À quai, scrutant l’horizon ou multipliant les activités, en guise de dérivatif à leur angoisse, les femmes de marins savent ce qu’elles attendent. Mais Coumba, elle, qu’attendait-elle, enlisée sur la dune, parmi les cocotiers ?
Le matin, quand les poules s’ébrouaient, caquetaient dans la cour, Coumba restait immobile. Au crépuscule, quand les grenouilles de l’étang voisin coassaient, sautaient d’un nénuphar à l’autre, Coumba demeurait statue de sel ou plutôt de marbre – puisque les tas de sel derrière l’île changeaient de forme sous le vent quand ils ne fondaient pas sous la pluie, laissant Coumba à son sort. L’éternité, c’est une peine que rien n’allège, l’horizon assombri par une infinie tristesse. Bonjour, bonsoir, Coumba feignait la surdité ; c’est que ces vœux pavloviens sonnent ironiques quand la vie fait des siennes. Toujours les gens demandent « Comment vas-tu ? », mais gare au naïf qui s’avise de répondre sincèrement, seule sa grand-mère hésiterait à tourner les talons. Qu’importe l’heure des visites, matinales ou vespérales, toutes incommodaient Coumba ; rien que de rendre les salutations l’ennuyait, or, au Saloum, elles sont interminables. « Passez votre route, braves gens, épargnez-moi l’effort de l’élocution », implorait son regard las. La joyeuse Coumba, réduite en opossum face à la férocité du destin ! Combien de temps ferait-elle ainsi la morte ? sous-entendaient les œillades échangées dans son dos. Un faucon n’avait qu’à s’abattre sur les yeux impatients ! Insupportables, ces vipères sourdes qui font passer leurs contorsions pour de la compassion ! Elles traînent leur existence de fosse en buisson, frôlent à peine le sable chaud, mais vous disent, froidement, « Lève-toi et marche ! », quand la vie vous coupe les jambes ! Ces reptiles, que savaient-ils de l’énergie phénoménale que déployait Coumba à se tenir de la sorte ? Immobile et mutique, elle mimait Bouddha, alors qu’une tempête ravageait tout en elle. Les batailles qui se mènent en silence sont les plus destructrices. Coumba n’était pas impassible ni discourtoise, elle négociait son souffle. Elle parlait parfois, mais généralement quand elle était seule, et dans un village, cela fait du bruit.
Sur l’île, la corvée d’eau n’est pas seule à garder les femmes sur le qui-vive. Un shaytan les attire sur le chemin des sources, par tous les temps, et nourrit leur insatiable curiosité. Au puits, certaines dames remplissent leurs bassines de rumeurs ; ce sont les mêmes qui répandent les nouvelles à travers le village.
Or, Coumba perdait la tête, soutenaient-elles cet automne-là, puisqu’elle s’obstinait à parler, interpellant on ne savait qui, dans une chambre vide. Et le chuchotis chuchota dans toutes les arrière-cours ! Le bouche-à-bouche, on le sait, transmet parfois l’herpès ; le bouche-à-oreille fait pire, les semelles baroudeuses rapportant souvent de quoi contaminer les cervelles. « Tu sais, Coumba, tatati… Il paraît que la pauvre Coumba, tatata… » Et les sources se succédant, le sujet ne tarissait pas. Si la jeune femme avait perdu un bout de chair chaque fois qu’on prononçait son prénom dans son dos, il ne serait rien resté d’elle. Insondable mystère humain ! Pourquoi dans les villages, toute originalité vous vaut l’index ou la livrée ? La profondeur de vue des commères est-elle proportionnelle au rayon de leur périmètre quotidien ? Que ces bavardes s’occupent de leurs oignons, au lieu de postillonner dans les puits ! pensait la calomniée. Coumba vivait d’autres évidences.
Depuis son retour précipité de Dakar, non seulement ses conversations s’étaient raréfiées mais, la plupart du temps, elles ne concernaient même pas les quelques personnes autorisées dans sa retraite. Coumba avait d’autres interlocuteurs. Des interlocuteurs qui ne reprochaient rien à son esprit. Non, Coumba ne déraillait pas, mais son attitude détonnait depuis que son monde s’était brutalement fragmenté, l’obligeant à varier sa perception de la réalité. Le diable n’avait qu’à faire des nœuds marins aux langues pendues ! Toujours assoiffées de potins, les sorcières jacasseuses vivaient le jour, hantaient les puits de jour, séduites par le cristal bleu qui s’y miroitait, sans éclairer leurs lanternes. Que savaient-elles de la voûte nocturne que dardait Coumba ?
Cela faisait déjà deux semaines que la jeune Coumba se conformait à son nouveau statut de veuve. Si les visites de parents et alliés rythmaient ses journées, les nuits lui semblaient interminables. Comme les jours précédents, elle s’était levée au milieu de la nuit, des voix d’hommes et de femmes se disputant son attention. À cette heure, où même les chèvres se tenaient tranquilles, d’où pouvait venir le bavardage ? Elle avait vérifié sa petite radio de chevet, mais, comme Fadikiine dormait à ses côtés, l’appareil restait éteint. Les tenaces voix n’avaient pas besoin d’une antenne hertzienne pour parvenir à Coumba. Elle était certaine de percevoir, entre les hululements du hibou, d’innombrables déclarations, dont celles-ci : « Ô, les vivants, vous qui marchez encore sur le sable chaud ! Si vous humez la brise et sentez la chaleur sous vos pieds, vous pouvez nous entendre. Ne faites pas diversion, certains disent la nuit silencieuse, afin d’ignorer son murmure. Ô, vous qui foulez encore le sable chaud, écoutez les souffles comme la savane s’imbibe de pluie. Retenus par la marée basse, nous avons besoin de vous, écoutez… »
– Et pour quelle raison vous écouterais-je, moi ? s’était agacée Coumba. Sans Bouba, plus rien n’est doux à mon oreille ! Pourquoi m’assaillez-vous ainsi ?
– Retenus à Sangomar, nous cherchons un messager.
– C’est ça ! Et moi, qu’y gagnerais-je, à vous servir de factrice ?
– À Sangomar, vient toujours le moment où la marée s’inverse, nous ne recevons jamais sans donner. Et, tout comme nous, vous réclamez quelqu’un à la nuit, servez-nous et nous vous servirons. C’est un vieux pêcheur qui nous a conseillé de nous adresser aux vivants ainsi. Maintenant que c’est fait, nous vous écoutons.
Nul ne paraphe quand les esprits scellent un contrat, mais le verbe vaut bien l’encre, qui n’inscrirait rien sans lui. Signature ou parole d’honneur, Coumba était trop troublée pour prendre le moindre engagement, surtout avec des êtres invisibles. Sa curiosité mâtinée de crainte, un simple coup de vent sur le zinc la fit bondir, comme si le démon avait frappé à sa porte. Encore une fois, elle réveilla Wassiâm, sa belle-mère, qui lui tint le même discours :
– Mais non, Coumba, je n’entends rien du tout, et toi non plus d’ailleurs. La seule chose audible à cette heure-ci, c’est le vent dans les branches des cocotiers, sinon le bruissement lointain des vagues, là-bas, entre Sangomar et Banjul. Arrête d’appeler de la sorte, une veuve ne doit pas élever la voix, surtout la nuit : le fantôme de ton mari pourrait emporter ton âme ou celle des gens dont tu clames le nom.
– Eh bien, qu’il m’emporte ! Je ne demande pas mieux.
– Voyons, Coumba, sois raisonnable, recouche-toi ! Le Tout-Puissant qui nous avait donné Bouba nous l’a repris, c’est ainsi. Accepte la volonté d’Allah, ma fille ; essaie de dormir. Si tu passes ton veuvage ainsi, tu risques de perdre la tête. Allons, calme-toi. Invoque ton Seigneur, ça t’apaisera.
Invoquer, Coumba ne faisait que cela, seulement, son Seigneur à elle, c’était Bouba. Elle en avait assez de cette rengaine fataliste, qui non seulement ne la consolait de rien, mais de surcroît la mettait en colère contre sa belle-mère. Quand on est en pleine souffrance, il n’y a rien de plus exaspérant que de se voir reprocher d’exagérer son mal-être. Or, en l’occurrence, même le ton de Wassiâm exprimait plus de réprobation que de compassion. Lorsque la dame parlait, Coumba baissait les yeux, sinon son regard aurait révélé ce qu’elle n’osait formuler. Wassiâm, ce corps qui s’agitait, sentait-il encore quelque chose ? s’interrogeait Coumba. Comment cette femme avait-elle pu se résigner si rapidement à la perte de son fils ? La foi avait-elle fait d’elle un pachyderme ? Même les éléphants endeuillés barrissent et frappent longuement le sol de leur trompe, avant de renoncer à leur mort. Comment expliquer l’attitude de Wassiâm ? Réagissait-elle ainsi, confortée par une sincère piété, ou feignait-elle le détachement en répétant un prêche dont elle-même voulait se convaincre ?
Sans réponse à ses questions, la bru musela sa déception. À défaut d’un remède, elle devait trouver meilleur témoin à ses insomnies. Certes, on entoure les veuves, mais, tout comme les orphelins, on les préfère stoïques, personne n’aimant les entendre geindre. Souffrir, c’est une chose, mais le dire, c’est faire souffrir. Et, même s’il doit exister quelques saintes, une mère éplorée est-elle la personne la mieux placée pour consoler une veuve qui pleure son fils à elle ? Toute à sa douleur, l’amoureuse en arrivait peut-être à oublier que sa belle-mère éprouvait autant de peine qu’elle, sinon plus : ayant non seulement engendré, mais aussi chéri le défunt bien plus longtemps que quiconque. Dans la nuit niodioroise, le manque d’électricité n’était pas seul à borner la vision. Malgré la lueur de la lampe tempête, un voile de pudeur se dressait, opaque, entre Wassiâm et Coumba. Après un long moment de silence, chacune avait regagné son lit. Coumba soupira profondément, s’allongea sur le flanc et passa un bras autour de sa fille. Encore une fois les portes s’étaient refermées sur l’incompréhension mutuelle. Tchoukour-kouroum ! Dans la nuit du Saloum, le hibou chantait. Tchoukour-kouroum ! Réitérant à l’envi, le volatile guidait-il les sorcières ou se raillait-il des mystères de l’âme humaine ? Tchoukour-kouroum !
Le lendemain, Wassiâm considéra qu’il était temps d’alerter Yaliâm, la mère de Coumba, de l’étrange comportement de sa fille. Décortiquer des arachides, Wassiâm savait faire ; même les coriaces huîtres des palétuviers du Saloum, c’était dans ses gènes d’insulaire d’y risquer ses ongles ; mais la noix fêlée sur les épaules de Coumba mettait ses compétences à rude épreuve. Non, elle n’irait plus s’y pincer les doigts. Sa mère n’avait qu’à s’en occuper ! Depuis la nuit des temps, au Saloum comme ailleurs, ce sont les mères qui décryptent les galimatias de leurs fous. À Niodior, aux confins de l’Atlantique, en cet automne-là, il y avait tant de gens, et même des fossiles qui comptaient plus d’années que le calendrier du Christ, mais toujours pas de psy pour décoder les états d’âme ni souffler quelque méthode susceptible de dissiper les ressentiments. Belle-mère et belle-fille cohabitaient, s’observaient, mais chacune se débrouillait avec son deuil. Juchée sur sa pile d’années, l’aînée semblait garder une certaine hauteur ; la cadette, quant à elle, sombrait de jour en jour. Au lieu d’un sermon, Coumba avait besoin de secours, d’une épaule assez solide pour la délester de ce que les vents nocturnes portaient à ses oreilles, ces murmures mêlés qui racontaient autant d’histoires inachevées. Il n’y avait pas que Bouba qui hantait sa chambre, toute une foule en quête de messager la cernait chaque nuit. Pourquoi personne ne daignait la prendre au sérieux ? Se souciait-on de ce qu’elle pensait ou ressentait ? Souvent, on parlait d’elle en l’appelant « la veuve », même en sa présence. N’était-elle donc plus que cela, un être ou, plutôt, une entité définie par l’absence ?
Veuve musulmane, Coumba devait porter d’amples boubous blancs, elle les portait. Bismillah ! Au revoir jeans et jupes ! Oubliés, les belles robes et les affriolants décolletés ! Mais s’enlaidir ne la gênait pas, puisque la plus belle des tenues ne lui vaudrait plus les compliments de son prince. Coumba devait accomplir cinq prières quotidiennes, elle s’en acquittait rigoureusement. La tante qui lui avait apporté une natte au motif de la Kaaba, ainsi qu’une bouilloire d’ablutions toute neuve, lui avait également glissé un chapelet entre les mains. Combien de sourates du Coran Coumba connaissait-elle ? Nul ne se le demanda, ses récurrentes génuflexions suffisaient à rassurer sa belle-famille. « La piété de la veuve vaut miséricorde divine à l’âme de son époux », répétait la parentèle de Bouba, toujours vigilante. Négliger les dévotions vaudrait donc l’enfer, pas au défunt, mais à Coumba, et ce, sans attendre le décret divin, puisque les humains s’en chargeraient. Veuve musulmane, Coumba devait parler à voix basse, elle ne s’exprimait quasiment plus. Elle devait vivre recluse, pendant quatre longs mois et dix jours, elle ne souhaitait que l’enfermement dans sa tristesse. On l’avait donc cloîtrée dans sa nouvelle vie, elle s’y tenait, aussi docile qu’une jambe dans le plâtre. Il y a des veillées que l’on ne cherche même plus à s’expliquer, Coumba les enchaînait, à l’instar des perles de son chapelet. Il y a des aubes froides et ténébreuses que nulle étreinte n’égaye, Coumba les vivait, esseulée. Sa mère s’inquiétait de son bien-être, surtout après l’effrayant compte rendu de Wassiâm.
Se ménageant la discrétion d’un tête-à-tête, Yaliâm rendit une très matinale visite à sa fille. Les recoins de la chambre se dérobaient encore dans la pénombre de l’aube, lorsque la mère interrogea ce regard éteint, qui semblait fuir le sien :
– Coumba, comment vas-tu ?
La jeune femme se contenta d’ajuster son voile. Parce qu’une mère entend les silences de son enfant, Yaliâm poursuivit la conversation :
– Il paraît que tu ne fermes pas l’œil de la nuit, que tu réveilles même ta belle-mère et que tu racontes des choses…
– Hum. Mma, la nuit, ces gens me parlent…
– Tu as des hallucinations, ma fille. Tu nous fais peut-être un palu ? Veux-tu que je fasse venir l’infirmier ?
– Hum-hum ! fit Coumba en hochant la tête, dépitée.
Si sa mère elle aussi faisait partie des sourds, à qui pouvait-elle se confier ? Certes, la malaria ne contournait pas l’île, mais était-ce une raison pour accuser les moustiques d’être à l’origine de toute fièvre ? Non, bien qu’elle eût les tempes en feu, Coumba n’était pas malade au sens médical du terme. Cependant, elle se savait convalescente et pour longtemps. D’ailleurs, guérirait-elle un jour du mal qui la rongeait ? Quel soignant lui rendrait son innocence et tout ce que l’absence de son chéri ôtait à son cœur chaque jour ? Vivre sans Bouba ! Elle n’y avait jamais songé. Vivre sans Bouba ? Cette question redéclenchait un séisme. Toute la communauté l’entourait, mais c’est en elle-même que la vie vacillait, s’effondrait. Quatre mois et dix jours de veuvage religieux ! C’est la Iddah, lui avait-on dit. Effectivement, c’est assez pour voir poindre une éventuelle grossesse attribuable au défunt. D’après l’imam, un accouchement aurait écourté sa réclusion, mais elle n’était pas enceinte. D’ailleurs, ce n’était pas tant l’enfermement qui l’interrogeait que la brièveté de la durée dévolue au deuil de l’amour. Quatre mois et dix jours, quand on aimait pour l’éternité ! Quatre mois et dix jours pour se remettre d’un amour fauché en pleine floraison ! Qui peut croire ce laps de temps suffisant ? Pour l’instant, Coumba ne voulait se remettre de rien ; se décharger d’une once de douleur, ce serait comme trahir son cher Bouba. Face à l’impossibilité de nier son calvaire, elle s’était résolue à l’embrasser de toutes ses forces. Où fuir le poids des jours, quand tout s’écroule ? Elle avait bâti son couple, tel qu’un architecte conçoit une solide demeure, avec poutres et piliers. Elle avait tout prévu, sauf que le ciel pouvait tomber et ruiner son édifice. Dans « jusqu’à ce que la mort vous sépare », l’allégresse des noces ne perçoit que la beauté d’un serment d’amour définitif, nul conjoint(e) n’entend « jusqu’à ce que la mort de l’un laisse l’autre sur le carreau ». Meurtrie, désorientée, Coumba accueillait chaque matin avec le même dépit.
Que la nuit rallonge sa traîne ! souhaitait Coumba, et ce n’était pas que par pudeur pour sa triste mine. Les ténèbres soulagent, quand il n’y a rien de beau à voir. Que la nuit rallonge sa traîne ! À quoi servait l’aurore, quand elle n’éclairait pas le sourire de Bouba ? Qu’attendre du crépuscule, s’il ne ramenait pas la silhouette de l’aimé ? Et cette stupide horloge qui rouillait, bringuebalait au salon ! Survivant au défunt qu’elle avait vu naître, n’avait-elle pas honte de sonner le glas ? Ding, gling ! comme si le Maître des cieux sonnait le gong ! Coumba regrettait de ne pas bénéficier de la paix des sourds. Intérieurement, elle fulminait. Ding, gling, à vous rendre dingue ! Maudite ferblanterie ! donne donc ta langue au chat, si tu ne sais pas combien d’heures me séparent de Bouba ! À perpétuité, cette horloge mentirait, se disait Coumba, parce que, pour elle, il n’était plus l’heure de rien. Que la nuit rallonge sa traîne ! Quelle différence entre midi et minuit, quand les câlins ne froissent les draps que dans la mémoire ? Ding, linga-lingue, gling ! Une à une, mais surtout, toutes lugubres, les heures s’égrenaient, irritaient les paupières et sombraient dans la mélancolie. Que la nuit rallonge sa traîne ! Coumba aurait préféré dormir mille ans plutôt que d’affronter l’impitoyable soleil qui lui convoyait foule de villageois tout en lui soulignant des traits qu’elle ne s’était jamais connus. Pourtant, son visage racontait une histoire vieille comme le monde.
La viduité ! Qui décrit les états d’âme d’une telle période verra un menhir couler de chaudes larmes. C’est la raison pour laquelle Coumba se taisait, quand sa mère lui demandait comment elle allait. Comment va-t-on au seuil du néant, Maman, si ce n’est en titubant ? Même si elle ne le formulait pas, Coumba voulait qu’on la tienne, la retienne ici-bas. Elle aurait souhaité qu’on l’enlace et la serre tendrement, mais la pudeur niominka favorise peu l’étreinte. Même la bienveillante Yaliâm restait bras ballants en couvant sa fille du regard. Happée par un soudain brouillard, Coumba chancelait, ressassant les refrains de son blues. Alléluia ou Allah Akbar, de quel côté chercher la boussole, quand le vertige fusionne les quatre points cardinaux ? Coumba ne distinguait plus les heures ni les directions, toutes inscrivant le même désespoir sur ses murs : l’absence de Bouba ! « Arrête d’appeler de la sorte. On dit qu’une veuve ne doit pas élever la voix… Le fantôme de ton mari pourrait emporter ton âme… », grommelait Wassiâm, qui n’avait pourtant pas besoin de la pincer, le frôlement du voile lui confirmant en permanence sa situation ainsi que le fantôme qu’elle-même était devenue. « On dit… On dit ! » On en dit tellement au village, que l’arbre à palabres en perd ses feuilles ; mais quelle outrecuidance irait dédire les croyances populaires, au risque de brûler la bibliothèque des analphabètes ? Coumba ne bronchait pas. Elle n’osait contredire sa belle-mère, mais elle n’en pouvait plus d’entendre cette superstition. Comme toute superstition, elle servait d’échappatoire, la bonne dame s’y référait pour désigner le Rubicon.
Wassiâm tenait à sa pirouette tel un Massaï à son bouclier, et Coumba n’était pas dupe. Bien qu’elle redoutât la solitude nocturne, elle se mit l’astreinte de l’apprivoiser, plutôt que de solliciter encore celle qui fuyait sa détresse. Qui écume la houle de l’Atlantique pour en faire son doux miel, celui-là seul pouvait reprocher à Coumba son incapacité à transformer l’anxiété en sommeil tranquille. Pour le miel, Coumba s’en remettait aux abeilles, et désormais, pour accueillir ses visiteurs nocturnes, dont même sa propre mère doutait, elle devait procéder d’une manière dont seule la petite Fadikiine serait témoin.