

– Oui, garçon, à Monaco… J’ai voulu acheter une maison, moi qui vous parle… positivement, à Monaco… Je m’informe des formalités… ce qu’il faut faire… s’il y a une loi à Monaco… Garçon, on me dit que oui… qu’il y a même un code à Monaco. Je dis : très bien ! Je vais l’acheter. – Monsieur, il est chez le receveur… Ils ont un code écrit à la main, à Monaco, garçon !… Pas de chocolat glacé ! qu’on me ramène à Monaco !

– Monsieur…

Gremerel se rassoit. Il se lève. Il regarde à la porte d’entrée. Il va pour sortir. Il revient.

– Garçon !

– Monsieur a demandé ?

– La Gazette d’Augsbourg.

– Nous ne la recevons pas.

– C’est comme cela… Allez dire à votre maître… Nous nous en irons… tous !

Les deux joueurs font un signe de tête affirmatif.

Gremerel étend son mouchoir sur la table de marbre, y couche sa tête, y pose une joue, allonge les deux bras, et bat avec les ongles une marche sur le marbre. Tout à coup il s’interrompt, soupire :

– Mon Dieu ! Pourquoi avez-vous fait la femme si belle et l’homme si faible ? – Puis il retombe dans le mutisme et dans sa musique.

Il était onze heures et demie. On arrivait. À minuit, le divan du fond, que tout à l’heure Nachette occupait seul, était plein, et les consommateurs s’y serraient. Les garçons se précipitaient, apportant le chocolat, les glaces, la bière de Bavière. On s’asseyait, on parlait, on commandait, on appelait, on se saluait. C’était un bruit, un tapage, un premier feu de causerie… Imaginez la salle de conférences du monde des lettres. On voyait là des réalistes, des fantaisistes, des critiques, des romanciers, des journalistes, des feuilletonistes, des vaudevillistes, tous les échantillons du grand ordre de la plume ; des jeunes, des vieux, des chevelures en coup de vent, des crânes de moine, des bruns, des blonds, des rubans rouges et des boutonnières vierges.

Là étaient rangés par le hasard, les uns à côté des autres, pêle-mêle, le critique qui excelle à porter un faux succès en triomphe, comme le mardi gras portait Musard, – sur un cent d’épingles ; – le dernier gentilhomme de lettres qui sait encore dire : Faquin ! à un garçon, et faire dire : Mille grâces ! à un jeune premier ; – le grand dramaturge qui imite si bien Lassagne15, et si mal Shakespeare ; – le poète qui touche au drame d’Hugo, et s’essaye à tendre l’arc d’Hercule ; – le cascadeur de génie, qui a volé la pratique de Grassot16 ; – le confesseur de Bernerette, l’amusant auteur des Mille et Une Nuits du mont-de-piété ; – le critique bouffe qui dessine si joliment des caricatures sur le sable avec la batte d’Arlequin ; – le critique incisif et plein de verve qui passe tous les huit jours sa plume de fer à travers les gloires en carton du théâtre, les actrices en bois, et les pièces en patois ; – l’humoriste d’esprit, à qui Musset a laissé « Denise » à faire ; – le journaliste saule pleureur, qui est convaincu que le soleil baisse ; – le fameux philosophe qui a cherché depuis l’âge de raison la vérité au fond d’un verre ; – l’auteur de la pièce dont les vingt-quatre premières représentations ont fait plus d’argent que les vingt-quatre premières représentations du Mariage de Figaro ; – le filleul de Smarra17, le poète du cauchemar ; – le vaudevilliste qui cite Sophocle en grec et M. Scribe en français ; – et cet autre, et cet autre, et cet autre… et jusqu’au grand éditeur, une fleur à la boutonnière, le menton sur une canne à pomme d’or, écoutant les lazzi d’un débutant littéraire qui cherche à placer un volume.

Chacun jetait un mot, une phrase, au travers du bruit des cuillers sur les soucoupes, des lèvres qui buvaient, des carafes qu’on reposait, et du murmure de tous.

– Cent représentations !

– Oui, elle les aura.

– Une pièce d’annonces ! L’Almanach bottin en vaudeville, allons donc !

– Qu’est-ce que cela fait ?

– Ils se sont très bien arrangés, – disait un voisin à son voisin. – Ils font neuf mille francs derrière la toile… Le grand fleuriste lâche trois parures de fleurs à cent cinquante francs chaque… Le célèbre gantier, c’est, je crois, oui, deux douzaines à chaque auteur… Tout cela payé à la troisième…

Pendant cet aparté, le brouhaha continuait et s’agrandissait.

– Littéraire !

– Oh ! littéraire ! une pièce littéraire !

– Ne parlons que trois à la fois, hein ?

– Littéraire !… Des blagues !

– Des blagues !

– Des blagues !

– Garçon ! un 2 Septembre18 pour les carcassiers19 !… et chaud !

– Qu’est-ce que c’est, un volume jaune que j’ai reçu ce matin, signé Demailly ?… Est-ce le Demailly qui écrivait dans le journal de Montbaillard ?

– Oui, il en est sorti faute d’idées.

– Pousse-toi donc un peu, Gremerel… Qu’est-ce que tu as donc ce soir ?

– Je terrasse le démon de la sensualité, dit Gremerel toujours la face sur le marbre de la table.

– Qui a lu ça ?

– Le livre jaune ?

Deux ou trois voix dirent : – Moi ! – L’une ajouta : – C’est-à-dire, j’ai commencé, car…

– Une machine trop grosse pour lui !

– Il s’est un peu fourré le doigt dans l’œil, le brave garçon !

– Et le style !

– Il y a de tout… un roman politico-satirico-romantico-historico… est-ce que je sais ?

– Pas d’intrigue !

– Des épithètes peintes en bleu, en rouge, en vert, comme les chiens de chasse de la Nouvelle-Calédonie !

– Je vous dis qu’il y a un parti du haut embêtement…

– Ça ne m’a pas paru si mal…

– Et moi, je trouve le bouquin très fort, – dit une voix nette comme un tranchant.

– Oh ! toi, on te connaît… c’est pour placer un paradoxe…

– Vous ne savez donc rien là-bas, les faiseurs de Courriers de Paris ?

– Quoi ?

– Les beaux partis qui sont cotés maintenant dans les cercles de Paris… comme les chevaux de courses !

– Oh ! oh !

– Parole d’honneur ! La dernière cote porte cinquante-huit beaux partis à l’heure qu’il est à Paris… Cinquante-huit, pas un de plus !

Charles arriva au moment où son livre venait d’être enterré. Tous les gens qu’il connaissait furent très aimables pour lui. On voulut lui offrir sa consommation. On lui fit compliment de son pantalon. On lui parla du dernier objet d’art qu’il avait acheté, d’un de ses parents qui venait d’être nommé quelque chose quelque part. Mais de son livre, pas un mot ; et quand, après être resté une demi-heure là, Charles s’en alla, les poignées de main de ses amis mirent dans leur étreinte, longue, appuyée, et comme apitoyée, quelque chose d’une condoléance profonde, de cette secrète et intime commisération que les amis ont pour le malheur ou la faute d’un ami.

 

XXIV

 

Charles sortit du café Riche avec l’impression que son livre serait maltraité par la critique : il ne se trompait pas.

Il est dans la critique deux sortes de critiques : les critiques inférieurs et les critiques supérieurs à l’œuvre qu’ils jugent. Les premiers louent ou condamnent dans la mesure de leur capacité, de leurs lumières, de leurs forces, souvent dans l’innocence de leur conscience, parfois dans la rancune de leur jalousie. Les seconds, qui sont de beaucoup les plus nombreux, et qui font de la critique le genre littéraire qui compte peut-être en ce moment le plus de talents, attachés à un métier, presque toujours indigne d’eux, par le salaire fixe, la rémunération convenable, le seul gagne-pain littéraire assuré et menant à quelque chose de solide ; les critiques supérieurs à l’œuvre qu’ils ont mission de recommander ou d’interdire au public ne se soucient guère, on le comprend, de suivre l’auteur pas à pas, de l’éplucher mot à mot, de faire enfin le rôle médiocre et ennuyeux d’un professeur de rhétorique corrigeant le thème d’un élève de sixième. L’amour-propre des auteurs a beau ne point leur pardonner : il est très concevable que ces critiques sautent par-dessus le livre dont ils transcrivent le titre en tête de leur article, et qu’ils fassent sur ce titre, sur ce thème une improvisation, et des variations personnelles : ils jouent le Carnaval de Venise, c’est leur manière de rendre compte ; et le public n’a pas longtemps la sottise de leur en vouloir.

Mais par-delà cet éternel défaut de niveau du juge avec la pensée à juger, la critique de notre pays et de notre temps est atteinte d’un mal particulier. Nous n’avons point en France les grandes revues critiques de l’Angleterre, ces organes considérés et influents, dégagés des passions politiques, et qui apportent dans le verdict littéraire l’impartialité absolue et le haut scepticisme d’une critique purement littéraire, d’un public et d’un jury de l’art dans l’idée. Notre critique est enrégimentée dans un journal, elle appartient plus ou moins à sa couleur, à ses tendances, et sinon à ses préjugés, au moins à ses principes. Aussi est-elle journellement exposée à faire passer l’esprit du livre avant la valeur du livre. Il ne lui est guère permis d’admirer dans un autre camp, ni de siffler dans le sien. Qu’un roman ait un héros catholique : le critique du journal libéral déclarera le roman détestable. Qu’un roman ait un héros voltairien : le critique du journal catholique anathématisera le roman, et peut-être l’auteur ; et c’est ainsi qu’il arrive à notre critique littéraire le plus grand malheur qui puisse lui arriver, le malheur d’être une critique de parti et de parti pris, blanche, rouge, bleue, selon la tribune du haut de laquelle elle parle.

Le livre de Charles se heurta à tout cela. Un livre appelé « la Bourgeoisie », et qui tenait son titre, touchait, sans qu’il en eût peut-être conscience, par trop de points, à l’économie de la société ; il indiquait trop de vues générales, il avouait trop de tendances ; il laissait à formuler au lecteur trop de propositions intéressant l’ordre d’un État ; il touchait à trop de passions, à trop de susceptibilités, à trop d’intérêts de toute une classe, pour ne pas être un roman social, c’est-à-dire politique. Tel parti devait y trouver l’apologie de ses idées incomplète, tel autre devait y deviner le mépris des siennes. Cette grande question de la Révolution française, la racine de son livre et le berceau de l’ordre qu’il avait voulu peindre, passionnait son œuvre sous les froideurs de l’observation et de l’analyse. Il avait eu beau ne vouloir et ne chercher que la vérité littéraire, son livre était un de ces livres qui allument les polémiques des partis, sans en contenter aucun. Donc le livre de Charles fut éreinté, à peu près sur toute la ligne. Rouges, blancs, bleus, le lapidèrent à frais communs. Ce fut un tutto d’ironies, d’attaques, de méchancetés, et de colères allant tout au bout de la politesse, – et parfois même un peu au-delà. Il ne fut épargné que par deux critiques supérieurs : l’un esquissa à propos de son livre une histoire des classes bourgeoises avant Jésus-Christ ; et l’autre en prit occasion de crayonner un charmant article sur le bourgeois considéré dans ses rapports avec Daumier.

Ce devrait être une grâce d’état, dans les lettres, que de porter l’attaque sans broncher. Mais bien peu sont assez fortement trempés pour un tel stoïcisme ; et des plus cuirassés, de ceux-là qui rient en public, et montrent que leurs blessures ne saignent pas, il faudrait voir le fond, et si la plaie n’est pas au-dedans. Les plus grands, les plus glorieux, ces dieux mêmes, entrés vivants dans la postérité, désarmeraient peut-être l’envie, s’ils montraient jusqu’où leur entre le coup de plume d’un maladroit, d’un inconnu, et comme une goutte d’encre sans nom jetée à leur front leur rejaillit au cœur ! – Sur une nature impressionnable comme celle de Charles, la douleur fut vive. Il essaya de la faire taire : il ne put. Des épithètes malsonnantes, et qu’il ne pouvait fuir, lui restaient gravées dans la mémoire et lui revenaient machinalement jusqu’aux lèvres. Il se surprenait à mâchonner à demi-voix des lambeaux de phrases qu’il croyait avoir oubliés. Il sentait en lui un vide douloureux, une indifférence immense, tout à la fois un dégoût et un besoin d’action. Certains articles, lus avant le dîner, lui resserraient l’épigastre et lui coupaient l’appétit aussi net que la nouvelle d’un grand malheur. La bouche amère et sèche, il se laissait aller à l’un de ces hébétements que donnent les ébranlements de l’organisme dont on n’a pas conscience, et qui précèdent, dans toutes les grandes contrariétés morales, le passage de la bile dans le sang. Et il restait dans son coin, ayant peur de se montrer, peur de l’écho, peur de ses amis, ayant honte de laisser voir une telle faiblesse de constitution.

 

XXV

 

Un soir qu’il était dans une de ces tristesses au courant desquelles l’homme se laisse aller, abandonnant sa volonté à son instinct et le but de sa marche au gré de ses jambes, Charles se retrouva sur ces mêmes boulevards extérieurs où, quelques mois avant, il avait promené la conception et comme l’enfance de son livre. Ces plâtras, ces grands murs gris, ces sales maisons, ces cafés borgnes, ces arbres maigres qu’il reconnaissait rouvraient à ses yeux et à ses pensées un de ces beaux domaines du souvenir où le pas s’arrête à une rochée de tilleuls : de là s’envola le premier amour ! Au sentier pierreux plein de cigales et de mûres : lointaine et chère petite patrie de la première idée et du premier vers faux ! À ce coin d’ombre, à cette touffe d’herbe où l’on lut le premier roman dangereux ! – Ainsi souriaient à Charles ces misérables boulevards. Son livre était né, il avait grandi là, – sur ce trottoir boueux ! Et il remontait, en marchant, son imagination, ses efforts, ses bonheurs : à cet angle de mur, il avait trouvé cette situation ; devant ce cabaret, il avait rencontré ce type ; c’était en se promenant et en se repromenant vingt fois devant cette grande maison noire, que son dénouement avait fini par lui apparaître. Et se rassérénant peu à peu dans ces ténèbres trouées de la lueur rouge d’un réverbère, passant comme une revue de minuit des personnages de son roman qui se levaient à droite et à gauche, de l’ombre, des portes, des pavés, il marchait tout ému dans son passé, quand d’un pavillon à jardinet, où il faisait nuit du haut en bas, une voix l’appela par son nom.

– Pardon, – fit la voix au mouvement de Charles, – je n’ai ni mon habit ni mes croix… Permettez-moi toutefois, mon cher monsieur, de vous faire mes compliments : je vous lis, ou plutôt je vous lisais ; car, vous le voyez, ma chandelle est morte absolument… comme dans la chanson.

Charles distingua alors, dans le cadre noir d’une fenêtre ouverte, un bonnet de coton au bout d’une chemise, et une chemise au bout d’un bonnet de coton.

– Merci, – continua la voix, – vous m’avez donné une bonne soirée… et même un peu de fièvre.

– Ah ! C’est vous, Boisroger20… On m’a dit que vous étiez malade ; comment allez-vous ?

– Nous allons pas mal, ma maladie et moi… elle surtout. Mais, au fait, montez donc. Je vous fais des grands bras de là-haut… J’ai tout à fait l’air d’habiter la maison de Cassandre… Il me semble que je suis Colombine, et que je vous prie de m’enlever… Ah ! mais je suis bête, j’oubliais… Ne montez pas. La pantomime est obligatoire. Je suis beaucoup mieux gardé que La Fille mal gardée21 : je suis enfermé… J’ai eu l’honneur de vous dire que ma chandelle était morte… Vous avez peut-être cru à une métaphore… Eh bien ! non ; c’est un fait, j’ajouterais historique, s’il était controuvé… Ma maîtresse est allée me chercher du feu chez le voisin, – un voisin, depuis la charte, est toujours un épicier, – et comme j’étais couché, elle m’a enfermé. Tenez, faites-moi donc l’amitié de la rencontrer : vous lui direz que je l’attends.

– Mais je ne la connais pas…

– Vous ne la connaissez pas ? Un ange, une âme, une Aphrodite ! Sa tête est faite d’un grain de caprice, sa pensée du vent qui chante, sa figure d’un sourire, son sourire d’une rose, et ses deux yeux d’un morceau d’étoile ! Enfin, c’est une femme qui sort de chez un épicier… à moins qu’elle n’entre au théâtre Montmartre pour s’assurer de l’embellissement du jeune premier. Mais je m’enrhume, je crois même que j’éternue… Bonne nuit ! Vous connaissez la maison, venez donc me voir. Je veux vous serrer la main, et vous dire de votre livre tout le mal que j’en pense.

 

XXVI

 

Cette présentation du hasard, cette rencontre, cette parade impromptue, cette poignée de main, par la fenêtre, d’un homme dont il aimait le talent et dont il enviait les sympathies, donna à Charles le plaisir d’un bonheur. Il y avait longtemps qu’il n’avait fait si beau temps au-dedans de lui. En un mot, il chantonna, – ce dont sa voix fut bien étonnée.

Boisroger ne lui était pas inconnu. Il l’avait rencontré, ou plutôt côtoyé dans des bureaux de petits journaux. Il lui était même revenu, par les uns et par les autres, que Boisroger défendait son talent et disait tout haut ce qu’il en pensait, beaucoup de bien. Mais l’occasion leur avait manqué à tous deux pour se rapprocher de plus près, pour sortir des banalités de la demi-connaissance, du salut, et de cette phraséologie qui n’est encore qu’un salut. Charles était heureux, il se sentait honoré que son livre lui eût gagné l’estime de ce poète. – Il est, dans le monde des lettres, de pareils suffrages d’un seul, plus chers et plus doux à la conscience que les suffrages du public : ils en apprennent le mépris, ils en sont parfois la consolation.

Boisroger était, de son état, poète lyrique. L’on ne saurait peindre un héros en moins de mots. Rien de son temps ne le troublait, rien ne le touchait, rien ne l’avertissait, ni l’habit noir, ni la Bourse, ni le public, ni M. Jourdain avec sa robe de chambre, ni les poésies d’ouvriers, ni les doctrines nouvelles, la religion de la prose, l’idolâtrie de la platitude, ni les émeutes contre la forme aristocratique de la pensée, contre l’idiome hiératique et sacré des lettrés et des délicats, ni ces utopies furieuses de vulgarisation et d’accessibilité du beau qui font l’industrie dans l’art, ni le livre descendant au lecteur, et la coupe étroite des hôtes choisis devenue la fontaine de vin de la place publique. Debout, insoucieux, exultant et ravi, Boisroger versait l’âme de la lyre d’Orphée sur les notaires et les tambours de la garde nationale. Il chantait dans son nuage et sa sérénité : c’était Saadi22 ouvrant l’Olympe, – des roses et des dieux, des dieux et des roses encore ! Le vers de Boisroger n’était point un cantique pour les catéchismes de persévérance. Il ne travaillait point non plus à la moralisation des masses. Il ne visait ni au paradis ni à l’Académie… Voiles de soie, cordages d’or, équipage d’Amours, cette poésie voguait sans plus de pavillon que la galère de Cléopâtre. Elle n’avait de morale que l’amour et de religion que l’évangile d’Hésiode. L’idée y souriait sur un lit d’or. C’était une poésie de pourpre et de soleil, un panthéisme infini et majestueux, qui avait le pas dansant et superbe d’une reine de Saba, l’éblouissement d’une mer de l’Inde, d’une mer enchantée, aux vagues de lumière, aux flots d’harmonie, qui roulerait pêle-mêle, dans des filets d’azur, des rayons, des coquillages, des marbres roses, des bracelets, des colonnes de temple, des portes de sérail, des rires de statue, des profils d’Astarté, des grottes de corail, des ombres de Colombine, des génies couverts de feu, des lutins bergamasques, des regards, des baisers, des parfums, des rubis, des diamants, des fleurs et des étoiles ! Le rythme y semblait battu par la goutte d’eau qui tombe, à la villa Brunelleschi, des cheveux de bronze de la Vénus. Une lumière d’apothéose jouait dans les rimes fleuries. Une féerie, que ce poème : le songe de Polyphile dans des flammes de Bengale !

Puis, au revers de ce panthéon magique, Boisroger, de sa plume, faisait une griffe et un crayon. En marge même de son ode ailée, il jetait, dans une ode bouffonnante, une caricature grandiose et titanesque, le masque comique de quelque bourgeois Farnèse, une pochade, une vengeance où éclataient la rablure et la carrure épiques d’un dessin de Michel-Ange.

Boisroger faisait ménage avec la poésie. Réduit, pour faire aller le ménage, à vivre, il se résignait à demander du pain au journalisme. Sa prose allait au marché, et le feuilleton était sa ressource. Mais ni les avances des caisses de journaux, ni les succès de sa prose ne pouvaient le faire rompre avec la compagnie et l’habitude de son imagination poétique. Avait-il réuni ces deux choses, un paquet de maryland et une femme, il revenait, plus amoureux que jamais, à la langue maternelle du rêve. Il s’enfermait chez lui et en lui-même, perdait son almanach, et passait des semaines avec sa muse, sans faire au soleil de Paris l’honneur d’aller le voir. Il s’était ainsi créé un monde surnaturel et de convention, d’où les misères matérielles avaient beaucoup de peine à le faire descendre. On eût dit qu’il prenait la vie pour une mauvaise plaisanterie, pour une farce du vieux théâtre italien, et qu’il y gesticulait seulement de temps à autre par un reste de respect humain. Cela expliquait, excusait peut-être chez Boisroger une vertu invraisemblable, et portée chez lui au plus haut degré, la folie et l’honneur de quelques grandes et rares natures d’artistes, ce désintéressement incurable et natif qui est la mesure de la spiritualité de l’individu : le mépris de l’argent. En 1848, une revue avait voulu abuser des antipathies aristocratiques de son esprit pour lui faire insulter un tribun ; il avait pris son chapeau et laissé les billets de banque23. Et depuis, sa muse avait toujours ignoré le gouvernement qu’il faisait. Aussi la concurrence, partant le bon marché des bassesses, était-elle, dans les transactions sociales, une des choses qui étonnaient le plus Boisroger.

La seconde corde de la lyre de Boisroger, le rire de sa poésie caricaturale, faisait le ton et l’agrément unique de sa conversation. Le démon favori de sa parole était l’ironie. Une ironie flûtée et poignardante, qui s’accordait à sa voix grêle et pointue. Négligeant et méprisant cette verve d’occasion et cet esprit de facture, l’esprit des mots, il éclatait et pétillait de ce meilleur esprit de la France, l’esprit d’idées ; excellant aux jeux du geste, aux finesses de l’œil, aux malices de la physionomie ; abondant en petits tableaux, en détails, en descriptions mimées, en traits de mœurs, en scènes de comédie, courtes, parlantes, vivantes, et comme enlevées à la pointe de l’eau-forte ; sans rival pour démonter, en un tour de langue, un caractère, un pantin, un livre, un amour, sa grande joie était de démasquer tout à coup, dans le feu du dialogue, des paradoxes qui montaient dans le ciel aussi haut que la tour de Babel pour la confusion de l’école du Bon Sens, des hyperboles à faire trembler, que le délicieux plaisant lançait, enlevait et balayait d’un souffle.

 

XXVII

 

– Ah ! c’est gentil. Vous êtes un homme de parole… Mélie, débarrasse donc le fauteuil et donne-le à monsieur.

Ainsi fut saluée par Boisroger l’entrée de Charles. Boisroger était dans son lit, blême, maigre, avec une barbe de huit jours, coiffé d’un de ces petits bonnets de cotonnade rayée de bleu, le bonnet des peintres en bâtiment, assis sur son séant, tout entouré de livres épars sur les draps et sur la table de nuit. Son petit œil, vif, inquiet, clair, furetait comme le regard d’un acteur par le trou d’une toile.

Aux murs de la chambre éclataient, sous verre, des costumes de théâtre éclaboussés de la gouache de Ballue24, au milieu desquels, comme dans la niche d’une chapelle, se cachait un portrait de femme. C’était une figure charmante et douloureuse, un type frêle où se mêlaient Zéphyrine et Mignon, et qui, dans le noir et le deuil d’un daguerréotype, semblait l’âme morte de tous ces travestissements vivants, bruyants, enluminés de couleurs et de paillettes.

Dans la cheminée brûlait un grand feu. Une cuisinière de fer-blanc, toute neuve, chauffait devant. Auprès, une fraîche et grasse jeune fille, griffée d’une oreille à l’autre, et enveloppée dans la robe de chambre du poète, reposait sur ses genoux un roman coupé au bas d’un journal, pour regarder le poulet mélancolique qui rôtissait.

– Vous savez… c’est convenu, je vous ferai quelque chose quelque part… je ne sais pas où… mais nous trouverons… Je finirai peut-être par mettre la main sur une feuille de papier où l’on me permettra une opinion et un ami… Je dirai tout ce que je vous ai dit… Votre livre sait tout… Vous avez dû beaucoup voir et très peu vivre. Il n’arrive rien que des idées aux hommes d’idée. Balzac s’est marié : c’est la seule aventure de son existence. On ne conçoit bien que dans le silence, et comme dans le sommeil de l’activité des choses et des faits autour de soi. Les émotions sont contraires à la gestation de l’imagination. Il faut des jours réguliers, calmes, un état bourgeois de tout l’être, un recueillement d’épicier, pour mettre au jour du grand, du tourmenté, du nerveux, du poignant, du dramatique… Les gens qui se dépensent dans la passion, dans le mouvement nerveux, ne feront jamais un livre de passion. C’est l’histoire des hommes d’esprit qui causent : ils se ruinent… Je vous disais donc… nous devons vous soutenir… il faut que vous vous vendiez. C’est, je ne vous le cache pas, un miracle à organiser. Il s’agit de forcer un homme, un homme parfaitement sain de corps et d’esprit, sérieux d’ailleurs, mûr peut-être, tranchons le mot, un homme qui sait refuser un châle à sa femme ; il s’agit de le forcer à un acte étrange, fantastique, insensé… Oui, monsieur, cet être de raison, que Dieu a fait à son image, et qui le lui a bien rendu, – un grand mot qui n’est pas de moi, – cet homme va tirer de sa poche une pièce de trois francs… toute vivante !… trois francs ! Il y a des jours où l’on donnerait trois millions pour avoir trois francs !… et la changer contre un volume… un de ces affreux petits volumes que la typographie moderne imprime avec les pieds et des souliers à clous !… Il y a là un mystère, quelque possession secrète, un envoûtement non encore étudié ni défini… peut-être, que sais-je ? une endémie… le succès serait une contagion… mais ce n’est rien que cela. Vous êtes un livre vendu ; il faut maintenant que vous soyez un livre coupé… et puis – il y a des mondes entre tout cela, – un livre lu ! L’homme aux trois francs vous a donc acheté, payé, emporté sous le coup de cette opération involontaire de sa volonté. Il rentre chez lui, il rentre en lui-même. Vous êtes un nom tout neuf, il se défie de vous. Il se connaît, il se défie de lui ; il a grand-peur de son jugement, il n’a pas l’habitude de penser lui-même, une opinion lui a toujours paru une propriété nationale, quelque chose que tous prêtent à chacun… Notez par là-dessus que cet homme est un public : il vous jalouse comme un lecteur jalouse un auteur. Il faut que vous passiez sur le corps à tous ces préjugés-là, et qu’à la dernière page de votre livre l’homme aux trois francs soit convaincu qu’il croit que vous avez du talent !… C’est ce qui fait du livre un mauvais moyen, une sotte chose. Laissez le livre, prenez le théâtre : c’est le livre renversé. Le public vous tenait, vous tenez le public. Vous lui sautez aux oreilles, aux yeux, aux larmes, au cœur, au rire, aux sens. Vous avez devant vous une foule, une masse : vous avez la chance qu’un peuple soit moins bête qu’un homme… Le livre, on le lit à jeun, quand il pleut, quand on attend, quand on tuerait des mouches pour tuer le temps ! La pièce vous empoigne, vous caresse, après un bon dîner, et la robe de votre maîtresse dans les jambes… et puis, il y a les actrices… de très jolis pupitres pour votre musique… Ah ! le théâtre, ma parole d’honneur, il n’y a que le théâtre !

– Oui, pour arriver à parvenir, je pense comme vous ; et je travaille à quelque chose. Mais je ne sais pas… je n’ai pas mes aises sur ce terrain-là : le théâtre me semble une cage d’écureuil… C’est le diable de trouver des effets nouveaux…

– Des effets nouveaux ?… Vous ne savez pas le théâtre. Vous prenez une tragédie, n’importe quoi, Andromaque, tenez ! Vous faites d’Andromaque une poseuse de sangsues, et de Pyrrhus un grand d’Espagne en rupture de ban. Vous remplacez l’amour maternel par l’ambition d’un bureau de tabac… La transmutation des pièces ! ceci est la recette transcendante ! Je vous donne la fortune… Mélie, passe-moi le tabac et le papier à cigarettes. Va, c’est bien inutile de te cacher… Que tu te tournes à droite ou à gauche, monsieur verra toujours la moitié de ta balafre ; de profil, elle tire l’œil ; de face, elle attendrirait !… Ceci, monsieur, est un épisode intime de la guerre servile, une guerre que Rome a tuée, et qui tuera Paris ! Nous ne nous servons pas toujours nous-mêmes. Il nous arrive parfois d’avoir des gens… Nous avions une bonne. Au bout de huit jours, cette bonne eut un cousin qui jouait du cor de chasse dans ma cuisine. Mélie voulut lui faire observer que le cor de chasse ne rentre pas dans la musique de chambre, que c’est un instrument d’écho, presque de souvenir, un instrument de lointain, d’horizon, qui a ses droits dans la société moderne, mais sa place dans les tableaux de Jadin25… – Voilà la réponse que Mélie en a reçue ! Les droits de l’Homme du domestique imprimés sur peau humaine !… C’est la fin du monde. Au fait, ce monde-ci est perdu. Le prolétariat est exaspéré par les théories ; et, comme dit très bien Franchemont : Du moment que deux classes se trouvent en contact, c’est la classe inférieure qui dévore la classe supérieure… Tous les états subalternes, subordonnés aux autres de droit, finissent par en devenir les supérieurs de fait. Aujourd’hui, l’avocat est soumis à l’avoué, l’artiste au marchand, l’architecte à l’entrepreneur, le fermier au journalier, l’homme de lettres à l’éditeur, et pour le maître… Scapin battait le sien ; mais il y mettait des formes et un sac : je regrette le sac !… Mélie, tu négliges la cuisinière ; surveille, ma fille, surveille… Ah ! le vilain temps ! tout s’en va, monsieur… La science devient méthode, la religion morale, et les choses, autour de nous, machines ! Il y avait de jolies cafetières qui avaient de jolies formes et qui faisaient du café comme une personne naturelle ; maintenant, c’est un appareil chimique, grave et sec comme une addition, qui fait mathématiquement du café… Nous avions la sonnette, qui participait de l’homme, la sonnette, le premier mouvement d’une visite ! Une chanson familière, un peu fêlée, qui vous criait de la porte : retour ! amour ! le vieil ami ou la jeune Madeleine !… Nous avons le timbre, un bruit anglican, mécanique et net, qui n’a pas de pouls, qui ne dit rien, qui sonne comme un rasoir coupe ! La détente d’un ressort de cuivre qui tombe dans le vide de votre attente, de votre cœur, de vos espérances : ça fera une parfaite sonnette de phalanstère ! L’humanité des choses s’en va, monsieur, c’est un grand signe !… Je pense me confier à un homme qui maudit les rôtis au four ?

– J’ai connu le tournebroche, – dit simplement Charles en s’inclinant.

– Mais j’avais à vous dire… Charvin m’a promis un article pour vous dans sa revue… mais, vous savez, on ne sait jamais avec lui… Ce n’est pas un homme, c’est une barbe, et quelle barbe ! Charvin parle dans cette barbe, jure dans cette barbe, pense dans cette barbe ! Il se réfugie dans cette barbe, il y remonte ! Ses créanciers n’ont jamais pu le trouver dans cette barbe, ses amis ne sont pas toujours sûrs de l’y rencontrer !… C’est une barbe dodonienne26, où il se fait souvent du bruit, jamais de réponse ! Une barbe supérieure à la parole : elle a été donnée à Charvin pour déguiser la sienne !… Ah ! cette barbe !… elle a tout fait pour lui, son mariage, sa revue, sa position. Sa barbe ! elle a été un instant une opinion politique… Je vous dis que cette barbe est une providence, un paravent, un asile, un mur, un rempart américain en balles de coton ! C’est la barbe merveilleuse, le chapeau de Fortunatus, le sourcil de Jupiter, les cheveux de Samson, et le masque de Sieyès !… Dans un moment d’expansion, Charvin m’a avoué qu’il ne changerait pas sa barbe contre des lunettes ! – Vous connaissez cette barbe impénétrable ?

– Charvin ? oui… l’homme distrait, mélancolique, ennuyé, endormi, envolé, ne visant à rien et grimpant à tout… Cela m’a paru une variété curieuse, un caractère, un type de notre siècle avec ses volontés enragées et sourdes, voilant de la ceinture lâche de César l’ambition qui le mord au ventre…

– C’est un peu cela et ce n’est pas cela. Mais, moi, je sais le faire descendre de sa barbe… Je l’embêterai, comptez sur moi. Il peut bien faire quelque chose pour le romantisme ; il lui doit assez. Je dis romantisme uniquement parce que le mot est ridicule… Devinez mon rêve, à moi ? Je parie vous étonner… Mon rêve serait de faire une belle tragédie… oui, une tragédie, qui s’appellerait une tragédie !… Mais la vie est si chère, que je ne ferai jamais ma tragédie, et que je fais des levers de rideau… Pour Rémonville, je vous en réponds : il présentera votre nom et votre livre aux vingt mille abonnés de son journal… Ah ! dites-moi, êtes-vous de la Société des gens de lettres ?

– Non.

– Tant pis.

– Pourquoi ?

– Pour moi… je vais vous paraître un corrupteur électoral… je vous aurais demandé votre voix pour être du bureau… Oh ! ce n’est pas une question de vanité, je vous prie de le croire… Je suis malade, comme vous le savez, j’ai eu l’idée de guérir, je me soigne, il me faut des remèdes… La Société me délivre bien des bons pour le pharmacien ; mais, si j’étais du bureau, je me donnerais des bons à moi-même : je serais plus sûr comme cela que cela continuera.

– Je regrette… – dit Charles en se levant. Et il coupa sa phrase en serrant la main de Boisroger. Certaines émotions se taisent chez l’homme de lettres comme chez le soldat.

– Vous vous en allez déjà ? – lui dit Boisroger. – Merci tout de même. J’irai vous voir dès que j’irai mieux. Je suis curieux de voir chez vous des reliures dont on m’a parlé… Mélie, reconduis monsieur… Au revoir.

Charles retraversa les deux ou trois petites pièces par où il était entré. Il n’avait fait qu’y passer. Il les vit, ou plutôt elles lui apparurent. Ces pièces avaient l’aspect, le cloisonnage et les portes d’occasion des chambres à louer, l’été, dans la banlieue. Leur vide, à peine peuplé d’un meuble, d’un débris, de quelque chose de dépareillé et de flétri, le papier triste, passé, éteint, le tapis maigre sur le carreau froid, une malle éreintée dans un coin, disaient une de ces existences de travail, errantes, roulantes, battues et rebattues par les saisies et les déménagements. Les luttes, les angoisses, l’effort terrible et au jour le jour de la plume haletante contre le bien-être qui manque, toutes les vengeances de la vie se lisaient aux murs nus de ce foyer de hasard.

Dans le faubourg Saint-Marcel, sous les toits, l’hiver, auprès d’un poêle sans feu, des petites filles, demi-nues, accroupies et grelottantes, travaillent. Leurs petites mains, rouges d’engelures, tournent et tournent. Elles font des bouquets de violettes… Charles pensait, en descendant l’escalier de Boisroger, que les poètes ressemblent à ces petites filles, et que les idées sont leurs bouquets de violettes.

 

XXVIII

 

À quelques jours de là, Charles vit entrer chez lui Boisroger.

– Vous ne faites rien ce soir, n’est-ce pas ? Je vous emmène. Nous avons organisé un dîner hebdomadaire. Nous sommes en famille, et on ne se mange pas le nez au dessert. J’entre demain en traitement, et ce sera ma dernière débauche. Vous venez, n’est-ce pas ?

– Très volontiers.

Ils trouvèrent le Moulin rouge27 très animé. Des jeunes gens, gris de poussière, arrivant d’une course, secouaient avec leur mouchoir la poussière de leurs chapeaux. Des femmes, assises au milieu de l’éventail bouffant de leur jupe, barraient les sentiers du jardin. Partout le champagne rosé moussait dans les carafes frappées. Sur la nappe des deux ou trois tables, encore vides, un carré de papier portait écrit au crayon : Retenu. Au fond, la maison, éclairée du reflet rose d’un soleil couchant, montrait à toutes les fenêtres des femmes accoudées, comme des portraits de femme dans un cadre, mâchonnant un cure-dent, et saluant en bas, à droite et à gauche, quelques souvenirs du passé – ou d’hier.

Les amis de Boisroger, Lamperière, de Rémonville, Laligant, Grancey, Bressoré, Franchemont, étaient installés dans une salle du restaurant moins en vue, et où l’on était à peu près chez soi.

– Messieurs, – dit Boisroger, – je vous présente monsieur Demailly, l’auteur de La Bourgeoisie.

– Vous êtes des nôtres, monsieur, et le bienvenu.

– Tenez, – dit de Rémonville28, – serrez-vous un peu par là… Voici une place, monsieur… Je suis enchanté de vous voir… Je prépare justement quelque chose sur votre livre…

– Un instant, – dit Franchemont, – commandons d’abord notre dîner ; on causera après… – Et, s’adressant à un gros homme brun, en habit, avec une serviette sous le bras : – Vous dites ?… poulet en fritot ?… Faites vous-même le menu, tenez : un poisson, deux plats de viande, un légume, un dessert, et du bordeaux… Ça vous va-t-il, monsieur Demailly ?… et vous, la société ?…

– Comment allez-vous, Boisroger ? – demanda Lamperière.

Boisroger ne lui répondit qu’en hochant la tête et en lâchant une bouffée de tabac.

– Jetez donc votre cigare, mon cher ; vous vous tuez à fumer… avec une oppression comme vous en avez une, ça n’est pas raisonnable.

– Je le sais bien, Lamperière, je le sais bien. Mais qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? Il y a par siècle un homme de lettres raisonnable qui place sa santé à la caisse d’épargne, range ses passions, met de l’ordre dans son hygiène, renie ses habitudes et quitte ses goûts à la minute comme une opinion vaincue… C’est bien dommage que je ne sois point cet homme-là : sur un mot de mon médecin, je ne fumerais plus, je ferais tous les jours, sans y manquer un seul jour, le tour du lac du bois de Boulogne à pied ; je mangerais tous les jours de la soupe grasse, du filet saignant et du fromage… mais il vaut mieux que je ne fasse pas tout cela : je mourrais plus vite… d’ennui.

– Il a raison, – dit Franchemont. – La santé est une confiance : elle consiste simplement à croire qu’on n’est pas malade, et à faire comme si on se portait bien… C’est le crédit de la vie. Faites des économies de santé, qu’arrive-t-il ? la banqueroute du principe vital, en vertu de ce grand fait qui est une grande loi : dès que les dépenses se réduisent, le crédit cesse… Voyez l’administration de Necker avant la Révolution : rognant tout, elle alarme tout… Un homme qui se ruine est le seul qui trouve à emprunter.

– Oui, – dit du plus grand sérieux Bressoré, finissant l’histoire qu’il contait à Charles sans écouter Franchemont, – oui, ils jouaient à l’écarté29, chacun les pieds dans un seau d’eau, à cause des puces qu’il y avait dans l’appartement…

– Cet imbécile de Bressoré ! – fit de Rémonville en éclatant de rire.

– Tais-toi donc, Bressoré !… Est-ce que tu prends monsieur pour un bourgeois ? – fit Lamperière en montrant Charles.

– Monsieur n’allait pas, je crois, jusque-là, – dit Charles, – il ne me prenait que pour un public.

Cette plaisanterie de Bressoré fut, au reste, le seul tribut que paya le nouveau pour sa bienvenue. Charles se trouva tout de suite à l’aise dans ce monde où chacun se montrait tel qu’il était et pensait tout haut. Il fut tout étonné de voir une société de gens de lettres où le ton familier d’une liberté franche remplaçait toute affectation, toute pose. Jusque-là, il n’avait point eu l’occasion de faire cette remarque curieuse, que la simplicité et le naturel se rencontrent à mesure qu’on monte dans les couches supérieures du monde littéraire. Il semble, en effet, qu’au-dessous du monde de la plume où l’homme est compté pour une œuvre, et compte par son nom, au-dessous de la société des hommes de lettres officiels et connus, la position fausse qui précède la notoriété, la préoccupation de faire partie du corps derrière lequel on marche, poussent les gens à l’importance et les jettent dans une comédie maniérée de toute la personne, de l’attitude, de la parole, de la pensée et du mot. Moins un homme de lettres tient de place, plus il fait de bruit ; moins on parle de lui, plus il en parle ; plus le moi remplit sa conversation, un moi imposant à l’auditeur la reconnaissance de littérateur de celui qui parle. L’esprit pédant, l’esprit professant et doctrinaire, les théories, les formules règnent là plus tyranniquement que partout ailleurs. Chacun s’emploie à mettre en scène son individualité, à « se faire une tête », comme disent les acteurs, pour tirer l’attention à soi ; ceux-ci usent de ruses de sauvages, ceux-là d’audaces, d’inconvenances, de manques de goût, de brutalités. Mais plus haut, la consécration de l’homme par le public le sauve de cet appétit brut de la vanité basse, de ces inquiétudes de parade, de cette fièvre de spectacle. Puis, la communion de sa pensée avec de grands génies fait sa pensée modeste, en élève le ton, en même temps qu’elle en adoucit la forme. Sa personnalité se fait humble dans la fréquentation de l’immortalité. Son talent même, à mesure qu’il mûrit, apprend à se défier de lui-même ; il n’a plus cet éternel contentement de la première heure de la vie littéraire ; où l’on trouve bon tout ce qui vous sort de la plume. Il a des incertitudes, des défiances, des respects. Des religions lui sont venues qui le grandissent en l’apaisant ; et sa conversation emprunte, à ses études comme à ses expériences, tout à la fois, la tolérance, la charité, et l’impersonnalité d’une idée.

– Je ne vous fais pas un reproche, – dit Franchemont à Charles, la conversation s’étant allumée sur le livre de Charles, – je ne vous fais pas un reproche des néologismes, néologismes de mots et néologismes de tours. Ce n’est pas que je les aime ; mais, je le sais comme vous, il y a quatre ou cinq livres du dernier siècle où sont imprimés en italique les néologismes qui crispaient les classiques du temps ; eh bien, c’est en se servant de ces néologismes passés dans la langue que les classiques vous attaquent aujourd’hui, en attendant que les néologismes d’aujourd’hui servent sous la plume des classiques qui viendront à attaquer les néologismes de demain. Une langue roule et grossit : c’est un confluent de mots. Et s’il est vrai que les langues aient une décadence, mieux vaut encore être Lucain que le dernier imitateur de Virgile, qui n’a pas de nom… Après tout, il faut être juste, et ne point s’étonner de passions logiques, et de mauvaises fois involontaires, inconscientes. Cette horreur de l’innovation littéraire, ce parti pris contre les hommes qui n’écrivent pas comme tout le monde, et font leur langue, – pour ne parler que de la forme et du dehors d’une pensée originale, cette horreur est parfaitement naturelle. Elle fait partie des religions acquises par l’éducation ; elle est une suite, un reliquat, si vous voulez, des admirations dans lesquelles on nous élève pendant qu’on nous apprend le catéchisme. On est voué aux classiques de dix à dix-huit ans… Toute consécration marque l’homme, celle-ci surtout qui le prend enfant ; et de là peut-être cette intolérance littéraire, cette foi du goût enracinée, profonde, fanatique, qui peut, selon les hommes, faire taire toutes les autres convictions pour y survivre… Monsieur de Talleyrand ne fut fidèle qu’à Racine ; et je connais de très braves gens qui aimeraient mieux avoir la guerre civile que l’auteur de Mademoiselle de Maupin à l’Académie… Quelle raison à cela ? Je disais l’éducation… j’ai eu tort, je ne sais pas. Faites un livre qui caresse toutes les idées d’un parti, mais ne l’écrivez pas dans le style de ce parti… vous ne serez qu’un hérétique. Cela est. Pourquoi ? je ne sais pas… Et pourquoi encore tous les grands prédicateurs modernes sont-ils romantiques ?… cela me ramène à Bossuet et à vous. Il a dit du génie de la langue latine : « C’est le génie même de la langue française… » et vous voilà justifié de vos inversions. Mais vous ciselez la phrase, là où je voudrais une phrase droite, ample, sculpturale, riche, si vous voulez, mais sans surcharge. Votre phrase n’est pas soudaine et brusque ; elle n’a pas de ces chutes, de ces coups qui s’enfoncent comme un coin dans une idée. Notre langue est molle… trop de chair et pas assez d’os ; elle n’a pas de lignes, elle est flou, comme dirait notre peintre Grancey. Eh bien, enfermez-la dans la matrice des langues mortes ; serrez-la dans leur moule de fer : elle sera frappée, elle sortira médaille, sans bavure et nette comme la langue de diamant de La Bruyère. Je ne vous dis pas, bien entendu, de coucher avec des livres latins, de les traduire ; il s’agit de ce génie de la langue dont nous parlions, et qu’il faut surprendre, sentir et emporter ; car, pour les savoir par cœur, et ne pas les quitter… Tenez, voilà encore un problème et un pourquoi : avez-vous remarqué, – c’est bien bizarre, – que presque tous les amants de la belle latinité ont le style le plus contraire au style dans la familiarité duquel ils vivent ?… Mais laissons le style : c’est l’outil. Méprisez les opinions de vos contemporains là-dessus ; scandalisez-les, il importe peu ; le succès, mais seulement un grand succès vous absoudra aux yeux du plus grand nombre. Mais au-dessus du style, il y a le choix des expressions et du caractère de votre pensée pour lequel vous êtes obligé de consulter le tempérament de la nation à laquelle vous parlez. Nous, par exemple, nous aimons le simple, le clair, l’esprit court et vif, un trait de lumière, un mot qui nous saute au collet et nous part dans les jambes, la formule Chamfort et Rivarol, formule française par excellence. Assurément, et vous ne me contredirez pas, un homme a eu autant d’esprit que Chamfort et Rivarol, et l’a eu aussi français : c’est…

– Henri Heine ? – dit Charles.

– Vous avez deviné… Eh bien, Henri Heine ne sera jamais populaire en France. Qui le lit ? Ceux qui l’admirent, et point d’autres. C’est qu’Heine est un artiste en même temps qu’un homme d’esprit. Il est exquis, il est voilé. Il demande à votre pensée d’aller à lui, et de le trouver dans la demi-ombre où il cache le masque de Lucien derrière la chanson d’Ophélia… Et puis encore une chose qui manque à votre œuvre, et, parbleu ! vous n’êtes pas le seul, elle manque à toutes les œuvres modernes : c’est la gaieté, le franc rire, le rire fort, sonore, ouvert, de Molière ou de Teniers30, cette verve libre, abondante et de source, « un flot de vin vieux », a dit je ne sais qui, et c’est juste. C’est quelque chose pourtant dans une œuvre, l’élément comique. C’est une force, une grande force, ce bon génie de la bonne humeur. Il remplissait les œuvres même secondaires des autres siècles. Où est-il ? Notre rire, à force d’avoir peur d’être grossier et de vouloir être fin, est devenu une grimace. Et notre gaieté, à force de la raffiner et de la bien élever, qu’en avons-nous fait ? un caprice de folie ou une ironie malsaine. Notre comique n’est plus sain… Sommes-nous une race mélancolique ? Le tempérament veineux domine-t-il absolument dans l’homme moderne ? Le mal vient-il de nous-mêmes ou des modificateurs de notre vie ?

– Il vient… – dit Grancey, et s’arrêtant : – Aujourd’hui, je suis entré aux Commissaires-priseurs. Il y avait exposée une collection d’habits du XVIIIe siècle, habits fleurs de soufre, gorge de pigeon, pluie de roses, fleur de pêcher ; tous avec un tas de reflets, agréables, flattant l’œil, égrillards, chantants, coquets, joyeux… des habits qui montaient toute la gamme des couleurs au lieu de la descendre, des habits de printemps, des habits de fleur…

– Et que diable veux-tu, Franchemont, que l’homme soit gai avec un habit noir ? Dans ce temps-là, le vêtement riait avant l’homme ; aujourd’hui, il pleure d’avance… drôle d’idée, d’avoir mis la vie en deuil !…

– Si ce n’était que cela !… Non. Il y a des maladies de l’humanité comme il y a des maladies de la terre, un oïdium31 moral… Un dernier mot, monsieur Demailly. N’allez-vous pas trop loin dans l’analyse scientifique ? Nous en avons le dernier mot dans Poe. Eh bien ! qu’y a-t-il au fond de Poe ? Le miraculeux scientifique, la fable par A plus B ; une littérature maladive et lucide, de l’imagination d’analyse, Zadig juge d’instruction, Cyrano de Bergerac élève d’Arago, quelque chose de la monomanie, les choses ayant plus de rôle que l’homme, l’amour cédant la place aux déductions et à d’autres sources d’idées, de phrases, de récits et d’intérêt, la base du roman déplacée et transportée du cœur à la tête, de la passion au problème, du drame à la solution du problème… Ce sera peut-être le roman du XXe siècle ; mais est-ce encore de la littérature ? Je ne sais… Voyez-vous, je crois qu’on ne devrait faire un roman de mœurs, c’est-à-dire des mémoires impersonnels, l’histoire contemporaine de visu, qu’à quarante ans. Les romans de vingt ans, de trente ans même, ce sont de jolis coups de lorgnon, et rien de plus. Il faut que l’homme ait toutes les résultantes de la vie, l’âge du développement entier de son génie d’assimilation, des hautes facultés d’observation, l’âge de l’invention dans le vrai et de la pensée mûrie. C’est, à mon sens, l’âge où le cerveau est complet, l’âge d’apogée du producteur : les plus fortes œuvres d’un homme portent ce millésime de sa vie. Pour ce qu’on est convenu d’appeler l’imagination, la chanson de la tête, les symphonies en l’air, on peut être jeune, très jeune… mais je ne parle point de cela. Maintenant, dans votre livre, vous avez manqué quelque chose, un grand côté de votre roman ; vous l’indiquez, je crois, mais en glissant : c’est le recrutement habituel, journalier de la grosse bourgeoisie dans le petit commerce ; non pas dans le négoce anglais, dans cette spéculation large, une combinaison, un jeu calculé des hausses et des baisses, qui peut asseoir un homme trente ans dans un comptoir sans lui rien enlever de sa franchise, de sa conscience, de ses qualités spontanées et natives ; ce ne sont pas les affaires, ici, c’est le commerce, c’est le lucre, et tout le détail du lucre avec mille moyens qui ne sont pas la vente loyale. Eh bien ! évidemment, et voilà ce que vous n’avez pas dit, les fils, la génération élevée dans la boutique, grandie à côté de ces piperies, de ces faussetés, du faux prix fixe, du faux bon teint, cet entortillement qui est le petit commerce parisien, le surfait d’un article, la pièce d’étoffe brûlée pour l’écoulement de laquelle on prime un commis, les yeux de la demoiselle de comptoir mis en appeau… – tout cela est une mauvaise atmosphère, fait un mauvais sang. Car tout se transmet : le péché originel est un fait physique. La physiologie n’a pas assez creusé cette question de la transmission de la race ; cette continuité, par voie de succession, non seulement d’une infirmité, mais d’une habitude, d’un caractère : un fils a le geste de son père ; les historiens nous parlent du pied d’une famille, de l’esprit d’une autre…

– Allons, le voilà parti ! – dit Lamperière, – les classes moyennes n’ont qu’à bien se tenir… Mon cher, on n’a arrêté le soleil qu’une fois, et encore Josué ne l’a-t-il pas fait reculer32… sais-tu ce que tu me rappelles dans ce moment-ci ? Un souvenir très humoristique. Un jour que j’allais à la bibliothèque, je passais rue Richelieu ; j’aperçus un magnifique terre-neuve qui s’élançait contre une fontaine. Il était furieux, il aboyait d’une façon enragée. Il ne faisait que reprendre son élan et se jeter sur la fontaine qui coulait. Il mordait l’eau, et l’eau coulait toujours… Ça le mettait hors de lui, et il continuait à mordre plus furieux, plus exaspéré : je ne sais s’il m’entendait rire…

– C’est très bien, – dit Franchemont, – mais tu ne réponds pas ?

Lamperière sourit en haussant les épaules.

– Tu sais, Franchemont, que tu ne me convertiras pas. Nous sommes aux deux bouts du monde tous les deux et je suis aussi loin de ton parti que…

– Mon parti ! – interrompit vivement Franchemont. – Je n’appartiens à aucun parti ! Mon parti, c’est moi tout seul ! Est-ce que je fais partie de mon parti ? d’un parti qui n’a jamais compris la valeur du papier noirci, et de ceux qui le noircissent ; d’un parti qui a eu l’honneur et le bonheur d’avoir un penseur, un philosophe, un homme d’État de la force de Balzac, et qui s’est à peine aperçu qu’un homme de génie ne nuit pas à une cause ! Un parti qui, depuis cinquante ans, a laissé tout écrire, son histoire même, à ses ennemis, tout, biographies, encyclopédies, les dictionnaires des hommes et les dictionnaires des choses ! Des gens qui n’ont pas l’air de savoir que le talent est une arme… Encore une fois, Lamperière, mon parti, c’est moi : je n’en ai pas d’autre.

Et il allait tournant et s’agitant autour de la table. Franchemont était le débris de ce qu’on appelle un beau. Il lui restait de beaux traits, de belles dents, des yeux de flamme et qui s’exaltaient avec sa parole. Mais la vie et les fatigues de la pensée avaient creusé et bleui l’orbite de son œil dans un teint lavé et sans coloration. Né batailleur, taillé pour la guerre du pamphlet politique et philosophique, Franchemont était un audacieux et merveilleux remueur de pensées et de paradoxes, un bel athlète de polémiques, n’estimant la littérature que comme un formulaire d’idées sociales, méprisant la poésie, insensible à la musique des phrases ; un homme non tant du parti que de la doctrine de la force, et dont les révoltes et les indisciplines de caractère secouaient les convictions ; ingouvernable même dans sa foi, et de bonne foi même dans l’inconséquence ; théoricien pratique à qui Dieu ne suffisait pas, et qui voulait le doubler, comme Carnot, avec un gendarme ; hostile au sentimentalisme des utopies, et ne reculant pas plus que l’abbé Galiani33 devant les brutalités d’opinion et les mots qui font peur ; se plaisant et s’oubliant avec amour à des reconstructions du passé qu’il savait n’être pas plus sérieuses que les restitutions de sarcophages antiques par les élèves de Rome ; laissant échapper parfois ses regrets d’avoir manqué d’énergie contre lui-même, de n’être point entré dans les ordres, d’avoir failli au grand rôle d’un missionnaire passionné et militant. Une éloquence abondante, débordante, lui jaillissait de la bouche. Sa langue était de feu. C’était une de ces langues de commandement, âpre, forte, vibrante, décisive, sabrant les mots, lançant les idées à la mêlée comme une charge, coupée d’éclairs, coupée de silences et de monologues, parfois sonnant le bronze comme cette voix de Napoléon, dont le Mémorial de Sainte-Hélène nous a gardé le grand murmure34.

Une idée arrêta tout à coup Franchemont devant Lamperière :

– Eh bien ! et ton parti, toi ? – fit-il brusquement.

– Comment, mon parti !

– Oui, ton XIXe siècle, si tu aimes mieux ?

– Tu ne peux donc pas prendre ton café tranquillement comme tout le monde ? Après cela, si c’est nécessaire à ta digestion…

– Qu’est-ce que vous avez trouvé, vous ? dans l’ordre économique ? l’économie politique… et puis ? dans l’ordre moral… quoi ? les mœurs ? La fille, elle n’était qu’une courtisane : vous en avez fait une société… Elle règne, elle domine. Ce monde-là, mais c’est quelque chose comme une opinion publique. On fait pour lui des spectacles, des journaux, des modes. On en parle, il occupe l’autre. Demandez à une femme honnête, au Bois, le nom de cette femme qui ne l’est pas : elle vous nommera ses amants !… Sérieusement, Lamperière, je cherche… Amélioration morale de l’espèce humaine ? L’histoire est-elle plus belle ? Les vérités ont-elles augmenté dans le monde ? Le mensonge est partout, partout ! On a été obligé d’inventer pour lui un nom poli : la blague, un euphémisme ! Partout, dans la statistique, dans la science… et notre seule comédie de mœurs s’appelle Les Saltimbanques ! Des mots sur les murs, des mots dans les livres, et toujours des mots, rien que des mots !… Je te prendrai n’importe quoi… Tiens, l’égalité, l’abolition des privilèges de l’hérédité… eh bien ! Sans sortir de chez nous, oui, en plein domaine de l’intelligence, une république, où, sacrebleu ! le privilège est contre nature, les privilèges de l’hérédité, trouves-tu qu’ils fleurissent assez ? On succédait auprès du roi, on succède auprès du public ; il y a progrès ! Ôte deux ou trois hommes, fils de leurs œuvres, avant d’être fils de leurs pères, et le reste… L’hérédité dans le talent, c’est plus fort que tout ! Encore si nous n’avions dans les lettres que l’hérédité de l’homme de lettres, du nom littéraire ; mais nous avons l’hérédité, les privilèges du nom politique, administratif, gouvernemental… L’hérédité ! Mais elle est jusque dans l’équilibre : il y a un Auriol fils35 ! Faites des lois, faites des phrases, rhabillez l’homme : il restera les mœurs qui mènent tout… Et ton peuple, ton peuple à qui on apprend à lire, ton peuple à qui on met des idées dans la tête ! ah ! par exemple, je voudrais bien savoir…

– Le nom du cochon qui a inventé la truffe ! – interrompit Bressoré en en piquant une sur un plat.

– Sais-tu ce que j’ai vu, moi ? – continua Franchemont en changeant d’idée, – à la dernière Exposition de l’industrie ? J’ai vu le peuple… Sais-tu où il courait, où il s’écrasait ? Aux diamants de la couronne, entends-tu ?… De l’essence de billets de banque, de la quinine de millions, voilà ce qui lui soûlait les yeux ! Les diamants, Lamperière, rien que les diamants !

– Tu aurais peut-être mieux aimé qu’il regardât des tableaux ? Et moi, non. L’art fait dans un peuple ce qu’il fait dans un homme : une distraction de la patrie, un égoïsme, sur lequel passent, sans qu’il s’en occupe, gouvernements, régimes, idées et maîtres. Un peuple artiste est un peuple qui sait vivre : il abdique le dévouement, le sacrifice, la mort. Crois bien qu’il y avait une raison et une inspiration de Platon dans les suspicions sans préjugé et les hostilités mâles de la convention contre l’art. Aux yeux des politiques sensés, le haut point de la vigueur et de la santé d’un peuple est l’âge brut et iconoclaste, l’âge de bois qui précède l’âge de marbre. – Et sa voix prenant une inflexion douce, Lamperière reprit : – Oui, l’artiste n’a point de foi, et n’a point de patrie ; l’art lui est une foi et une patrie suffisantes, l’effort vers le beau un suffisant dévouement, un suffisant martyre ; et si tu descends de l’artiste à l’amateur, de la production à l’amour… crois-tu que Rémonville puisse faire un patriote ? Eh ! non, il a le cœur dans les yeux : son pays, ce sont ses tableaux !

– Tiens, tais-toi, Lamperière ! – cria de Rémonville. – Et moi je te dis qu’il n’y a qu’une vérité : l’Art. Tu parles de patrie ? Eh bien ! l’Art est l’immortalité d’une patrie… D’abord il n’y a de grands peuples que les peuples artistes… Est-ce que tu crois que les patriotes grecs de l’an 500 avant Jésus-Christ ne valaient pas tes patriotes modernes ?… Et puis qu’est-ce que ça me fait ! L’Art, pour moi, c’est le seul absolu. Tout le reste, la logique, les sciences exactes, les théologies, les manuels de morale, les traités du vrai et du bien, la philosophie qui vous dit : « Je vais vous expliquer le phénomène de la pensée », la raison qui commente la Providence… hypothèses, mon cher ! hypothèses qui mènent les gens à l’Institut, et qui ne mènent qu’à des théories, la pensée de l’homme… L’Art… tiens ! je t’en prie, Lamperière, ne me dis pas des choses comme cela… tu vous mets en colère… À Rome…

– Rome ! – fit Bressoré d’un ton comique.

– Vous avez été à Rome ? – dit de Rémonville en s’adressant à Demailly.

– Oui, – dit Demailly. – J’y ai vu une petite ruine dans une grande… Monsieur Sauzet dans le Colisée36.

– Veux-tu que je te raconte mon voyage à Rome ? – dit Bressoré.

– Je te défends de me parler de Rome, entends-tu ? – dit Rémonville d’une voix crispée. – Quand on ne sait pas le latin…

– Mais, mon cher, Homère ne le savait pas plus que moi… et peut-être moins.

– Tu es stupide !

Et Rémonville lui tourna le dos.

– Mais enfin, – dit en sortant de son silence Franchemont, qui ruminait dans son coin, sans écouter autre chose que ses idées, – il faut un gouvernement, un pastorat quelconque… lequel ? Un gouvernement à l’amiable, de gré à gré, le régime constitutionnel ? Un gouvernement… Voyons, monsieur Demailly, quel est votre gouvernement ?

– Un gouvernement de corruption, – dit Charles, – puisqu’il n’y a pas d’autre mot. En d’autres termes, la pensée d’un Richelieu dans les formes d’un Maurepas37… Le plus fort des gouvernements, parce qu’il est basé sur la connaissance des hommes, au lieu d’être basé sur des systèmes… Les Turgots construiront toujours sur le sable.

– Et toi, Bressoré, – fit de Rémonville d’un ton railleur, – sur quoi bâtis-tu ton gouvernement ?

– Bien simplement ! sur deux choses : un feu d’artifice donné tous les soirs au peuple, et un procès Lafarge38 donné tous les matins aux classes éclairées.

– Et moi, – dit Lamperière, – je le bâtis alors sur des illusions.

– C’est peut-être, mon cher, que tu vaux mieux que nous, – dit Franchemont en lui donnant la main.

 

XXIX

 

« Mon livre marche, mon cher Chavannes. Mon éditeur ne me cache pas trop qu’il est content. Donc cela va bien. On me vend et on me lit. Je pense que maintenant que c’est lancé, cela va faire la boule de neige, et je crois presque aujourd’hui que les livres se vendent.

« Je vous ai parlé du monde où je vis. Je vous ai parlé de Franchemont. Au physique, une affectation de dandysme qui se perd dans le débraillé ; au milieu de ses élégances, les plus singulières solutions de continuité, des accrocs comme sa montre, une montre dont le verre cassé est recollé avec un pain à cacheter. Et le voilà.

« Maintenant, c’est un gaillard qui a roulé sa vie en haut, en bas, partout ; qui a couru les hasards, les femmes, la mer, la terre, le monde et tous les mondes, le nouveau – et le mauvais ! Un gaillard qui a épousé un tas de patries en secondes noces ; un gaillard qui a tout vu, les Ottomaques manger de la terre glaise, les actrices de Bobino se faire du rouge en râpant des briques, et Byron mourir en Grèce pour une illusion ! Un gaillard sorti du chaud, du froid, des passions et des naufrages, des îles désertes et des Babylones, des garnis de Londres, des tapis verts d’Allemagne, des tables d’hôte de Paris, des bateaux de fleurs, des catacombes et des deux pôles ! Sorti des filles, des duels, des filous, de l’usure, de la misère, de la guerre, de la peste, de la mort, de tout ! Quelle lanterne magique, que cette vie ! Mais Laligant se garde bien de la montrer au public : il n’écrit que les voyages qu’il n’a pas faits. Il raconte Dumont d’Urville, il met l’intérieur de l’Afrique à la portée des gens du monde dans une revue sérieuse, en style froid, en cravate blanche39. Rien de l’homme n’est là, mais tout l’homme est à nos dîners du Moulin rouge. Un petit homme, de petites moustaches grises, un extérieur, une draperie, dirait Buffon, de rien du tout ; mais de là-dessous, par les yeux, par la voix, des éclairs montrant une énergie terrible, et la trempe de ce caractère élevé, bercé à la dure : – son père était le rude commandant de cette frégate chargée sous la terreur d’aller débarquer en Irlande des loups et des forçats ! Parlant et s’animant, il est l’homme de sa vie, de ses sensations, de ses émotions. Il change d’accent, d’aspect, il se transforme, se transfigure, se multiplie, se renouvelle. Sa physionomie mue. Il entre avec le ton, le regard, le jeu de la face dans les personnages et les choses qui se pressent dans sa parole et dans son souvenir. Son existence pressée, courante, haletante, hasardeuse, se hâte et s’essouffle encore dans sa causerie diffuse, verbeuse, débordée, déraillée. C’est une parole peinte, éclatante, coupée de changements à vue, une éloquence bavarde, fortunée, où tout à coup une métaphore de voyou, une image d’argot ou bien un grand mot de la langue des penseurs allemands, ramasse votre attention et l’emporte. Tantôt une façon de dire, empruntée à la technie de l’art, détache l’idée comme un médaillon grec. Et ce sont sur cette parole, – un fleuve, comme la parole de Diderot ! – mille choses qui vont, courent, passent : des tableaux, des croquis, des paysages, des profils, des coins d’Iliade pareils à cette tapisserie héroïque où roula le fils de Lætitia naissant, des aspects de murailles, de maisons, de cités qui ont le mystère et le dramatique de ce décor que Shakespeare montre d’un mot : Une rue ; des champs sinistres comme la fosse banale où l’esclave portait l’esclave dans un tombereau de louage, le soleil rouge des lendemains de bataille, des villes trouées de boulets, saignantes, éventrées, des ambulances autour desquelles les rats rôdent… Il n’y a que certains dessins de Goya sur les guerres d’Espagne pour toucher à cette horreur sèche, aux lignes inexorables. Et puis, à travers tout cela, des éclaircies d’humour, des poignées d’observations, des silhouettes sociales, des aperçus sur les races, une philosophie comparée du génie national des peuples… Il y a un moment, il nous jetait l’âme et les yeux dans une Janina prise ; nous voyions, nous touchions ce ruisseau barbotant de chiens, coulant entre ses jambes, courant à la pâtée, à la curée, aux morts encore chauds ; il change de langue et de palette, et c’est le château anglais, la haute futaie, la grande chasse, la grande vie, trois toilettes par jour, et bal tous les soirs, un train de roi mené, conduit, payé, par un monsieur qui s’appelle Simpson ou Thompson ! Ce sont les fortunes à la Westminster, les dix millions de rentes, les trente-cinq centimes de revenus par seconde ; ou bien ces enrichissements de la cité, ces fils de marchand, sans poil encore au menton, qui inspectent dans la Méditerranée les vingt bateaux de leur père, dont pas un n’a moins de deux mille tonneaux, “une flotte, – dit Laligant, – comme l’Égypte n’en a jamais eu !” Vous savez cette magnifique mine des caricatures françaises, le vaudeville éternel, l’Anglais qui voyage ! Laligant est intarissable pour nous faire rougir là-dessus : “Nous ! nous ? – fait-il avec pitié, – mais avez-vous vu jamais à Londres un Français qui ne fît rien, qui fût là pour dépenser de l’argent tout bonnement, bien tranquille dans une bonne voiture ? Le Français voyage pour se distraire d’un chagrin d’amour, d’une perte au jeu, ou pour placer des rouenneries… Mais là un Français, dans une calèche, un Français qui ne soit ni acteur, ni ambassadeur, ni cuisinier, un Français avec une femme comme notre mère ou notre sœur, une femme qui ne soit ni une fille, ni une actrice, ni une couturière, on n’en a jamais vu ; jamais, jamais !” Laligant va, vient, il parle esthétique, il attrape les peintres, il empoigne le paysage, cette inondation de portraits de la nature sans action, il empoigne les paysagistes, des paysans trempés dans un baquet de couleurs, valets de ferme du Poussin ou de Salvator Rosa40, levés au jour, herborisant des ciels, allant aux tons fins, solides et lumineux, comme les bœufs à la charrue, haineux comme des villageois, aux salons, aux Italiens, à la soie, à la musique, aux gens à cheval ; le soleil, la campagne et la friture, la friture, la campagne et le soleil, voilà leurs trois cordes ! et pas d’autres ! dit Laligant. Et toujours après ces entractes, ces études, ces pochades de mœurs, la toile relevée, des histoires impossibles, des aventures vraies, inouïes comme les mémoires historiques d’un habit noir, des fragments d’existences entrevues, saisies dans les coupe-gorge et les bas-fonds où grouillent, comme dans une mer, toutes ces existences échouées, tous ces hommes sans noms et sans bottes qui ne montent jamais à la surface des romans. Il se lève, il s’assied, toujours parlant. Il frappe la table, il frappe le bras de son voisin. Il se lève encore, il se promène, relevant à tout moment les manches de sa redingote d’une petite tape nerveuse, un de ses tics. Sa voix qui vibre coupe la parole à l’un de nous ; écoutez-le : “… Toutes ses nuits, toutes ! Il les passait dans ce tripot de Rose Marylane, avec la fleur de la fleur de la plus fière canaille du globe. Je ne sais s’il avait un pays, un passé… Je crois qu’il était né dans un de ces pays vagues qui sont un préjugé de la géographie… par là-bas, quelque part, sur un de ces plateaux entre chien et loup, entre Allemagne et Russie, vrai nid d’aventuriers niché dans le tombeau de Casanova : Bohême, Croatie, que sais-je ?… Oui, il me semble qu’il se disait quelque chose comme Croate réfugié. Bref, il tirait de sa poche, et sa poche tirait je ne sais d’où, tous les soirs quelques schellings qu’il perdait aussi noblement qu’un honnête homme. Ses schellings perdus, il regardait lcs schellings des autres jusqu’au matin… Comprenez-vous ? ne s’asseoir ni dormir ! C’est défendu dans ces maisons-là ; il faudrait les faire grandes comme l’Angleterre : la misère y dormirait ! Eh bien, lui dormait. Il s’appuyait contre le mur d’une seule épaule, il gardait une pause éveillée, et il dormait : il dormait comme une mouche, – la mouche, c’était le nom qu’on avait fini par lui donner. Une nuit, le jeu s’anime, quelque chose roule de la table. Il entend rouler, ça roule vers lui… Il avance le pied, son pied nu !… On lui voyait des bottes : il n’en avait pas ! pas plus que la Crimée n’avait de vrais villages sur le passage de Catherine le Grand ! Ses bottes étaient des dessus de bottes sans semelles ! Il saisit avec son orteil le souverain, c’était un souverain ! On se baisse, on cherche, on remue les chaises, on tourne, on le regarde… Enfin, le jeu repart. Le souverain collé sous son pied, il reste, sans bouger jusqu’au matin, craignant un regard, un geste, n’osant se baisser ni ramasser. Il sort, et le voilà pour la première fois de sa vie à six heures du matin avec de l’or dans sa poche. Il marche, pensant à quelque chose d’inouï, une folie, un rêve : il va se coucher ! Dormir sérieusement, dormir horizontalement, dormir dans un lit, dans un lit ! Il sonne à une maison garnie un grand coup, un coup honorable, le coup d’un gentleman qui aurait l’habitude de se coucher quelquefois. Il a un lit, il a des draps ! Il se couche, il dort sur les deux épaules ! À dix heures on le réveille : c’est la bonne qui lui demande s’il veut venir déjeuner avec ses maîtresses, deux vieilles governesses. Il déjeune avec les deux femmes, leur plaît à toutes deux, en épouse une, leur donne à toutes deux la passion du jeu, les ruine toutes les deux au jeu ; après quoi, il les convertit au catholicisme, se fait payer leurs deux conversions par les lords catholiques, – les conversions ont des primes là-bas, – touche l’argent, court à Hombourg41, gagne deux cent mille francs, les reperd, et… Aujourd’hui savez-vous ce qu’il fait ? Il est à Paris, allant de cabaret en cabaret à la barrière de l’Étoile, organisant une grande mise de fonds, une société de jeu parmi les compagnons maçons, dont dix au printemps l’accompagneront à Bade, costumés en habits noirs pour surveiller son jeu, et contrôler les bénéfices de leurs camarades !”

« Le voisin de table ordinaire de Laligant fait avec lui, et presque avec nous tous, un contraste parfait. Il y a dans ce voisin – il s’appelle Lamperière – cette douceur presque féminine, et qu’on rencontre seulement chez les hommes bercés et comme couvés par la femme, grandis sous le cœur d’une mère, et dont une éducation de caresses a formé l’enfance, la jeunesse même. C’est aussi, en lui, la douceur de ces races du Nord, qui n’ôte rien à l’énergie, mais l’enguirlande, comme disent les Russes. Un front haut, des cheveux rares, des moustaches d’un blond de chanvre, si pâles qu’à peine elles font une ombre sur ses joues ; une figure creusée et longue, un regard bleu et profond, une voix basse et pénétrante comme une voix à l’oreille, une parole lente et qui semble se recueillir, voilà les dehors de cette belle et jeune âme, amoureuse de la nature, et que la campagne grise comme un bon vin ; de ce cœur de père, tout débordant de maternelles indulgences ; de cet esprit généreux, prêt au dévouement, ouvert à toutes les espérances de l’humanité, et conspirant avec l’avenir. Au fond, c’est un tempérament mystique jusqu’à la merveillosité, et qui apporte la foi d’un apôtre à une religion humaine que tout lui révèle, les leçons de l’histoire aussi bien que les déceptions de la vie. Sans fortune, il vit d’articles de fond qui commencent par quelque chose comme : Le cabotage souffre, c’est incontestable… et dont il est le premier à rire. Mais il se console en bâtissant dans sa tête un gros livre qu’il n’écrira jamais…

« Lamperière a creusé les sciences ; il y a puisé la croyance au lieu d’y trouver le doute, et c’est un des caractères de sa parole de tirer de leur étude et de leurs exemples une richesse de comparaisons, une poésie et une grandeur de paraboles, ce je ne sais quoi de biblique de la langue de Bernardin de Saint-Pierre. Et quoi de plus saisissant que cette scène qu’il nous contait avant-hier ? Il me semble encore l’entendre, encore entendre ce récit qu’il nous faisait, et où l’on sentait battre la pensée d’un Cuvier dans le cœur d’un abbé Fauchet42… Un jour, il était aux Champs-Élysées ; il rencontre un ami : c’était Mickiewitz43, Mickiewitz, qui devait monter dans une heure à sa chaire du collège de France, et qui, troublé dans cette grande tâche d’être la voix d’un peuple, tremblait, défaillait, cherchait, se frappait vainement le front, et ne savait encore ce qu’il allait dire. “Oui, – lui dit Lamperière, – vous ne savez pas… vous ne trouvez pas…” et il jouait avec sa canne sur la terre ; le sol était détrempé, et mettant sa canne dans une flaque d’eau : “De la boue… oui, c’est de la boue… c’est la pluie… une goutte d’eau et un peu de poussière…” Mickiewitz le regardait, Lamperière tracassait toujours la flaque d’eau avec sa canne : “Un peu de boue au-dessus, un peu de boue au-dessous, mais plus sèche… de la terre mince comme une feuille de papier… et puis des cailloux roulés, et puis un limon, et puis des coquilles d’eau douce, des huîtres d’eau douce collées les unes aux autres, l’emplacement d’un de ces grands amas d’eau douce qu’il y avait dans l’ancien état de la terre, quelque chose comme les grands lacs de l’Amérique septentrionale… puis des squelettes, des restes de quadrupèdes inconnus, des os d’oiseaux, de crocodiles, de tortues ; des troncs de palmiers pétrifiés dans le silex… Vous suivez bien ma canne, n’est-ce pas ? Allons toujours… après cela, ce sont les dépôts d’une mer qui s’est retirée, laissant des empreintes brunes de feuilles et de tiges de végétaux, et six cents espèces de coquilles ; puis, au-dessous, une mer encore a passé, mais sans doute une mer d’eau douce… puis c’est comme la place à charbon du globe, la grande couche de bois fossile bitumineux, montrant encore des vestiges charbonneux de tiges, de rameaux et de feuilles, ou la texture ligneuse et même la forme des arbres enfouis… ce sont les forêts brûlées de la première terre, de ce premier sol de craie et de coquilles laissé à découvert par une mer antédiluvienne… Ah ! vous m’écoutez… Comment ! je vous intéresse avec une goutte de boue !… et vous avez peur, et vous ne savez comment vous y prendre pour intéresser la France avec le deuil d’une patrie !”

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« J’ai besoin de tout cela, mon cher Chavannes ; il y a je ne sais quelle lymphe chez moi, une fibre molle, quelque chose de détendu. Il me faut, comme aux gens gras, un air vif, actif, un petit vent sec. J’aime, comme la santé de mon esprit, comme le coup de fouet de mon travail, l’excitation et le stimulant de la société, société d’intelligences, de remueurs d’idées s’entend. Oui, autrefois peut-être, il y a eu des gens assez forts pour tirer d’eux-mêmes la fièvre de leur œuvre ; de ces hommes, véritables microcosmes, portant tout en eux, et dont le feu était un feu divin, brûlant de soi, sans que rien du dehors ne le nourrît ou ne l’avivât. Peut-être, encore même dans ce temps-ci, vous en trouverez quelques-uns assez fortement taillés pour se suffire, se soutenir, s’accoucher seuls, et vivre dans la solitude de quelque grande chose. Mais je ne suis pas de ceux-là, et ceux-là ne sont pas de leur siècle. Il y avait une vitalité que nous avons perdue. Mille choses, dans notre siècle, engourdissent la vie et la pensée. Le cerveau se refroidit comme la terre. Il y a une incubation de l’esprit qui ne peut avoir lieu que dans la chaleur, la mêlée, le contact d’autres esprits. Vous savez que le meilleur fumier est une bataille ; eh bien, voilà ce qu’il nous faut : la bataille des paroles et des idées, la bataille de l’intelligence, la lutte ardente de la causerie… Ce sont des fenêtres ouvertes tout à coup dans la tête, de grands éclairs de jour, un jeu qui nous enivre, un cordial qui nous donne des muscles, un peu de cette pâte d’Orient qui fait bouillonner le cerveau et soulève la calotte du crâne. Notre vie peut être plate, une eau morte ; mais il faut à l’imagination des courants qui la battent, une allée et venue d’opinions, un choc d’individualités morales qui se brisent contre elle. – Mon premier livre est un soliloque, mon cher ami. Qu’un homme constitué comme moi et comme tant d’autres s’absorbe dans son moi, il s’y acoquine et s’y endort. L’atonie arrive, je ne sais quoi qui ressemble au quiétisme, à l’extatisme torpide des gens concentrés dans la contemplation de leur nombril… donc la tête ne peut vivre seule. J’admets des exceptions, certains travaux de mémoire ou de casse-tête : la reconstitution de la ponctuation d’un auteur ancien, par exemple ; mais, hors de là, pour l’expansion, la circulation, la mise en train des facultés créatrices, pour le renouvellement des exceptions, je crois nécessaire à l’hygiène des idées un régime excitant, irritant ; en un mot, une certaine griserie de la tête en bonne compagnie d’esprits, qui donne au système moral de l’homme de lettres la secousse et l’aiguillonnement qu’un excès donne au système physique..

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 « Et les chères petites filles ?

 « À vous, et bien à vous,

 « CHARLES DEMAILLY. »

XXX

 

« C’est encore moi, mon cher Chavannes, je suis heureux, et je vous écris...............................................

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Nos dîners du jeudi continuent. Nous voilà, je crois, au complet. Nous sommes maintenant une petite société, un échantillonnage à peu près complet du monde de l’intelligence. Arrive un déluge, un naufrage de l’humanité, et que l’arche de Noé veuille bien de nous, nous avons de quoi, avec notre table, refaire, sur le mont Ararat, toute la devanture de Michel Lévy44, l’étalage de Beugniet45, et l’affiche de l’Opéra !

« Notre romancier, un succès tout neuf et bon teint celui-là, est un grand garçon, ravagé, mais puissant ; un tempérament de bronze à tout porter, vingt-sept heures de cheval, ou sept mois de travail aux arrêts forcés dans sa chambre ; l’œil bleu, profond, pénétrant ; des moustaches de Mantchou qui s’en va-t-en guerre ; une forte voix, une voix militaire et haute46. C’est un homme qui a eu quelque chose de tué sous lui dans sa vie, une illusion, un rêve ; je ne sais. Au fond de lui gronde et bâille la colère et l’ennui de la vaine escalade de quelque ciel. Son observation de sang-froid fouille sans vergogne, et manches relevées, l’homme jusqu’à l’ordure : c’est comme une poigne de chirurgien, qui tâte avec de l’acier un fond de plaie… Vieille blessure que tout cela, mon ami. Le plus étrange est que, malgré tout, la grande pente de son esprit est à la pourpre, au soleil, à l’or. C’est un poète avant tout, un admirable et inédit fantaisiste. Son livre, son beau livre, est, le croiriez-vous ? une pénitence : il a voulu mettre son style au pain sec, et brider sa fantaisie à peu près comme ces femmes pléthoriques qui, craignant leurs tentations, se font tirer une pinte de sang.

« Nous avons aussi un peintre, un peintre qui ne nous expose jamais le dogme de l’empâtement, pas plus que le rôle humanitaire de la terre de Sienne brûlée. C’est une figure dans le genre de celle de Lamperière, douce, recueillie, sympathique, triste, mais de cette tristesse qui est chez certains hommes comme une musique. Sa voix est caressante. Son œil a la bonté et la paresse amicale de l’œil d’un gros chien au repos. Grancey, – c’est notre peintre, – est l’homme de 1830. Il a été de la grande armée, au temps où les hommes d’art, peintres ou poètes, marchaient sous le même drapeau, vivaient des mêmes victoires, des mêmes passions, souvent sous le même toit, dans une alliance armée et vaillante. Ce temps lui est resté au cœur, comme le soleil d’Austerlitz aux yeux d’un invalide. Il en conte les mille légendes, la fable historique, d’une façon merveilleuse… Vous savez cette belle page du général Foy47, ce récit au pas de charge des victoires de la République où La Marseillaise souffle, où tout vole ! La parole de Grancey a sur les grands jours du romantisme le même feu, un pareil vol. D’autres fois Grancey se confesse et sourit. Tenez ! sur le courant des pensées, la confraternité, les folies enfantines et généreuses, l’atmosphère des choses ridicules et grandes, la belle fièvre enfin d’alors, une seule de ses histoires, son histoire de l’autre soir. C’était quelque temps avant Marion Delorme48. Grancey écrit à un de ses amis, étudiant en médecine en province. L’ami trouve le ton de la lettre triste, croit à un embarras d’argent, fait argent du peu qu’il a, prend la diligence, et apporte ses quelques cents francs à Grancey. Grancey était par hasard presque riche. Il remercie son ami, et l’emmène dîner le soir chez sa maîtresse. La maîtresse de Grancey était, en ce temps-là, une femme qu’il aimait. Au dessert Grancey veut que son ami plie sa serviette. Et voilà l’ami déjeunant et dînant entre Grancey et sa maîtresse. Un jour, Grancey vient le chercher. Il ouvre sa porte, il va à son lit, il trouve… un monstre ! L’ami s’était rasé cheveux, sourcils, moustaches et barbe. Grancey le croit devenu fou, le presse de questions ; l’ami finit par lui avouer qu’il est devenu amoureux de sa maîtresse, et qu’il a voulu se mettre dans l’impossibilité de la revoir. Grancey le ramène dîner chez elle. Puis, après dîner, – c’était la première de Marion Delorme, – il l’emmène à Marion Delorme. L’ami faillit faire tomber Marion Delorme. Chaque fois qu’il se retournait pour imposer silence à une opposition, la figure de ce monstre enthousiaste et glabre faisait éclater de rire toute la salle… N’est-ce pas là le pouls du temps, de ce temps dont Grancey porte le deuil et le regret ? Les idées politiques de 1848 lui ont redonné un peu de fièvre et de jeunesse. Quand elles ont été tuées, il a été repris de plus belle par l’ennui, par l’indifférence, l’inoccupation des pensées et des aspirations. C’est un esprit charmant, fin, féminin, plein de nuances, un esprit discret et d’une distinction telle, qu’une femme ne s’est aperçue que Grancey était spirituel qu’en le trompant avec un de ses amis. Sa tristesse est tranquille, presque sereine, sans irritation, sans récrimination. Elle n’a rien aigri en lui. Sous son abord froid, il a la poignée de main chaude et cordiale. Il est modeste ; il fait peu de bruit, il rit à demi-voix ; charitable sans être dupe, il lui suffit d’avoir chatouillé un ridicule ou gratté une sottise pour leur pardonner.

« Cependant, tout apaisée que soit la mélancolie de Grancey, on voit que si elle ne le poursuit pas, elle l’accompagne. L’avenir l’inquiète. Grancey songe aux années, à sa vieillesse : la maladie peut lui venir, le travail lui manquer… L’autre jour, à propos d’un des nôtres, un grand talent, un honnête homme, mort sans domicile, dans un hôtel garni de la mort, récapitulant tous ceux-là, ses amis, auxquels le XIXe siècle n’a donné que le prytanée de l’hôpital ou de la Morgue, Gérard de Nerval pendu, Tony Johannot49 pour l’enterrement duquel on fut obligé de se cotiser, les autres pour qui on serait obligé de faire de même, Grancey nous disait : “Oui, je sais bien, j’ai gagné de cinq mille à douze mille francs par an… Si j’avais été raisonnable, j’aurais eu une petite chambre… j’aurais dépensé quinze sous par jour… et j’aurais quelque chose devant moi. C’est de ma faute…” Ce mea culpa est le refrain de sa patience. “C’est ma faute”, – disait-il encore, comme nous parlions des appétits et des ambitions de nos âmes et de nos esprits, – “pourquoi ne pas prendre un but à portée de notre main ? quelque désir satisfaisable ? un dada qu’on puisse enfourcher ?… Par exemple, être collectionneur, c’est un charmant dada de bonheur… mais il faut avoir une vocation pour tous ces bonheurs-là… Ah ! Les bourgeois qui vont à la campagne le dimanche et qui rient si fort, je les envie… Ou encore le dada de Corot : c’est un brave homme qui cherche des tons fins et qui les trouve. Il est heureux. Ça lui suffit !… Et pour l’amour, que de choses nous exigeons de la vie et de la femme ! Nous demandons à nos maîtresses qu’elles soient honnêtes et coquines, qu’elles aient tous les vices et toutes les vertus, qu’elles aient des ailes et des sens… Nous sommes tous des fous ! La rose qui sent la rose, le plaisir comme il est, la femme qui est une femme, ce n’est point assez pour nous. Nous avons une maladie dans la tête. Les bourgeois ont raison.”

« L’homme avec les années a déteint sur le peintre. Cette palette folle, triomphale, fulminante, chantante ; ces mythologies souriantes dans un ciel d’ambre et d’émeraudes, le bal des déesses, et ces petits levers d’Olympe, ces dieux aux beaux membres d’ivoire rosé, cette vie éclatante et friponne de la chair et du nu, ont pâli dans sa main peu à peu. Un nuage, puis un crêpe, s’est étendu sur cette palette, – un flot d’or et d’ambroisie, – qui se reposait des clartés et des gaietés d’un plafond de Lemoine50 en jetant sur la toile le soleil et le rire de don Quichotte et du Roman comique, l’odyssée en belle humeur de la France et de l’Espagne. Comme cette heure voilée qui entre sans bruit à la fin du jour dans un atelier, endormant lentement le mur, le bruit des tons, l’éclair des choses, versant d’abord une ombre légère qui berce le regard et la pensée, puis amassant la nuit de tous côtés, un crépuscule d’hiver a éteint pas à pas tout ce tapage et toutes ces apothéoses. Grancey a abandonné la lumière et le Midi pour les ciels livides, les terrains blêmes, les jours blafards, les mers désertes, les eaux mortes, les rochers mornes, les landes où le soir s’assied comme un sphinx. Sur ce théâtre nocturne, mystérieux et solitaire de la nature, le caprice malade et la rêverie couleur de nuit de Grancey ont évoqué les apparitions de ses chimères. Tantôt devant un firmament de plomb, dans une campagne passée comme une vieille couronne d’immortelles, sous les arbres tors comme des colonnes d’airain, enguirlandés de vignes grillées par l’automne, il a fait s’avancer une blanche jeune fille, ombre grise et morte que le jour éclaire par-derrière, la dessinant des pieds à la tête avec la ligne d’un nimbe pâle. Tantôt ç’a été le cauchemar d’un monde surnaturel, des danses de feux follets, des forêts bruissantes du vol des balais des sorcières, ou bien des larves tombées de la tentation de saint Antoine sur un toit, les jambes croisées sur un pignon comme d’honnêtes tailleurs sur l’établi, regardant, l’œil fixe et rond, une Taglioni51 grande comme l’ongle qui bat des entrechats dans le brouillard d’argent de la lune.

« Dieu me pardonne ! Je ne vous ai pas encore parlé de notre amphitryon le plus ordinaire. J’allais l’oublier ; j’allais oublier Farjasse. – Vous savez la vieille querelle de l’Argent et de l’Esprit, le duel de Plutus et d’Aristophane ; c’est, à l’heure qu’il est, une affaire arrangée. Les témoins ont rabattu les sabres de bois, on s’est fait des excuses, et l’on est allé déjeuner. Au dessert, l’Argent et l’Esprit s’estimaient : ils s’embrassèrent comme des gens qui regrettent de ne s’être pas plus tôt connus ; si bien que l’on vit, au sortir de table, des gens d’argent faire de l’esprit, et des gens d’esprit faire fortune ! – Notre amphitryon est donc un homme de Bourse. C’est un beau garçon d’une trente-cinquaine d’années, frais, propre, net, passé à toutes les brosses, à tous les outils d’acier, à toutes les eaux de toilette des Anglais, dont il a adopté la coupe de favoris et les nuances d’étoffes écossais sombre. Notre ami n’existe guère, il faut l’avouer, qu’à partir de trois heures. Jusque-là, il n’y a chez lui qu’un crayon et qu’un calepin ; jusque-là, c’est un chiffre ahuri. À trois heures, il reconnaît ses amis ; sa pensée recommence à circuler ; le cœur lui revient. Il vit, il sourit, avec le regard d’un homme heureux, au bonheur des autres, à Dieu, aux hommes, à la femme qui passe. Le voilà jusqu’à demain rendu à lui-même, rentré dans sa peau d’homme du monde, gai, intelligent, spirituel, apportant à nos dîners sa quote-part d’idées, de mots, de gros sel, d’aperçus et de gaieté, une gaieté d’écolier en vacances, ou de mari garçon, qui lui court par tout le corps, qui lui remue les bras et les jambes, qui lui remplit la bouche d’exclamations sourdes de félicité, de satisfaction, d’un contentement universel et débordant ; tout est bon, tout est beau, et il vous pousse du coude en vous disant : “Hein ?” pour vous faire avouer que le rôti est cuit à point et qu’il faut remercier la Providence.

« C’est un garçon sage qui gagne à la Bourse tout doucement et fort sûrement de vingt-cinq à trente mille francs par an, au moyen de combinaisons qu’on m’a parfaitement expliquées et auxquelles je n’ai rien compris. Il les dépense dans une maison grandement tenue, et dans les folies d’une bibliothèque, sa plus grande passion, qui est, je crois, la collection la plus complète de nos livres modernes, non en leurs tirages ordinaires sur ce papier sans corps et sans durée, mais en papier de Hollande, et habillés d’un maroquin du Levant dentelé d’or par Capé52. Au reste c’est le seul luxe apparent et de montre de son intérieur ; tout le reste est donné au bien-être, à la commodité, à l’agrément usuel et journalier des choses. Point de dorures, mais de bons fauteuils qui vous bercent comme des nourrices ; point de plats montés, mais de bons dîners, de fortes viandes qui restaurent ; point de vin de Constance53, mais un bon vin ordinaire, chaud et franc ; partout et dans tout, chez lui, la science pratique de la vie, cette sage et large économie du chez soi, le confortable, transporté par les gens de Bourse du home de Londres à la maison de Paris.

« Notre société possède aussi un musicien, un grand musicien, à ce qu’on m’a dit. Au moins ne joue-t-il jamais du piano. Bressoré a fait deux ou trois opéras dont j’ai entendu… le titre. J’aurais entendu le reste, que je ne serais pas plus avancé : vous savez que je manque d’oreilles dans le sens absolu du mot. Figurez-vous un homme sérieux comme un discours latin, impassible comme la conscience du sage, de la bouche duquel sortent tout à coup des bouffonneries à pouffer, sans que le marbre de son visage bouge ni remue ; un de ces êtres qui dépensent dans la charge un énorme génie comique, et dans les bribes de parade la plus admirable fantaisie d’ironies ; un esprit enragé, féroce, sans entrailles, qui a imaginé de débarrasser Farjasse d’un convive ennuyeux qui s’invitait toujours, en faisant insérer dans Les Petites Affiches le nom du malheureux et son adresse sous l’annonce : À céder un parasite qui a déjà servi. Il a une bête noire, la vieille bête noire de tradition, la vieille bête noire du locataire, du célibataire, du débiteur, de l’atelier et un peu de nous tous. C’est pour le Bourgeois, – un vieux mot aussi large que le barbare des Grecs ou le pékin des militaires, – que l’impitoyable blagueur est surtout sans pitié. Ce diable d’homme a l’air, quand il en a attrapé un, d’un Chinois qui écorche à petites journées un de ses semblables. C’est comme une vengeance froide, raisonnée, méthodique, machiavélique, de toutes les mauvaises pensées du bourgeois sur l’artiste, de toutes ses hostilités secrètes, de toutes ses rancunes sourdes ; une revanche de tout le plaisir, de toutes les joies que lui donnent nos guerres civiles, la révélation de nos misères, et la publicité de nos engueulements.

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« Oui, nous sommes un monde indisciplinable. Nous sommes frondeurs, nous sommes blagueurs. Nous avons nos vices, nos mauvais instincts, nos préjugés, nos vanités, une plaie vive. Nous sommes sans catéchisme, sans respect, sans pitié dans nos jeux, et nous faisons jeux de tout… Oui, mais au bout de tout nous sommes une grande et noble race, une race libre, sauvage, qui regimbe sous les dominations, qui ne reconnaît pas le droit divin de l’argent, et que la pièce de cent sous n’a pas encore domestiquée. Toutes les religions nous manquent, oui, mais nous avons notre religion, une religion de tête pour laquelle nous luttons, souffrons, mourons : la conscience de l’esprit. Les ironies, les insultes, les insolences de la fortune, les impertinences du succès, les inimitiés redoutables, le travail, un travail du jour et de la nuit, un travail de fièvre qui épuise, vieillit, tue ; une vie sans repos, la lutte, toujours la lutte ; les maux du corps et les lassitudes de l’âme, la longue épreuve, le long martyre d’une pensée qui confesse jusqu’au bout ses croyances spirituelles ; un métier, le dernier métier du monde pour gagner de l’argent, – rien ne nous fait, et nous allons, nous marchons, vieux avant l’âge, les tempes grises à trente ans, bilieux et pâlis par le reflet des lampes, brûlés par le café noir, abîmés par les veilles, usés par les débauches du travail nocturne… Ah ! pour marcher contre du papier, nous ne faisons pas de plus vieux os que ceux qui marchent contre du fer ! Nous allons, les yeux à une autre étoile des mages. Les uns tombent, d’autres se lassent, nous semons les morts et les traînards sur notre chemin, et, serrant nos rangs, ralliant le drapeau, nous ne nous retournons pas… J’ai honte de vous dire, mon ami, ce que nous allons chercher : c’est une toison d’or qui a un nom bien ridicule ; c’est tout bêtement l’Idéal, “ce tableau, comme a dit Hoffmann, que nous peignons avec notre sang” ; une chimère si belle, après tout, que tous ceux qui la désertent et quittent notre chemin pour les chemins faciles, les accommodements et les prostitutions d’esprit, ont des remords de renégat. Ils se disent, ils vous disent : J’avais cinq enfants à nourrir !… Ils s’excusent, et ne peuvent se pardonner.

« Oui, nous n’avons pas d’ordre. Nous ne savons pas mettre de côté le pain de notre vieillesse, gagner à la Bourse et remplir des tirelires. Mais j’en sais parmi nous, et des plus pauvres, qui, le ventre creux, ont refusé beaucoup d’argent pour ne pas laisser toucher à leur conscience, mutiler leurs idées, châtrer leurs phrases… Oui, il y a dans notre monde des hommes qui ne rougissent plus, et des choses qui font rougir ; il y a des scandales, il y a de honteuses misères ; mais, mon ami, ce que le monde cache, notre monde le tambourine. Nous levons le drap sur toutes nos pustules, nous fouillons les uns les autres dans notre vie, dans nos lettres, dans nos paroles, comme on fouille dans le dossier d’un voleur ! Toutes nos vilenies, à nous, sont au grand jour. Comptez dans tel autre ordre, dans tel autre monde, les vilenies enfouies et secrètes !… Oui, nous faisons une famille ennemie, une république d’envie, nous nous déchirons, nous nous dévorons ; mais, au fond de tout, dans cette dispute pied à pied de la gloire et de la popularité, sur cet étroit terrain où la place au soleil prise par l’un est souvent le pain enlevé à l’autre, nous avons des enthousiasmes qui nous sortent de la poitrine ; nous consacrons des succès qui nous écrasent, et nous saluons des grands hommes parmi nos camarades… J’ai vu des envies de propriétaire à propriétaire pour une parcelle de terre… Toutes nos envies n’étaient guère enragées auprès de celles-là !

« Oui, nous nous calomnions nous-mêmes ; mais, sous toutes nos poses, sous les fanfaronnades de notre masque, sous nos sourires de vieillards, sous nos forfanteries de cynisme, nous avons des rougeurs, des naïvetés, des timidités, et des virginités de courtisane amoureuse ; nous aimons, quand nous aimons, comme des collégiens. Derrière la fausse honte des illusions, du dévouement, de toutes les piétés sociales, derrière nos affiches de scepticisme, nos paradoxes féroces, nos thèmes sans entrailles, il y a tout ce dont nous ne parlons jamais, des mères soutenues, des sœurs aidées par la copie de nos nuits, une famille où vont mystérieusement nos charités filiales… mais je tourne à la tirade. Pardon et adieu.

« CHARLES DEMAILLY. »

 

XXXI

 

C’était ce même cabinet du Moulin rouge où, un mois avant, Boisroger avait présenté Demailly. Le dîner finissait ; les mêmes convives causaient autour du café.

– Le songe de Scipion, – disait de Rémonville, – le songe de Scipion ! voilà mon manuel d’espérance ! une belle méditation de la mort… le plus beau rêve que l’esprit de l’homme ait fait ! le plus magnifique sermon sur le néant de notre vie et la vérité de notre divinité… Qu’on me laisse le songe de Scipion, et qu’on me guillotine : je mourrai bien… Il y a d’un bout à l’autre un souffle d’immortalité qui vous emporte… Vous ne croyez pas à l’immortalité de l’âme, Demailly ?

– Pardonnez-moi… très souvent.

– Relisez le songe de Scipion… Vous êtes aux côtés de l’Africain, et vous voyez la terre au-dessous de vous comme un point dans l’espace, et le temps comme un moment dans la durée… Vous planez : le concert des harmonies de tout ce qui est vous entoure ; et les Arago auront beau démonter ce ciel antique, on y entendra toujours la musique des mondes sous l’embrassement de Dieu, le bruit des sphères qui se meuvent, et le son infini de l’orbe des étoiles… Et quel paradis d’un ordre moral plus élevé ? Un panthéon de lumière et de sérénité, cette haute demeure d’éternité bienheureuse où la place est marquée pour tous ceux qui conservent, aident ou augmentent la patrie… Si j’avais à baptiser le songe de Scipion, je l’appellerais l’extase de la conscience humaine… Quel coup d’aile dans l’immensité !… Ne vous semble-t-il pas vous approcher de la Providence, quand le livre vous montre le regard du régisseur des mondes réjoui des assemblées et des sociétés d’hommes, associés par le droit sur toute la terre ?… Et quelle grande leçon de vivre !… Ah ! tout est là… Lisez le passage : Au principe nulle origine… Ce principe de Cicéron, né de lui-même, et d’où tout vient, c’est le berceau, l’aurore, l’annonciation du Verbe de saint Jean : Au commencement était le Verbe. Le Verbe

C’était un cabinet à côté qui coupait la parole à Rémonville avec la chanson des Petits Agneaux.

 
 

– Mais, – dit Demailly, – voilà une voix… – c’est Couturat.

– Au fait, c’est vrai… Ils sont toute la bande, – dit Boisroger, – ils m’avaient invité… On pend la crémaillère d’un petit journal d’annonces…

– Sauvons-nous ! – fit Rémonville.

Rémonville et Demailly roulaient autour du lac du bois de Boulogne dans un milord54 découvert. Les lanternes du milord jetaient en passant leurs lueurs sur les massifs sombres. Le reflet d’une lumière dans le lac tremblait çà et là entre deux arbres. La nuit allumait une à une les étoiles au-dessus du bois noir. Le cheval trottinait.

– Et, pour moi, mon cher, je vous le dis, – continuait de Rémonville, – le sommet moral de l’humanité, ce sont les Antonins… Le beau type d’humanité est Marc Aurèle. Je trouve en lui ce que les Anciens appelaient la vertu à son plus haut point de sincérité et de simplicité, dans une sorte de splendeur et avec des caractères que je ne trouve chez nul autre… On le voit trembler devant l’idée de la vertu, de la justice, comme un artiste devant un idéal. Le stoïcisme, cette magnifique doctrine, la plus désintéressée et la plus noble morale où l’homme soit monté de lui-même, se révèle véritablement en lui… Quel tonique, ces œuvres de Marc Aurèle !… Il est le dieu humain de la sagesse… lui, pourtant ! César, triomphateur, au-dessus de tous, presque toute la carte de Ptolémée sous les pieds, sur cette cime où la tête tourne, où le vertige de l’omnipotence monte au cerveau !

De tous les nouveaux amis de Demailly, de Rémonville était celui avec lequel il avait le plus de points de contact, le plus de parenté d’idées, celui pour lequel il se sentait le plus de sympathies spirituelles.

Rémonville n’était ni grand ni petit, plutôt petit que grand. La tête était l’homme : une tête forte et belle, jeune et puissante. Ses cheveux étaient blonds, ses traits étaient bruns. Au milieu de son large front, une ligne descendait verticalement toute droite, comme une ride de la volonté. Ses yeux, d’un feu sombre, enfoncés sous ses sourcils, se rapprochaient d’un nez impérieusement aquilin, sous lequel frisait la petite moustache d’un roi d’Espagne. Le menton avait la ligne d’un marbre, le visage un teint de médaille. Dans tout ce visage, il y avait mêlé et brouillé de l’Apollon et de l’aigle ; le sang, l’air et l’œil d’un de ces beaux Italiens de proie du XVIe siècle, ou d’un jeune empereur de la vieille Rome : Cellini et Néron à vingt ans, mêlant leurs types pour les pinceaux d’un Vélasquez.

Fait de corps et d’âme pour d’autres temps, mal à l’aise dans un habit noir, Rémonville était mal à l’aise dans son temps, dans sa sphère. Sa patrie ni son siècle ne lui convenaient, encore moins son métier. Critique théâtral du journal Le Temps, il tournait cette meule d’annoncer tous les huit jours la pièce, le gros drame, le vaudeville, le clown, l’étoile, la danseuse, l’éléphant savant, le farceur délirant, l’actrice en fleur, le succès, le puff55 et la gloire de la semaine. Il subissait cette horrible loi moderne du journalisme qui attelle à la tâche inférieure et au travail périssable des plumes qui, libres et ne se dépensant qu’à leur heure et dans leur voie, eussent donné une œuvre à la France, au lieu de donner des comptes rendus au public. Rémonville s’était donc plié à ce rôle ; mais il l’avait grandi, en y apportant sa personnalité et y faisant entrer ses goûts, sa science et son talent. Ses feuilletons étaient les feuillets déchirés et volants d’un beau livre sans suite, une merveilleuse école buissonnière à propos de théâtre, de quinquets et de lazzi. – S’il entrait au Palais-Royal, c’était avec la chanson des grenouilles d’Aristophane. Avait-il vu Bouchardy56, il vous contait Byron. Ainsi, jetant sur tout un pan de manteau de la Muse, rappelant quelque chose d’immortel à propos d’un calembour, mettant une treille de Lancret derrière un plat refrain d’opéra-comique, ce critique rare, dépensant souvent plus d’idées en un feuilleton qu’une pièce en cinq actes, laissait dire aux niais qu’il n’avait pas d’imagination, aux bonnes gens qu’il ne racontait pas les intrigues, à ses amis qu’il ne ferait jamais de livre. Il ne se souciait guère de tout cela, et de son feuilleton bâclé moins encore. Une fois qu’il avait jeté au papier, le samedi matin, ses douze colonnes, – il travaillait vite, – ses douze colonnes, tantôt belles, rythmées, profondes et tendres comme un psaume, tantôt pleines de la vie, du feu, de la passion d’un témoin contemporain, quand à propos d’un drame historique il avait pu s’échapper dans l’histoire et griffer les morts à la Saint-Simon, Rémonville les oubliait ; il n’en parlait jamais, c’était chose enterrée, et il coupait assez rudement les compliments là-dessus.

C’est que la pensée du critique vivait au-dessus de son métier. Elle habitait plus haut. Les œuvres immortelles, les plus suaves mélodies de la pensée humaine, les plus poétiques chants de l’âme des peuples, les plus grands drames de la passion, les plus délicats sourires de l’esprit, étaient sa nourriture et son contentement. Sa pensée se plongeait dans le Dante comme dans un fleuve de lumière, elle se parfumait dans les livres sacrés de l’Inde, elle se fortifiait dans les philosophes antiques, elle se réfugiait dans Homère et embrassait les dieux. Puis, la pensée de Rémonville avait encore un autre pain quotidien, des occupations aussi chères, des joies aussi nobles. Rémonville aimait l’Art. Le beau était sa foi comme il était sa conscience. Une belle toile, un beau marbre, une belle ligne, tout ce monde de matière pliée par l’homme à sa volonté et à son génie, faisaient son étude la meilleure et ses plus chères voluptés. Le rayon d’un Rembrandt, l’ensoleillement d’un Claude Lorrain, le sourire de la Monna Lisa, la terreur de Michel-Ange, et Rubens, et Véronèse, les primitifs et les décadents, les Memling et les Longhi, les graveurs, de Marc-Antoine à Goya, et les dessins, confidences des tableaux, jusqu’aux sanguines de Watteau et aux papiers bleus de Prudhon57, voilà ce qui faisait sa compagnie, ses familiers, ses enchantements. Mais si ses amours, ses admirations même, descendaient les siècles, son culte et son adoration les remontaient. Il retournait toujours, comme porté par le courant de tant de belles choses, à la source immortelle : l’art grec. Il s’inclinait devant ces marbres où la divinité circule comme le sang, et les métopes du Parthénon étaient comme l’orient vers lequel il se tournait en s’agenouillant, confondu encore du souvenir de ces chevaux, de ces cavaliers, de ces torses, et comme plein d’un respect et d’une horreur sacrée, désespérant de trouver jamais des mots assez divins pour y toucher avec des phrases. De quels vœux, de quels regrets, il s’élançait de son pays et de son temps vers cette terre du Parthénon, vers la terre de Phidias ! Sa patrie, ses autels, ses rêves, ses utopies, ses illusions, son âme, tout était là ; et, nommant la Grèce, il semblait qu’il vous nommait sa mère ! Il glorifiait tout, il regrettait tout de ce grand petit peuple, aux villes peuplées de plus de statues que de citoyens, aux lois désarmées par Phryné58. Quoi qu’il dît des Antonins, ç’aurait été à son âge grec, et non à son âge romain, qu’il eût voulu arrêter l’humanité comme à la juste maturité de sa jeunesse. Aristote et Platon lui semblaient avoir fait assez grandes la physiologie et la science, Socrate avoir poussé assez loin la recherche de la paternité de l’âme. Pour lui, Hérodote et Thucydide avaient borné l’histoire, Eschyle, Sophocle, Euripide, la passion, Aristophane, le rire, Athènes, la liberté, et la civilisation grecque, la civilisation. Pourtant ce Grec était catholique ; mais il était catholique en haine des religions iconoclastes, catholique par reconnaissance pour le siècle de Léon X ; catholique encore en haine des races du Nord, pour lesquelles il avait toutes les haines des races du Midi, en haine de l’Allemagne, qu’il affirmait être la Chine d’Europe : « Voyez ! – disait-il, – ils ont la porcelaine, le saxe, comme les Chinois ont le chine ; les examens, les doctorats, comme les Chinois… et les conseillers auliques… mandarins à brandebourgs ! »

Le milord allait toujours ; le cheval continuait à trottiner ; le cocher dormait ; le bruit de la cascade se mourait doucement derrière eux ; des calèches passaient, éclairs d’une seconde, emportant un bruit de voix et des fantômes de femmes. La nuit était sans nuages, toutes les étoiles brillaient.

– Eh bien, oui, – avouait fièrement Rémonville, – je suis païen ! – et, d’un ton mi-sérieux, mi-badin, du ton d’un homme d’esprit contant un miracle auquel il croit : – Mon cher, il y a eu un savant, c’est-à-dire un Allemand, qui a nié à Munich, dans une brochure très savante, la divinité solaire d’Apollon… Savez-vous comment il est mort ? Tué d’un coup de soleil !… Ah çà, qu’est-ce qu’il fait donc ce cocher ?… Regardez donc : il a l’air d’un parasite antique accoudé sur un triclinium… Hé ! cocher !


1 Le barbet est un chien au poil long et frisé, qui accompagne le personnage de Faust dans la pièce de Goethe.

2 Chanlatte : pièce en forme de chevron posée au bout de la couverture d’un toit pour soutenir l’égout et les dernières tuiles.

3 Le Potose est une région montagneuse du Pérou où l’on exploite des mines d’argent ; les Goncourt semblent y voir le nom d’un fleuve.

4 Le théâtre des Funambules est installé depuis la Restauration sur le boulevard du Temple ; Frédérick Lemaître et le grand mime Deburau s’y sont produits dans de célèbres pantomimes.

5 Le grand orfèvre d’origine danoise Frédéric Jules Rudolphi (1808-1872) obtint plusieurs médailles aux Expositions industrielles. Le Louvre possède certaines de ses créations (pendules, cendriers, vases sculptés…).

6 Le prince Klemens Wenzel Lothar Metternich-Winneburg fut ambassadeur puis ministre des Affaires étrangères d’Autriche en 1809, et joua un rôle important lors du congrès de Vienne de 1814-1815.

7 Boulotter : ici, dépenser (« manger ») de l’argent.

8 Porter une botte : expression empruntée à l’escrime pour dire « porter un coup ».

9 Les banques sont des ruses ou mensonges dignes des bateleurs qui se produisaient autrefois dans des théâtres de rue (la banque désignant alors l’estrade).

10 Le Chimboraço (aujourd’hui orthographié « Chimborazo ») est un volcan éteint en Équateur, qui culmine à plus de six mille mètres.

11 Ce restaurant fondé en 1791, au coin du boulevard des Italiens et de la rue Le Peletier, connaît au XIXe siècle une faveur liée à la qualité de sa décoration et de sa cuisine. Haut lieu de la fiction réaliste (il figure dans La Curée de Zola et dans Bel Ami de Maupassant), il existe encore aujourd’hui.

12 Caudataire : initialement, désigne celui qui tient la « queue » de la robe ou d’un manteau portés par un grand personnage ; par extension, courtisan servile.

13 Le Cirque peut renvoyer à trois théâtres parisiens différents, cirque des Champs-Élysées, Cirque olympique ou cirque Napoléon, actuel cirque d’Hiver.

14 Voir p. 83, note 1.

15 Alphonse Lassagne (1819-1863), acteur comique populaire, se produisait surtout sur le boulevard du Temple.

16 Acteur comique, voir p. 47, note 1.

17 Smarra ou les Démons de la nuit, conte fantastique de Charles Nodier, publié en 1821.

18 Le 2 septembre évoque le premier jour de la Commune de 1792 ; cette date – qui est aussi celle à laquelle Danton prononça la phrase fameuse : « De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace » – a peut-être inspiré une boisson, mais nous n’en avons pas trouvé la composition.

19 Carcassier : terme péjoratif pour désigner un dramaturge spécialisé dans la fabrication de « carcasses » (ou scénarios) de pièces.

20 Sous les traits de Boisroger, on reconnaît le poète Théodore de Banville, qui, malade et pauvre, vivait sur le boulevard de Clichy, cité Véron, en concubinage avec l’actrice Marie Daubrun, qu’il avait enlevée à Baudelaire.

21 La Fille mal gardée : ce ballet-pantomime créé en 1789 par Dauberval, puis mis en musique par Ferdinand Herold, entra au répertoire de l’Opéra de Paris en 1828, où il figure encore aujourd’hui.

22 Poète persan du XIIIe siècle, auteur d’un célèbre recueil de contes moraux, le Gulistān (la « Roseraie »).

23 Le Journal rapporte à la date du 16 juillet 1857 comment Buloz, le directeur de la Revue des Deux Mondes, cherchant en 1848 « par toute la ville un poète qui insultât un peu la République », demanda en effet à Banville de modifier sa Propéthie de Calchas en substituant le nom de Ledru-Rollin à celui du devin aveugle. Le poète refusa et « le lâcha, ses vers tout composés » (Journal, dir. J.-L. Cabanès, t. I, p. 350).

24 Les dessins de costumes de théâtre peints par Hippolyte Omer Ballue (1820-1867) étaient réputés pour leurs couleurs éclatantes ; les Goncourt mentionnent la présence de ces dessins chez Banville, ainsi que le portrait photographique de l’actrice Louisa Melvil, décrite par le poète comme « idéalement parfaite », « grâce de femme », « avec une jeunesse enfantine » (commentaires des Odes funambulesques, 1857, cités dans le Journal, dir. J.-L. Cabanès, t. I, p. 629).

25 Le compositeur Hyacinthe Jadin (1769-1802) était encore célèbre au XIXe siècle pour ses pièces musicales accompagnant les fêtes nationales de la période révolutionnaire (« Musique pour les fêtes de la révolution », par exemple, en 1794, pour « la fête anniversaire de la juste punition du dernier roi des Français »).

26 Dodonienne : qui évoque les oracles énigmatiques délivrés par les chênes de Dodone, dans la Grèce antique.

27 Ce restaurant du Rond-Point des Champs-Élysées avait la réputation d’allier une cuisine de qualité à un cadre très favorable aux rendez-vous galants.

28 Le personnage de Rémonville s’inspire du journaliste et écrivain Paul de Saint-Victor.

29 L’écarté, explique Larousse, est « un jeu de cartes qui se joue à deux, et qui est appelé ainsi parce que les joueurs y écartent des cartes ».

30 David Teniers le Jeune, peintre flamand né en 1610, est réputé pour ses nombreux tableaux représentant avec une joie vigoureuse le peuple de son temps.

31 L’oïdium désigne la maladie provoquée, dans les vignes tout particulièrement, par le développement de champignons microscopiques ; les végétaux atteints se couvrent d’une poussière blanche dégageant une odeur de moisi.

32 L’Ancien Testament attribue à ce chef des Hébreux, successeur de Moïse, toute une série de miracles, dont celui d’avoir arrêté la marche du Soleil et de la Lune pour laisser à ses troupes le temps d’exterminer les Gabaonites.

33 L’abbé Ferdinando Galiani (1728-1787), grand esprit napolitain du XVIIIe siècle, proche de Diderot et du baron d’Holbach, était encore connu au XIXe siècle comme l’« une des figures les plus vives, les plus originales et les plus gaies du XVIIIe siècle » (Larousse). Résidant plus souvent en France qu’en Italie, il se rendit célèbre par des traités érudits, et par des actes d’impertinence rapportés par les encyclopédistes. Il partageait sa vie avec un grand singe, qui manqua l’étrangler un jour où l’abbé étreignait sa maîtresse.

34 Le personnage de Franchemont évoque très nettement Barbey d’Aurevilly. Les Goncourt mettent toutefois dans sa bouche des propos qui sont les leurs.

35 Le clown Jean-Baptiste Auriol (1808-1881) était le fils d’un « sauteur » et d’une écuyère ; il eut lui-même un fils, qui fit une carrière d’acrobate au cirque Napoléon.

36 Jean Pierre Paul Sauzet (1809-1876) fut ministre de la Justice sous la monarchie de Juillet ; orateur fécond, dévoué à la cause monarchique, il séjourna à Rome et publia plusieurs brochures favorables au pouvoir temporel du pape. Le sens de l’épigramme pourrait être paraphrasé comme ceci : un homme du passé dans un monument ruiné.

37 Le comte Jean Frédéric Phélypeaux de Maurepas (1701-1781), ministre de Louis XV puis de Louis XVI, est réputé pour son habileté politique et la souplesse d’un esprit impertinent, qui lui valut plusieurs disgrâces royales.

38 Le procès Lafarge renvoie à une très célèbre affaire d’empoisonnement : en 1840, Mme Lafarge fut accusée d’avoir assassiné son mari avec un gâteau contenant de l’arsenic. Les rebondissements en cour d’assises ont passionné la France entière.

39 Laligant s’inspire de Constantin Guys, dessinateur célébré par Baudelaire, et qui fut le correspondant en Europe de l’Illustrated London News. Selon son ami Nadar, il s’est battu en Grèce au côté de lord Byron.

40 Salvator Rosa, peintre napolitain du XVIIe siècle.

41 La ville prussienne de Hombourg (aujourd’hui Bad Homburg, dans la Hesse) est métamorphosée au XIXe siècle par l’engouement que suscite son établissement de jeu ; la petite ville thermale devient un pôle d’attraction international.

42 L’évèque normand Claude Fauchet (1744-1793) participa à la prise de la Bastille et fut élu en 1791 député d’extrême gauche pour le Calvados ; accusé par le Tribunal révolutionnaire de complicité avec Charlotte Corday, il fut décapité en octobre 1793.

43 On orthographierait aujourd’hui Mickiewicz : ce poète polonais né en 1798, mort en 1855, connut dans la France romantique une très grande faveur. Ami de George Sand et de Jules Michelet, il vécut en France à partir de 1832, et joua un rôle actif dans l’opposition démocratique au régime de la monarchie de Juillet.

44 L’éditeur Michel Lévy, né en 1820, associé avec ses frères Calmann et Nathan, publia au XIXe siècle tous les grands noms du romantisme, et joua un rôle clé dans le lancement des collections à bon marché.

45 Le marchand d’art Adolphe Beugniet tenait boutique au 10, rue Laffitte ; il représenta Eugène Delacroix dès 1848, et défendit plus tard la peinture de paysage.

46 Derrière ce portrait fugitif d’un écrivain anonyme se profile la figure de Gustave Flaubert.

47 Le général Foy (1775-1825) doit sa célébrité autant à ses brillants faits d’armes qu’à ses talents d’orateur, exercés à la tribune parlementaire à partir de 1819.

48 Ce drame en cinq actes de Victor Hugo fut reçu à la Comédie-Française en 1829, mais fut immédiatement censuré. La révolution de 1830 lui permit d’accéder à la scène, en 1831, au théâtre Saint-Martin.

49 Grand illustrateur de l’époque romantique, Tony Johannot mourut en 1852 dans la misère ; le Journal évoque aussi cet enterrement, et la polémique qui l’accompagne (Journal, janvier 1852, dir. J.-L. Cabanès, t. I, p. 63).

50 Le peintre François Lemoine (1688-1737) dut à son plafond du salon d’Hercule, à Versailles, le titre de premier peintre du roi.

51 Marie Taglioni, née en Suède en 1804, brilla comme danseuse étoile à l’Opéra de Paris dans les années 1820-1840, interprétant notamment La Sylphide et La Bayadère.

52 Le relieur Charles François Capé était très renommé à Paris entre 1827 et 1867 ; il était notamment en charge de la bibliothèque du Louvre, et connu comme « relieur de l’impératrice Eugénie ».

53 Ce vin liquoreux d’Afrique du Sud était l’un des plus recherchés de l’époque, notamment à la cour de la reine Victoria.

54 Milord : cabriolet à quatre roues.

55 Emprunté à l’anglais « puff » (« souffle d’air »), le terme français est couramment employé au XIXe siècle pour désigner une louange outrancière, et plus particulièrement la réclame mensongère ou l’éloge charlatan. Le sens est assez proche du « bluff » d’aujourd’hui.

56 Joseph Bouchardy (1810-1852), dramatuge habile et prolifique, a été, selon Larousse, « le grand imprésario des terreurs du Boulevard ». « J’écris pour ceux qui ne savent pas lire », aurait-il déclaré un jour (Nouvelle Biographie universelle, Firmin Didot, 1857).

57 Le peintre Pierre Prudhon (1758-1823), portraitiste de l’époque révolutionnaire, est aussi un coloriste renommé, particulièrement pour une teinte « clair de lune » qui évoque le Corrège.

58 Phryné, célèbre courtisane grecque, fut le modèle de Praxitèle, et inspira peut-être Apelle pour sa Vénus anadyomène, aujourd’hui exposée à Syracuse. Selon la légende, elle échappa à une condamnation pour impiété grâce au geste de son avocat, qui souleva son péplos et révéla aux yeux des juges sa divine beauté.