I

Gospel ou fado ? Seigneur, quel chant ramène les morts ? Le cœur de Coumba ne murmurait plus que lamento. Mais à quoi bon réveiller le maestro Bach ? Même son violoncelle ne saurait tout dire du mal du manque ! Alors, silence. Surtout pas d’oratorio, trêve de prières ! Combien de marées faut-il à Neptune pour rendre ceux qu’il retient loin des leurs ? Les bras de Coumba réclamaient Bouba.

Dans les bras de mer, carpes, carangues et barracudas grossissaient. Sous les cocotiers de Niodior, Coumba rétrécissait, à l’instar des huîtres en salaison qui séchaient à l’arrière des cuisines. Déjeuner ponctuel ou dîner tardif, cela n’avait nulle importance pour la jeune femme. Les plats qu’on lui servait, elle y touchait à peine. D’ailleurs, pourquoi les salait-on, alors que sa salive, comme ses jours, n’avait plus que le goût de l’Atlantique ? Pourtant, Coumba n’imaginait pas reprocher son manque d’appétit aux cuisinières, encore moins aux paludiers. Elle était d’une humeur à mettre Gargantua à la diète, parce qu’elle ne reconnaissait plus son delta natal. Le delta du Saloum, aquatique berceau des Niominkas, l’une des plus belles baies du monde, cette verdoyante réserve de biosphère, est un tel écrin de beautés, que même le diable devrait regretter de voir une amoureuse y verser des larmes. Au Saloum, royaume aux multiples merveilles, même l’automne est ensoleillé, la brise guérit des morsures du soleil et les paysages rendent le malheur indécent. Mais pour Coumba, tout n’était plus que désolation. Le Saloum, sans son prince Bouba, quel horrible désert ! Une âme blessée dans ce décor paradisiaque, le visiteur pourrait reprocher cet oxymore au Seigneur. Coumba ruminait, reniflait, serrait les dents. Qui connaît le Saloum sait que la luxuriance des palétuviers sied à la pudeur des Niominkas. Ici, les hommes rament en chantant, les femmes affrontent leur sort à coups de pilon, dès l’aube, et même une fillette en pleurs accusera le sable de lui irriter les yeux plutôt que de confesser son chagrin. C’est que les marins sont durs au mal et, comme leurs frères corses ou bretons, les Sérères-Niominkas du delta du Saloum n’enfantent pas de trouillard peuhl, qui coule aussi vite que son sabre de berger, puis pleurniche youmâm-bâbam, appelant mère et père, à la vue d’une raie. Insulaire, Coumba ne redoutait ni les vagues ni les raies, mais les scorpions qui pullulent sous l’oreiller des veuves, ces tenaces pensées où le mort ne cesse de mourir.

Seigneur, gospel ou fado ? Quel chant ramène les morts ? Coumba n’était pas seule à réclamer un être cher à la nuit. Ses soupirs se confondaient à tant d’autres, par-delà les océans. Ce qui la tenait insomniaque et mouillait ses yeux humectait également d’autres oreillers à des milliers de kilomètres de son lit. Seigneur, Niodior ne t’a pas refusé son fils, mais le bélier d’Abraham ne te suffisait-il pas ? Outre les centaines de Sénégalais, d’autres ont jeté l’ancre au même endroit que Bouba. Dames, demoiselles, messieurs, ils venaient des quatre points cardinaux. Quelle force centrifuge les avait réunis dans le Joola ? Quel impératif, quel rêve, quel désir guida leurs pas jusqu’au pire navire du Souvenir ? Tous ceux-là, Coumba les recensait avec son époux, dans la foule qu’elle imaginait rassemblée au royaume des ombres, sur l’île sacrée de Sangomar. Une foule de veilleurs, qu’elle écoutait, interrogeait, grâce au sortilège des nuits du Saloum, qui la transportait auprès de son aimé.

En début de soirée, quand ceux qui évaluaient son état psychique croyaient son regard dans le vague, Coumba, elle, observait, détaillait les contours d’un autre visage : Bouba rayonnait dans sa mémoire ! Calme, mais affable, Bouba aimait plaisanter et ne rechignait pas à multiplier les amitiés. Au cours de ses fréquents allers-retours, Dakar-Ziguinchor-Dakar, il avait gagné de nouveaux copains. Coumba savait que certains d’entre eux l’accompagnaient à son dernier embarquement et partagent son interminable escale, là-bas, à Adiaguediâkh, au bout de tout. Là-bas, où l’Océan retient les rêves, les promesses et les futurs.

Pendant ses veillées, écoutant le mugissement de l’Atlantique, Coumba ne songeait pas qu’à son cher Bouba. Elle pensait également à tous ces émigrés venus se ressourcer au pays et qui ne reverraient pas leur terre adoptive, là-bas, en Occident. À qui, à combien de personnes avaient-ils dit au revoir, en ignorant que cette promesse ne serait jamais tenue ici-bas ? Coumba se désolait pour tous ceux qui, là-bas, au bout du monde, percevaient désormais le nom de son pays comme celui d’un lointain cimetière où reposent les leurs. Le Sénégal n’a pourtant pas de cyprès ; comment se fait-il qu’on y devine maintenant une forêt d’ifs ombrageant la mer ? Larguez les tiwânes ! À bâbord comme à tribord, larguez les cotonnades sérères ! Là-bas, à Bel Air, Senghor verra nos élégies larguer des cotonnades mauves sur l’Atlantique ! Passagers du Joola, prenez ces tiwânes, couvrez-vous ! Prenez ces tiwânes, réchauffez-vous de nous !

Coumba savait qu’à Marseille, un couple de retraités veillaient comme elle, imaginant leur fille et leur beau-fils dans le pire des froids. Là-bas, à Marseille, bien que gardés par leur Bonne Mère, Linda et Djilali ne dormaient plus depuis qu’ils avaient appris qu’ils n’embrasseraient plus la jolie Pauline, leur unique enfant, partie découvrir la Casamance, région natale de son époux, Sihalebe, un ami de Bouba. Leur chère Pauline ne reviendrait pas ! En arabe, en espagnol, en français, comme en toute autre langue, cette phrase sonnait et sonnerait toujours étrange à leur oreille. À Marseille, Linda et Djilali appelaient peut-être encore leur Bonne Mère ou Allah, par habitude, mais qui leur parlait de Dieu aurait mieux fait d’aller mâcher des orties. La douleur est une autre foi, qui, elle, donne toutes ses preuves. Maxime, le neveu de Linda, le savait, lui qui pleurait en même temps sa femme et la meilleure amie de celle-ci, qui n’était autre que sa cousine à lui.

Ailleurs, des infirmières rendaient hommage à leurs collègues, Pauline et Amanda ; des membres d’association, à leurs camarades de combat ; des professeurs, à leurs élèves ; des étudiants, à des copains ou copines ; des conjoint(e)s, à leur conjoint(e). Partout, tant de parents pleuraient leurs enfants ; regretteraient-ils de les avoir dotés de semelles de vent en leur transmettant leur amour de l’autre et la curiosité de l’ailleurs ? Car, toujours, la douleur interroge les principes. Mais que l’on se souvienne : les voyageurs étrangers pris dans le Joola ne redoutaient pas les frontières, ils les ouvraient à la lumière de leur regard sur le monde. Ils bravaient Sahara et Sahel, allaient vers ceux qui ne pouvaient venir à eux. Épargnés du cynisme du troisième millénaire, beaucoup d’entre eux tenaient encore la rencontre ou l’action humanitaire pour une simple expression de la fraternité entre les peuples. Certains d’entre eux voyageaient, œuvraient pour les autres, se dévouaient à la mesure de leur optimisme, c’est-à-dire immensément. Au pays de la téranga, République du courtois Sédar Senghor, pour leur dernier voyage, les avait-on accueillis avec autant d’amour qu’ils en avaient pour l’Afrique et pour l’humain, qu’ils se réjouissaient de découvrir ? se demandait Coumba en souhaitant que ce fût bien le cas.

Amanda, Pauline, Sophie ? Paul, Pascal, Sarah, Khalil ou William ? Combien d’autres a-t-on attendus, en vain, dans un foyer vidé de joie, n’abritant plus qu’une digne impuissance ? se torturait Coumba. Là-bas, en France, Espagne, Suisse, Hollande, Amérique ou ailleurs, combien d’autres familles, collègues, amis ou amant(e)s demeurent inconsolables ? Dans le roulis des jours, entre les nuances de chaque matin, comment survivent ceux qui ont des êtres chers retenus à jamais sous le règne de Sangomar ? Peut-être comme nous autres, au Saloum, supposait-elle, avec le sentiment d’être liée à eux, bien au-delà de leur tragédie commune. Car, trépignant devant le mur des Lamentations à Jérusalem, implorant la Sainte Marie jusqu’à Rome ou psalmodiant l’Ikhlas jusqu’à La Mecque, les éprouvés conjurent le même sombre ciel. Un ciel qui, certes, leur tombe sur la tête, mais les réunit également sous la même tente de la condition humaine. Le Joola, ce n’était pas qu’un navire filant à 14 nœuds, ses 2 087 tonneaux transportaient l’humanité entière : une diversité de personnes, d’ethnies, de langues, de nationalités y avait convergé pour le voyage sans retour ; si ce n’est le retour sur cette confluence de leurs itinéraires, enseignement qu’ils ont légué aux vivants. Alléluia ou Allah Akbar, Salam ou Shalom, comment priaient les passagers du Joola ? Quel sécateur ne se briserait à les dissocier ? Ce qui les a rassemblés pour l’éternité se moque des chapelles ! Selon Coumba, le djinn de Sangomar veille sur eux pareillement en son royaume des ombres ! Alors, elle imaginait Bouba et tous ses compagnons du Joola en pleine forme, veillant au centre de l’île avec Mâmayiin, les esprits ancestraux, qu’elle se figurait sous les traits rassurants de vieilles personnes défuntes de sa famille, qu’elle avait bien connues.

D’après la légende, qui veut accéder à ses morts invoque le djinn de Sangomar et celui-ci le guidera, en vertu du pacte qui le lie aux ancêtres. Selon ce pacte, Sangomar nourrit, protège, couvre le peuple marin de ses bienfaits, en échange, celui-ci l’honore par des offrandes et le laisse emporter qui lui plaît, à l’heure de son choix, pour peupler son immense royaume. Sangomar règne sur le monde invisible, mais ses hôtes ayant généralement des missions à terminer ailleurs, ils ne se tiendraient pas tranquilles s’ils ne pouvaient continuer à communiquer avec les vivants. Quant à ceux qui n’arrivent pas à renoncer à leurs proches, otages de la marée basse – là-bas, derrière les bancs de sable du souvenir –, sans l’espoir de les voir revenir à la faveur d’une marée montante, beaucoup n’attendraient peut-être pas l’appel du Maître des flots pour aller les rejoindre. Ainsi, flux et reflux ! Conciliant, Sangomar permet le passage entre les deux mondes à ceux qui en expriment l’ardent désir, à condition que leurs ancêtres intercèdent en leur faveur. Et ils intercèdent souvent. Regardez l’abondante écume des vagues, chaque bulle renferme une âme ; depuis des siècles, les ancêtres débarquent ainsi sur les rivages du Saloum avec les dons de Sangomar et se retirent avec les doléances de leurs enfants.

Flux et reflux : Sangomar prend et donne, à sa guise ! clament les vagues. En escale à Sangomar, les hôtes du djinn veillent, songeant à leur vie. Lassés du bavardage des vagues, comptent-ils patiemment les étoiles ? Non, ils parlent. Ensemble, ils parlent, mais ils s’adressent également à tout autre sachant les entendre. Devisant du crépuscule à l’aube, que disent-ils ? Lancent-ils des SOS ou murmurent-ils à la brise de quoi rassurer, consoler les vivants ? Sangomar brasse les souffles, mais il distingue chacune des voix et la fait parvenir au destinataire de son choix. Ceux qui l’invoquent ne veillent pas seuls.

Nuits du Saloum ! Une Sérère vous jure, sur Roog Sène, qu’accommodant le dîner, seule dans sa cuisine, elle a entendu sa grand-mère morte depuis dix ans lui donner un conseil, ne riez pas, croyez-la. Elle ne rêve ni n’affabule, elle tient cette certitude multicentenaire de sa culture animiste, qui puisait sa lumière dans l’œil de Sirius – la religion sérère étant d’ailleurs représentée par une étoile à cinq branches, ainsi qu’une canne rainurée d’un serpent, telle celle d’Hippocrate. Nuits du Saloum ! Une vieille dame passe, traînant une cordelette en coton torsadée, rouge et blanc, qu’elle appelle Diambogne, ne riez pas ; avec l’aide de ses ancêtres, elle vous protège de la morsure mortelle d’un serpent. Merci vous coûtera moins qu’un cercueil, alors, dites-le poliment : diokandial. Et si vous doutez, sachez qu’au Saloum comme ailleurs, qui ne voit pas dans le noir peut s’abstenir d’affirmer qu’il n’y a rien à voir. Nuits du Saloum ! Tchoukour-kouroum ! Que les anthropologues tendent l’oreille au hibou anthropophage ; peut-être qu’il hulule les secrets que les gens du delta ne dévoilent pas aux visiteurs. Nuits du Saloum ! En dehors des poétiques veillées où les calebasses des dames donnent le contrepoint aux guitares folks des messieurs, les ténèbres convoient toujours mille terreurs, en pays sérère. Nuits du Saloum ! Si vous n’entendez ni djoundjoung ni pélinguère, c’est le règne des absents. Des absents tellement présents, car, libérés des contingences du corps, ils ne sont plus qu’esprits, des Pangôls, des souffles, des fluidités que les Sérères devinent surgissant de partout, même des interstices des palissades, où le chat noir d’une sorcière mourrait coincé. Nuits du Saloum ! Empire des esprits, qui se promènent à Niodior aussi, dit-on, depuis les bois sacrés, Pétiala, Itoumbé, Ngonoli… ils traversent le village, gagnent le bosquet de Koko, puis chevauchent les vagues jusqu’à Sangomar. Alors, dès le crépuscule, les vivants évitent les sorties inutiles ou se faufilent et murmurent, prudents. Nuits du Saloum ! Si vous entendez crier : ô Ndiadiâne ! ne perdez pas de temps à dire Stupéfiant ! Retirez-vous, fissa, fissa ! Les hyènes ne surgissent pas que de la bouche du conteur ; il y a aussi les Nakwé qui soutirent des âmes en imitant le chant du hibou, et des loups-garous bondissent de toute obscurité pour vous attraper par les mollets. La nuit, au Saloum, chaque Sérère s’en remet aux mânes de ses ancêtres, qui se réincarnent, adoptent diverses apparences pour interagir avec les vivants. Polyvalents, les Pangôls sont guérisseurs, justiciers, redresseurs de torts et, surtout, messagers. Chargés des requêtes des mortels, ils intercèdent auprès de Roog Sène, divinité suprême et universelle, ils servent aussi d’intermédiaires pour solliciter toute puissance susceptible de venir en aide aux humains ! Plus Coumba les invoquait, plus les voix nocturnes se précisaient et prolongeaient ses veillées.

Le souffle des veilleurs de Sangomar, Coumba le percevait, le décryptait, afin de l’offrir plus tard à sa fille ainsi qu’à tous ceux qui savent que l’absence n’est pas synonyme de vide. Recueillant, remodulant des échos nocturnes, mémorisant ses conversations avec les ombres, Coumba ne perdait pas le contact avec la réalité, comme le prétendait la rumeur, c’est même ainsi qu’elle se ménageait une emprise sur la vie. Certes, sa conviction surprenait, mais surprenant ne vaut pas impossible ; si les normatifs l’admettaient, tant de gens supposés fous sortiraient des asiles et enrichiraient le monde de leur originalité. Ne pas croire au dieu qui inspira Michel-Ange discrédite-t-il l’œuvre du génial peintre ? Depuis Socrate et Kocc Barma, c’est le doute qui grandit la sagesse, pas la certitude et ses négations qui rétrécissent le champ de vision. Les œillères ne conviennent même pas aux ânes !

Coumba sortait des clous, mais elle obéissait à cet universel besoin vital qui consiste à combler les gouffres de l’existence, sans quoi les chutes seraient mortelles. Et cela, chacun s’y prend à sa façon. Parfois, dans la journée, quand les curieuses commères la croyaient larguée ou divaguant, en vérité, Coumba était parfaitement lucide, dans son monde à elle. C’est son monde qui était inaccessible aux autres. Or, qu’une barque passe loin de votre quai suffit-il pour la déclarer embarcation perdue ? On trouvait Coumba étrange parce qu’elle réfléchissait quelquefois à voix haute, brassant des sujets inattendus.

« Ni fleurs ni couronnes ! » lança-t-elle, un jour, alors qu’elle était seule dans sa chambre. Oubliant ceux rassemblés au salon, dont elle n’était séparée que par un mur mitoyen, elle s’enhardit. Mais que pouvait raconter une veuve en révolte contre son sort ?

« Ni fleurs ni couronnes ! Gardez vos colas, de même que vos cierges ! La lumière inonde ma mémoire ! Économisez les bougies pour vos lectures à la fin du pétrole ! Jetez seulement une poignée de sable dans les pas des partants, ainsi les survivants auront pied dans l’absence. Depuis toujours, on cherche à boucher les trous ! S’ils cassent les pneus des camions, que ne font-ils aux chevilles ? Tous ces trous, ces pertes, tous ces manques ! Qui tient la pelle et s’amuse à excaver nos vies ? Qui l’identifie lui dise que ramant, marchant, courant, escaladant ou cédant aux sirènes de l’Art, les humains ne font que braver les abîmes. Comment ne rêveraient-ils de les combler ? Après chaque chute, chacun s’use en usant de la corde à sa disposition pour remonter vers le soleil. Éreintante, cette incessante danse sur le plancher des vaches, entre la voûte du ciel et la fosse des Mariannes ! L’apnée, si souvent ; même en plein air, on peine à respirer. Gainage, fermement, puisqu’il faut tenir ! Ce qui galbe les fesses, enserre les flancs, retient sûrement la vie qui vacille sans cesse en nous. Cordes tendues, nos muscles s’entrelacent, se raccordent, nous tiennent debout. Il s’agit de retarder l’affaissement. Non, ne jetez ni fleurs ni couronnes dans le sillage du Joola ! L’Océan vous les rendrait ! Ne laissez tomber aucune larme, l’Atlantique en verse pour nous, pour des siècles et des siècles ! Non, ne laissez tomber aucune larme, cela ne fait pousser aucun rêve. Ce qui lave le ciel d’automne pousse les arbres au ciel et fera grandir ma petite Fadikiine. Fadikiine portera mes yeux vers un futur plus beau que ce sombre présent… »

Dès que Coumba prenait conscience de sa voix ou se faisait surprendre, elle s’arrêtait. Elle attendait ensuite que la nuit instaurât le silence pour tendre la main à ses fantômes. Quand les raisonnables dormaient, elle convoquait ses souvenirs, les évidences d’avant le Joola, afin de rendre ceux qui erraient sur l’île de Sangomar à leurs occupations d’antan, parmi les vivants.

Il était une fois, a-t-on coutume d’entendre, et cette fois-là demeure par la foi des conteurs, qui, pourtant, arrachent des dents depuis des siècles ! Il était une fois des voyageurs en escale imprévue au royaume des ombres ; bien que généreusement accueillis par les ancêtres sérères, ils avaient le sommeil bref à force de chercher à communiquer avec les vivants, c’étaient les veilleurs de Sangomar, et leur souffle demeure par la voix de Coumba, leur interlocutrice, nuit après nuit, pendant quatre mois et dix jours. La veuve ne parlait pas toute seule, ne délirait pas ; et si sa conduite portait à le croire, c’est parce que ceux qui peuplaient ses nuits étaient assez malicieux pour se rendre invisibles à tout autre qu’elle, grâce au sortilège de Sangomar.