PROLOGUE

« Avec ou sans lune, ils veillent, regroupés autour d’un feu de bois, au centre de l’île de Sangomar ; en attendant de poursuivre leur voyage, ils traversent la nuit du Saloum et répondent à ceux qui les réclament sur l’autre rive. À terre, certains essaient encore de comprendre par quelles voies du destin ils s’étaient croisés, avant de se retrouver piégés ensemble, là-bas, dans un repli de l’Atlantique. Beaucoup les croient hors d’atteinte, mais ils ne sont pas si loin, on peut même les entendre discuter, depuis leur escale. »

Sur une autre île, en face de Sangomar, la jeune Coumba tenait fermement à cette version des faits. Elle avait perdu le sommeil, à force de penser aux naufragés. Rien n’interrompt la brise de Sangomar, jusqu’au feuillage des cocotiers de Niodior, se disait-elle, donc, nul doute que les mots qu’elle transporte nous parviennent pareillement.

Quand, éreintés par leur journée de labeur, les Niodiorois somnolaient, Coumba, elle, tendait l’oreille, convaincue de percevoir, dans la clameur des vagues, une multitude de voix, chacune déroulant le fil de sa propre histoire. Toute la nuit, Coumba écoutait, démêlait des confidences, se promettant de les transmettre à sa fille, Fadikiine, qui ne marchait même pas encore à quatre pattes. « Pousse, ma petite pousse, lui susurrait-elle, quand tu seras grande… » En attendant, la petite dormait à poings fermés, sa mère veillait. Le ventre plein, Fadikiine rêvait, grandissait, sa mère se creusait les cernes. À ceux qui lui demandaient, chaque matin, si elle avait bien dormi, Coumba, encore perdue dans ses pensées, murmurait invariablement : « Ces gens, tous ces gens rassemblés là-bas, à Sangomar, ils causent toute la nuit, ils nous parlent… » Certains de ses proches la croyaient au bord de la folie, mais lorsqu’ils tentaient de la raisonner, elle s’étonnait de leur surdité. Quand les plus tenaces insistaient, enchaînant des voyons Coumba d’un ton contrit, la jeune femme s’offusquait, s’exaspérait : « Mais, enfin ! Ne me dites pas que vous ne les entendez pas ! Comment pouvez-vous dormir à ce point ? »

Depuis la fin septembre 2002, Coumba imaginait la pointe de Sangomar grouillant de monde, nuit et jour. Comme personne ne parvenait à l’en faire douter, on évitait de la contrarier. Malheureux de n’avoir pu lui épargner un impitoyable coup du sort, la majorité des villageois se faisaient un devoir de l’entourer de sollicitude. Tous savaient que, la noire nuit du jeudi 26 septembre 2002, lorsque le Joola coula, la vie de Coumba avait bu la tasse. Son mari, Bouba, était à bord et ne figurait pas sur la liste des 64 rescapés. Le ferry assurait la navette entre Dakar et Ziguinchor, chef-lieu de la Casamance, région sud du Sénégal, d’où revenait Bouba. Bâtiment d’une longueur de 73,60 mètres, en flottaison, sur 12,50 mètres de large, le Joola rassurait par son envergure. Pourtant, malgré ses deux moteurs d’une puissance de 1 600 CV, il avait sombré, entraînant avec lui ses 44 membres d’équipage et des centaines de passagers. Depuis, submergée par ses émotions, Coumba se débattait dans la nasse des jours. La jeune femme souffrait, se remémorait, puis souffrait encore. « Ce n’est pas possible ! Non, ce n’est pas possible ! » s’exclamait-elle souvent. Plus elle souffrait, plus elle recourait à l’imagination. Ce qu’elle avait appris dépassait l’entendement. Roog Sène, le Seigneur que tous vantent, ne pouvait manquer d’idées au point de n’avoir pas d’autre monde à lui proposer. « Non, ce n’est pas possible ! » Alors, Coumba imaginait… Elle imaginait, jusqu’à déconcerter les siens. Cependant, toute la compassion des insulaires n’ayant pas réussi à la consoler, les plus sages s’abstenaient de la juger quand les apprentis sorciers débattaient de son état psychique. Qui n’habille pas l’indigent admet ses guenilles ! Même si Coumba écoutait les vents du soir, comme d’autres des convives, aucun cartésien n’aurait eu assez d’arguments pour la détourner des lucioles qui la taquinaient, l’invitaient, la menaient à Bouba, là-bas, à Sangomar.

Pendant des siècles, l’extrémité sud de la Petite-Côte sénégalaise, la pointe de Sangomar, a été un important lieu de culte pour les Sérères, qui vénéraient Roog, c’est-à-dire Râ. Bout de terre inhabité en face de l’île de Niodior, Sangomar est considéré comme le lieu de rassemblement des djinns, mais aussi des Pangôls : les esprits des ancêtres ; des ancêtres si accueillants que tout le monde les appelle affectueusement Mâmayiin : les grands-parents. C’est aussi Mâ-mayiin que les Sérères-Niominkas appellent la marée montante et, comme elle, les ancêtres reviennent toujours. Sangomar, c’est le royaume des ombres, les Champs-Élysées sérères, reliés au monde des vivants par un bras de mer. À part les majestueux baobabs dominant la mangrove, on y trouve un lac, quelques bovins en pâture, des puits pour désaltérer ceux qui marchent sur le sable chaud, mais ceux-ci vont rarement déranger les facétieux singes qui disputent l’espace aux chiens sauvages, chasseurs de crabes comme eux. Par le passé, on y trouvait aussi des arbres fruitiers. Aujourd’hui, virgule de sable dans l’Océan, l’érosion côtière l’ayant détaché du village de Djiffer dans les années 80, Sangomar reste toujours reconnaissable à ses baobabs, son mystère renforcé par l’insularité. Si Bouba était à jamais soustrait à ses bras, Coumba ne pouvait l’imaginer ailleurs qu’à l’endroit où, quittant Niodior, le soleil va se coucher, là-bas, dans la soie bleue de l’Atlantique, sous la garde de Sangomar, le djinn de la mer et des ancêtres, Mâmayiin. Or cette amoureuse qui réclamait son aimé à la nuit n’entendait pas attendre l’éternité pour leurs retrouvailles.

Regard ! Combien d’humains passent une vie entière à chercher celui qui leur manque ? Coumba ne passait pas pour une girafe, pourtant, surplombant les palissades, son regard errait là-bas, sur ce rivage, où Sangomar garde son amour derrière les vagues du souvenir. Regard ! Ce n’est pas qu’une faculté, que les ophtalmologues attribuent aux deux billes scintillantes entre les paupières. Il existe d’innombrables sortes de regards ! Mais, sur les dunes du Saloum comme face aux mégalithes de Stonehenge, la meilleure vue est celle qui traverse le mur du réel. Gratter, forer un trou dans l’opacité des jours, c’était devenu la seule occupation de Coumba. Veilleuse, elle écoutait la nuit du Saloum, regardait dans le sillage des lucioles et voyait tout autrement.

Mort ou vif, nul n’est inaccessible ! dit-on en pays sérère. Les natifs qui partent volontairement des rives du Saloum reviennent tôt ou tard, rappelés par les Pangôls, les esprits des ancêtres. Quant à ceux rappelés à Dieu, ils se fondent dans les ombres et rendent visite aux leurs. Faute de quoi, les vivants, nostalgiques, ils hissent la voile de l’amour à leur guise, naviguent jusqu’à Sangomar, où le roi des ombres ranime les morts et remédie à tous les soupirs.

Aux scènes diurnes qui la cernaient, Coumba préférait les visions nocturnes, qui la libéraient, l’évadaient de son carcan routinier. Veuve, assignée à résidence dans sa belle-famille, que pouvait-il se passer dans sa vie ? Pourtant, chacune de ses nuits valait plusieurs journées de ceux qui croyaient sa vie au point mort. Parce que les étoiles guidaient son cœur vers Sangomar, là-bas, tout près de son prince, Coumba, munie de sa plume, ramait obstinément quand Niodior dormait. Elle ne comptait plus ses sombres jours, seulement ses merveilleuses nuits.