XXXII

 

L’intimité, une intimité entière et sans réserve, s’était faite entre les dîneurs du jeudi ; et il était arrivé que la divergence des croyances politiques, la variété des opinions littéraires, le désaccord même des caractères, avaient au moins autant contribué par leur opposition harmonique aux sympathies mutuelles des uns et des autres que la communion des goûts et la similitude des humeurs. La base de cette société, son fondement et son charme, étaient sa sûreté, la confiance sans péril, la liberté de la langue, de la pensée, de la conscience, des amitiés et des mépris, certaine de n’être point trahie ; agrément rare de ce petit monde de lettres, de pouvoir laisser couler son cœur et son esprit, de pouvoir s’ouvrir tout entier sans fournir des armes au bavardage, à l’indiscrétion, à la camaraderie jalouse et ulcérée, ou bien de la copie à un journal et des notes à un biographe ! Puis il y avait encore un grand lien dans cette société : la mutualité de l’estime, de la reconnaissance du talent ou de l’intelligence ; une estime si vraie et qui était si bien dans l’air des gens, qu’elle n’avait pas besoin de témoignages ni de paroles. Cette franche sincérité, cette belle réciprocité de la croyance de chacun, mettaient dans les rapports cette égalité à laquelle les petits esprits et les grosses vanités ne savent jamais s’élever. Cette estime leur servait encore entre eux de charité ; et, grâce à elle, ils se pardonnaient les uns aux autres les petites aspérités d’humeur, les petites inégalités de manières qui ne leur semblaient plus que des originalités de tempérament.

Au bout de quelques-uns de ces dîners, il arriva, comme il arrive toujours, des intrus qui poussèrent la porte, et qui, une fois assis, dérangèrent la nappe, la causerie et les idées. Les fondateurs se résolurent alors à quitter le Moulin rouge, et l’on se mit à dîner, à tour de rôle, les uns chez les autres. Mais Farjasse1, qui avait l’appartement le mieux ordonné pour manger, et la salle à manger la plus commode pour causer, abusa bientôt de son rôle d’amphitryon, et recommença chez lui régulièrement les anciens dîners du jeudi, dîners sans femmes et les coudes sur la table, où l’on reprit entre soi, et pour soi, les duels enivrants et les superbes batailles de la parole, à propos de toute chose et de tout homme, sur le livre philosophique paru le matin, comme sur la thèse historique évoquée la veille, en un mot, sur tous les événements de l’Idée humaine, sur toutes ces grandes questions et tous ces grands doutes de l’âme, auxquels vont les penseurs dans la chaleur de la digestion. Les dîners de Farjasse continuèrent ainsi jusqu’à un jeudi où Farjasse prévint son monde que, le jeudi suivant, la soupe serait servie dans le chalet qu’il s’était fait bâtir à Neuilly sur les terrains de l’ancien parc de Louis-Philippe. Les peintures étaient terminées, le tapissier avait presque fini, et l’on pendait la crémaillère. Farjasse ajouta que ce dîner était obligatoire, que rien n’en dispensait, ni un héritage, ni un rendez-vous, ni une première représentation aux Bouffes-Parisiens, et qu’il ménageait une surprise à ses dîneurs.

 

XXXIII

 

– Tu sais bien… quand Gérard de Nerval s’est pendu… nous avons été voir… Oh ! la sale rue, et un temps !… te rappelles-tu, Farjasse ? J’ai touché le barreau… Eh bien, c’est depuis ce jour-là… Ah ! ça m’a fièrement porté bonheur d’y avoir touché !… Tu sais, c’est la semaine suivante que j’ai rencontré le comte hongrois… le comte hongrois, dis donc, Ninette ? Ah ! ah !… et de la veine à n’en plus finir… V’là l’histoire ! À boire !

La créature qui parlait était magnifiquement belle, belle à la façon de ces éphèbes de l’Italie du XVIe siècle que Raphaël accoude dans le songe immortel de la jeunesse, et dont la tendresse et la pureté de lignes montrent comme une fleur de beauté mâle, comme l’adolescence d’un dieu. Ses yeux noirs, profonds, brûlants et doux, n’étincelaient pas comme une flamme : ils rayonnaient comme un foyer. Toute pâle, le rose d’une rose thé transperçait par moments l’ambre de sa peau aux joues, au bout des doigts, aux coudes. Sa bouche était si rouge, qu’elle semblait fardée ; elle demeurait entrouverte sans être bête : comme aux lèvres d’une femme endormie, le souffle d’un beau rêve semblait y voltiger. Une opulente chevelure noire où roulaient des reflets bleus se torsadait sur sa tête. Elle était tout en blanc. Une robe de dentelle d’Angleterre, – une robe inouïe ! – moutonnait autour d’elle comme une écume d’argent. Ses souliers blancs, échancrés en pantoufles, mettaient autour de son pied une petite ruche frisée de même dentelle ; et le rosé de sa chair passait à travers la toile d’araignée de ses bas. Pour tous bijoux, un collier de perles noires se balançait à son cou, laissant pendre, où commençait la robe, une grosse perle en poire.

À côté de la Crécy, – ainsi s’appelait cette magnifique brune, – vous eussiez vu Ninette, une petite blonde. Le contraste était parfait, et le repoussoir trouvé par la Crécy parfaitement trouvé. Ninette ou plutôt la Ninette, – car Ninette avait déjà le la, cette popularité des chanteuses et des courtisanes, – la Ninette était blonde comme les blés. Elle diminuait le plus possible son front sous ses cheveux tortillés en boucles folles. Figurez-vous une petite figure toute rose, toute blanche, chiffonnée et chiffonnante, toujours en mouvement ; des yeux bleus, des regards de toutes couleurs, malicieux, railleurs, pétillants ou voilés de ces tendresses et de cette incertitude que les peintres antiques donnaient au regard de Vénus ; un nez fait comme le monde, de rien, mais mieux ; vingt-quatre petites dents à mordre, qui riaient à tout propos dans une bouche mutine et fraîche comme un fruit… un gamin, un lutin ! mille grimaces, des coquetteries de perruche, des mines de singe gâté, un diable au corps par tout le corps, une rage de remuer, de plaire, de parler, de rire, de cabrioler, de grignoter, de changer de place, de caprice, de voix, de vin, de physionomie, d’assiette, d’humeur ; un babil, une pantomime, une gentillesse à la longue agaçante, comédienne, nerveuse… bref, la Ninette était ce feu d’artifice que les Chinois tirent à table. Son costume était exactement le costume de la Crécy, à cela près que sa robe était une robe de mousseline des Indes, et son collier, un collier de marcassite2.

– Vois-tu, Farjasse, – reprit la Crécy, – j’ai fait du cœur… mais à présent… à présent, je tirerais de l’argent d’un caillou ! Figure-toi… je n’aime plus du tout ; mais du tout… Les hommes préfèrent ça : ça les change ! et…

La Crécy fut interrompue par la Ninette, qui commença une romance napolitaine en dansant sur sa chaise, en battant la mesure avec sa tête, son couteau, et des œillades vives ou mourantes qu’elle promenait sur toute la table.

– Tiens ! il est gentil, ce petit, – dit-elle en oubliant sa romance et en arrêtant les yeux sur de Rémonville. – Monsieur ! je vous trouve très bien…

– Madame… – dit de Rémonville.

– Ah ! ma chère, – dit Bressoré, – Rémonville est très couru… Il faut s’inscrire… Il donne des numéros… C’est lui qui a enlevé Rose à Clarion… Tu as bien connu Clarion ?

– Clarion ?… non.

– Allons donc ! un homme pour qui tu t’es tuée !

– Clarion ?… un homme pour qui je me suis tuée ? D’abord je me suis tuée trois fois… Clarion… Clarion ? – et par un geste charmant elle mit sa main au-dessus de ses yeux en abat-jour, et fit comme si elle regardait au loin, – Clarion… vois pas… souviens pas… plus rien ! Après ça, j’ai si peu de mémoire…

Le dîner s’animait : la Ninette chantait plus haut, parlait plus vite, tracassait sa robe, faisait en même temps des cornes et des mines à tous les convives. La digestion commençait à monter à la tête de la Crécy, donnant à toute sa physionomie une sorte de torpeur passionnée, à ses yeux une paresse tendre, à sa beauté je ne sais quelle plénitude et quelle ardeur sourde et fascinatrice. Par instants, la causerie, qui se grisait et se déshabillait, la renversait dans un éclair de rire, – le rire fou et faux des femmes dont le métier est de s’amuser.

Farjasse était épanoui ; Boisroger cherchait une ode antique dans les yeux de la Crécy ; Rémonville regardait la Ninette comme il eût regardé un portrait de Lawrence ; Franchemont, penché sur elle, l’aidait à retrouver le nom de ses amants ; Bressoré buvait ; Laligant racontait librement une aventure d’amour dans une île déserte ; Grancey avait les deux coudes sur la table ; Lamperière passait le dessert et des madrigaux à la Crécy, qui refusait tout. Puis, quand elle eut tout refusé, elle tira une épingle d’or qui retenait sa chevelure. Son chignon croula, et roula d’un seul côté. Elle le laissa rouler, et se mit à piquer avec l’épingle des fraises dans l’assiette de Demailly, se pâmant à son épaule dans des accès de rire, le regardant, puis jetant sa pensée à Ninette dans une langue étrange, assourdissante, précipitée comme l’injure arabe, et qui d’abord hébète l’oreille : la Crécy parlait le javanais, cet argot de Bréda3 où la syllabe va, jetée après chaque syllabe, hache, pour les profanes, le son et le sens des mots, idiome hiéroglyphique du monde fille, qui lui permet de se parler à l’oreille – tout haut.

Puis soudain, à un geste de la Ninette à la Crécy, voilà la Crécy et la Ninette, leurs assiettes jetées, qui, se prenant dans les bras l’une de l’autre, se mettent à tourner tout autour de la vaste salle, tendue de reps rouge, qui est tout à la fois la salle à manger, le salon et le cabinet de travail du chalet. Les tableaux n’étaient pas encore posés, et rien ne rompait ce beau cadre de pourpre sur lequel roulaient les deux femmes toutes blanches. Rien de plus charmant que de les voir, blonde et brune, ombres folles et légères, leurs cheveux mêlés, sourire contre sourire, onduler, glisser, reprendre pied et glisser encore sur le rythme ailé de la valse qu’improvisait Bressoré au piano dans un coin. C’étaient deux regards qui passaient, et qui repassaient toujours, l’un bleu, l’autre noir, sans que vous puissiez en suivre un où l’autre ne fût pas. Tantôt lentes, et semant doucement leurs jupes, elles laissaient mourir leurs pas avec la mélodie mourante ; tantôt vives, emportées, piétinantes, battant les murs de leurs jupes soulevées, et balayant le chemin de leur ronde, elles s’enlevaient et s’envolaient, à chaque mesure, de ce fond rouge, comme d’un ciel de sang… Et tournantes, et volantes, à la fin leurs deux souffles laissaient derrière elles le bruit d’une mesure haletante… Elles s’étaient arrêtées, se tenant encore la taille d’une main lasse, de l’autre jetant l’air de leurs mouchoirs à leurs paupières battantes, à leurs joues brûlantes, à leurs seins palpitants. Puis elles se ratifèrent, s’aidant l’une et l’autre, remontant leurs robes, rajustant leurs guimpes. Un moment la Ninette se pencha sur la Crécy pour tapoter ses volants et faire bouffer ses dentelles ; Demailly à ce moment la regardait : il la vit qui, en se penchant, prenait entre ses dents serrées la grosse perle noire de la Crécy, pour essayer si la perle était fausse.

– Vous voilà dans un bel état toutes les deux… – dit Farjasse, – on n’a pas idée de valser pour son plaisir… Vous allez prendre du café, et Bressoré vous jouera son fameux morceau…

– Désolé, mon cher ! – dit la Crécy, – mais nous partons… Comme tu as été gentil pour moi, dans le temps, je n’ai pas voulu te faire poser, je suis venue, tu vois… Mais je suis à l’heure, vrai d’honneur !… J’ai un Brésilien qui m’attend… une grosse affaire en train.

– Qu’est-ce que c’est, ton Brésilien ?

– Tu le verras… vous le verrez… Il me bâtit un hôtel, cet imbécile-là… Nous y ferons un peu la noce, je ne vous dis que ça !… Je veux des gens amusants et pas bêtes… Vous voilà tous invités personnellement, j’espère.

– Et le Brésilien ?

– Le Brésilien ?… Il sera dans mes meubles !

 

XXXIV

 

Cléry-sur-Meuse. Juillet 185…

 

« Mon cher Chavannes, on me renvoie vos lettres de Paris. Je vous demande pardon de ne pas vous avoir écrit plus tôt que j’étais ici. J’ai perdu mon oncle, le frère aîné de mon père, tout ce qui me restait de famille !… Mon père vous en a souvent parlé. Je suis arrivé trop tard. Mon oncle était mort. Je n’ai pas voulu vous envoyer un banal billet de faire part. J’ai eu mille courses, mille affaires, les tristes démarches… Enfin me voilà à vous.

« J’ai encore l’enterrement dans les yeux et dans le cœur, – le salon tendu en chapelle ardente, – le cercueil avec la croix et les épaulettes, – les fermiers venus de loin, poussiéreux avec des chapeaux noirs, – les vieux serviteurs retraités, les domestiques septuagénaires qui servent encore, leurs fils entrés dans le commerce et se poussant à la fortune, réunis et groupés autour de ce cadavre d’un patron, – des camarades de guerre, de vieux personnages encore robustes, au ruban de la Légion d’honneur passé et presque orange, – le souvenir de mon père encore vivant çà et là, – des gestes me montrant, des bras d’inconnus qui me parlent des morts s’ouvrant au fils de M. Henri, comme on m’appelle ici… Pour les gens de notre génération, dans ce siècle des choses et des hommes sans passé, dans ce monde individualisé, isolé et personnel dans la douleur et dans la joie, un tel spectacle est comme la dernière représentation de cette gens, de cette clientèle amie et dévouée qui faisait à la famille une base élargie, le cortège de ses noces, le convoi de ses funérailles… Puis les groupes noirs des femmes en deuil qui suivent ici le mort jusqu’à la fosse, – la haie de gardes nationaux qui ne rient pas, – et toutes ces têtes accompagnant des fenêtres le cercueil… Oui, c’est comme une dernière apparition d’une poésie sociale que le Code a tuée. Tout en ces tristesses a été digne, simple, convenant ; chose rare ! il n’y a point eu un incident grotesque, et même les fermiers régalés à l’auberge ont respecté le vin du dîner des funérailles.

« La maison est vide. J’y vais, j’y viens. C’est une belle et grande maison, au large escalier de pierre, aux grandes pièces, aux corridors en galerie pleins de vieux portraits. J’ai reconnu le papier du salon, l’antique papier peint qui montre les jardins de Constantinople, et des Turcs des Mille et Une Nuits ; le jardinet aussi, et la serre, la jolie serre qui, avant de loger des orangers, logeait la comédie ; au-dessus de la porte une face de Gros-René, coiffée d’une toque à plumes, étranglée dans une fraise à tuyaux, une moustache en l’air, une moustache en bas, éclate d’un gros rire ; et ce ne sont aux trumeaux de la façade que gais symboles, tous les instruments sonnants de la fête et du rire, sculptés de verve et à vif en pleine pierre. Pauvre salle de spectacle ! Le rêve chéri du galant homme qui bâtit la maison, il y a un bon siècle de cela, un ancien marchand de sabots, ce brave homme qui, sa fortune faite, la jeta là ; amoureux de spectacle, pauvre fou de musique qui, sur la fin de sa vie, sur les marches du perron de la maison, amusait les échos et les gamins de la grande place, penché sur les radotages de son cher violon ! La salle à manger d’hiver est comme elle était, quand j’y ai vu, tout petit, mon vieux grand-père, sa canne sur une chaise à côté de lui, bredouillant des jurons de sa bouche édentée, toujours fumant, toujours rallumant avec un charbon au bout d’une pince une pipe qui s’éteignait toujours… Sa canne, mon cher Chavannes, n’avait pas été toujours sur une chaise ; il en avait joué au bon temps, dans son château de Sommereuse, du temps que la caresse du bâton formait les domestiques et les attachait, Dieu me pardonne ! comme une familiarité. Il faut entendre là-dessus la vieille Marie-Jeanne, qui vit toujours, – c’était sa cuisinière ; – elle vous raconte, avec une sorte de souvenir gaiement pieux, les volées distribuées aux uns, aux autres, et à elle-même… Je n’ai pu même découvrir en elle la moindre rancune d’avoir été baignée plusieurs fois dans la pièce d’eau, sur les ordres de mon grand-père, pour lui rafraîchir le sang et l’empêcher de penser à se marier ! Cette vieille Marie-Jeanne ! une langue, mon ami ! Du matin jusqu’au soir, dans le fond de la boutique de mercerie de son fils, la voilà, avec une lucidité rabâcheuse, contant mon père, mon oncle, mon grand-père, les alliances, les parentés, toute la famille… Et dans les souvenirs de la vieille servante, gonflée de l’honneur et de l’orgueil de la maison, revient toujours le grand train, la bourgeoise opulence du château de Sommereuse, et la grande hospitalité donnée par mon grand-père à je ne sais plus quel prince italien dont le nom qu’elle estropie lui emplit la bouche !…

« Mon oncle était un honnête homme, un grand honnête homme, un niais dans le beau sens que Napoléon donnait à cette épithète en disant à Las Cases : “Je ne la prodigue pas à tout le monde…” Il aurait pu vivre cent ans, que son cœur fût resté un enfant et son esprit une dupe. La vie ne lui avait rien appris, ni le scepticisme, ni même l’expérience. Ses illusions échappaient aux leçons. Sa crédulité était incurable. Il croyait aux autres comme à lui-même, aux principes, aux choses, comme aux hommes. Il ne voyait des partis que le drapeau, des révolutions que les idées, des intrigues que le prétexte. Bref, mon oncle eût fait un excellent homme d’État, – à Salente4. Voilà le caractère. L’homme était un ancien capitaine d’artillerie, un peu sourd, brusquement cordial, appelant tout le monde “mon camarade”, plongé dans les mathématiques, et disant à une de ses vieilles amies qui l’avait chargé de voir un parti proposé à sa fille : “Il est très bien ce jeune homme !… Il m’a parfaitement expliqué le baromètre…” Il était bon, naturellement, de sang-froid, et portait sa bonté à la façon de son courage, sans effort, comme un tempérament ; incapable d’une mauvaise pensée, d’un mauvais vouloir, sans ennemis… J’allais mentir comme un éloge funèbre : il en voulut une fois à quelqu’un, au traiteur Bergevin : c’était pour une truite cuite au vin. “– On cuit les truites à l’eau, monsieur Bergevin. – Oh ! monsieur, à l’eau !… Il n’y a que les pauvres…” À l’eau !… les pauvres !… C’était, dans toute sa vie, le seul souvenir qui mettait encore mon oncle en colère !

« Il m’a déshérité. C’était, au reste, à peu près arrangé entre nous. Il m’avait prévenu que si je voulais faire des livres, – il appelait ça ne rien faire, – je n’aurais pas un sou de ses dix mille livres de rentes. Il m’a tenu parole, et, si vous ne me connaissiez pas, je vous donnerais ma parole d’honneur que je le regrette autant que si j’héritais. C’est l’hôpital d’ici, qui n’est pas riche, qui hérite de tout ; mon oncle a eu l’idée, que je trouve digne de lui et de moi, de me nommer son exécuteur testamentaire ; comme souvenir, il me laisse un magnifique dessin de Mallet5, L’Enrôlement volontaire, une gouache dans une manière tout à fait inconnue, et je fais les affaires de ma succession.

« Mon oncle avait un voisin que j’appelais irrévérencieusement Mardi-Gras dans mon enfance. Ce camarade, cet ami, avait été toute sa vie le souffre-douleur des innocentes niches de mon oncle. Au régiment, mon oncle lui écrasait ses petites poches d’artilleur, toujours pleines de gâteaux. Ici, il lui jetait toutes les pierres de son jardin dans le sien, ou l’envoyait à la cuisine, avant les grands dîners, goûter les sauces. Tout cela les avait fort attachés l’un à l’autre. Ils étaient inséparables depuis quarante ans. Ce brave homme a voulu absolument m’héberger. Tout ce que j’ai pu faire, ç’a été de garder mon lit ici ; et je mange chez lui… Ah ! mon cher ami, quelle chose que le manger en province ! L’appétit y est une institution, le repas une cérémonie, la digestion une solennité. Le cœur de la maison provinciale est la cuisine, où les aïeules parlent d’une voix cassée des écrevisses dont un cent, en leur jeune temps, emplissait une hotte. Le tourne-broche est le pouls ronflant de la province. La vie y tourne autour de la table. La table n’y est plus un meuble, mais un centre, un autel, le foyer même, quelque chose qui est à la famille et à l’amitié ce qu’est l’oreiller conjugal au ménage. L’estomac lui-même prend le caractère mystérieusement auguste et sacré d’un instrument d’extase journalière. Le ventre n’est plus le ventre, mais une certaine âme animale qui, satisfaite, répand dans tout le corps une santé morale, la paix de l’humeur, l’entrain de la vie, un suprême contentement des autres et de soi, une molle paresse de tête et de cœur, – le plus doux acheminement d’un honnête homme vers une belle apoplexie ! – Mon amphitryon célèbre avec un recueillement qui touche à l’onction ces deux principes provinciaux : le dîner, le souper. Il les respecte comme des mystères, il les accomplit comme des devoirs ; et l’on voit si bien que ce sont pour lui des actes religieux, qu’il parle des morts, la bouche pleine, sans que cela ressemble trop à une profanation, – comme l’autre jour où, coupant un jambon, il s’interrompit pour lever les yeux au ciel : “Ah ! c’est ma pauvre femme qui les salait bien !”

« Je ne fais rien. Je n’ai pas touché une plume. Je vais, comme par une pente, du dîner au souper, – une vie ruminante. Le temps marche ici sans sonner. Je n’ai rien dans la tête, ni fièvre ni idée. Je m’ennuie très tranquillement. Je suis tout à la fois comme dans une petite chambre où il y aurait un gros feu de charbon, et dans une grande chambre où il n’y aurait pas de feu du tout : je respire mal et j’ai froid ; un commencement d’asphyxie de la pensée, voilà tout. C’est l’air du pays, à ce qu’il paraît. La province, mon cher Chavannes, la province !… Il faut être taillé comme vous pour y rester une intelligence, un homme, une pensée. Et encore vous, vous habitez la campagne. Mais la vraie province, la petite ville !… En y réfléchissant, je crois que j’en mourrais. Je passe des heures à la fenêtre : je vois des gens, jamais un passant, – il n’y a pas de passant en province : un passant est toujours quelqu’un ! – jusqu’aux chiens, mon ami, qui sont des chiens de chef-lieu de canton !… À Paris, ils ne se connaissent pas, ils ont des affaires, vous n’en verrez jamais trois ensemble ; – ici il y en a une dizaine qui se réunissent tous les jours sur la place, – et c’est la seule société de la ville… Peut-être y a-t-il deux France, Paris et le reste… Avez-vous remarqué que les murs ont en province des ombres particulières, des ombres qui vous font froid dans le dos comme des ombres de la rue des Postes ? – J’ai lu un journal de l’endroit : il annonce les réceptions au baccalauréat des indigènes… La province est une steppe où on sème des fonctionnaires et où il pousse des impôts. Les femmes y naissent provinciales, c’est tout dire… Un pays impossible, inventé par les sous-préfets, et où il y a des gens qui devinent les rébus de L’Illustration ! Je n’exagère rien. – Avez-vous jamais songé à cette chose horrible qui peut être : un receveur des contributions sans vocation ?… Mais non, cela n’est pas : il y a un Dieu.

« Je me dis ennuyé, mon cher Chavannes ; mais, au fond, je suis triste. Me voilà tout seul dans la vie. Je n’ai plus que des parents à je ne sais combien de degrés, des parents qui ne sont plus des parents. Tous sont partis : c’est le dernier. À présent, je n’ai plus personne de mon sang, plus de famille… Ah ! quand la dernière pelletée de terre tombe sur ce qui vous en restait, il se fait un fier vide en vous, et vous revenez la tête plus basse que vous n’auriez cru.

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« CHARLES DEMAILLY. »

 

XXXV

 

Il y a une jolie heure à Paris : c’est l’heure qui précède le dîner. Paris a fini sa journée et se promène le long des boulevards d’un petit air léger, d’un pas allègre. Plus d’affaires ! L’on ne s’évite plus avec une poignée de main, et les amis se parlent. De toutes les tables de café monte en l’air une odeur alcoolique, un parfum d’absinthe, avec le bruit et le rire des gens qui discutent les nouvelles du matin ou les plaisirs du soir. On lit le journal du lendemain. C’est l’heure où la Parisienne passe, rentrant chez elle par le plus long, l’heure où l’on voit, quand il fait chaud, les invalides des passages s’éventer, à l’entrée de leur passage, avec leur tricorne.

Demailly, assis à une table de café du boulevard Montmartre, regardait devant lui.

– Ah ! enfin, – dit de Rémonville, – je croyais que vous ne reviendriez plus… Et vous avez hérité ?

– Non, mon cher.

– Il n’y a plus d’oncles !… Ah çà ! qu’est-ce que vous regardiez donc ?… Est-ce indiscret ?

– Je regardais le soleil se coucher dans l’or des annonces, là, au-dessus du passage des Panoramas… Imaginez-vous, mon cher, que j’avais le regret de cela, là-bas. Que voulez-vous, ça me réjouit le cœur, ce pâté de plâtre tout barbouillé de grandes lettres, tout sali, tout écrit : ça pue si bien Paris, – et l’homme ! À peine un mauvais arbre venant mal dans une crevasse d’asphalte… Il y a des gens qui font leur bonheur avec du vert et du bleu ; c’est une heureuse organisation !… Qu’est-ce qu’il y a de neuf ? J’arrive presque… je ne sais rien.

– De neuf ?… mais… rien. Ah ! si… c’est vrai, voilà deux mois que vous êtes parti : il y a un nouveau soleil !… une célébrité qui occupe tout Paris, une femme qui remplit tous les Courriers de Paris de sa beauté, de son hôtel, de son mobilier…

– Et qui se nomme ?

– La Crécy.

– La Crécy ?… Bah !

– La Crécy ! notre Crécy ! Elle a eu un succès aux Italiens, il y a huit jours, un succès ! On n’entendait plus chanter faux !… Vous savez, son Brésilien… Figurez-vous… un homme qui a été empereur trois heures quelque part, par là où Humboldt6 a mesuré des montagnes… un petit homme qui a mal à l’estomac… et drôle !… Une voix d’oiseau… un gazouillis, – Bressoré soutient qu’il parle couramment l’oiseau-mouche7, – et ne buvant que de l’eau de Seltz !… La Crécy le traite comme un nègre, et l’appelle Bibi !… Il en est fou naturellement, et comme il a sauvé la caisse en abdiquant, la Crécy roule un train à tout casser… Elle s’est fait bâtir un hôtel rue de Courcelles, un hôtel !… C’est la pyramide de Chéops changée en palazzo… Et un luxe ! un escalier en porphyre !… On parle d’un salon en malachite commandé en Russie… En attendant, elle a une salle à manger où l’on mange les palourdes du lac Lucrin, les burets de Baies, les huîtres du cap Circé, les hérissons de Misène, les pétoncles de Tarente, les sangliers d’Umbrie et les fruits du Picentin8 !… Vous savez qu’elle vous attend ? Je dois vous amener mort ou vif. Elle vous demande à cor et à cri. Il faut que vous veniez, et puis, vrai, c’est amusant. Nous avons monté chez elle un vrai Portique. On y agite… tout ! Et notre présidente ne se couvre jamais ! Le luxe grise la parole, et, l’autre soir, Franchemont a fait sur la décadence romaine une tirade… Je n’ai jamais vu tant d’idées dans une fresque !… Et la Crécy qui commence à comprendre ! Ces femmes-là apprennent tout, même à être riches… Ainsi demain je vous prends. Je me sauve. Je dîne passé les ponts, au diable…

 

XXXVI

 

La salle à manger était réussie. Elle était tout en marbre blanc, coupée de pilastres avec des chapiteaux et une frise en bronze vert. Les buffets étaient de marbre, et reposaient sur des vautours de bronze vert que le sculpteur Caïn9 avait signés de son nom, de sa force et de son style. Aux deux extrémités de la salle, deux muffles de bronze vert laissaient tomber le bruit d’une eau jaillissante dans deux vasques de marbre blanc, où nageaient des fleurs des tropiques.

On mangeait sur un service de blanc de Saxe, fleur d’orge. La Crécy avait pour la porcelaine le goût de la vieille Espagne ; elle ne pouvait souffrir que la porcelaine blanche : blanc de Saxe, blanc de Sèvres ou blanc de Chine.

La Crécy était toujours belle, admirablement belle et admirablement pâle. Ses yeux étaient ces deux grands yeux noirs, les yeux de la ville de Tégée, dans la peinture antique du Museo Borbonico10 : les passions d’une Pasiphaé semblaient y sommeiller dans les langueurs et les nostalgies de l’Orient. Sa robe était encore une robe de dentelle d’Angleterre, la toilette habituelle et consacrée de sa beauté ; seulement, au lieu d’un collier de perles, elle faisait jouer à son cou un collier de corail, que Grancey, à son dernier voyage d’Italie, avait trouvé pour un morceau de pain chez un juif du ghetto. Ce collier, le collier de la reine Caroline de Naples, était un double chapelet de petits totons11 rattachés aux épaules et à la naissance de la gorge par trois médaillons dignes de Pyrgotèles12. Dans tout ce blanc, cette rivière de pourpre au cou faisait un effet étrange.

Les domestiques étaient vêtus de noir, habit, culotte, bas de soie ; et, pour que leur service ne fît point de bruit, leurs escarpins avaient des semelles de flanelle.

– Ma première maîtresse… – commença Boisroger.

– Tu as eu une première maîtresse, toi ? interrompit Franchemont ; – tu es bien heureux !

– Admets-tu l’amour ? – lui dit Boisroger.

– L’amour ?

– Hein ?

– Oh !

– Ah !

– Hé !

– Diable !

Il y eut une modulation d’exclamations.

– L’amour ?… À sa santé ! – fit Crécy en se levant dans un éclat de rire.

Quand ils furent rassis :

– L’amour ? – dit Grancey à Boisroger, – qu’est-ce que tu entends par là ?

– La seule folie qui soit raisonnable et le seul chagrin qui vous fasse heureux, – répondit Boisroger.

– Mais c’est la définition du mariage et du veuvage, cela ! – dit Demailly.

– Voulez-vous me définir l’amour, mon cher ?

– Parfaitement, – dit Demailly. – L’amour est – l’amour.

– Non, – dit Lamperière. L’amour est la femme.

– C’est une opinion, fit Grancey.

– L’amour ?… un fluide ! – dit de Rémonville, – un phénomène d’électricité… Il y a des femmes laides qui dégagent l’amour.

– Ne disons pas de mal des femmes laides, – dit Franchemont. – Quand une femme laide est jolie, elle est charmante !

– En tout cas, – dit Grancey, – c’est une bien jolie imagination : c’est l’âme de tout ce qui n’est pas vrai. Ouvrez un roman : il n’y a qu’un théâtre, qu’une pièce, qu’une intrigue, qu’une comédie, qu’un drame, qu’un dénouement, l’amour ! L’opéra n’a qu’un opéra et qu’un ballet, l’amour ! C’est à croire, ma parole d’honneur ! que l’amour existe dans le public et dans la vie.

– Bah ! – dit Bressoré.

....................................................................................

– L’amour, messieurs, est une chose qui arrive, – dit Boisroger.

– Oh ! oh ! – fit quelqu’un.

– Il y a des exemples ! – dit un autre.

– Certainement, – dit Demailly ; – j’ai connu un vieillard qui avait épousé une jeune femme… Il se mettait son mouchoir dans la bouche pour ne pas ronfler ; un jour, ou plutôt une nuit…

– Il a ronflé ?

– Au contraire, il est mort… Les nègres n’avalent que leur langue ; il avait avalé son mouchoir !

– Moi, – dit Bressoré................................................

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– Un instant, – dit Franchemont ; – il s’agit de déraisonner avec principes. Il y a plus d’amours encore que de fagots. Il y a l’amour antique et l’amour moderne, qui sont aussi loin l’un de l’autre que la pudeur de la décence… Dans le même siècle, vous avez les amours de Richelieu et les amours de Lauzun13, don Juan qui rit et don Juan qui pleure… Vous savez que les analystes ont classifié et sous-classifié l’amour, absolument comme…

– Un règne animal…

– Oui. De quel amour parlons-nous, s’il vous plaît ?

– Nous sommes aux meringues… Entamons l’amour platonique.

– Celui que les femmes pardonnent quelquefois…

– Et qui ne les excuse pas toujours !

– Si nous parlions tout bonnement de l’amour tout court ? – dit Lamperière.

– Du vrai ! – ajouta de Rémonville, – de celui qui fait que les tourlourous14 en faction se brûlent la cervelle, que les honnêtes gens volent au jeu, que les hommes du monde se marient de désespoir, et que les mères de famille empoisonnent le père des enfants de leur amant dans un gilet de flanelle !

– Oui, – dit Bressoré.................................................

....................................................................................

– Messieurs, – dit Boisroger, – quand le monde fut fini, c’était un dimanche, Dieu, n’ayant rien à faire, fit l’amour.

– Allons donc ! – fit Demailly ; – c’est l’homme qui a inventé l’amour… Dieu n’avait trouvé que la femme.

– C’était un joli commencement, – dit Grancey.

– Ah çà ! – dit de Rémonville, – sommes-nous bien sûrs d’avoir aimé ?

– Moi, j’ai aimé… – dit la Crécy.

Et son regard devint fixe et eut peur devant un souvenir.

– Pour qui nous prends-tu ? – répondit Franchemont.

– Pour des gens mal élevés ? Je réponds que nous avons tous lu de mauvais livres, baisé de vieux gants de Suède, mis sécher des pensées dans un paroissien, et songé à faire des sottises… tous, tous !

– Vous aussi, le sentimental ? – dit la Crécy à Demailly.

– Moi ? – fit Demailly distrait. – Ah ! pardon… moi, je crois bien que j’ai aimé… par exemple, je n’ai jamais su qui.

– Au bal masqué ? – dit la Crécy.

– Il y a bien de cela… j’avais seize ans… j’allais un matin dans la campagne, au printemps, je ne sais où. La terre était presque nue encore, et frissonnait de vie et d’espérance comme elle eût frissonné de froid… des arbres maigres… les bourgeons commençaient… un ciel clair d’un bleu si fin, que le jour semblait blanc… Il y avait dans l’air et partout une puberté souffrante de la nature… alors le cœur gros, gonflé de quelque chose que je ne savais pas, la poitrine douloureuse et pleine d’élancements, je me mis à pleurer… Je n’ai jamais retrouvé ces larmes-là !… Au fait, si quelqu’un de vous dans la société désirait faire de cette aventure un drame à spectacle pour la Porte-Saint-Martin, je la lui donne.

– Oui, – dit Franchemont ; mais généralement il y a une femme au bout de l’amour…

– À moins que ce ne soit au commencement, – dit de Rémonville.

– Tout a ses inconvénients en ce monde, – fit Grancey.

– La femme… – commença Franchemont ; mais s’interrompant, et s’adressant en souriant à la Crécy : – Nous sommes entre hommes, n’est-ce pas ?

– Parbleu !

Et la Crécy se penchant sur l’ex-empereur du Brésil :

– Ces messieurs vont dire des bêtises… mais ne les écoute pas, Bibi, c’est de la blague !

– La femme, – dit Bressoré......................................

....................................................................................

..............................! Voilà ce que c’est que la femme !

– À la porte, Bressoré ! à la porte !

– Bressoré, – dit la Crécy, – est-ce qu’il faut que je rougisse ?

– Comment, Bressoré, comment ? – dit Grancey, – quelque chose de si ingénieux ! Un être qui sait ne pas se crotter, faire du thé et de la tisane, jouer du piano, compter le linge, retourner une omelette presque aussi bien qu’un homme, sourire juste, marquer des mouchoirs, pleurer sans être bête, nouer une cravate blanche, mettre des pattes de mouche sur du papier, se décolleter décemment, parler avec une voix qui chatouille, cacher son pied dans une bottine, consoler un homme, quêter pour les pauvres, lire, faire de la tapisserie, et tromper une femme de chambre !

– Mais, – dit Bressoré, – je n’avais parlé que de la femme : je n’ai pas parlé de la Parisienne.

– La Parisienne ? c’est la femme pâte tendre, – dit Grancey, voilà tout.

– Oui, mais qu’est-ce que la femme ? dit Franchemont.

– C’est l’erreur de l’homme, – dit Demailly.

– Oui, si l’homme est l’erreur de Dieu, – dit Lamperière.

– Ça ne fait rien, – dit de Rémonville, – c’est un mineur que les sociétés modernes ont bien émancipé.

– Oui, – dit Lamperière, – on a remplacé le gynécée par le ménage.

– Une utopie ! – dit Franchemont.

– Sur laquelle est basée la famille depuis dix-huit cents ans, – reprit Lamperière.

– Mon cher Lamperière, j’en suis fâché pour toi, – dit de Rémonville, – il n’y a que les Turcs qui aient rendu justice…

– À l’homme, – dit Boisroger en souriant.

– Non, à la femme.

– C’est évident, – dit Demailly. – Il faut à la femme un léger parfum de servitude… C’est une femme qui l’a dit.

– On l’a soufflée… – reprit finement Lamperière.

– Il existe un grand fait que tu sais aussi bien que moi, Lamperière, – reprit Franchemont, – toutes les sociétés commencent par la polygamie et finissent par la polyandrie… L’homme baisse et la femme monte ; c’est fatal !

– Ça te paraît fatal, ça me paraît providentiel… Nous ne sommes séparés que par une épithète.

– Mais c’est absolument contraire aux idées de la Providence. La femme a été donnée à l’homme, dans le paradis terrestre, non pas comme un être égal à lui, mais comme un être semblable à lui, – ce qui est bien différent.

– Bien différent ! – reprit de Rémonville ; – et d’ailleurs, l’infériorité de la femme est écrite dans tout son corps… Le cerveau de la femme est au cerveau de l’homme comme 16 à 17. Avez-vous vu Les Trois Grâces d’Albert Dürer, des grâces humaines qui n’ont que l’idéal de la nature ? Elles n’ont pas de derrière de tête. Tous les développements, toutes les beautés, toutes les forces qui dans l’homme remontent vers les parties nobles, vers les pectoraux, tombent et descendent chez la femme entre les deux hanches…

– Le génie est mâle… Une femme de génie est un homme, dit Franchemont.

– Si je vous disais, mon cher Lamperière, ce que je pense en dépit des poètes ?

– Qu’est-ce que vous pensez, Demailly ?

– Que l’âme de la femme est plus près des sens que l’âme de l’homme : que le dehors est ce qui la frappe ; qu’elle juge du caractère par les moustaches, de l’homme par l’habit, du livre par le nom, de l’acteur par le rôle, et de la chanson par l’air.

– Vous me direz tout ce que vous voudrez, – reprit Lamperière, – vous, Demailly, et toi, mon cher, et tout le monde : vous aurez de l’esprit contre mes préjugés, autant que Voltaire contre ses ennemis : je vous répondrai très simplement avec un mot… Il est dans la vie une année, dans l’année un jour, dans le jour une heure, où, en tisonnant le feu… ce n’est plus le printemps, Demailly, c’est l’automne ; on a trente ans, et les belles larmes dont vous parliez tout à l’heure sont loin… on remue des cendres… et voilà qu’on se trouve seul. La solitude, qui était la liberté hier, vous pèse aujourd’hui tout à coup… Oh ! Le cœur n’est plus gros, la poitrine est trop large ! La nuit vient, et vous pensez que les amis passent et que la jeunesse s’en va… et doucement dans vos yeux, que vous fermez pour mieux voir, et dans votre cœur qui s’ouvre, revient, comme un souvenir d’enfance, le foyer !… Vous revoyez votre père, qui n’était pas seul ; car tout près de lui, votre mère vous berçait… et vous vous mettez à penser peu à peu que la famille est le second avenir de l’homme, et que la femme est la moitié de la famille.

– En un mot, le mariage ? – dit Demailly ; – malheureusement, le mariage nous est défendu.

– Pourquoi ?

– Parce que nous ne pouvons faire des maris… Un homme qui passe sa vie à attraper des papillons dans un encrier est un homme hors la loi sociale, hors la règle conjugale… D’ailleurs, le célibat est nécessaire à la pensée… Quoi encore ? la paternité ?… un berceau ?… des enfants ?… Mais qu’est-ce que c’est, un enfant ? un morceau de vous-même qui porte votre orgueil et prolonge votre nom, un petit peu d’immortalité que vous caressez sur vos genoux… Nous, mon cher, inutile ! nous avons bien mieux : nos enfants, ce sont nos œuvres !

– Ça fait moins de bruit, – dit Boisroger avec un sourire.

– Nous laisses-tu au moins la maîtresse ? – dit de Rémonville.

– Je demande à poser une question à Demailly, – fit une voix.

– Quelle est la maîtresse qui nous convient ?

– Une maîtresse bête, – dit Franchemont.

– Oh ! – dit Demailly, il suffit qu’elle ne soit pas une femme d’esprit.

– Une maîtresse qui ne fasse pas de mots, – dit Boisroger ; – mais on n’en trouve plus.

– Il y a encore la maîtresse dans un nuage…

– La Laure de Pétrarque !… Ce n’est pas commode !

– Et que pensez-vous de la maîtresse admirative ?

– Ah ! comme la femme légitime de…

– Précisément… une femme qui est en admiration devant vos livres, qui fait les affaires de votre réputation, qui dorlote votre amour-propre, qui vous sait par cœur, et vous récite à genoux… enfin une madame d’Albany15.

– Ça doit être bien ennuyeux d’être dieu… à la longue.

– Je crois bien ! Alfieri en est mort !

– Reste le genre Thérèse Levasseur16

– Et l’Albertine de Marat… fi ! Il n’y a qu’une maîtresse, – dit de Rémonville, – la femme baignée dans le lait, la femme mégissée17

– Le plus sage, – dit Franchemont, – savez-vous le parti le plus sage ? On prend une femme dans l’histoire, une statue sympathique, – je ne vous dis pas madame de Maintenon… On la met dans une niche, on l’habille comme une madone ; et, en s’appliquant… on arrive à l’adorer.

– Vous avez parfaitement raison, Franchemont, – dit Demailly, – ce serait la sagesse… Est-ce qu’il y a place pour l’homme dans un homme de lettres ?… Vous savez bien, aux premières représentations, au balcon, il y a des gens qui viennent tard. L’ouvreuse les salue. La salle les regarde. C’est vous, Rémonville, et les autres. Vous êtes là une douzaine, sérieux, impassibles. Vous ne bronchez pas. Vous ne sourcillez pas. À drame ou farce, vous ne pleurez ni ne riez. Vous êtes en marbre. Vous écoutez seulement et regardez. Demain, au bas d’un journal, vous réciterez la pièce au public… L’homme de lettres me fait tout à fait cet effet-là ; seulement la pièce qu’il écoute et regarde, c’est sa vie. Il s’analyse quand il aime, et, quand il souffre, il s’analyse encore… Son âme est quelque chose qu’il dissèque… Savez-vous comment un homme de lettres s’attache à une femme ? Comme Vernet au mât du vaisseau… pour étudier la tempête… Nous ne vivons que nos livres… D’autres disent : Voilà une femme ! Nous disons : Voilà un roman ! Nous… mais, penchés sur nos passions qui se dévorent, nous notons leurs rugissements ! Nous parlons d’amour comme les autres ; nous mentons, nous n’aimons pas. Notre tête, toute notre vie a le doigt sur le pouls de notre cœur. Dans un baiser, nous cherchons une nouvelle, dans un scandale un succès, dans les pleurs d’une femme les pleurs d’un public, dans l’amour un chef-d’œuvre… Je vous le dis en vérité, nous n’aimons pas.

– Eh bien, c’est dommage, voilà ! – dit la Crécy en se levant.

Comme on passait au salon :

– Au fond, – reprit Demailly, – l’amour est la poésie de l’homme qui ne fait pas de vers, l’idée de l’homme qui ne pense pas, et le roman de l’homme qui n’écrit pas… Il est l’imagination de l’homme positif, sérieux, de l’homme de prose, de l’homme d’affaires, épicier ou homme d’État, autour d’un corps ou d’une robe… mais pour l’homme de pensée, qu’est-il ?

– Le rêve ! – dit Lamperière.

 

XXXVII

 

Demailly et de Rémonville étaient tous deux dans une grande loge, accoudés contre les accotoirs de la loge. Ils avaient l’air de prendre à ce qu’on jouait le même intérêt que les musiciens.

– Tu es bien gentil de t’être laissé entraîner et de me tenir compagnie, car… – de Rémonville s’interrompit pour réprimer un bâillement.

– Moi aussi… – et Demailly en fit autant en souriant. – C’est peut-être parce que je fais une pièce, mais le théâtre me porte sur les nerfs… Dis donc, Rémonville, si nous allions fumer un cigare ?

– Oui, ce serait le moment… C’est funèbre, cette machine-là… Il me semble entendre une comédie en vers… Allons-nous fumer ?

– Un instant, – dit Demailly en prenant sa lorgnette. – Voilà une charmante fille qui entre en scène… Comment l’appelles-tu ?

De Rémonville tourna un peu la tête, puis, se remettant à faire face à la salle :

– Mais c’est la petite Marthe, mon cher… Bah ! tu ne la connais pas ?

– Charmante ! – dit Demailly.

– Charmante, – dit de Rémonville, – et du talent.

– Mais elle a l’air très jeune ?

– Oui, c’est la seule ingénue de Paris qui n’ait pas un fils en rhétorique.

– Une jolie nuance de cheveux…

– Oui, blond cendré… tu aimes cela ?… Allons-nous fumer ?

– Allons fumer ! – dit Demailly sans se lever. – Est-ce que tu la connais ?

– Oh ! Très peu… Je crois que nous nous saluons.

– Qui a-t-elle ?

– Elle a… sa mère, mon cher ; une mère qui la destine au mariage… C’est une vertu, à ce qu’il paraît… La Crécy embellit tous les soirs, c’est un fait… Elle a sa lorgnette sur nous, là-bas, tiens… Où diable a-t-elle trouvé cette lenteur et cette grandeur de mouvements ? Bah, elle les aura volées dans Les Noces aldobrandines18, n’est-ce pas ?

– Et c’est tout ce qu’on en dit ?

– Hein ?… Ah ! pardon… c’est que je te parle de la brune… tu me parles de la blonde… Une idée ! si nous allions finir la soirée dans la loge de la Crécy ! nous entendrons encore moins qu’ici…

– Ma foi, – dit Demailly, – moi, je reste… Vas-y, mon cher.

 

XXXVIII

 

Cette nuit, Demailly eut beaucoup de peine à s’endormir. Il se tourna sur son oreiller, puis il finit par rêver… Dans son rêve, le bon Dieu descendait sur la terre ; il lui écrivait sa pièce, la signait Charles Demailly, la portait au Gymnase. Le portier le laissait monter. Le bon Dieu était très bien reçu par monsieur Montigny, qui recevait la pièce. La pièce, par un de ces miracles qui n’embarrassent point les rêves, était jouée le soir même, et Charles, du fond d’une baignoire, voyait dans la salle le bon Dieu en claqueur, et, sur la scène, Marthe, véritablement incarnée dans sa pièce.

– Ah ! que c’est bête ! – dit-il le matin en se frottant les yeux. Et il se mit à travailler. Mais entre son œuvre et lui glissa une ombre, une image, comme un voile où la jeune ingénue aurait laissé sa face. Il n’entendit plus sa pensée dans ses phrases, mais cette voix qu’il avait entendue la veille. À mesure qu’il touchait à une scène, sa pièce devenait une sérénade, et il voyait un à un ses personnages sortir de leur rôle pour faire leur cour à Marthe.

Au bout de deux heures de ce travail ensorcelé, il donna un coup de poing sur son manuscrit, jeta sa plume, et s’en alla à l’atelier d’un de ses amis, le seul endroit de la terre qui eût le privilège de dérider ses tristesses ou de distraire ses préoccupations. Charles y rencontra ce qu’on y rencontre toujours : une atmosphère de flâne, une flâne majestueuse et qui avait la sérénité du travail, un farniente sans remords et sans conscience, la paresse assise sur la fumée des pipes ou bercée dans un numéro du Tintamarre, le gros rire et la plus fine licence de l’esprit, un véritable lundi du pinceau, une griserie de jeux de mots, d’enfantillages, de pantomimes, d’imitations d’acteurs, d’animaux ou de religions, d’exercices acrobatiques et de coups de pied partout ; tous les tapages de la gaminerie et de la blague parisienne autour des couleurs et des fioles enchantées qui tiennent le soleil et la chair ; des heures fuyantes, légères et sans durée, comme des heures de comédie ; et le temps tué toute la journée par les trois joyeux pitres qui remplissaient l’atelier de leur gaieté et de leur insouciance, trois hommes, peintres ou à peu près, dont l’un avait l’esprit d’un vieux singe, l’autre l’esprit d’un gamin, et l’autre l’esprit d’un voyou. Charles fut reçu par dix-huit calembours par à peu près, et la fameuse imitation de l’enterrement d’un pair de France : on ne recevait avec de tels honneurs que les têtes couronnées, et les dames du monde qui venaient faire faire leurs portraits. Charles trouva les plaisanteries stupides, et, au bout d’un quart d’heure, il avait si bien l’air d’un homme qui pense à quelque chose, que l’un s’écria :

– Messieurs, Charles est pincé !… T’es donc amoureux, mon bonhomme ?…

Charles se sentit rougir, prit son chapeau et se sauva… chez sa maîtresse.

La maîtresse de Charles était une femme fort bien élevée, à laquelle Charles avait interdit, sous les peines les plus sévères, de lui faire la surprise de venir le voir, de le troubler dans son travail ou sa paresse, de tomber, en un mot, chez lui comme l’amour ou un billet de garde. Charles l’avait admirablement dressée, par des rendez-vous fixes, immuables, par des jours convenus, par des heures consacrées, à la ponctualité d’une révolution solaire. Aussi l’étonnement de la maîtresse de Charles fut-il grand, en le voyant entrer ce jour-là subitement. Mais son étonnement fut plus grand encore de le trouver charmant, et caressant, – amoureux ! Charles l’emmena faire un petit dîner, et, le soir, la mena à un petit spectacle des boulevards. Mais en la ramenant chez elle, comme ils passaient devant le Gymnase encore éclairé, il s’excusa, la quitta, et monta voir le dernier acte de la pièce qu’il avait vue avec de Rémonville.

Il se mit, pendant plusieurs jours, à rendre des visites à des amis qui ne le voyaient pas deux fois par an chez lui, à des parents au vingtième degré qui, ne se rappelant pas trop s’ils l’avaient jamais vu, le trouvaient bien grandi.

Mais Charles avait beau se remuer, aller et venir, il était poursuivi par un monologue intérieur, dont quelques phrases montaient de temps à autre jusqu’à ses lèvres et faisaient retourner les passants, toujours curieux de voir un homme qui se croit seul dans la rue.

– Les préjugés !… les préjugés !… Après tout, – disait Charles, – je n’ai plus ma mère… je n’ai plus de famille…

L’amour est toujours l’amour ; mais il a, suivant les individus, ses étrangetés, ses particularités et ses folies diverses. Si par de certains côtés, par la spontanéité, la vivacité et le coup de foudre, par ce commencement de l’amour qui est l’amour même, la passion de Charles était la passion de tout le monde, elle lui était propre par un caractère rare : l’amour de Charles, fixé et déterminé cependant par un certain trait de beauté, était un amour de tête. Il aimait peut-être plus encore en auteur qu’en amoureux. C’était moins la femme qui lui parlait dans cette femme que l’actrice. Marthe était pour lui la forme vivante et la vie charmante de son idée ; elle était le rôle même qu’il avait caressé dans sa pièce et cherché con amore. Elle était son imagination personnifiée, sa création traduite et glorifiée en une créature, le corps et l’âme de son œuvre. Elle n’était plus Marthe ; elle était Rosalba, elle était son héroïne, la jeune fille de sa pièce, la bien-aimée de son esprit… Aussi, quand Charles était poussé à bout par les objections de sa raison, par la règle des idées dans lesquelles il avait été élevé, il s’étourdissait par ce dernier mot : « Nous autres qui sacrifions notre plaisir, notre paresse, notre santé, notre vie à une œuvre, ne pourrions-nous pas, à cette œuvre, faire au besoin le sacrifice de notre bonheur ?… » Et puis d’autres jours, où il voulait se répéter à lui-même ce sophisme, la langue lui tournait : il prononçait honneur au lieu de bonheur, et le cri : « Impossible ! » lui montait à la gorge…

Et, malgré tout, il allait tous les soirs au Gymnase, quand il reçut une invitation à un bal costumé donné par un millionnaire aux hommes de son journal, aux femmes de son théâtre.

 

XXXIX

 

Ç’avait été une charmante idée, inspirée peut-être par les magnifiques serres à raisin de Ferrières19, d’entourer la salle de danse d’une treille d’or habillée de vigne et chargée de vrais raisins, où pendaient à des rubans, de distance en distance, des ciseaux d’or qui invitaient la main à cueillir. Cette treille naturelle et féerique, les pieds dans une jardinière courante, s’arrondissait dans les deux grandes salles, au bout de la salle de danse, en tonnelles rustiques dont chacune enfermait dans sa cage d’or et dans son berceau de pampres une table à deux couverts.

La vigne cachait l’orchestre, que l’on ne voyait pas, et qui chantait derrière comme un chœur de vendange, le soir.

Le bal était magnifique. Il y avait tous les costumes imaginables, des costumes jolis, coquets, spirituels, somptueux, absurdes… on aurait cru voir danser le peuple, l’histoire et le monde de la Fantaisie.

Charles était près de la porte et regardait les gens entrer, quand une voix, – c’était Marthe au bras de Rémonville, qu’elle avait reconnu dans l’antichambre sous son déguisement de sorcier :

– Oh ! Le charmant lilas blanc !

Charles, qui s’était costumé en printemps, ôta son chapeau, qui n’était qu’un bouquet de lilas blanc, et le remit à Marthe, qui le remercia avec la plus gracieuse de ses mines.

Une heure après :

– Monsieur Demailly !

C’était Marthe qui passait.

– Mademoiselle !

– Vous n’auriez pas vu mon danseur ?… S’il passe, envoyez-moi-le donc… – fit Marthe en se sauvant.

Charles s’assit sur un divan. Au bout de cinq minutes :

– Vous ne dansez donc pas, monsieur Demailly ? – fit Marthe en repassant.

– Et votre danseur ?

– Mais je le cherche, – dit Marthe en s’asseyant.

– Tenez-vous beaucoup à le trouver ?

– Je tiens à danser…

– Voulez-vous me faire l’honneur ? – dit Charles en lui offrant le bras.

– C’est vrai ! Que nous sommes bêtes !… Vous dansez donc ?

– Jamais ! – dit Charles.

– Mais alors… Ah ! mon Dieu, c’est fini !… Vous avez votre grâce, – fit Marthe avec un sourire. – Mais je perds tout le monde aujourd’hui… Où est donc ma mère ? Ah ! là… Je vous rends votre liberté, vous savez… Quelle heure est-il à présent ?

– Il est l’heure où les personnes raisonnables prennent un bouillon et une galantine de faisan.

– Croyez-vous ?

– Je le parierais, mademoiselle. Voulez-vous que nous allions voir ?

– Oh ! mais j’abuse…

Et Charles, donnant le bras à Marthe, l’emmena dans la salle du souper. Marthe avait cette animation, ce feu charmant, cette jolie fièvre du geste, du regard, de la parole, cette expansion vive et gaie que donnent aux femmes les dernières heures d’un bal enivré de musique, de mouvement, de chaleur et de lumières. Ils choisirent un bosquet, une table ; mais, avant de s’asseoir, Marthe se haussa sur ses petits pieds, et, levant ses deux bras en l’air, coupa un grapillon de raisin avec les ciseaux d’or. Et, tout en grignotant la grappe, dont les raisins lui craquaient sous la dent :

– Oh ! que c’est curieux !… Figurez-vous… ça me rappelle… j’étais toute petite… à la pension… il y avait une treille comme cela, mais plus haute… haute… enfin, très haute, aussi haute que notre mur… au bout de notre jardin… dans un autre jardin pas à nous, la treille… Heureusement qu’il y avait un banc dans le jardin, un gros banc qui était lourd ! Il fallait nous mettre quatre ou cinq au moins à le traîner… mais, ça ne fait rien, nous le traînions. Une fois au mur, c’était moi, la plus grande, qui montais sur le bras du banc… et j’attrapais le raisin de l’autre côté… Nous avions fini par casser le banc…

– On finit toujours par casser le banc… – dit Charles. – C’est la vie, cela !

– Je m’y suis bien amusée tout de même… Et les distributions des prix !… On jouait la comédie… Ça m’amusait bien de jouer la comédie dans ce temps-là… Et j’étais applaudie !… Il n’y avait pas de vilains feuilletons pour vous dire des choses désagréables… Quand on pense à ce temps-là, on le regrette ; heureusement qu’on n’y pense pas… Est-ce que vous êtes comme moi ?

– Heu ! heu ! moi, mademoiselle, c’est bien différent, je ne volais que des pommes… et encore, je n’ai jamais pu souffrir les pommes… du grec, du latin des professeurs, des retenues… ma foi, non ! je ne regrette rien. Au fait si, je regrette un Anglais.

– Un Anglais ?

– J’étais tout petit aussi, moi. L’Anglais était mon voisin de classe, un grand Anglais, plus grand que moi de la tête, et fort !… De gros poignets, de grosses chevilles… Tout cela est un peu brouillé ; mais je crois que c’était à la classe du lundi matin, oui, une classe de géographie, nous disparaissions régulièrement derrière un grand atlas. Ce que j’ai souffert derrière cet atlas !… Je ne sais où il avait su que j’étais le fils d’un ancien militaire… S’il n’avait fait que me battre ! mais il ne me donnait pas un coup de pied sous la table, sans me dire : « Les Français battus à Waterloo !… battus !… battus !… » et sa voix m’entrait dans l’oreille, pendant que ses gros pieds écrasaient mes petits pieds… J’en avais les yeux pleins de larmes, non des coups de pied, mais de l’humiliation nationale…

– Je ne vois pas…

– Ah ! mademoiselle, ce n’était là qu’une divergence d’opinions sur Wellington20, l’amour-propre de la patrie… et je voyais que c’était simplement un bon Anglais, et non un mauvais cœur, quand il tirait d’une belle gibecière en cuir un hareng saur écrasé entre deux pains d’épice, dont il m’offrait la moitié… Je n’ai jamais eu depuis autant de plaisir à partager quelque chose, – même le malheur d’un ami !

Et Charles versa un verre de champagne à Marthe.

– Ma foi ! tant pis, – dit Marthe en laissant verser, cela me fait mal, mais tant pis !… Quel joli bal ! je me suis amusée ! j’ai dansé !… Et puis j’adore un bal masqué… Il me semble qu’on est moins bête avec ses danseurs… C’est glacial de causer avec un habit noir…

– Et d’en porter un, si vous saviez ! Vous avez un costume délicieux… d’un goût…

– Oh ! c’est moi qui ai arrangé cela… n’est-ce pas, ces gros nœuds ?

– Charmants !… Ils vous vont comme vos yeux…

– Si vous me faites encore un compliment, je mets mes gants dans mon verre à champagne…

– Mademoiselle, – dit Charles en découpant un ananas, – j’ai été longtemps sans croire à l’ananas : je croyais que c’était un fromage de Hollande dans des feuilles…

– On perd toutes ses illusions ! – dit Marthe en souriant. – Dites-moi donc, monsieur, vous n’allez donc nulle part ? Je crois que je ne vous ai jamais vu…

– Cela tient à mon sexe, mademoiselle.

– Comment à votre sexe ?

– Oui, mademoiselle, à mon sexe… Vous m’accorderez qu’il y a supplices et supplices… Je suppose qu’on me coupe la tête, c’est affreux…

– Quelle idée !

– Mais je suppose qu’on me chatouille la plante des pieds jusqu’à ce que mort s’ensuive, c’est abominable. Eh bien, mademoiselle, qu’est-ce que vous diriez d’un supplice entre le chatouillement et la décollation ? Un… un écorchement à l’amiable, là ?

– Mais de quoi parlez-vous donc ?

– Moi, je parle de se faire faire la barbe.

– Ah ! ah !

– Prenez garde ! Votre coiffure va s’en aller… Oui, de ce côté-là.

– Avez-vous vu la coiffure de mademoiselle Duvert ?

– Non.

– Je n’aime pas cette coiffure-là.

– Ni moi… Aimez-vous la musique, mademoiselle ?

– Beaucoup.

– Vous avez bien raison : une femme qui n’aime pas la musique et un homme qui l’aime sont deux êtres incomplets.

– Ah ! vous êtes moqueur !

– Mais non, je vous assure. Je suis seulement très timide, ce qui fait que je n’ai jamais de ma vie osé parler à une femme sans faire semblant de rire… Voulez-vous toute la vérité ? Je suis moqueur comme on est notaire honoraire, par contenance… Mais ne le dites pas !

– Vous êtes franc au moins, – dit Marthe en riant.

– Un peu de champagne ?

– Merci.

– Pour trinquer.

– À quoi ?

– Trinquons à nos pensées, tenez !

– On ne trinque pas à des choses comme ça… sans savoir.

– Mais on boit bien à l’avenir… et qui le sait ?

– Moi ! – dit de Rémonville qui passait, – je prédis le passé !

– Monsieur de Rémonville, – dit Marthe, – voulez-vous me dire ma bonne aventure ?

– Votre main, la belle enfant… Non, l’autre, la gauche… Quelle couleur aimez-vous ?

– Le rose.

– Lisez-vous La Patrie ou Le Constitutionnel ?

– La Patrie… du soir.

– Espoir ! – dit de Rémonville. – Vous êtes aimée !… par un jeune homme !… qui attelle des illusions à des nuages !… brun !… né dans le mois de mars, le troisième arrondissement, et l’aisance !… Lindor n’est pas son nom !… Ses sentiments sont purs !… Mais minute, jeunesse ! Pas de bêtises !… Le maire de Nanterre vous regarde avec des lunettes d’or…

– Rémonville ! cria une voix dans la salle.

– Voilà !… À votre santé, mes enfants !

Rémonville parti, il y eut un silence entre Charles et Marthe.

– Étiez-vous à la première de la Porte-Saint-Martin ? – fit Marthe.

– Non.

– Oh ! vraiment vous vivez donc dans une tour ?

– À peu près… et puis, je vous dirai… encore entre nous, ceci… que le spectacle est un des plaisirs qui m’ennuient le plus. J’y ai renoncé.

– Vous ne m’avez jamais vue jouer, je parie.

– Parions !

– Voyons, pas de politesse… la vérité. Tenez ! J’en suis sûre.

– Croirez-vous à ma parole d’honneur, si je vous la donne ?

– Oui, donnez.

– Eh bien, mademoiselle, je vous jure que je vous ai vue hier dans votre dernier rôle…

– Ah !

– … pour la vingt et unième fois !

– Ah ! mon Dieu, la vingt…

– Et unième fois… Quand vous n’étiez pas en scène, je lisais.

– Ma mère doit être inquiète… Voulez-vous me donner le bras, monsieur Demailly ?

 

XL

 

Trois mois après ce bal, Le Scandale publiait, sans commentaires, la lettre de faire part du mariage de M. Charles Demailly avec Mlle Marthe Mance.

 

XLI

 

Quand Marthe se réveilla, chez son mari, quand son regard, errant d’abord et encore assoupi, eut la volonté de voir, elle se frotta les yeux, et dans le premier et confus éveil de ses pensées et des choses autour d’elle, ne se crut pas bien éveillée. Elle regarda encore ; elle se trouvait dans le plus coquet décor qu’elle eût jamais vu… Sa chambre était enfermée dans une de ces tapisseries où triomphe, brillantée de soie, fraîche, éclatante et douce, la palette de Boucher ; une de ces tapisseries printanières où tout est aurore, et qui semblent ouvrir les murs sur le pays du rose. Toutes les couleurs étaient tendres et souriantes. De ces bleus adorablement passés qu’on ne trouve que sur certains vieux émaux de Chine, l’œil allait à des jaunes de soufre aux ombres de topaze brûlée. Il allait, toujours caressé, des vestes de bergers dont le violet est fleur de lilas, aux tons de chair pareils à la pêche, aux carnations réveillonnées par le fard des joues. C’étaient, par toute cette nature, le plus délicieux mensonge du joli, des lointains baignés et trempés des lueurs endormies du matin, des moutons éclairés d’une lumière de neige, des jupes de pourpre sillonnées d’éclairs de soie, des ruines en camaïeu gris tendre et jaune comme la mousse morte, des terrains où se mêlaient sur des verts pâles les tulipes panachées, les roses trémières feuillues. Et tout le tableau sortait de l’harmonie tranquille et gaie d’un fond blanc, de ce blanc éteint et jauni avec le temps, et qui enferme dans une lumière d’or pâle toute cette gamme des couleurs rompues qui viennent s’y fondre et y mourir. Au plafond rayonnait comme dans une poussière de pastel, le corps voilé dans la demi-teinte des tons de laque, une Vénus blonde et volante qui faisait l’éducation d’un petit amour rose. La Fête de village, signée sur le piédestal d’une ruine : Boucher, 1737, faisait tout le tour de la pièce, ne laissant place qu’à la fenêtre. La tapisserie montrait et déroulait cette foire d’une bohème idéale, la jolie nécromancienne trônant au-dessus d’une charrette dessinée pour l’Opéra, le peuple d’enfants soulevés dans les bras et de petites filles curieuses et courbées au trou de l’optique, les mulets aux houppes rouges répétant leur rôle d’âne savant en broutant des roses, le monde des bergères à grands paniers et des bergers aux houlettes enrubannées des rubans de Beaulard21, toute cette composition, enchantée par une lumière d’apothéose, qui parle d’amour au regard…

Il faisait ce jour-là un temps de giboulées. À tout moment, un gros nuage noir chassait le soleil, puis passait laissant éclater ses clartés ; et cette succession rapide, instantanée, d’obscurités et de rayonnements donnait à Marthe le spectacle changeant de la tapisserie qui tantôt semblait s’évaporer et s’enfoncer dans l’ombre, puis tout à coup, sous un coup de jour, ravivée comme par une rosée, comme par un givre de lumière, brillait, s’animait, se rallumait, ressuscitait.

Puis les yeux de Marthe allèrent à une toilette toute habillée et toute fanfreluchée de dentelle, sur laquelle étaient posées mille petites choses d’argent.

– Trouves-tu le bibelot joli ? – dit Charles, qui, derrière les rideaux, avait épié son réveil, et se régalait de son émerveillement.

– Oh ! c’est tout à fait charmant !… Donne-moi que je voie… Tu as acheté cela chez Tahan22 ?

– Non, – dit Charles, pas précisément… C’est un nommé Germain qui travaillait presque aussi bien, dans le temps… Une occasion ou plutôt une folie… comme toutes les occasions d’à présent.

 

XLII

 

Rien ne ressemble au bonheur comme l’amour. Et que dire ? comment dire ces mois qui ne furent qu’une belle heure ? Regards, rayons, chansons, il faudrait sur de tels passés jeter les mots comme des fleurs. Ce furent de folles paroles, de folles ivresses, de folles caresses, des voluptés qui les pénétraient, des châteaux de cartes qu’ils oubliaient de finir, de longues paresses où ils s’endormaient dans l’éternité du présent, des espérances et des caprices qui jouaient à leurs pieds comme des enfants, des volontés qui se souriaient l’une à l’autre comme des sœurs, de longs silences où ils s’entretenaient sans une parole, les mille enfantillages que fait la passion, ce plein contentement qui succède à la satisfaction de nos instincts tendres, cette joie toujours jeune et sans cesse renouvelée que donne cette possession matérielle de l’idéal : l’amour.

Les gais réveils ! Ainsi s’éveille l’enfant, ainsi s’éveille l’oiseau, chantant et riant. Chers m ents, bienheureuses secondes où leurs idées bégayantes, leurs yeux qui semblaient battre de l’aile pour chasser le rêve léger de leur nuit, reprenaient peu à peu la conscience des choses et de leur vie, de leur passé qui était hier, de leur avenir qui était aujourd’hui ! Chaque matin, toute leur félicité leur revenait ainsi en un instant, et les embrassait au front, tandis que côte à côte, caressés de moites chaleurs, ils se souriaient avant de se regarder, renaissant lentement à eux-mêmes, et prenant garde de perdre le dernier bercement du sommeil envolé.

C’étaient des levers sautillants et folâtres, tout pleins d’enchantements, de diableries et de grâces. Mi-vêtue, la peau fraîche et frissonnante encore, toute odorante de fraîcheur et de sa jeunesse seule, Marthe se glissait jusqu’au cabinet de Charles, et y entrait comme une invasion. Elle lui jetait ses deux mains sur les yeux. Elle nouait ses bras autour de lui. Elle l’ébouriffait, elle le battait, elle le chatouillait, et le roulait, renversé, le long du grand divan qui entourait son cabinet. Tous deux se mettaient à table ; et les deux chaises aussitôt marchaient pas à pas l’une vers l’autre : elles se cognaient au dessert. Elle alors, mettant une fraise entre ses dents d’opale, la donnait à prendre à Charles, en renversant la tête…

– Je l’aurai !

– Non !

– Attends…

– À bas les mains ! – Et la fraise allait et venait dans sa bouche, tantôt effrontée, tantôt peureuse. Ses lèvres humides, ses yeux bleus, mouillés et demi-clos par le rire, fuyaient Charles, l’attaquaient et le fuyaient encore. Près d’être prise, elle tournait le cou et se coulait contre lui, puis de sa joue tentait sa joue, jusqu’à ce que, lasse enfin de tromper ses embrassades, avançant la tête en se balançant, les mains derrière le dos, elle lui tendît sa toute petite bouche en une moue charmante, et lui livrât avec la fraise ses lèvres pour être becquetées…

– Ta valse, tu sais, ta valse !… – Et lui au piano, la voilà qui valsait… tout à coup, le rythme s’attristant, les deux coudes sur les épaules de Charles, et son souffle dans ses cheveux, penchée sur lui, vous l’auriez crue une muse : elle lui mordillait l’oreille. Il disait : « Finis donc !… bête !… mais tu me fais mal ! » et comme il se retournait pour se venger, il ne la trouvait plus : elle était étendue de tout son long sur le divan, et demeurait, comme une chatte qui dort, les yeux ouverts. Un de ses bras nu, plié sur sa tête, la couronnait ; l’autre laissait tomber une main errante dans les cheveux de Charles qui regardait son regard. Un de ses petits pieds, sans pantoufle et que le bas moulait, battait, en glissant du divan, la mesure d’une chanson de nourrice. Et rien n’eût dérangé une si belle indolence, s’il ne lui avait fallu chasser du plat de sa main la fumée bleue de sa cigarette qui lui montait dans les yeux.

De longs moments, presque des jours, elle les passait encore, les cheveux dénoués, une jambe placée sous son autre jambe, un pied jouant sans cesse avec une mule rouge toujours prête à s’envoler, tout le corps appuyé sur Charles, et du haut de son épaule feuilletant, comme un rêve, les albums, les croquis, les souvenirs de ses voyages. Que de demandes c’étaient ! Que d’explications elle voulait ! Et des pourquoi, et des comment !

– À pied ? vraiment, mon chéri, tu voyageais à pied ?… avec un sac ?

– Avec un sac.

– Et en blouse ?

– En blouse.

– Tu as dû manger bien des omelettes !

– J’en ai fait !

– Et on ne t’a jamais assassiné ?

– Non. Je ne prenais pas la diligence.

– Tiens ! c’est gentil, ça… qu’est-ce que c’est ?… Dis donc, il a dû t’arriver des aventures… des aventures… de femmes, hein ?

– Mais puisque je te dis que je ne prenais pas la diligence…

Et ils riaient.

– Oh ! ce Turc !… Tu as donc été partout ?… Tiens ! c’est tout noir une gondole !… pourquoi ?

– Parce que les masques sont noirs.

– Alors… Et ça, où est-ce ?… Oh ! le joli costume ! C’est suisse, hein ? Nous irons en Suisse, n’est-ce pas ?… Tiens, dans ce chalet-là !… Oh ! une poupée ! tiens ! une poupée !

– Je l’ai dessinée au Vatican : c’est une poupée romaine, ma chère.

– Mais vois donc, c’est comme les nôtres !

– Absolument.

– Est-ce drôle !

– Mais non. Il y a un tas de choses comme ça dans le monde qui ne changent pas : les joujoux, les enfants…

– Et les hommes ? – ajoutait en riant Marthe.

– Et travailler ?… Il faut que tu travailles !… Allons ! monsieur, – disait quelquefois Marthe. Et tous deux, le moins loin qu’ils pouvaient l’un de l’autre, se mettaient au travail, et tâchaient de penser à autre chose qu’à eux-mêmes. Mais au premier regard que l’un glissait jusqu’à l’autre, deux regards, puis aussitôt deux bouches se rencontraient… Et le roman commencé, et le rôle parcouru, roulaient aux pieds de leur baiser.

Ces délices sans fin remplissaient tout le petit appartement. À peine si leur paradis était assez grand pour leur amour et le monde assez loin pour leur bonheur. Rien autour d’eux qui ne fût eux-mêmes. Nul témoin qu’un gros bouquet de violettes de Parme, dont le parfum semblait s’éveiller avec eux et prenait à la nuit les senteurs pénétrantes d’un bouquet qui se meurt. Nulle voix entre leurs deux voix, nul importun, nul ami, qu’un chien de l’île de Scaïl23, jaloux et joyeux, une oreille en l’air, une oreille basse, qui se frottait à leurs jeux et jappait contre leurs baisers.

 

XLIII

 

Au dehors, le mauvais temps, les jours sans lumière, des midis où le soleil est blanc dans le ciel pâle, de la pluie, le vent qui fouette aux vitres… À peine s’ils sortaient. Quelquefois seulement, tentés par quelque belle journée sèche et claire, par un rayon, par un peu d’azur montrant entre deux nuages déchirés un pan de la robe du printemps, ils sortaient. Alors ils se promenaient au petit pas, appuyés l’un à l’autre, et la tête de Marthe à l’épaule de Charles ; ils allaient doucement comme des convalescents, sans voir où ils allaient, sans voir qui les regardait, traînant derrière eux, comme un murmure d’envie, cette parole de tous les yeux : ils s’aiment !… Quelquefois Charles arrêtait Marthe devant les étalages, et la poussait à désirer ; mais l’arbre de la mode la tentait si peu, qu’elle était presque raisonnable. Quelquefois ils allaient faire une grande partie, un petit dîner au restaurant, où ils lisaient la carte comme un feuilleton, et demandaient des entremets invraisemblables. Quelquefois le spectacle suivait le dîner ; l’on s’en allait manger des oranges dans la baignoire d’un théâtre de drame, et rire lorsque le cintre24 pleurait. Et puis l’on revenait bien vite au chez soi. Marthe et Charles étaient tout heureux d’y retrouver la solitude et la patrie. Les choses mêmes autour d’eux leur semblaient familières : pas une qui ne leur parlât d’eux, qui ne fût le confident ou la relique d’une heure de leur bonheur. Le soir surtout, le foyer leur parlait et les berçait comme une voix douce où se seraient confondus la chanson de Trilby25 et le chant des dieux Lares. Le feu de tout le jour avait rempli toute la chambre d’une molle chaleur. La lampe versait sa lumière blanche et la faisait aller d’une table à un tapis, d’un tapis à un fauteuil, d’un fauteuil à un cadre : le reste était dans une ombre dormante, égayée çà et là d’un reflet, d’un coup de lumière au point de torsion d’un cuivre, d’un accroc d’or, d’une lueur de soie, d’une paillette, d’un rien. Eux, dans la demi-nuit, le dos à la lampe, les pieds allongés sur les chenets, parlaient ou ne parlaient pas, et finissaient toujours par se taire. Ils regardaient le feu longtemps, laissant leurs deux regards sur le même tison, et ne s’embrassant même pas, tant l’heure et le feu les absorbaient dans une communion mystérieuse, dans une intimité recueillie. D’un coup de pantoufle, Marthe rompait soudain le sommeil éveillé de leur bonheur : une envolée d’étoiles jaillissant de la bûche leur jetait en montant ses lueurs à la face ; puis l’ombre et le silence leur revenaient aux joues et aux lèvres…

Enfin sonnait le coucher. Le déshabillé lent et plein de retards, la toilette de nuit, épingle à épingle, les vêtements qui tombent à regret, le fichu qu’une main enlève et qu’une autre main défend, cette jolie pudeur de minuit qui regarde ses défaites dans la glace et fait des nœuds au lacet de son corset pour appeler à l’aide… Charles avait chaque soir le régal de cette comédie adorable… Et, quand de toute la toilette il ne restait plus guère que la femme, Marthe lui disait des yeux et de la bouche : Porte-moi ! Et nouant ses deux bras autour du cou de Charles, s’abandonnant tout entière, elle se laissait porter jusque dans le lit comme une enfant…

XLIV

 

Marthe avait de très petits pieds, et les pieds d’une Parisienne, de petits pieds remuants, coquets, presque spirituels. Elle avait aussi de petites mains avec des fossettes et des ongles roses, et toutes sortes de jolis gestes au bout des doigts. Sa taille était libre, aisée et ronde. Marthe était blonde, avec des cheveux fins, nuageux, de cette nuance cendrée qui, dans la lumière, leur donne le rayonnement d’une poussière dans un clair de lune. Son visage était un visage d’enfant où les traits étaient tout petits et les yeux tout grands, de grands yeux bleus, ouverts, flottants, radieux, qui remplissaient de leur douceur, de leur lumière et de leur jour la mignonne figure de Marthe. Ces yeux de Marthe, Watteau seul ou Lawrence, ces deux peintres du regard lumineux et débordant de l’enfance, eussent pu les peindre. Marthe avait la figure ronde, un teint de lait, des joues rosées comme une émotion de jeune fille, un front court, étroit, bombé, poli et éclairé de lueurs nacrées, un nez plein de caprice et d’espièglerie. Des veines bleues lui couraient aux tempes. Elle avait naturellement de blanches dents et une bouche si petite, qu’elle semblait la moue de ces beaux enfants dont la bouche n’a pas de place entre les deux joues. La voix douce et faible de Marthe semblait une musique et un murmure. Pour l’approcher de l’oreille de Charles, elle avait des ondulations de cou et des mouvements de tête à ravir. Sa parole était émue, presque tremblée, et ses yeux, le plus souvent, achevaient sa phrase en avouant sa pensée. Telle était cette créature séduisante, cette femme qui était un type, l’incarnation d’un âge de son sexe et d’un rôle de son temps ; cette comédienne, qui unissait et réalisait en elle tous les dons, tous les charmes, tous les caractères et toutes les invraisemblances de la fille à marier de notre comédie moderne : L’Ingénue.

XLV

 

Et dans ces douceurs et ces chatouillements, dans cette paix, dans cette trêve de la vie, leur amour laissait le temps aller comme une onde entre des mains ouvertes. Leur vie coulait comme un ruisseau qui va clair et chantant à travers les ronciers pleins d’oiseaux, roulant le soleil et les roses des haies sur ses cailloux polis… Pour eux, les heures sans bruit poussaient les heures, toujours aussi belles, toujours aussi souriantes ; nulle amertume, nulle crainte, nul souci, nul doute, nulle menace ; leur front n’avait pas un pli, leur ciel était tout bleu : ils ne savaient pas ce que c’était qu’un nuage, et ce qu’était un désir, ils l’avaient oublié.

À peine y avait-il un grain de sable dans tout ce bonheur… et ce n’était rien pourtant qu’une petite piqûre, une piqûre, il est vrai, non au cœur du mari, mais au cœur de l’auteur, à l’orgueil de son esprit, à la vanité de ses œuvres. Marthe ne savait pas que, par un phénomène peut-être unique, l’homme de lettres demeure dans l’homme de lettres amoureux : elle n’avait jamais parlé à Charles de ses livres. Ce silence avait touché Charles, qui n’avait jamais parlé à Marthe de sa pièce et du rôle qu’il lui destinait. Et il s’était imposé de se taire, tout en travaillant en cachette, la nuit, à cette œuvre caressée et chère où il mettait toute sa patience et toute son âme, la corrigeant, la retouchant, la reprenant, la démolissant et la rebâtissant ; s’attachant et s’acharnant de préférence à ce rôle de femme qu’il traçait et remaniait sans se lasser, d’après nature, et où il voulait faire entrer Marthe tout entière, son âge, sa grâce, son sourire et son cœur ; la première ingénue, se disait-il à lui-même en se parlant de ce rôle, qui ne sera pas une poupée. La pièce achevée, il demanderait à Marthe de la lui lire : ce serait son premier public, – et son premier triomphe, et alors elle le connaîtrait !

Un jour, comme elle rentrait : – Je suis furieuse, monsieur ! – lui dit-elle en lui mettant les bras autour du cou et en jetant sur un fauteuil son chapeau de dentelle. – furieuse ! Mais, là, vrai… je ne t’ai pas embrassé, n’est-ce pas ? Si !… Il dit : Si !… Moi, embrasser un vilain homme qui… Voulez-vous avouer ?… Avouez tout de suite !

– Quoi ?

– Quoi !… finaud ! Mais puisque je sais tout… tout ! – répéta-t-elle en prenant un ton comiquement grave. – Ah ! vous êtes un cachottier !

– Moi ?

– Ah ! monsieur est fermé !… Monsieur a des secrets !… Eh bien, c’est bien, j’en aurai aussi, moi, des secrets, et des gros !… Je ne vous dirai plus rien, d’abord… Oh ! vous avez beau me regarder dans les yeux : je leur ai dit de ne plus vous parler… Vous ne saurez plus ce que je pense, na !… Et demandez-moi encore si je vous aime, vous verrez ! – Et Marthe accompagna ce mot d’un joli geste de menace.

– Voyons, ma petite Marthe, qu’est-ce que c’est ? – dit Charles qui ne savait où cette charmante gronderie voulait en venir.

– Comment, gros bêbête, tu ne devines pas ?… Eh bien, cherche ! – Et la mutine lui fit ratisse26 comme les enfants. – Je vous dirai quand vous brûlerez… Voulez-vous bien faire votre examen de conscience, au lieu de m’embrasser le bout des ongles !

– Eh bien, je veux bien, mais nous le ferons ensemble… Je t’ai caché que j’avais des cheveux blancs… deux à droite et trois à gauche.

– Il n’y en a plus ! – fit Marthe en lui prenant la tête entre les mains et en l’embrassant des deux côtés. – Après ?

– Je t’ai caché que j’avais des amis… Est-ce ça ?

– Non.

– Je t’ai caché… je t’ai caché… ma foi ! du diable si je sais.

– Une fois, deux fois, trois fois, donnez-vous votre langue au chat ?

– Attends !

– C’est qu’il a l’air de chercher !… Oh ! les hommes !… Donnez-vous votre langue au chat, oui ou non ?

– Eh bien…

– Eh bien, la donnez-vous ?

– Ah !

– Ah ! quoi ?

– Rien, – fit Charles en se reprenant.

– Ce n’est pas cela, – dit Marthe ; et elle attendit.

– Ma petite Marthe !

– Vous me trompez, monsieur, – fit Marthe en se levant. Sa voix était presque sévère. Charles courut à elle tout ému. Mais elle, retournant son menton sur son épaule, et tendant à Charles le plus gai de ses sourires : – Tu fais une pièce ! tu me fais un rôle !… Dis donc non, menteur !

– Moi ?… moi ?… mais qui t’a dit ça ?… une pièce ! d’abord je n’en ai jamais fait… et puis te faire jouer dedans… J’aurais trop peur de te faire tomber… Une pièce ? pourquoi ? mais non…

– Mais si ! Il est pour moi ton rôle, et s’il n’est pas pour moi, tant pis, je le prends ! Voilà ! Mais il est pour moi… oui, oui, pour moi… non ? Ah ! tu dis encore non ?… Eh bien, alors, explique-moi ça : pourquoi dans ta pièce écris-tu à tout moment le nom de Marthe à la place du nom de Rosalba ?… Ce n’est pas le nom de ton ingénue, Rosalba, dis ?

L’aveu de Charles fut un baiser où tout le cœur du poète monta jusqu’à ses lèvres.

La soupe était servie. Ils la laissèrent attendre et refroidir. Il fallut que Charles allât tout de suite chercher son manuscrit, et tout de suite le lût. Marthe n’avait pu que le parcourir en cachette, peureuse, l’oreille aux écoutes, et la main sur la clef du secrétaire de Charles. Charles lut, mettant dans sa voix l’émotion vivante du moment, la vibration de son âme, les battements de son cœur comblé ; et à mesure que marchait l’imbroglio, et que défilaient devant Marthe les personnages de la pièce, l’Amour, l’Esprit et la Jeunesse, Marthe riait, battait des mains, sautait d’un fauteuil à l’autre, pirouettait sur un pied, retombait assise, embrassait Charles par-derrière, dansait un galop… Au dîner, l’on ne mangea guère ; mais que de compliments, de petits cris de joie, de doux applaudissements, de paroles heureuses, de félicitations pleines de promesses régalèrent par avance l’auteur dramatique du premier bruit de son succès et de l’annonciation charmante de sa gloire ! Les mots, les exclamations, les assurances, les projets déjà, les fiertés et les défis se pressaient dans la bouche de Marthe et ne se donnaient pas le temps de finir.

– Ah ! que c’est joli !… joli… joli… – disait-elle en chantonnant la fin de sa phrase. – Hein ? Mon entrée du premier acte… tu sais… le marquis est ici… la fenêtre est là… tiens ! je me vois entrer… et ma tirade du second acte !… et mon mot à la fin de la scène : Sur mon honneur, monsieur, je crois que je vous aime… Non, je dirai ça, comme ça : Sur mon honneur, monsieur… hein ?… oui : Sur mon honneur… Et puis tu verras, quand nous nous quittons… C’est que je sais aussi pleurer, on a beau dire… Est-il drôle, ton valet ! Il faudra que ce soit chose, tu sais… Et ma grande, grande scène au balcon !… Tra dé ri de ra ! et nous verrons !… Je sais bien comment je dirai : Mon cœur est un oiseau… mais je ne le dirai comme je veux qu’à la première… et je te dis, nous verrons !…

Et sur cela un essaim de baisers qui s’envole, les serviettes à terre, le manuscrit sur la table, les scènes et les mots à effet cherchés vivement du pouce, et Marthe essayant ses intonations, répétant ses gestes, interrogeant Charles de l’œil, et quêtant un bravo, à chaque mouvement, à chaque ton mettant le pied dans son rôle, – tandis que Charles, ébloui de voir son rêve prendre corps et de l’entendre parler par cette bouche adorée, ne sait que dire à Marthe de la tête et du bout des lèvres : Oui… oui…

– Oh ! mais c’est mon costume !… Allons vite là-bas… – Et retournés dans la chambre, un abat-jour jeté de travers sur la lampe, ils courent aux images, et ouvrent à quatre mains les portefeuilles ventrus : – Passe… passe… mais va donc ! – lui disait-elle, – ce n’est pas ça… ni ça… ni ça… Ah ! si je prenais cette coiffure-là !… Non. Il faut que j’aie quelque chose qui fasse cela… Regarde… – Et ses doigts couraient dans son mouchoir, le pliaient et en faisaient un bonnet impossible et coquet qu’elle jetait tout bouffant sur ses cheveux. – Ça m’accompagne le front, vois-tu, cela… je n’en ai pas trop, de front… – Elle se regardait dans la glace. – J’irai chez Lucy Hocquet… Il n’y a qu’elle… Celle-là ?… es-tu bête !… Celle-là est laide… Pourquoi elle est laide ? Mais parce qu’elle ne m’irait pas… Mon Dieu ! qu’un homme serait donc embarrassé pour être jolie !… Ah ! voilà les souliers que je veux… je veux ces talons-là…

– Mais, ma chère, ce sont des souliers du temps de Louis XV… ce sont des mules.

– Eh bien, je suis entêtée, ça m’ira des mules ! – Et elle riait.

– Mais, Marthe, songe donc, mon enfant, la couleur historique…

– Ah ! ta couleur historique, laisse donc !… Mademoiselle Mars jouait tout avec un turban !… Tiens ! prends ce crayon… Et puis j’aurai des bas où il fera jour… Fais-moi un dessin de ça… et puis après un dessin de ça… tiens ! Mais je ressemble… n’est-ce pas ?… Et les nœuds de la jupe, là… Oh ! je serai bien !… Tu seras mon costumier… Ça, voilà ma robe au second acte… mais, dis-moi donc, Charlot, sais-tu que je ne savais pas que tu avais de l’esprit tant que ça ?

– Ainsi, vrai, sans bêtise, tu trouves ma pièce ?…

– Je la trouve… Mais il faudra que tu me donnes à lire tes livres.

XLVI

 

Ce jour et les jours qui suivirent couronnèrent le bonheur de Charles. Son orgueil était entré dans le partage des joies de sa vie et des satisfactions de son cœur. L’amour de Marthe s’enorgueillissait de la confidence de son intelligence, et puisait dans l’étonnement et le respect de son talent révélé, des grâces, des enchantements, des douceurs, des excuses et des applaudissements qui chatouillaient le cœur de Charles comme la gaie musique d’une adoration pieusement mutine. Charles nageait tout à l’aise dans cette auréole et cette fortune rare d’être un grand homme aux yeux de celle qu’il aimait.

C’est alors que, jugeant l’esprit de sa femme, Charles trouvait mille charmes à cet esprit de Marthe, et le voyait jeune comme son visage. Charles aimait ses naïvetés, ses mots d’enfant spirituel ; non que Marthe eût de l’esprit, mais elle avait ces bonnes fortunes d’expression, ces vivacités, ces saillies d’enfant gâté qui viennent de l’assurance naturelle à la femme, de l’entour favorable et encourageant où elle se trouve, de la cour toujours prête à l’applaudir où sa parole règne. Sa causerie était ce babil courant et sautillant, joli bruit auquel se plaisent les hommes qui parlent peu et qui fait dans leurs pensées le bruit d’une main légère qui erre sur le piano. Mais, avant tout, Marthe possédait aux yeux de Charles l’aimable ignorance de la femme qui sort de pension, vertu délicieuse du commencement de la vie qui devient un adorable charme quand la femme avoue cette ignorance avec ces mines, ces sourires, ces demi-hontes, et ce petit air gauche, le partage et la séduction des toutes jeunes filles. Marthe avait sur les lèvres le pourquoi de l’enfance, non point en une interrogation entêtée et étourdissante, mais en une demande voilée, timide, presque confuse, habile à faire d’un baiser son excuse, son pardon et son remerciement. Charles lui trouvait d’ailleurs cette intuition sociale, cette perception des choses qui est le génie de la Parisienne, la compréhension à demi-mot, sans qu’on eût besoin de lui rien souligner, de tout le courant de la vie ; et pour le reste, pour tout ce dont il n’était pas sûr qu’elle eût la notion ou le sentiment, Marthe avait un si charmant éclair des yeux, une telle intelligence de physionomie, ou bien un si joli petit air indéchiffrable, que cela ôtait à Charles toute idée de vérification et d’épreuve. En un mot, les premières investigations de Charles, ou plutôt les premières indulgences de son amour rencontraient en Marthe tout ce qu’il pouvait exiger d’elle dans le domaine des facultés morales de la femme ; au-delà de cela, dans l’ordre des idées supérieures à la nature du sexe de Marthe, dont l’homme entretient la femme un peu de la même façon qu’il parle à un oiseau, et sans réclamer bien officiellement le concours de son intelligence, Charles jugeait Marthe capable de remplir parfaitement ce rôle que l’ironie d’un penseur de ses amis assignait à la femme, le rôle de Jean de la Vigne, ce petit bonhomme de bois auquel l’escamoteur adresse la parole, si bien qu’au bout de quelques instants il semble au public, à l’escamoteur lui-même, et presque au petit bonhomme de bois, que le dialogue existe.

 

XLVII

 

Cette illusion, cette ivresse où toutes les facultés de Charles s’associèrent dans l’oubli des misères de la vie réelle, des combats de l’humeur, des ennuis des circonstances, des blessures du dehors ; cette ivresse où tout son être moral, tous ses appétits, toutes les exigences de sa nature et tous les instincts de son métier trouvèrent la nourriture, la satisfaction ou le sommeil, cette ivresse dura l’éternité de quelques jours, – quelques jours où il n’arriva à son bonheur que ceci.

C’était un matin.

– Oh ! oh ! – faisait Charles, – je le dirai… Oui, je le dirai… Et on rira joliment de toi, ma pauvre petite Marthe !… Hein ? si on savait que j’ai une femme qui couche avec un miroir sous son oreiller !… Oh ! c’est trop fort !

– Voulez-vous bien me le rendre ?… Je le veux, Charles, je le veux !

– Non, je suis jaloux ! Vous ne l’aurez plus !

– Charles !

– Non !

– Vous me le rendrez… Je me fâche… – Et Marthe essaya de le ressaisir.

– Maladroite !… Oh ! je suis plus fort que vous.

– Je le veux, entendez-vous ? Vous me faites mal… mais vous me faites mal ! – Et la voix de Marthe s’aigrit. Elle fit un effort en avant de tout son corps dont les draps caressaient la ligne comme une draperie molle. Ses cheveux avaient roulé sur son peigne tombé, et ses deux mains nerveuses se crispaient après le miroir qu’elle tiraillait à Charles. Le miroir allait et venait. Il glissa, tomba… il était cassé.

– Ah ! voilà un malheur ! – Et, retombée sur l’oreiller, Marthe fondit en larmes. – C’est votre faute aussi !… – répondit-elle au baiser de Charles, – j’ai toujours eu peur d’une glace cassée… Ça porte malheur, vous verrez !

 

XLVIII

 

Jour heureux et plein de douces émotions, le premier jour où Charles avait mené Marthe au théâtre comme mari ! Quel joli petit air d’orgueil elle avait, en disant à l’habilleuse : – Madame Durand, combien y a-t-il que je vous dois les glaces, vous savez les glaces avec Berthe, cet hiver… Bien quatre mois ?… Tenez ! – fit-elle en lui tendant une pièce de cent sous, – ah ! maintenant c’est que je suis riche ! – Et rentrant dans sa loge, elle avait montré du doigt à Charles, en souriant, son pot à l’eau égueulé27 et sa cuvette raccommodée.

Marthe avait un engagement de six mille francs ; mais sa mère les touchait religieusement, et ne donnait à sa fille, hors une toilette assez mince, que ce qu’on donne aux enfants. Ce n’avait pas été le moindre des bonheurs de Charles de sortir Marthe de cette misère, de l’entourer d’aisance, de la combler de petites surprises, de lui faire mille joies et mille étonnements, et de glisser dans sa bourse de jolis louis tout neufs. Il s’amusait de l’économie de sa femme, de ses comptes et de ses soucis financiers, troublant ses additions, dérangeant son budget, lui volant de l’argent, lui en remettant, jouant avec sa bourse le jeu qu’on joue à la Saint-Nicolas avec le soulier d’une petite fille, et prenant plaisir à se faire gronder par sa femme sur son manque d’ordre et sa manie de cadeaux. Au milieu de ces petites joies et de ces gais badinages de Charles, on apporta pour madame une note dont le montant était un mois du revenu de son mari.

– Chère, – dit Charles en voyant le total, – il faudra être plus raisonnable.

– Mais, mon ami, je n’avais que des robes d’hiver… je n’avais pas une robe de demi-saison… Ma robe verte est toute passée, tu sais bien… L’autre…

– Je ne te demande pas le nombre de tes robes, ma chère amie ; je ne te dis rien, je ne te gronde pas… Mais tu connais notre fortune aussi bien que moi, voilà tout… Je sais bien que tu ne dépenses pas pour dépenser…

– Je renverrai la robe, – dit Marthe d’un air pincé.

 

XLIX

 

Un matin que l’heure où Marthe entrait d’ordinaire dans le cabinet de Charles était passée, Charles, qui crut qu’elle s’était endormie tard, alla voir si elle dormait. Il la trouva sur son séant, entourée de la nuée de journaux de théâtre et de petits journaux qui viennent aux gens de lettres ou de théâtre. Marthe en tenait un qu’elle cacha en voyant Charles. Charles s’approcha, voulut le prendre, Marthe ne voulut pas. – Elle était en train de le lire… Il n’avait qu’à en prendre un autre.

– Dis-moi tout de suite, – lui dit Charles, – que tu ne veux pas que je lise.

– Moi ?… mais… mais non… – Et Marthe assez troublée ne lâchait pas le journal.

– Bah ! dit Charles en se penchant sur elle, – quelque grosse attaque contre moi, je parie… hein ?

Marthe fit : Oui, d’un mouvement de tête accablé.

– Diable ! – fit Charles en s’emparant du journal, – trois colonnes !… et c’est signé Nachette… ça promet !… La première ligne commence bien… – Et il se mit à lire l’article.

Le triomphe de la révolution littéraire de 1830 a été de peu de durée. Une fois faite la trouée des têtes de colonnes, l’armée, la Victoire se sont débandées. Les classiques se sont reformés, et ont repris le champ de bataille. Hors leurs œuvres, tout a conspiré pour eux : la fatigue du public, l’énervement qui suit les grandes luttes, la pacification des âmes, le goût des spectacles de digestion facile, et des lectures inodores ; puis encore leur influence personnelle, leur position officielle dans la littérature, la somme de publicité, d’appuis, de recommandations, de petites et de grandes entrées ici et là, de places et de croix, de coups d’épaules et d’apostilles, dont peut disposer un parti qui fait profession de réaliser en lui « l’honnête homme » du XVIIe siècle. Quelque chose encore aida les classiques à reconquérir le terrain perdu : ce fut cette suspicion d’en haut, déjà remarquée par madame de Staël, ce préjugé gouvernemental contre la passion des œuvres littéraires et la vivacité des épithètes.

Nachette avait parfaitement vu et compris cette réaction littéraire, si bien que tout à coup il avait fait volte-face. Le Nachette du Scandale, ce farceur qui désossait la langue française, et avait inventé en fait de style, le flamboyant cocasse, Nachette se mettait à faire pénitence de ses erreurs coloristes d’autrefois sur le dos de ses camarades impénitents. Il avait observé, tâté, calculé. Les grands journaux graves, atteints de l’épidémie du style imagé dans la partie jeune de leur rédaction, et fort en peine de trouver un homme nouveau qui n’eût point lu Saint-Simon et qui eût oublié Diderot, les grands journaux devaient, dans la pensée de Nachette, nécessairement venir à lui, le dernier jeune homme de France ayant le style de Vertot28 et les opinions de Geoffroy29 ; et du rez-de-chaussée d’un grand journal, il sauterait à tout, à cette fortune, à cette place dans le monde qui faisaient ses rêves et ses insomnies. Aussi les articles de Nachette n’étaient-ils, depuis quelque temps, que volées de bois vert distribuées, à droite et à gauche, aux réputations naissantes ; véritables exécutions faites avec l’esprit d’un homme sans conscience, et coupées et variées par des bassesses très bien amenées, des compliments et des allusions tournés le plus aimablement du monde aux gloires arrivées et casées, aux puristes patentés, à tout talent académique. Dans ces trois colonnes où il se donnait la satisfaction de bâtonner son ami Demailly, il trouvait le temps et la place de tirer de grands coups de chapeau à la belle prose de M. X… à la belle langue de M. Y… à la belle phrase de M. Z… Puis sa courbette faite, il revenait à son patient. Il le citait en imprimant des tronçons de phrase en italique, – un procédé de critique auquel ne résisterait pas le style de M. Jourdain ! Il s’amusait longuement avec une ironie pleine de verve, avec de grands bonheurs de méchanceté, des prétentions de l’auteur de La Bourgeoisie ; et il terminait par la phrase usuelle, sorte de cliché qui fait partie du fonds de tous les critiques classiques passés et présents : « … Des livres pareils ont leur place marquée dans la bibliothèque de Charenton30 ; il est à regretter que leurs auteurs ne les y suivent pas. »

– Ah ! le malheureux ! – dit Charles quand il eut fini, – pas même de convictions littéraires ! Car, pour Charles, toutes les autres trahisons de conscience, tous les reniements de foi politique et religieuse n’étaient que des peccadilles auprès de l’apostasie littéraire. – Il mériterait… il mériterait de lire tous les gens qu’il loue !… Non, c’est affreux… – Et, se retournant vers Marthe, Charles se mit à rire. – Figure-toi bien que ce n’est pas l’éreintement qui me met en colère… D’ailleurs, j’aurais beau me faire du mauvais sang… mais Nachette ! un homme qui avait trouvé le verbe tournebouler !… Croyez à quelque chose, après cela !

– Vraiment, tu prends cela… tu as un sang-froid !… Je ne te conçois pas… – dit Marthe en faisant dans ses draps froissés un mouvement d’épaules dramatique.

– Ah ! ma pauvre chère, quand il t’en aura passé de ces choses-là sur le dos autant qu’à moi… tu deviendras d’une philosophie…

– Et tu ne répondras pas ?

– Et je ne répondrai pas. Il n’y a qu’une réponse : deux témoins ; et je t’avoue qu’il me paraît assez ridicule de prouver son talent à coups d’épée… J’ai mon orgueil, ma chère. Écoute bien : dans notre métier, l’homme qui n’a pas d’ennemi, l’homme qui n’a pas été attaqué, injurié, diffamé… je ne voudrais pas être cet homme-là, non ! Et pourtant ce que j’ai souffert… Vois-tu, on ne dépense pas de la colère pour rien… Une attaque comme celle-là veut dire que je gêne l’auteur, ou ses amis, ou son patron… Ça veut dire que j’ai une petite célébrité dont je ne me doute guère, mais qui l’ennuie, lui… Sais-tu le malheur ? C’est que je n’en ai encore, de ces affaires-là, que plein un tiroir… Quand j’en aurai plein la commode, les quatre tiroirs, oh ! alors…

– Cela ne fait rien, – dit Marthe, – c’est bien désagréable.

– Ah ! ma chère, si tu crois que la gloire est rembourrée en duvet de cygne !

– Enfin, tu diras tout ce que tu voudras… moi, ça me fait de la peine.

Et Charles vit avec amertume que c’était non la femme qui portait son cœur qui souffrait dans son affection, mais celle qui portait son nom qui était blessée dans son amour-propre. Mais comme si Marthe eût vu cette pensée dans les yeux de Charles, elle lui dit tout à coup :

– Ah ! que je suis bête ! Tu t’en fiches pas mal ! – Et lui prenant la tête entre les mains : – C’est nous qui nous moquons des autres, hein ?

 

L

 

– Oui, je trouve ta pièce très bien, mais…

– Mais quoi ? – dit Charles.

– Mais tu n’as jamais fait de théâtre… Pourquoi ne prends-tu pas un collaborateur ?… Il y a Voudenet qui te trouve beaucoup de talent…

C’était quinze jours après l’article de Nachette. L’article avait mûri dans la tête de Marthe, et il portait ses fruits. Car c’est le plus grand mal de l’attaque que de semer le doute autour de l’homme attaqué. Elle assied au foyer même de l’écrivain la défiance de sa valeur. L’attaque, en effet, n’est pas seulement une blessure à l’amour-propre : c’est, avant tout, un coup au crédit. Elle alarme sur l’avenir des gens même ceux qui les aiment.

Charles et Marthe avaient tous deux les pieds sur les chenets. À la phrase de Marthe, Charles, qui tisonnait, fit comme un homme qui se réveille :

– Un collaborateur !… Voudenet !… – Et de surprise il laissa tomber les pincettes. – Mais, ma chère…

– Et, la regardant, il recula devant ce qu’il allait lui dire, ramassa les pincettes et ne répondit rien.

Un homme a trouvé, ou croit avoir trouvé quelque chose de neuf, de délicat, de senti, un coin inconnu du cœur humain, un caprice d’esprit léger, volant et badinant, un souffle de passion, une chanson toute jeune ; il a évoqué un monde et le décor de ce monde, il l’a peuplé de ses fantaisies ; il y a fait jouer, danser, agir, et parler ses rêves ; il a porté cette œuvre, il l’a enfantée, il lui a donné ses jours, ses nuits, son âme… À cet homme, frappez sur l’épaule et dites-lui : Vous voyez bien ce monsieur qui passe ? ce monsieur qui passe va signer la moitié de votre œuvre, toucher la moitié de votre succès et la moitié de votre réputation. Pour cela, ce monsieur ouvrira votre manuscrit, et, comme une pichenette qui envoie au diable un papillon, il jettera à bas dans votre œuvre tout ce qui sourit et tout ce qui murmure, tout ce qui est poussière brillante et battement d’ailes… « Très joli, mon cher… mais le public, vous comprenez… » – ce sera son refrain. Il fendra votre sourire en rire de tirelire. Il appuiera où vous aurez glissé. Il mettra des bottes fortes à votre comédie de fées. Il grossira votre esprit comme un daguerréotype grossit les mains. Il forcera les larmes. Il soulignera ce que vous aurez voilé. Il accommodera le chœur aérien de vos idées à son goût et à son oreille. Il bouleversera votre œuvre pour y greffer un dénouement de mariage. Il y fera manœuvrer en douze temps une des dix intrigues sacramentelles du théâtre. Il en arrachera les mots, pour y enfoncer les mots dont il a donné l’habitude au public ; et, tout ceci fait, il vous dira en relevant son faux col : – « Voilà !… j’aurais arrangé Shakespeare pour la scène, moi ! »

La parole de Marthe avait dit tout cela à Charles.

– Eh bien ? – reprit Marthe, qui attendait une réponse.

– Ah ! pardon, je croyais t’avoir répondu… Voudenet ?… Tiens ! n’en parlons plus !

– Mais, mon cher, je l’ai entendu dire à tout le monde, Voudenet est appelé à succéder à M. Scribe…

– M. Scribe ne mourra pas.

– Ah ! si celui-là voulait bien de ta pièce…

– Je te dis que je ne veux de personne… Je me suis mis dans la tête d’être joué tout seul ou bien de n’être pas joué du tout.

Il y eut un silence.

– Qu’est-ce que tu lis là, Marthe ?

– Du Paul de Kock31L’Homme aux trois culottes… On voit que c’est une histoire arrangée, mais il y a joliment du vrai, on sent cela… Connais-tu ? C’est très intéressant… et si bien mis en scène ! Il sait mettre en scène, cet homme-là… Figure-toi… d’abord, il y a un jeune homme qui est ouvrier compositeur chez le père Duchêne… puis sa vieille mère, une pauvre brave femme… après cela un banquier qui est dénoncé par un affreux portier, comme ils étaient, tu sais, avec un bonnet en queue de renard… Ah ! le scélérat, on le voit !… et la déesse de la Liberté !… a bien du caractère… Voilà une chose, une intrigue… Au moins, il se passe toujours quelque chose… ce n’est pas comme ces romans… Et quand ils se retrouvent tous, c’est-à-dire qu’on est content qu’ils se retrouvent !… Ce n’était pas commode de trouver des scènes si drôles dans cet affreux temps… On a beau dire, cela peut peut-être, comme tu dis, n’avoir pas une grande fidélité historique… Mais, cela ne fait rien, je vois mieux la révolution là-dedans que dans les livres d’histoire…

– Ah ! – fit Charles, dont les yeux s’ouvraient, et qui commençait à voir clair dans l’intelligence de sa femme. Il en avala de dépit la couleur du pinceau qu’il promenait sur une aquarelle.

– Tiens ! – dit Marthe, – c’est joli ce que tu fais… cela a de la couleur… Moi j’avais beaucoup de goût, toute petite, pour le dessin… un goût artiste. Je faisais des bamboches32, des petites vues. C’est dommage, ma mère ne m’a pas poussée… et puis la perspective… cela m’a arrêtée, la perspective… J’avais un oncle… il avait un talent, un talent d’amateur, mais un vrai talent… Il faisait des petits portraits, des profils… charmants, et d’une ressemblance… en causant ; tout le monde en voulait. Il m’avait vue dessinoter, et, comme il aimait beaucoup ma mère… Il faut te dire que notre famille a toujours été d’une union… c’était étonnant !… Les mariages ne faisaient que l’unir davantage… Beaux-frères, belles-sœurs, on s’accordait, on s’aimait, tu n’en as pas une idée… Mon oncle alors voulait que maman me poussât dans le dessin… ma marraine aussi, madame Stephauser, la femme du banquier, qui m’avait élevée tout à fait comme sa fille… Elle avait dit aux domestiques de m’obéir comme à Élisa… J’étais sa grande amie, elle ne faisait rien sans me consulter, Élisa… Madame Stephauser croyait aussi à mes dispositions… mais, comme je t’ai dit, ce fut maman… et puis la perspective m’a arrêtée…

Charles essayait de s’absorber dans son aquarelle.

– Ah ! dis donc, – reprit impitoyablement Marthe, – tu n’as pas vu le salon que s’est fait arranger Voudenet… Il paraît qu’il gagne un argent ! Des bêtises, des machines pas littéraires, ce qu’il fabrique, tout ce que tu voudras… Mais il a fait, cette année, une année d’au moins trente mille francs… C’est arrangé avec des ornements dorés…

– En pâte ?

– En pâte ou en bois, je ne sais pas… et du velours cerise.

– Très beau !… quelque chose dans le genre d’un salon de dentiste américain acheté à la faillite d’un café des boulevards…

– Oh ! d’abord, toi, tu n’aimes que tes vieilleries et tes bibelots… Tout ce qui n’est pas vieux… Et puis tu ne veux pas que les femmes aient du goût… je sais cela…

– Tiens, – dit Charles, – nous ne faisons rien aujourd’hui ; tu ne joues pas ce soir, si nous allions à la campagne ?

– Oh ! la campagne…

– Tu n’aimes pas la campagne ?

– Moi ? si, si… Mais je l’aimerais avec de la fortune… je l’aimerais avec une fortune plus grande que la nôtre, avec une grande fortune… avec un château… J’aurais aimé faire valoir… les poules, les vaches, les moutons, j’adorerais cela… des animaux, c’est si intéressant !… Et puis on fait du bien… J’aurais eu une petite pharmacie pour les paysans… On va voir les malades… On est si tranquille… et quand on pense qu’il y a tant d’amertumes… car la vie n’a pas que son beau côté… Voilà comme je comprends la campagne !… Oh ! je ne laisserais pas toucher à un seul nid d’hirondelles ! Il y en avait chez ma marraine, sous le toit ; et si tu avais vu, – je regardais cela quelquefois toute la journée, – la mère, d’un arbre, appeler ses petits… elle les appelait, elle les appelait, pour les faire sortir du nid ; et, quand un des petits s’était lancé, elle le soutenait de l’aile, elle le lâchait, elle le reprenait, elle le ramenait au nid… J’ai lu des choses bien touchantes sur les hirondelles… et sur les autres oiseaux aussi… mais pas tant que sur les hirondelles…

Pour la première fois depuis qu’il était marié, Charles eut peine à retenir un mouvement d’impatience qui lui travaillait les lèvres : il lui semblait entendre jouer l’air le plus faux sur la chanson de tout le monde.

– Tu n’as pas lu le journal, ce matin ? – continua Marthe. – Il y a une chose qui m’a intéressée, vois-tu !… La liste des prix Montyon33… Des vieillards, des pauvres femmes… et souvent sans éducation… Comme il y a de beaux cœurs !… faire le bien comme cela… dans des villages… sans qu’on le sache… Des consciences d’anges !… et des dévouements… que c’est beau !… J’étais émue, tu ne t’imagines pas… Il y a, entre autres, une domestique âgée de soixante-dix ans… c’est sublime ! Je pleurais comme un enfant en lisant cela, de bonnes larmes, de ces larmes, tu sais, qui font du bien…

– Tu ne t’es pas trop ennuyée hier soir ? – interrompit Charles avec une intonation brève.

– Chez ces braves gens ?… Oh ! mon Dieu, non… leur petite est bien insupportable !… Comment peut-on élever un enfant comme ça… As-tu remarqué ? la liaison des petits pois était tournée…

La veille, Charles avait emmené Marthe dîner dans un ménage de vieux amis, un ménage pauvre, qui avait mis les petits plats dans les grands pour bien recevoir madame Demailly. Le ménage, avec le zèle touchant de la pauvreté, l’avait comblée d’attentions et de prévenances ; et cette femme si miséricordieuse aux hirondelles, et si sensible aux prix Montyon, ne se rappelait, le lendemain, que ceci : La liaison des petits pois était tournée ! D’une amitié qui lui avait tendu cordialement la main, Marthe n’avait gardé que cette impression : La liaison des petits pois était tournée !

 

LI

 

Les jours qui suivirent, Charles se mit à éprouver l’esprit de sa femme et à fouiller son âme. Marthe ne se doutait de rien, et, avec la liberté, l’aisance, et cette loquacité qui vient aux femmes avec l’aisance, elle se confessait sans le savoir. Charles, d’ailleurs, poussait habilement la reconnaissance, ne l’arrêtant que quand il souffrait trop et que son masque tremblait sur son visage. Il resta stupéfait de ses découvertes, honteux d’avoir été trompé par cette fausse sentimentalité, par cette personnalité de poupée, par le mensonge de distinction de ce bagou, par le bruit de cette cervelle vide ; et il mesura de sa chute l’aveuglement d’un homme qui aime.

La souffrance, une fois, fut si forte, que Charles sentit le sang et la colère lui monter au visage. Marthe ne vit rien. Sa parole, toujours égale, continuait. Charles se leva et prit son chapeau.

– Comment, tu sors ?… Mais il pleut, – lui dit Marthe étonnée.

– Je te demande pardon… un rendez-vous… que j’avais oublié.

– Va ! – dit Marthe. Et elle lui tendit son front. Cela fit souvenir Charles de l’embrasser. Il l’embrassa, s’enfuit dans l’antichambre, prit machinalement un parapluie, et ferma brusquement la porte sur je ne sais quelles recommandations d’hygiène et quelles menaces de rhume dont le poursuivait, du fond de l’appartement, la voix de Marthe. Il descendit les marches deux à deux et marcha dans la rue, son parapluie sous le bras. Il pleuvait à verse. – C’est vrai, – fit-il, au bout de cent pas, – elle m’avait dit qu’il pleuvait… – Et il entra dans un passage. Le passage était plein et engorgé d’honnêtes passants surpris par la pluie et dont quelques-uns secouaient leurs chapeaux comme des salades. Charles se mit à l’arpenter d’un bout à l’autre.

– Voyons, – se disait-il, – pas d’enfantillage… du calme… Je me fais des monstres… Ah ! mon Dieu ! c’est bien possible, oui, très possible… Qu’est-ce qui m’arrive après tout ? Il faut voir les choses comme elles sont… J’aurai eu les nerfs mal montés, et j’ai cherché querelle à mes illusions, pour passer mes nerfs sur quelqu’un… De la mauvaise foi comme cela, tout le monde en a dans sa vie… Elle ne trouve pas ma pièce bonne, voilà toute l’histoire… Depuis qu’il y a des maris qui font des pièces, et des femmes qui les écoutent, je ne suis peut-être pas le premier exemple… et, après tout, elle fait comme le succès, elle attend que je réussisse… Au fond, je la crois stupide, parce qu’elle ne me croit pas un homme de génie… Je suis un imbécile… c’est idiot : laisser battre son amour par son orgueil !…

Et Charles se répétait à lui-même les idées et les mots comme pour assourdir et vaincre sa conviction. Il était parvenu à s’arracher un instant de calme au bout de ce rabâchage qui endort le jugement sur les vérités cruelles, quand tout à coup donnant un grand coup de parapluie sur les dalles :

– Tout ça, ce sont des lâchetés !… Je cherche à me tromper comme un enfant… C’est bien de ma pièce qu’il s’agit ! Ma pièce, mon talent, si ce n’était que ça ! Il s’agit de ma vie accouplée à une cervelle où il n’y a rien, à une âme sans oreille, à un esprit faux comme un jeton… C’est de ce boulet-là qu’il s’agit !… Voilà un mois que je la fais parler, que je la fais penser… maintenant je l’ai déshabillée au moral du haut en bas… Eh bien, parbleu ! eh bien… il y a tout au plus dans ma femme de quoi me faire une maîtresse… et encore elle aura toujours des mots qui me casseront les bras, et des goûts qui me lèveront le cœur… Voudenet ! voilà son homme !… c’est bien ça, Voudenet !… Le calembour et ma femme sont faits pour se comprendre… Enfin !… J’ai tout de même une petite chérie qui est carrément bête ! – Et Charles eut une sorte de sourire, et leva son parapluie au ciel.

– Dis donc, veux-tu m’éborgner ? – lui cria une grosse voix de bonne humeur. – Ah çà, mon cher, où vis-tu ? que fais-tu ? et qu’habites-tu ? un arbre ? ou le Décaméron ! Camille Desmoulins a dit que la femme était le premier domicile de l’homme, je te l’accorde ; mais de là à ne point sortir de son bonheur, il y a la distance de la terre à l’étoile Syrius, sept mille milliards de lieues ! On ne s’enferme comme cela que pour élever des vers hexamètres…

– Ah ! Rémonville… j’ai du plaisir à te voir… Mon Dieu, oui, nous avons eu une lune de miel, très… lune de miel… Nous avons vécu très seuls… mais… si tu étais aimable, sais-tu ce que tu ferais ?

– Je suis un homme à tout faire ce soir ! Veux-tu que nous insultions le jansénisme ? et que nous jetions les grandes ironies de de Maistre sur Port-Royal ?… Port-Royal, c’est le Paraclet de la Doctrine ! Port-Royal…

– Veux-tu venir prendre une tasse de thé chez nous ?

– Je crois bien que je le veux… Je sors des Variétés, tel que tu me vois… Tu me sauves trois grands actes avec ta tasse de thé… j’ai laissé Perrache dans ma loge ; il me les racontera… Ah ! mon cher, si tu savais comme je commence à être écœuré des premières représentations !… Les pièces, mon Dieu, j’y suis fait, ça ne m’ennuie pas plus que de la musique… mais c’est le public des premières, cet éternel public !… Je le connais, vois-tu, comme si je le regardais. Il me revient dans mes cauchemars… Toujours la même paire de gants à la même stalle d’orchestre, les mêmes lorettes, les mêmes blonds, toujours les mêmes amis de l’auteur !… L’autre jour, j’ai failli ne point reconnaître un monsieur : c’était le chef de claque qui rentrait en charge, il avait passé l’hiver à Sorrente !… Crois-tu que tous ces gens-là mourront ? Moi, je les vois, au jour du jugement dernier, demandant : La toile34 !

– Fais-nous du thé, ma chère, je t’amène Rémonville qui te sacrifie une première.

– Ah ! que c’est gentil !… vous êtes bien aimable, – dit Marthe à Rémonville, et, se tournant vers Charles : – Là, tu as été mouillé.

– Sacristi ! dit Rémonville en tombant sur le divan et en regardant tout autour de lui, voilà un vrai cabinet de travail : je n’y écrirais pas une ligne !… Je me coucherais là en chien de fusil, je me réciterais du Dante, et j’attendrais avec ma pipe la trente-cinquième incarnation de Wischnou, celle où il doit devenir souverain constitutionnel et président de la Société des gens de lettres… Sais-tu que ta femme ressemble, mais beaucoup, à une pierre gravée… une cornaline du musée du Vatican… tu ne te rappelles pas ?… Et vous voilà mariés ?

– Mon Dieu, oui ! – fit Marthe en riant.

– C’est étonnant, je n’ai jamais considéré le mariage que comme un dénouement… Et ta pièce, au fait ? tu faisais une pièce ?

– Elle est faite.

– Es-tu content ?

– Je ne sais pas.

– Et vous, madame ?

– Oui… oui… certainement… charmante.

– Tiens, Rémonville, je vais te demander un service aussi ennuyeux à rendre que ridicule à demander… Tu diras que c’est un traquenard, mais je te jure que je n’y pensais pas… Ma pièce me tourmente… nous sommes là à douter, à ne pas savoir… Si tu voulais l’écouter, c’est l’affaire d’une heure et demie. Tu es une des deux ou trois opinions que j’estime et auxquelles je tiens…

– Va !… mais si tu crois que mon opinion vaut quelque chose… Tu sais que je n’y connais rien au théâtre, je t’en préviens.

– Vous, un feuilletoniste ! – dit Marthe.

– Moi, un feuilletoniste… Donnez-moi du thé… Là, j’y suis.

Charles lut sa pièce. Pendant la lecture, Rémonville promenait dans le cabinet l’impatience heureuse et la puissante allégresse d’un jeune Antée35 : il marchait avec le pas d’un marin, il cognait les meubles, il éprouvait le mur avec son épaule, il respirait à pleine poitrine.

– Eh bien, qu’est-ce que tu veux que je te dise ? – dit-il à Charles, la pièce finie, – c’est très bien !… je trouve ça très bien… Ah ! voilà qui vous fait la bouche bonne après toutes ces saloperies… Il fait de l’air dans ta pièce comme sur une montagne… Maintenant, avec les poumons qu’on a faits au public, c’est peut-être un air un peu vif… La pièce du petit chose est à sa centième représentation… Si tu crois à la Providence après cela, tant mieux… Voici mon opinion… Encore une fois, je n’y connais rien.

– Mais, – hasarda Marthe, – ne croyez-vous pas que l’intrigue ?… Il n’a pas l’habitude du théâtre… Je lui conseillais de prendre un collaborateur… je ne sais pas qui… quelqu’un qui sait le théâtre… Voudenet, je suppose…

– Un vaudevilliste ! allons donc ! est-ce que la pièce de Charles les regarde, Voudenet et les autres !… Ah ! si jamais il me tombait la trique de Jéhovah entre les mains, je les réduirais en servitude, les vaudevillistes ! Je les traiterais comme des Ammonites… Je casserais leurs bons mots contre la margelle des puits, et le vent de ma frayeur passerait dans la moelle de leurs calembours !… Je les nourrirais d’oignons, et je leur ferais bâtir une pyramide à la mémoire d’Henri Heine… Non ! tenez, ne me parlez pas de ces gens-là, ça me met en colère ! – fit rudement et impérieusement de Rémonville… – Bah ! il est onze heures et demie… je me sauve… Madame… – Et de Rémonville salua. – Me reconduis-tu, toi ? dit-il à Charles.

Quand ils furent sur le trottoir : – Pourquoi fais-tu du théâtre ? – lui dit brusquement de Rémonville. – Ça te tente, une grande caisse de bois blanc où on met l’une sur l’autre six couches de braves gens qui sortent de dîner ? Ils suent, ils marinent… Pendant ce temps-là, un gros diable de drame les secoue, les cahote, les ballotte, les ahurit… Ils sont en eau ; ils sont en larmes ; et le gros diable de drame tourne, roule, geint, hurle, trépigne, rugit… la toile tombe, et les braves gens ont une indigestion dans la nuit… Ne touche pas aux quinquets36, c’est malsain… Et puis tu seras interprété… As-tu jamais vu jouer du Beaumarchais un dimanche au Théâtre-Français ?… Il devrait y avoir une loi qui défendît aux acteurs de toucher aux chefs-d’œuvre : ils empêchent de les entendre… Et ta femme ?… J’ai encore son Voudenet sur le cœur !… Vous vous adorez ?

– Oui…

– Eh bien ! il ne te reste plus qu’une chose à demander à Dieu : c’est de ne pas bénir ton union.

– Comment ?

– Oui… pas d’enfants… ce n’est pas notre affaire à nous autres, vois-tu ! Tout au plus si nous pouvons nous permettre les perroquets… Tu nous disais ça un soir, et tu étais dans le vrai… Bonsoir !

– Quel original, hein ? – dit Charles à Marthe en rentrant.

– Moi, – dit Marthe, – je te dirai que je le trouve mal élevé…

 

LII

 

Depuis Ève, la femme est un parti ; depuis l’ère chrétienne, un pouvoir. Depuis la Révolution, la femme a encore grandi ; elle s’est transfigurée, idéalisée : au XIXe siècle, la femme est une victime. Elle est méconnue, elle est martyre. Les théories, les habitudes de l’amour renouvelées, assombries, solennisées, l’Église et le siècle, les prédications et les utopies, le changement de nature des vapeurs transformées dans notre temps en un éréthisme nerveux ; tout dans le mariage devenu grave, même l’adultère ; l’égalité de la femme devant l’homme établie depuis 1789 par le courage d’esprit, le génie, le droit à l’échafaud, le droit à la postérité, madame Roland37, madame de Staël, – mille choses ont concouru à ce nouvel avènement, à cette poétique assomption de la femme. Mais mieux que ces voix, mieux que ces évolutions des mœurs et ces exemples individuels, une parole, une influence, ont donné à la femme l’opinion publique, et lui ont valu cette couronne d’épines : cette parole est le roman. Le roman contemporain est à proprement dire la Passion de la femme dans le Mariage. Il a mis tout son effort, il semble qu’il ait mis tout son cœur, dans ce thème ordinaire, fatal et chéri. Il a tout employé à cette œuvre. Il y enrôle encore aujourd’hui les meilleurs. L’ode, l’iambe, la chaleur des larmes, les glaces du procès-verbal, le plaidoyer, la constatation, il y a usé tous les tons et toutes les éloquences, la lyre, le scalpel, une nouvelle langue même, technique, médicale, sympathico-physiologique, allant au fond des diagnostics, et au plus creux, au plus cru de la pathologie de l’union légale ; en sorte que tout homme de ce siècle, sachant lire et sachant vivre, a été dûment édifié et apitoyé sur cette maladie organique de la femme moderne, maladie inconnue avant la mise des nuages en bouteille et la découverte de certains mots : ce long crucifiement d’une âme d’épouse, délicate, élancée, sensitive et frissonnante, accouplée à un mari qui mange une pomme sans la peler, chante au dessert des dîners de noces, aime comme il digère, à ce mari enfin, « le gros homme » du roman, et de tous les romans.

Mais l’homme cependant, l’autre bout de la chaîne, le mari ?… Pour lui, nulle contre-enquête, nulles plaidoiries contradictoires. Pour lui, ni réponses ni chefs-d’œuvre. Rien. La femme a tout ; elle a l’homme même. Elle a l’intérêt, la galerie, son sexe surtout… Pourtant, ce mari, pour être un homme, peut être une âme aussi. Il se peut que le mariage le blesse autant que la femme, et comme elle, aux endroits nobles, élevés, tendres et douloureux de son être. Pour ne pas pleurer, il a comme la femme, ses découvertes, ses souffrances, ses larmes, les plaies que font les trahisons de l’illusion, de l’espérance, de l’avenir, de la vie, de la foi dans une compagne semblable à lui… Imaginez ce pauvre diable, sous le mensonge du corps et sous la comédie du reste, sous les dehors, sous les parures, sous tout ce qui arrête le regard et le jugement, et les empêche de voir et de fouiller, commençant à juger, à entrevoir, d’abord timide, puis s’aguerrissant, se gourmandant, et, comme un voleur qui chante, entrant, en se défiant lui-même, dans ce mystère du fond d’une créature que Bacon a si bien nommée la caverne : le voilà tâtonnant dans l’ombre, heureux de trouver la nuit et tant de voiles… La femme ne se lit pas comme l’homme. Elle est enveloppée, fermée, cachée souvent à elle-même. Le mari tourne des semaines, des mois autour de ce geste, une grâce, de cette robe, une distinction ; il tourne autour de cette parole qui semble une sensation, de ce sourire qui paraît une idée, de ce regard qu’il croit une communion. Il ne sait, il hésite, il n’ose encore… C’est la fable antique retournée : l’Amour qui veut voir Psyché, et dont la lampe fait trembler son ombre au mur. Au bout de tout, à la fin, las d’angoisses, il veut en finir d’un seul coup et plonge à fond… Le « gros homme » que la femme trouve dans le mari, le mari l’a trouvé dans la femme !… Le voyez-vous maintenant qui promène les mains sur son bonheur comme sur une statue froide, creuse et sonore… Et point de confidence, point de consolation, point de confession pour lui. Seul, muet, c’est ainsi qu’il souffre et souffrira. À qui se fier, en qui se répandre, et de qui toucher la pitié ? Un mari qui n’est pas même trompé !… Alors, dans cette solitude et ce silence, s’exaspérant, le mari, lentement et se complaisant dans une joie amère, descend échelon à échelon tout son rêve. Il furète, il détaille, il inventorie ce rien et cette petitesse, ce joli petit néant, sa femme, peut-être par cette curiosité fiévreuse du malade qui débande sa plaie et la fouille, peut-être par défiance, crainte de retour, d’aveuglement de demain. Un jour de courage, un coup d’œil de désespoir lui ont bien tout montré : la pensée de cette femme ne concevra point de sa pensée ; jamais du contact et de l’échange de ce qu’il y a d’immatériel en elle avec ce qu’il porte d’immatériel en lui ne sortira cette première bénédiction du mariage et cette âme de la reproduction humaine : le partage de la vie morale… Mais ce n’est pas assez : il veut tout connaître, et que son amour passé pénètre et s’enfonce dans les profondeurs, dans les secrets et dans les étendues de ce divorce des compréhensions et des sympathies spirituelles.

– Cette femme pourtant ! disait Charles, – cette femme… la plus belle prison et le plus beau miroir d’une âme que Dieu ait faite ! ces élégances, tous ces charmes, ce murmure de la parole, ce mirage des idées, ce regard… tant de promesses d’une nature éthérée, d’une créature de plus fine porcelaine que l’homme… et sous la robe, sous la chair du cœur, sous le ramage des mots, une fois à bas tout ce que toutes les femmes ont de surface, de démonstrations et d’apparences, de magies, trouver – ma femme !… C’est donc là ce clavier que j’espérais mobile et parlant sous mon cœur, et dont j’écoutais l’accord en retenant mon souffle ! Voilà celle qui devait me bercer, m’égayer, me soutenir et me relever dans la fatigue et l’accablement de la tâche virile de ma pensée !… Nul lien, rien qui réponde… Tout lui manque des vertus et des prédestinations qui associent la femme au mari autrement que dans la chair, et font de l’oreiller la joie forte et nourrissante, le repos et le courage de l’homme d’activité pensante et imaginante… Et voudrait-elle m’aider à porter ma tête ? son geste serait un geste mort, roide, maladroit, brutal ; me soigner dans les maux qu’elle ne verrait pas, dans les maladies sans médecin, dans les souffrances qu’on appelle imaginaires ? Ses soins ne seraient que des attouchements irritants… Moi qui avais espéré l’émotion simultanée, l’impression partagée des choses de la vie, une impression commune et parallèle du monde extérieur sur l’intérieur, que chacun porte en soi ! Elle est aveugle à ce que je vois, sourde à ce que j’entends, froide à ce que j’applaudis, morte à mes admirations… Et tout dans cette femme, jusqu’à la femme physique !… ses sens sont des parvenus : ils vont à la dorure, au luxe qui crie, aux fleurs qui sentent… Et son cœur ? – disait Charles au bout de son monologue. – Ah ! son cœur… je ne sais pas…

 

LIII

 

C’est un beau jour. Rue des Brouillards, à Montmartre, dans un bosquet, Marthe est assise, tenant à portée de ses lèvres une tasse de lait ; Charles, à cheval sur le banc, en face d’elle, un coude sur la table, et la tête appuyée par-derrière sur la paume de sa main, regarde devant lui. Ils sont venus voir, à Montmartre, la vieille domestique qui a élevé Charles, la vieille Françoise, qui est malade, et, en revenant, ils se sont assis dans le jardin d’un cabaret. Au-dessous d’eux, Paris est bleu comme une mer par un beau temps. Ainsi qu’en une vallée immense où le brouillard du matin monte du sol, nuage au pied des arbres et vapeur à leur cime, tout nage à perte de vue dans une brume de lumière. De grandes lignes de toits, des dômes plus bleus que les maisons se détachent sur l’horizon flottant. Une ardoise, un carreau étincellent çà et là et piquent d’un éclair la perspective infinie. Et des nuées d’ombre, et des courants de jour, jetant leur voile ou versant leur rayonnement, roulent à tout moment sur la ville d’azur, au-dessus de laquelle planent et dorment, immobiles, de transparentes fumées d’or.

– Tout de même, nous avons découvert Montmartre, – dit Charles au bout de quelques minutes de silence.

– C’est un peu haut, – fit Marthe avec un demi-sourire.

– Oui, mais c’est un peu beau : c’est la plus belle vue du monde.

– Ah ! – dit Marthe.

Et elle se remit à boire son lait gorgée à gorgée. Charles fumait. Ils se turent.

– Es-tu reposée ? – dit Charles.

– Pourquoi ?

– Nous nous en irions.

– Partons.

– Partons.

Marthe finit sa tasse. Charles ralluma un cigare. Ils oublièrent de s’en aller. Quelque chose qui sonna dans le jardinet leur fit tourner la tête. C’était une balançoire dont le branle mettait en mouvement une sonnette pendue à sa grande poutre. Sur le fauteuil peint en vert, une mère tenait dans ses bras, assis sur ses genoux, un bel enfant, aux beaux cheveux blonds, aux grands yeux bleus qui avaient l’air de dormir. Charles regardait Marthe regarder ce bel enfant ; et quand les yeux de sa femme revinrent à lui, ils lui semblèrent pleins de ces émotions, de ces jalousies, de ces tressaillements d’entrailles, de ces tendresses étouffées dont s’emplit le cœur d’une femme qui regarde l’orgueil d’une mère.

– À quoi pensez-vous, Marthe ? – lui dit-il en appuyant son regard sur le sien et en lui prenant la main dans ses deux mains.

– À quoi veux-tu que je pense ? Je regardais aller la sonnette…

La balançoire se ralentissait. Ils entendirent la mère penchée sur les cheveux de son enfant, qui lui disait :

– Eh bien, t’amuses-tu mon garçon ? – Oui, maman, répondait l’enfant, mais je m’ennuie…

– Pauvre enfant ! – dit Charles. – As-tu vu ? il est aveugle…

– Tiens ! – fit Marthe.

Ce tiens ! tomba si sec de cette petite bouche, qu’il passa quelque chose de froid dans la poitrine de Charles.

À ce moment, un bruit de voix se fait au-dessous d’eux dans le sentier tournant qui descend à la barrière. Une femme y marche d’un pas nerveux, les bras croisés, sans châle, sans bonnet, la tête droite et roide. « Veux-tu revenir ! » crie à quarante pas d’elle une voix d’homme vibrante de colère. La femme ne se retourne pas et marche. L’homme prend des cailloux dans un tas, au bord du sentier, et les lance de toutes ses forces à la femme. Les cailloux volent, la femme marche, l’homme ramasse et lance. Il crie : « Veux-tu revenir ! Je vais te casser la tête ! » et il presse le pas. Il approche de la femme, il est près, plus près, il vise mieux, il attrape : pan ! pan ! – Du cabaret on entend les coups, le bruit sourd des pierres dans le dos de la femme… Elle, cependant, va toujours, bras croisés, tête droite. L’homme alors ne lance plus rien, ne crie plus rien, court… La femme, un instinct ! se retourne. L’homme commence à lui meurtrir les jambes à coups de pied. La femme a étendu les bras en avant ; soudain, avec l’agilité d’une bête fauve, elle se baisse, ramasse une grosse pierre qui traîne à terre, la saisit, la dresse en l’air au bout de son bras dans un brandissement superbe, et d’une voix de mort : « Ne me touche plus ! » L’homme glisse son bras par-derrière sous l’aisselle de la femme, lui noue ses deux bras sous le menton, la jette à terre… Comme elle tombait, un autre homme, une autre femme, l’autre couple de la partie carrée, débouchait dans le sentier, bras dessus, bras dessous, hilares, épanouis, allumés. La femme disait à son homme avec un sourire : « Est-elle taquine, mon dieu ! Est-elle taquine ! À la place de Victor, je ne serais pas si endurant que ça !… » Victor, à ce moment, piétinait la femme à terre…

– Viens-tu ! – dit brusquement Charles, qui était pâle comme un linge.

– Attends donc, – dit Marthe en mettant la main devant ses yeux pour mieux voir.

 

LIV

 

Le hasard d’un enterrement rapprocha Charles de ses anciens amis du Scandale. Il se trouva à l’enterrement du fameux critique Loret dans une voiture de deuil à côté de Malgras, en face de Couturat et d’un jeune homme qu’il ne connaissait pas. C’était un grand jeune homme avec une grande barbe noire, qui tâchait d’avoir l’âge de sa barbe et de cacher son air très jeune sous un sérieux affecté. Charles avait un vague souvenir d’avoir déjà vu cette tête, mais il ne pouvait se rappeler où. Couturat et le jeune homme semblaient au mieux ; ils se parlaient bas, et leur causerie confidentielle n’était coupée de temps en temps que par une plaisanterie de Couturat, rappelé aussitôt à la raison avec un : – Soyez donc moins enfant, Couturat.

Malgras, qui avait sous la main les deux oreilles de Charles, en abusait, selon sa coutume ; il parlait comme une fontaine : Régulariser sa vie, on a beau dire et beau faire, monsieur Demailly, il n’y a que cela… Un célibataire est un parasite au banquet social. Les œuvres malsaines que nous voyons tous les jours viennent évidemment de là, de la diminution des devoirs que l’homme qui écrit s’attribue envers ses concitoyens et envers lui-même… Les grandes pensées viennent du cœur, mais les bonnes pensées viennent de la famille. Le célibat nous mine… Tout se tient ; la vie de garçon produit une littérature de garçon. Homme sans foyer, livre sans croyance. Et quelles inspirations, voulez-vous…

– Quel est donc ce jeune homme ? – dit Charles au milieu de la tirade en se penchant à l’oreille de Malgras.

– Le baron de Puisignieux… l’auteur de l’Histoire philosophique des classes ouvrières.

– Diable !

On entendit le coup de sifflet qui annonce, au théâtre, les changements à vue, et, au cimetière, l’entrée d’un convoi. On était arrivé. La foule était grande et réalisait le mot avec lequel le grand critique avait, en ses dernières années, consolé son amour-propre de l’indifférence imméritée du public : « J’aurai beaucoup de monde à mon enterrement… » Charles, en descendant de voiture, tomba au milieu de tout le personnel du Scandale. Il y eut un salut assez froid entre lui et Nachette, qui prit le bras de Malgras en disant : – Je vais jusqu’à la fosse… je lui dois bien cela : il me paye mon terme.

– Comment cela ? – dit Malgras.

– C’est un mort de six cents lignes, papa Malgras.

Couturat et le baron marchaient devant Charles. Couturat disait au baron : – Mon cher, laissez-moi faire. Vous voulez être un homme politique, et vous avez bien raison : c’est le grand moyen de parvenir… Eh bien, je m’en charge… On a bien fait de Bruandet un homme de talent ; ça lui a coûté de l’argent par exemple… mais il a été poussé par des imbéciles… et puis vous êtes intelligent… sans compter votre nom… et un livre derrière vous… quoique au fond un livre… c’est toujours compromettant…

On était à la fosse. La levée de terre et la presse rabattirent Charles sur Nachette et Malgras. Nachette disait à Malgras : – Que diable a Couturat à ne pas lâcher son baron ?

Malgras regarda fixement Nachette avec un de ces rires en dedans et muets qui lui étaient particuliers : – Il lève un petit jeune homme… – Et voyant que le mot avait porté : – Vous verrez que Couturat fera quelque chose de ce baron… – reprit négligemment Malgras, – il en fera un journal.

En revenant, Nachette courut acheter chez le premier libraire l’Histoire philosophique des classes ouvrières, rentra chez lui, mit une feuille de papier blanc sur sa table, et coupa le livre.

Le premier livre du baron de Puisignieux ressemblait aux jeux innocents du scepticisme et de l’utopie. Une érudition à grand orchestre, des fantaisies de statistique, des images de métaphysique allemande, des coups de tam-tam et des zigzags, une pensée et un style touche-à-tout, sautant d’un rapport de conseil de prud’hommes au bal Mabille ou à l’esthétique des romans de madame Sand, faisant, au bout d’un chapitre sur le salaire de la femme à Paris, un rapprochement de deux pages entre la Goualeuse d’Eugène Sue et la Psyché d’Apulée, mêlant tout, brouillant tout, pris d’accès de cynisme en pleine économie politique, outrant les systèmes, insultant aux idées reçues, remontant à tout propos contre l’opinion publique, et toujours monté sur les échasses du paradoxe, – tel était ce livre, un pot-pourri de toutes choses, poivré, salé, emportant la bouche, qui pouvait être le mets des plus blasés, et où ne manquaient ni le travail, ni la verve, ni même le talent ; livre étrange et symptomatique, œuvre d’un temps plus encore que d’un homme. Le très jeune baron de Puisignieux avait été gagné par l’exemple de tant de gens arrivés au nom par le bruit, au bruit par la grosse caisse, à la reconnaissance de leur valeur réelle par la charlatanerie des moyens, le fracas du boniment, l’extravagance de l’affiche ; et il s’était mis très froidement à faire un livre fou. Il s’était appliqué à casser les vitres, et il avait réussi à scandaliser le public avec préméditation. Sa préface était, à ce point de vue, le meilleur morceau de son livre, et le mieux réussi comme fond et comme forme. Il s’y posait gravement en fondateur d’une nouvelle école historique. Partant de ce principe que le fait n’est qu’un accident dans la grande chronique humaine et sociale, il concluait qu’il n’y a qu’un fait dans l’humanité : l’Idée ; et il en tirait les conséquences que l’Histoire ne devait plus être l’histoire du fait-accident, mais du fait-idée ; une intuition, au lieu d’une déduction, et que, par cette évolution et ce renouvellement du sens historique, le document, vérité relative et locale, ne faisait plus que nuire à la vérité absolue et générale de l’Histoire. Il fallait, en un mot, brûler les livres pour écrire l’histoire, au moins l’histoire qu’il fondait, l’histoire Idéo-mytho-historique ; car le baron de Puisignieux n’avait pas oublié de baptiser son invention en la lançant dans le monde : il savait qu’il faut une formule au pathos pour en faire un dogme.

Ce livre, cette singerie outrée et de sang-froid, était l’homme même, ce jeune homme, un vieillard et un enfant de vingt ans. L’exemple, malheureusement, n’était pas seulement son excuse, il était sa règle et sa conscience. L’exemple était son sens moral, il faisait ses ambitions et ses appétits. Entrant dans la vie avec une baronnie historique et un million, il y entrait grisé d’avance par la fortune et la popularité des faiseurs en tous genres, des gens habiles, des puffistes38 heureux. Il est des têtes faibles, des esprits imitateurs, des âmes lâches où les passions du temps mûrissent et gâtent les passions de la jeunesse, des cœurs faciles pour qui, en ce siècle, Robert Macaire39 peut devenir un type comme Werther. Et le livre du baron de Puisignieux était moins la satisfaction d’une vanité littéraire qu’un essai de lui-même, que l’expérience d’un moyen, un pont jeté vers la politique, vers les affaires, une reconnaissance des chemins où l’on marche vite vers le crédit et l’influence, et où l’absence de préjugés peut mener si haut – ou si loin.

Mais Nachette ne vit guère tout cela. Il ne vit qu’un livre absurde et un gros amour-propre à caresser. Il se mit courageusement à bâcler un éloge, le premier article qu’il écrivait sans un coup de patte, sans une égratignure, sans une perfidie, sans couleuvres, comme on dit dans les lettres ; un de ces articles enfin qui font accourir chez le critique l’auteur reconnaissant et chapeau bas.

Son article fini, il le relut, le saupoudra d’épithètes flatteuses, et, c’était un samedi, le porta à l’imprimerie avec l’ordre de le composer de suite. De l’imprimerie, il alla chez Chevet40, commanda un pâté de foie gras, un jambon d’York et du vin de Bourgogne pour le lendemain, repassa à l’imprimerie corriger ses épreuves, ce qui ne lui arrivait plus depuis bien longtemps, dîna, se coucha de bonne heure, et, dans son lit, se mit à apprendre par cœur des passages de l’Histoire philosophique des classes ouvrières.

– Voilà le journal, – dit le lendemain en entrant le portier, – et puis ça qu’on a apporté de chez Chevet.

– Cristi ! – dit Nachette en regardant le portier, dont le bas de la figure était caché sous un mouchoir en mentonnière, – c’est fait pour moi ces choses-là !… Que diable avez-vous ?

– Oh ! monsieur, ce n’est rien… c’est une araignée qui m’a passé sur la figure… Ces bêtes-là vous font venir du mal…

– Animal !… aujourd’hui… justement… ça n’a qu’à le dégoûter, – fit Nachette en aparté. – Écoutez, Pierre, mettez la table… Ah ! vous me prêterez deux fauteuils.

– Oui, monsieur.

– Attendez… Je n’y suis pour personne… Je n’y suis que pour un grand jeune homme à barbe noire qui n’est jamais venu. Aussitôt qu’il sera ici, vous vous habillerez, et vous monterez nous servir.

– À quelle heure ?

– Est-ce que je le sais ?… aujourd’hui ou demain… Vous ne pourriez pas ôter votre mouchoir ?

– Oh ! non, monsieur… c’est trop vélimeux41… Alors, monsieur ne sait pas…

– Faites vos réflexions dehors, hein ?

La journée se passa. Personne. Nachette s’infusait toujours l’Histoire philosophique des classes ouvrières.

À une heure le lundi on frappa.

Nachette se dépêcha de jeter un morceau de foie gras sur son assiette : – Entrez !

– Mille pardons, monsieur… – fit le baron très ému sous sa barbe, –… le baron de Puisignieux.

Nachette salua.

Le baron reprit : – Je ne croyais pas… J’avais pris l’heure d’une heure pensant que… Je vous dérange… je reviendrai.

– Du tout, mais du tout, monsieur, je ne vous laisse pas partir. Je suis trop enchanté de vous voir, et de devoir à votre beau livre et à mon méchant article l’honneur de votre connaissance… Mais asseyez-vous donc.

– J’ai bien à vous remercier…

– Comment donc ? un mauvais compte rendu ! Le fait est que vous avez vu : je ne suis pas fort là-dessus… ce n’est pas ma partie… J’ai dû faire des boulettes ; mais qu’est-ce que vous voulez ? Votre livre m’a pris… j’ai été empoigné, moi qui déteste les livres sérieux… je vous ai lu d’une haleine comme un roman… un roman qui ferait penser… et il a fallu que j’en parle… ç’a été plus fort que moi…

– Mais je vous empêche de déjeuner…

– Et puis on est étranglé dans un article de journal… je n’ai pas eu la place d’indiquer seulement votre étude comparée du municipe et de la commune : « Lorsque la domination romaine… » – Et Nachette récita à la file vingt lignes du livre du baron. – Ah ! c’est que je vous ai lu !

– Monsieur, – dit gravement le baron en se levant, – je vous remercierai un jour.

– Oh ! je suis sûr que vous vous sauvez parce qu’il y a deux couverts ?… Vous croyez que j’attends… Eh bien, non, monsieur, j’attendais, c’est vrai, mais on ne viendra pas. – Et Nachette souligna le on avec un sourire. – Je n’ose vous proposer… mais ce serait bien aimable à vous de me tenir compagnie.

– Mille regrets, monsieur, j’ai déjeuné, et…

– Qu’est-ce que ça fait ? – Et Nachette prit presque de force le chapeau des mains du baron, et le fit asseoir avec une violence caressante en face de lui.

Un généreux bourgogne, et des citations du livre du baron arrosèrent tout le temps du déjeuner le pâté et le jambon. Au bout de deux heures, le jeune baron, qui avait la tête et l’amour-propre assez faibles, se répandit en confidences, en vanteries sceptiques, en aveux de bonnes fortunes, en projets d’avenir. Il se posa en homme supérieur aux illusions, ayant deviné la vie, et résolu à parvenir. Il parada dans les enfantillages de son orgueil. Il confessa les naïvetés de ses instincts et les inexpériences de son âge. Il raconta à Nachette comment le goût de la littérature lui était venu en corrigeant en rhétorique les épreuves de son professeur d’histoire. Il parla du million qu’il attendait, de sa famille, du journal qu’il aurait, de la revue qu’il fonderait, du théâtre qu’il subventionnerait pour y faire débuter une femme, non qu’il aimât cette femme, mais il se devait de faire une actrice de sa maîtresse.

Nachette achevait en ce moment de vider un verre de chambertin ; et, le tenant entre ses doigts, il faisait négligemment rouler le reste du vin dans le fond de son verre : – Mon Dieu ! – fit-il, – j’ai quelque chose à vous demander… Pierre ! une assiette à monsieur le baron… Vous êtes un grand seigneur… vous faites de la littérature… de la littérature sérieuse… à votre heure, à vos moments perdus, par distraction… et je ne sais si vous voudrez… Voici : je vais sortir du journal… à mon âge, vous comprenez, on aime assez écrire chez soi. J’ai la promesse d’un grand industriel pour les fonds, il n’y a plus qu’à signer… Voulez-vous me permettre d’annoncer votre collaboration à notre journal ?… Le journal payera, – reprit Nachette sans laisser au baron le temps de lui répondre, – ce n’est pas une carotte… c’est votre nom et votre talent que nous voulons… Vous aurez cinq sous la ligne, comme les plus connus… – Et Nachette étudiait sur le visage du baron l’effet de cette dernière flatterie, sachant tout le prix que le plus riche attache à cet argent, l’argent de la copie, estimé et pesé par lui comme le témoignage de sa valeur.

Nachette, en un mot, joua parfaitement du baron, si bien que Couturat, en revenant du journal où il avait lu l’article de Nachette, les trouva tous deux attablés au café Mazarin42 devant deux verres de madère. Au moment où Couturat passa, Nachette se plaignait au baron des conditions que lui faisait son bailleur de fonds, et le baron lui offrait de prendre l’affaire, aussitôt sa tante morte, ce que Nachette refusait avec chaleur.

Couturat vint à eux, et, serrant la main de Nachette :

– Ah ! mon cher, tu sais que je n’abuse pas des compliments… mais tu as aujourd’hui un article… c’est un peu ça, parole d’honneur !

– Ah ! ah ! – se disait Couturat en s’éloignant, – ah ! mon gaillard !… Il fait des progrès, ce petit Nachette !… Il est presque aussi fort que moi… Lui gratter la vanité tout bonnement comme il a fait, c’était si simple… Je ne lui ai pas assez parlé de lui, c’est évident… J’ai fait le monsieur qui va lui donner la gloire… J’ai trop posé pour sa Providence… Je lui ai trop montré mes trucs pour faire de lui un grand homme ; je l’ai embêté, ce garçon… Nachette a dû lui réciter son livre par cœur !… Il a même dû l’apprendre… Allons ! il faudra voir… la tante n’est pas encore morte… et à nous deux, mon fils !

 

LV

 

Ce serait une curieuse étude psychologique que l’observation des désordres qu’apporte chez l’individu l’habitude d’un milieu conventionnel, de passions factices, d’une existence imaginaire. Et quel phénomène cérébral plus curieux que le phénomène qui se produit chez tant de gens de théâtre, l’empreinte intime que leur rôle laisse en eux, en sorte que leur vie aux quinquets se mêle à leur vie réelle du jour, la conduit et parfois l’absorbe ! Mais où ces perturbations morales sont le mieux visibles et notables, c’est chez la femme de théâtre. Il n’est pas rare que le roman dans lequel elle se promène devant la rampe la poursuive hors de la scène, et qu’à force de se prêter à l’imagination des autres elle en fasse son imagination propre. Cette prolongation de la fiction théâtrale dans la pratique des choses peut amener dans la femme les plus singulières décorporations, les plus étranges transpositions de l’esprit et du cœur, un entier déplacement du jugement, et comme une seconde nature de la pensée et du caractère. C’est ainsi que l’on rencontre, parmi des actrices de drame, des femmes qui prennent la vie pour un drame. Elles ont dans les relations et les événements quotidiens de la vie les doutes, les défiances, les appréhensions, les terreurs de femmes persécutées, emprisonnées, empoisonnées régulièrement de huit heures du soir à minuit. Une porte les inquiète. La lettre la plus simple leur fait travailler la tête, jusqu’à ce qu’elles y aient trouvé un piège et une machination. Tout inconnu leur semble ténébreux. La police est pour elles le conseil des Dix43. Elles croient aux traîtres, et elles entendent marcher dans leur oreiller.

Les comédiennes ne courent pas un pareil danger, et le genre du talent de Marthe ne lui avait donné jusqu’à ce jour qu’un peu de maniérisme et un certain ragoût d’ingénuité, que Charles, aux premiers jours de son mariage, n’avait point trouvés sans grâce. Une pièce, une petite pièce en un acte, allait avoir sur Marthe une autre influence. On donna en ce temps au Gymnase Le Démon du foyer. Marthe trouva charmant le personnage qu’elle y faisait. C’était un rôle de jeune femme riant de l’amour, et pour laquelle un mari mourait sans qu’elle l’aimât.

Ce rôle, cette pièce, éveillèrent les coquetteries qui sommeillaient dans le cœur de Marthe, et hâtèrent son ambition d’être un petit démon, de varier les scènes d’intérieur par la raillerie et la comédie. Elle se façonna pour être cette femme intelligente, supérieure à l’amour de l’homme qui aime. L’esprit d’agression dont elle n’avait point encore donné de preuves à Charles se démasqua. Elle dressa son humeur à devenir batailleuse. Ses chatteries prirent des griffes. – Le rôle avait déchaîné la femme.

Et ce furent, dès lors, ces machiavélismes, ces imaginations de petits supplices, ces doucereuses tortures, tout ce luxe de menues souffrances, imposées à un mari, à un amant, et dont ont le secret certaines blondes à l’œil clair, au tempérament froid. Une tempête de caprices éclata tout à coup sur Charles étonné et ne sachant d’où venait tant de changement. Marthe jouait le personnage au complet : rien n’y manquait, ni les paroles irritantes, ni les aiguillons de jalousie, ni les coquetteries de geste et de parole avec des indifférents, ni le perpétuel changement de désir, de volonté, d’opinions, ni les accès de gaieté quand Charles enrageait, ni les mauvaises humeurs que les douceurs et les interrogations affectueuses ne faisaient qu’aigrir.

À ce jeu, le bonheur s’en allait. Il n’y avait plus de ces gais matins si remplis de folies, de baisers et de luttes rieuses. Marthe n’en avait plus le temps d’ailleurs. Elle était absolument plongée, depuis le commencement de cette crise, dans le soin de sa personne, et tout occupée de sa beauté. Levée à six heures, elle restait assise devant la fenêtre ouverte jusqu’à huit heures. Rafraîchie par ce bain d’air matinal, elle prenait un bain de son d’une heure qui la menait jusqu’à l’heure du déjeuner ; et après le déjeuner elle demeurait, jusqu’au moment de ses répétitions, la tête renversée bien droite sur le divan, et isolée de tout contact, pleine de gronderies quand une caresse de Charles menaçait de déranger sa pose et le repos réparateur de tout son visage ; immobile, ne disant rien, de temps en temps seulement, pour tout mouvement, élevant ses mains, ouvrant ses doigts et les agitant en l’air pour en faire descendre le sang et les blanchir.

Charles était souffrant depuis quelque temps, sans trop savoir ce qu’il avait. Ses impatiences avaient comme une certaine faiblesse. Il ne se sentait point le courage d’une explication, et il essayait de se consoler en se disant que cette humeur de Marthe se passerait comme elle était venue, quand il se sentit sérieusement malade.

 

LVI

 

L’automne venait. Marthe continuait sa petite guerre sourde, la menant habilement et doucement, fort appliquée à ne point trop abuser de la patience de Charles, qu’elle tâtait avec la légèreté de main d’une femme ; et tous deux s’accordant, la femme par calcul, le mari par faiblesse, pour éviter la vivacité d’une explication et la violence d’un éclat, ils vivaient en apparence de leur vie passée. Charles ne voulant voir dans la conduite de Marthe qu’un peu de froideur, parfois un peu d’humeur, des bouderies, du caprice, son sexe et son âge, et rien de plus ; Marthe de son côté n’ayant point trouvé les amis de Charles assez « hommes du monde », c’était toujours entre eux le tête-à-tête des premiers jours. Pour la sortir un peu du chez soi et d’elle-même, Charles profitait des jours où elle ne jouait pas pour l’entraîner dans des courses aux environs de Paris, parmi toutes ces jolies campagnes que le Parisien dédaigne, les ayant sous la main, le long de ces belles rives de la Seine ignorées, méconnues et cachées. Il tâchait de la distraire, de l’amuser, traitant son moral comme un enfant maussade à qui l’on montre des images, oubliant par moments toutes ses désillusions, et espérant voir le passé revenir en elle peu à peu, préoccupé malgré tout, troublé et ne pouvant travailler. Cependant il se sentait énervé par des malaises dont il ne se rendait pas compte, par une résolution de force et d’entrain. C’étaient en lui des souffrances qui passaient et disparaissaient, une continuité renaissante de sensations pénibles et fugaces, mais persistantes, qu’il attribuait aux grandes chaleurs de cet été exceptionnel. Des douleurs obtuses, des bouffées de chaleur lui montaient à tout moment à la tête. Il avait des serrements aux tempes, des tiraillements dans les poumons, une surexcitation douloureuse de l’ouïe et de l’odorat, des refroidissements dont il ne se débarrassait que par un exercice violent. Il ne dormait plus ou dormait mal ; et son sommeil était agité de cauchemars, de luttes, de combats, de duels, coupé de réveils brusques. À tout cela vint s’ajouter une oppression qui alla en augmentant ; et un beau jour Marthe, qui avait fini par remarquer cette manie de boire que donnait à Charles sa gorge toujours sèche, les intonations brèves et nerveuses de sa voix, Marthe, qui ce jour-là pensa à le regarder, lui trouva si mauvaise mine, qu’elle l’engagea à voir son médecin.

Le médecin de Marthe, qui était le médecin du théâtre, vint, examina Charles, le questionna, et tout de suite : – Très bien !… très bien !… Cesser tout travail, faire de l’exercice… Vous n’avez besoin que d’un peu de fer dans le sang… des clous dans une carafe, voilà votre traitement. Oh ! mon Dieu, oui… un traitement de jolie femme, comme vous voyez… Et votre pièce ?… pour la rentrée, toujours ? Rémonville dit que c’est très bien… Ah ! nous avons la veine depuis quelque temps… Hier, nous avons fait quatre mille… une recette des Français !… Et nous vous monterons, vous verrez… Il n’y a que nous pour monter quelque chose… Lafont a-t-il un rôle ?… Nous sommes en pourparlers…

« Nous » était la manie de ce médecin. On eût dit qu’il se croyait tout à la fois le directeur, le régisseur, et le public du théâtre auquel il était chargé de tâter le pouls. Ce nous avait toutes les importances d’un moi dirigeant et responsable : il semblait porter le Gymnase et sa fortune. À part cela, à part encore l’occupation presque absolue de son attention pour les petits cancans des lettres et des théâtres, ce médecin, optimiste par distraction, était un homme charmant qui pratiquait délicieusement cette médecine appelée par l’Anglais Sydenham « l’art de babiller ». Il avait une tenue exquise, un linge irréprochable, des pieds à la tête un de ces parfums vagues qui ne sont pas une odeur, un mouchoir de la plus fine batiste avec son chiffre brodé ; et ses mains, des mains de femme, jouaient avec une canne du dernier goût.

– Ah ! vous regardez ma canne ?… oui… un bambou du Japon… carré… un jonc carré… c’est très nouveau… une curiosité…

– Et vous pensez alors, monsieur, – dit Charles, – que ce traitement…

– Comment donc !… mais qu’est-ce que vous avez ?… Rien… Vous êtes malade comme tous les gens de lettres… Les hommes de talent ne meurent que quand ils veulent… Votre maladie ? mais vous savez le mot de Voltaire : « Je suis né tué… »… Un poison lent, comme vous voyez ! – et faisant un changement de jambes avec l’élégance de mouvement de Molé ou de Firmin44 : – Au fait, – reprit le joli médecin, – si au lieu de prendre votre eau ferrée ici dans votre chambre, vous alliez la boire sur place à une source, à Forges, par exemple, ou à Bussang45 ? Le voyage vous remuerait… et puis l’air, les promenades… Vous vous secouerez, malgré vous… Nous sommes à la soixantième représentation… il n’est pas à présumer que cela ira beaucoup plus loin… Je ne vois rien qui nous empêche de donner un congé à votre femme… non, rien…

Marthe appuya la proposition du médecin, et entra dans son rôle d’épouse avec une chaleur et un cœur qui firent plaisir à Charles. Charles résista un peu. Aller à des eaux le contrariait ; il craignait la curiosité autour de sa demi-célébrité, autour du nom de sa femme.

– Parfaitement, – dit le médecin, – parfaitement… J’ai votre affaire… des eaux qui commencent, ou plutôt qui recommencent… Saint-Sauveur, auprès de Troyes…, d’anciennes sources abandonnées depuis des siècles… Il y a des certificats sur parchemin… un comte de Champagne, un Thibaut quelconque qui a fait une cure merveilleuse au retour d’une croisade… Des eaux très puissantes, sérieusement… j’ai vu l’analyse… je vous donnerai une lettre de recommandation pour un brave garçon que j’ai fait nommer là… justement, c’est sa partie, l’anémie… un piocheur46, mais voilà tout. Vous serez très bien. Je voulais y envoyer la petite Noémi, mais… vous savez qu’elle a rompu avec Robert… Aymard a fait une complainte là-dessus… il y a le dernier couplet… attendez donc… C’est sur l’air… ah ! je ne sais plus… Ce diable d’Aymard !… vous le connaissez ?… bien amusant… Qu’est-ce que je vous disais ? Ah ! viande noire47… tout ce qu’il y a de plus noire, je n’ai pas besoin de vous répéter cela…

Marthe reconduisait le médecin : – Ce n’est rien, docteur, n’est-ce pas ?

– Rien du tout, mon enfant… Parbleu ! il n’a pas de sang à donner pour la transfusion d’un ami… nerveux, il est très nerveux, voilà, avec cela douillet, et légèrement hypocondre, cela va de soi… Du sang ! du sang ! est-ce qu’on a du sang à Paris, dans notre vie ! Tout le monde s’en passe… et on vit… Je ne vous ai pas encore fait compliment de votre nouveau mouvement à votre seconde entrée. Ah ! charmant ! c’est trouvé !

– Est-ce qu’il y a un peu de monde à ces eaux ?

– Ma foi ! je n’en sais rien… Il y a une direction qui fait beaucoup d’annonces. On annonce que la salle de bal est finie… un salon de lecture, tous les journaux… enfin des eaux, vous savez… Cela vous contrarie-t-il ? Voulez-vous que je conseille à votre mari d’aller à…

– Du tout… c’était pour les toilettes à emporter.

 

LVII

 

Le lendemain, Marthe avait son congé, Charles emballait ses livres dans une grande caisse. – Et l’ordonnance du médecin ? – disait Marthe. – Bah !… – disait Charles, – et puis c’est pour m’empêcher de travailler. C’est de la paresse que j’emporte, je t’assure.

À la fin de la semaine, le ménage était installé à côté de Saint-Sauveur. Charles avait joué de bonheur. Il avait trouvé à un quart d’heure du village un petit château dont la brique encadrée dans des cordons de pierre blanche riait à travers les arbres. C’était des quatre corps de logis d’un grand château Louis XIII la seule aile restée debout. Au XVIIIe siècle on avait posé sur le premier étage un toit à la Mansart, éclairé de trois œils-de-bœuf Louis XV, et couronné d’un chapeau chinois abritant une clochette : aux deux côtés, deux tours survivaient seules des quatre tours du ci-devant château ; et mangées et cachées par le lierre et les grands arbres fruitiers, montant du fossé le long d’elles, elles dressaient dans le ciel d’une façon charmante leurs toits en éteignoir.

Dans le château, retaillé et remanié pour une habitation bourgeoise et où trois siècles avaient laissé çà et là leurs traces et comme des souvenirs greffés l’un sur l’autre, la salle à manger était lambrissée d’une boiserie couleur bois qui montrait, au-dessus des portes et des fenêtres, dans des coquilles sculptées d’une gracieuse rocaille, les Fables de La Fontaine en des peintures gaies, légères et vives, où le chancis48 mettait par places comme un brouillard. Une lourde et riche cheminée Louis XIV, au foyer plaqué d’une fonte superbe où se mariaient les armoiries doubles de l’ancien possesseur, portait un grand tableau, encadré dans la boiserie : c’était un trophée de gibier gardé par ces chiens courants sablés de jaune que le pinceau d’Oudry savait peindre si clair. Sur la tablette de la cheminée, de grands vases de porcelaine blanche eussent fait assez mauvaise figure, sans Marthe. Mais Marthe, cueillant une brassée de roseaux dans une pièce d’eau abandonnée du parc, les avait tout de suite parés, en donnant à toute la pièce cet air de fête que donnent seuls à un intérieur les femmes, et les bouquets de verdure. Puis venait le grand salon, meublé de ses vieilles bergères à coussins de plume, avec sa boiserie blanche où l’or avait disparu sous le blanc de céruse et ne brillait plus, usé et rouge, que sur les quatre panneaux d’attributs où le sculpteur avait secoué le tablier des quatre saisons : le Printemps laissait pendre un bout de ruban, un râteau, une serpe, une houlette, un arrosoir, des plantoirs, un chalumeau, et des paniers de fleurs ; l’Été versait des guirlandes de roses, des épis, un chapeau de paille, un corbillon de fruits, une flûte et deux gourdes ; l’Automne répandait les coupes et les thyrses, les cors de chasse, les filets de pêche, les poires à plomb et les paniers de raisin ; l’Hiver laissait tomber des torches, une marotte49, une mandoline, un tambour de basque, un masque de bal, un masque de théâtre, une lanterne sourde, un triangle et des lauriers.

La cuisine avait une de ces immenses cheminées, sous le manteau de laquelle, aux soirs de septembre, on apporte sa chaise, et l’on s’assied, avançant les mains et tendant les pieds à la régalade d’une bourrée qui flambe. Le soleil levant éveillait les chambres au premier étage, et les remplissait de gaieté pour tout le jour. Mais nulle pièce du château ne plaisait autant à ses deux hôtes que le salon rond d’une des tours. C’était l’ancienne chapelle, encore reconnaissable à l’armature de plomb de ses petits carreaux. La fenêtre du midi avait été bouchée. Les deux autres fenêtres remontées laissaient tomber le jour du haut. Une bonne double porte de damas brun à clous d’or gardait l’entrée ; et l’on voyait que la chapelle était devenue un atelier de peinture.

Au sortir de la porte-fenêtre du salon, et de plain-pied, c’était un pont de pierre jeté sur les fossés sans eau, et dont les rampes de fer disparaissaient sous une vigne vierge enroulant tout autour ses tortils et ses vrilles de pourpre. Au bout du pont s’ouvrait une allée de marronniers, de vieux marronniers aux têtes coupées, aux rejets vivaces et montant droit en l’air ; et la vue, en descendant, trouvait au fond une ligne de prés, puis la Seine. À droite et à gauche de l’allée de marronniers était le parc, un petit parc où Charles et Marthe avaient vainement essayé de se perdre le premier jour. C’était le joli reste d’un parc français, un peu tondu en 1793, mais dont les charmilles avaient repoussé vivement. De chaque côté des allées se dressait encore un rideau droit de vieux lilas où la lumière faisait mille jeux selon les heures, tantôt sautant de branche en branche dans le feuillage sans profondeur, glissant sur les feuilles lisses, foncées ou tendres, étagées dans un jour bleuâtre, tantôt allongeant entre les deux murs de verdure, l’un d’ombre, l’autre de soleil, un chemin de soleil sur lequel passait à tire-d’ailes l’ombre du vol d’un oiseau dans le ciel. À la moindre brise, ce rideau léger tremblait, et, sous l’haleine du vent, d’un bout de l’allée à l’autre, les feuilles s’abaissaient, et, dans la charmille ondulante, un frissonnement courait et s’en allait mourant. Çà et là, au-dessus des lilas, parfois un pommier sauvage étendait ses grands bras. Au bord des allées, des plantes grimpantes, nouées et mêlées, formaient de petits berceaux sur les feuilles mortes et jaunies. Il y avait des fonds pareils à des transparents verts, et d’autres qui berçaient un rayon sur un lit de mousse dorée. Un petit carrefour, où Marthe et Charles aimaient à s’asseoir, se cachait dans un coin. L’herbe y était versée. De tous côtés avançaient les bruyères. De petits pins épineux levaient tout autour leur pyramide argentée de lumière. La terre était chaude, baignée tout le jour de soleil, tout le jour égayée et crépitante de chansons de grillon. Dans le ciel ouvert et libre rien ne montait alentour qu’un pin au tronc violet, au parasol d’émeraude, qui, malade et nostalgique, donnait au firmament l’azur de l’Italie.

À ce carrefour commençaient les ruines. Les allées, déjà vagues, mangées d’herbes et envahies d’arbustes, devenaient des sentiers au milieu desquels se balançaient à des fils de toile d’araignée des brins de feuilles sèches. Les restes du labyrinthe n’étaient plus qu’un petit bois, méandre effacé. Et la fontaine en terre cuite, où trois tritons portaient deux amours embrassés, s’écaillait tristement dans une ombre de branches mortes, cassée, oubliée, lépreuse, solitaire. Le temps avait un peu plus respecté le caprice du bout du parc, une délicieuse folie du XVIIIe siècle, un enfantillage du plus amusant rococo : le jeu d’oie, un vrai jeu d’oie de grandeur naturelle, semé et bâti parmi les arbres. Toutes les stations, où un porte-voix envoyait les joueurs, y étaient en pierre, en plâtre, en peinturlures. Charles et Marthe les retrouvèrent l’une après l’autre dans la petite forêt : ce fut la Prison, puis l’Auberge, puis le Puits, puis le reste. C’est le jour où ils revenaient en riant de cette découverte qu’ils avaient aperçu, abandonnée au bord d’une allée, une raquette défoncée, et dont le manche gardait un reste de cuir rouge, squelette d’un joujou mort, seul souvenir d’hier.


1 Du boursier Turcas, dont le personnage de Farjasse est dérivé, les Goncourt écrivent dans le Journal qu’il a la manie de l’hospitalité, et une « amabilité ouverte à deux battants » (Journal, dir. J.-L. Cabanès, t. I, p. 159).

2 La marcassite est une substance précieuse fabriquée à partir de fer naturel (bisulfure cristallin).

3 Le quartier de Bréda, ou « Bréda-street », est, selon Larousse, « le quartier général de ces charitables personnes qui aident les fils de famille à croquer l’héritage paternel », où plane un « âcre parfum de patchouli, de musc », et « des émanations de boudoir galant ». Il désigne les environs de la rue Bréda, près de l’église Notre-Dame-de-Lorette, dans le 9e arrondissement parisien.

4 Cette ville de l’Italie ancienne renvoie, en souvenir d’un chapitre du Télémaque de Fénelon, à l’utopie d’un gouvernement idéal.

5 La troisième édition du roman, corrigée, parue en 1877 chez l’éditeur Charpentier, attribuera ce dessin à Girodet.

6 Frédéric de Humboldt (1769-1859), frère du philologue prussien, était un naturaliste intrépide, qui fit une longue expédition en Amérique du Sud, procédant notamment à l’ascension de très hauts sommets des Andes.

7 L’oiseau-mouche est une espèce de colibri, de très petite taille.

8 Rémonville, lettré et amateur d’Antiquité latine, paraphrase ici un passage des Satires d’Horace, dont Jules Janin livra une traduction en 1860 ; voici le texte cité, extrait du livre II, satire IV (dialogue entre Horace et Catius), dans la traduction de Janin : « Chaque nouvelle lune ajoute au poids de toute espèce de coquillage, mais chaque océan ne leur est pas également favorable ! Au murex de Baies, nous préférons, nous autres, les palourdes du lac Lucrin. Nous reconnaissons à leur goût les huîtres de Circé, le hérisson de Misène, et nous disons, hautement, que l’heureuse Tarente est fière, à bon droit, de ses incomparables pétoncles » (Horace, Œuvres, Hachette, 1860, p. 229).

9 Né en 1821, mort en 1894, Auguste Caïn est notamment l’auteur des sculptures de fauves (tigre, tigresse, lion, lionne) exposées au jardin des Tuileries et au jardin du Luxembourg.

10 Le Museo Borbonico est le musée archéologique de Naples.

11 Un toton est un genre de petite toupie en forme de dé, que l’on fait tourner entre ses doigts.

12 Graveur de pierres fines et de camées, Pyrgotèles vécut en Grèce au IVe siècle avant J.-C. ; toutes ses œuvres ont été perdues.

13 Le duc Antoine de Lauzun (1633-1723) vécut des amours agitées et malheureuses avec Mlle de Montpensier : après avoir dû lutter contre la cour pour vivre leur passion, les deux amants finirent, à en croire Saint-Simon, par se haïr au point d’en venir aux mains, et de se séparer en très mauvais termes.

14 Tourlourou : nom populaire du soldat ou du fantassin ; on dirait aujourd’hui « bidasse ».

15 La comtesse d’Albany (1753-1824) est le sujet d’un article publié par les Goncourt en 1857 dans la Revue française, repris en 1878 dans les Portraits intimes du XVIIIe siècle.

16 La lingère Thérèse Levasseur (1721-1801), compagne de Rousseau, est la mère des cinq enfants qu’ils abandonnèrent.

17 « Mégissée » se dit d’une peau trempée dans un bain pour être assouplie.

18 Les Noces aldobrandines, fresque antique conservée au musée du Vatican, représente le mariage de Thétis et Pélée.

19 Les serres du château de Ferrières, en Seine-et-Marne, sont l’une des richesses du domaine acquis en 1829 par le baron James de Rothschild.

20 Le duc de Wellington (1769-1852) est le vainqueur de Napoléon Ier à Waterloo.

21 Les rubans et autres diadèmes du modiste Beaulard faisaient déjà l’admiration de Voltaire.

22 Tahan est un grand ébéniste du boulevard des Italiens ; ses réalisations sont très caractéristiques du style Napoléon III.

23 On orthographierait aujourd’hui « île de Skye ».

24 Loges les plus élevées dans le théâtre – ici, les spectateurs qui occupent ces places, parmi les moins chères.

25 Trilby ou le Lutin d’Argail, conte publié en 1822 par Charles Nodier, inspira quelques années plus tard le livret de La Sylphide.

26 « Faire ratisse » à quelqu’un consiste à faire devant lui le geste de ratisser son doigt avec le doigt de l’autre main, « pour lui dire en action : je t’en ratisse ». Larousse ajoute : « “Ratisse ! Ratisse !” sont les paroles moqueuses dont on accompagne souvent le geste que nous venons de décrire. »

27 Égueulé : ébréché.

28 Les ouvrages historiques rédigés par l’abbé René Aubert de Vertot (1655-1735) sont célébrés pour leur style élégant et vivace.

29 Le critique Julien Louis Geoffroy (1743-1814) laisse, selon Larousse, le souvenir d’un tempérament impétueux, aux engouements aussi vifs qu’injustifiés, alliés à des « flagorneries honteuses » à l’égard de Napoléon Ier.

30 À Charenton se trouvait encore, au XIXe siècle, une maison de santé destinée sous l’Ancien Régime à l’internement des aliénés, sous des motifs parfois purement politiques. Sade y séjourna jusqu’à sa mort en 1814. La bibliothèque avait la réputation d’y être bien fournie.

31 Voir p. 14, note 2.

32 Les « bamboches » sont des marionnettes de grande taille, mais le sens paraît plus proche ici du terme « bambochade », qui désigne un tableau représentant des scènes champêtres, inspirées de l’école flamande.

33 Prix décerné par l’Académie française à partir de 1836, pour « récompenser les actes de vertu et les ouvrages les plus utiles aux mœurs qui auront paru dans les deux années précédentes » (Larousse).

34 La « toile » désigne ici le rideau qui tombe à la fin d’une pièce.

35 Voir p. 19, note 1.

36 Lampe à huile ou à pétrole utilisée alors pour éclairer les théâtres.

37 Mme Roland (1754-1793), du parti des Girondins, fut guillotinée sous la Terreur.

38 Les « puffistes » sont les amateurs de « puff » – les charlatans ou faiseurs de réclames outrancières (voir p. 172, note 1).

39 Le personnage de Robert Macaire, bandit de grand chemin, apparaît d’abord, sous les traits de Frédérick Lemaître, dans L’Auberge des Adrets, mélodrame à succès des années 1820. Des adaptations successives en font un personnage de coquin, bouffon désinvolte et opportuniste, qu’Honoré Daumier se réapproprie dans une série de caricatures publiées par le journal satirique Le Charivari entre 1836 et 1838.

40 La dynastie des Chevet tint pendant trente ans une célèbre boutique de comestibles au Palais-Royal ; le magasin est mentionné par Balzac et par Flaubert.

41 Vélimeux : terme vieilli ou patoisant pour dire « venimeux ».

42 Café du boulevard Montmartre, fréquenté par les journalistes.

43 Le conseil des Dix était le tribunal secret de Venise, au temps des doges ; il devait sanctionner toute menace de complot.

44 François René Molé (1734-1802) et François Becquerel dit Firmin (1787-1859), tous deux comédiens, ont marqué les esprits, selon Larousse, par leur grâce et leur vivacité, dans des répertoires à la fois classiques et contemporains.

45 Forges-les-Eaux, dans la forêt de Bray (Normandie), et Bussang, dans les Vosges, sont deux lieux réputés pour leurs sources, à une époque où la mode est aux séjours dans les stations thermales.

46 Un piocheur est une personne laborieuse – on dirait aujourd’hui un « bûcheur ».

47 La « viande noire » désigne la chair de certains gibiers (chevreuil, daim, sanglier, cerfs et ours).

48 De « chancir » (« moisir ») : le chancis (ou, plus souvent, chanci) désigne la moisissure.

49 Marotte : bâton surmonté d’une tête grotesque ornée de grelots, qui est l’attribut du fou.