L’automne n’est pas qu’une saison, c’est aussi la tenace pénombre des jours atones, quand c’est le cœur qui change de saison. Pas d’humeur à s’émerveiller des nuances d’un coucher de soleil, encore moins de la couleur de son reflet dans les flaques d’eau, quand chaque jour fait une gueule de supplicié derrière les rideaux. Tout cela, Yaliâm ne le formulait pas, mais le traînait avec elle, elle le sentait au poids de ses sandales.
Inquiète, depuis que Wassiâm lui avait détaillé le comportement de Coumba – ses réveils intempestifs et les propos étranges qu’elle tenait –, Yaliâm, la douce mère, avait redoublé d’attention. La troisième semaine du deuil, elle avait même obtenu de son époux l’autorisation de dormir chez sa fille, n’imaginant pas la laisser affronter le crépuscule, seule. « La nuit rend la solitude plus cuisante, avait-elle dit à son mari, or, de toutes les solitudes, celle du veuvage est la pire. » Elle n’eut pas besoin d’arguments supplémentaires pour le convaincre. Certes, la présence de Yaliâm ne pouvait remplacer celle de Bouba, avait commenté l’homme, mais, tout comme son épouse, il espérait que la voix maternelle chasserait les cauchemars de Coumba, comme avant. Avant ! Avant le maquillage, les jeux de séduction, les fiançailles, les noces et les murmures enivrants de Bouba. Avant ! Quand les boutons de l’adolescence ne repoussaient pas encore les papouilles et bisous parentaux, Coumba appelait sa mère pour la border ; c’est également dans ses bras qu’elle se rendormait, après toute terreur nocturne.
Après une présence quasi permanente durant la troisième semaine, Yaliâm fut étonnée de constater que sa fille, qu’on disait parlant seule dans sa chambre, se tenait tranquille et ne s’exprimait presque pas. Maintenant, le doute levé, la mère rentrait dormir chez elle, mais, toujours attentive, elle multipliait tout de même les allers-retours dans la journée. Malgré ses nombreuses occupations, elle essayait autant que possible de veiller sur sa fille, sachant que la mort danse au nez des veuves au cours des premières semaines de viduité. Ma fille, ma pauvre fille, je suis là, de tout cœur avec toi, pensait-elle, sans jamais le formuler. Présente, elle laissait son regard exprimer le reste, sauf lorsqu’une situation imposait l’échange verbal. Baby-sitter de facto, la dame prenait souvent avec elle sa petite-fille, dont elle prétextait les tétées pour repasser régulièrement s’enquérir de son bébé à elle, toujours prostré dans sa chambre.
– Toc, toc ! Coumba ?
– Hum.
– Nous revoilà, Fadikiine et moi ! Je crois que la petite a faim. Et toi, as-tu déjeuné ?
– Hum-hum.
– J’imagine que cela signifie non. Coumba, il faut que tu manges, sinon…
– Mma, je n’ai pas faim.
– Je sais bien, ma fille, que tu n’as pas d’appétit ; je comprends. Mais il faut quand même que tu te nourrisses, sinon, la petite n’aura bientôt plus assez de lait. Et tu sais qu’elle ne peut encore rien avaler d’autre. Tiens, je t’ai apporté une noix de coco, des œufs et quelques beignets de mil. Demain, je t’apporterai une pastèque et des patates douces.
– Merci, Mma, soufflait Coumba, déposant les présents avec ceux de la veille sur un plateau non loin du lit, avant de prendre sa fille.
– Oh, c’est peu de chose, répondait Yaliâm, toute modeste.
Elle aurait vidé son verger, cuit tout son poulailler, si cela pouvait rendre l’appétit à sa fille. Aucun effort ne lui semblait de trop pour tirer Coumba des baïnes de la mélancolie. Non seulement Yaliâm traversait le village, en plein cagnard, après avoir préparé ses beignets, mais, à son arrivée, elle prenait aussi soin de changer la couche de Fadikiine, avant de la placer dans les bras maternels, évitant à Coumba d’avoir à refaire ses ablutions pour la prière suivante. À part ces petites attentions, que pouvait-elle faire d’autre afin d’alléger le cœur d’une veuve qui l’appelait Maman ? Chez les désargentés, le réconfort se passe de moyens, c’est la douceur qu’ils s’offrent à volonté, parce que tout humain en dispose à l’infini, à condition de soulever la trappe du cœur. Le front encore ruisselant de sueur, Yaliâm poussait légèrement une chaise près de la fenêtre, puis, comme à chacune de ses visites, elle s’installait, sans quitter sa fille des yeux. Est-ce la peine ou la pudeur qui baissait ses paupières, dès que l’observée redressait la tête ? Mange-mots, comme la tombe, les morts, le deuil mange les mots ! Que reste-t-il des vivants sans les mots ? Sentir, souffrir, seulement souffler ?
La chambre de Coumba comptait deux entrées, l’une donnant sur la cour arrière, le rideau s’envolait, par moments, s’engouffrait dans la pièce, mais l’air qui passait par la fenêtre n’emportait pas le moindre mot vers la véranda. Les minutes s’écoulaient dans la bouche de Fadikiine, qui tétait goulûment, sourde au bruit des rêves qui s’écroulaient. À vos rangs, fixe ! Tout le monde au garde-à-vous devant sa petite frimousse ! Plus qu’un général, c’était une reine. Une reine de la tétine qui jouissait paisiblement de son trône, sans avoir besoin de commander ni de féliciter ses braves soldates. Garde à vous ! De toute façon, bouche pleine ou pas, sa langue de bébé n’aurait pas nommé ce qui étonnait ses grands yeux, tel ce voile qui encadrait le visage de sa mère depuis quelques jours. Garde à vous ! Le silence de Fadikiine était aussi précieux que son sommeil. Capable de parler, la petite aurait demandé à sa grand-mère si le masque qu’elle arborait lui venait du Burkina Faso, le pays des hommes intègres.
Ce n’était pas la chaleur de sauna ni son souffle rendu court par sa marche de forçat, qui privait la doyenne de mots, c’est voir sa fille emberlificotée dans ses nouveaux habits, trop larges et d’un blanc immaculé, qui lui serrait le cœur. Yaliâm vida un pot d’eau, qui ne trouva rien dans son estomac. Gargouillis. Encore de l’eau, c’était le geste mécanique d’une mère tourmentée. Non, elle ne rêvait pas ! Chaque jour lui confirmait cette horrible vision qui dérobait le sable de l’île sous ses pieds. Comment calmer la houle de son lac intérieur ? Non, elle pouvait boire tout le canari, rien ne calmait la grenouille qui bondissait, sautillait, coassait dans sa poitrine. Khôk ! Quelle liqueur pour noyer la bête ? Musulmane, toujours sobre, Yaliâm n’espérait nul secours de Bacchus. Khôk ! Khôki, khôk ! puis, grincements de chaise, ce n’était pas de la musique ; il y a des sons qui font du mal aux os de Bach. Khôk ! Khôki, khôk ! Toutes les grenouilles ne se laissent pas persiller par les Français ! Quand il pleut des larmes, les batraciens barbotent hors de portée d’épuisette, font souffrir l’estomac. Khôk ! Khôki, khôk ! Toujours, déconcertant ! Cette marinade du malheur ne s’apprend pas, même pas chez Paul Bocuse !
Khôk ! Yaliâm inspira profondément et redressa les épaules, mais cette fois, ce n’était que le rot d’aise de sa petite-fille repue. Fadikiine ignorait que sa satiété comme son avenir tenait sa grand-mère au garde-à-vous, tel capitaine Sankara veillant sur l’Afrique. Repos, capitaine !
Quand Yaliâm prenait sur elle pour soutenir Coumba, sa colonne vertébrale était-elle en rônier du Saloum ? Son air anxieux contredisait la placidité de ses gestes. Elle se donnait de la contenance en mâchant, broyant un long cure-dent, coupé d’une amère plante de Ndoumbarkâd. Pourquoi le blues réclame-t-il toujours une saveur spéciale en bouche ? Toujours, les papilles s’arrangent avec le goût des jours d’amertume. Certains coulent leurs malheurs dans le whisky, d’autres les assomment à coups de barbituriques, quand ils ne se consument pas avec, dans une feuille de tabac. Yaliâm mordait, mastiquait, se cassait les dents sur ses soucis ; si elle s’était mise à fumer, ravitailler sa nervosité aurait causé une pénurie à La Havane. Allô, Seigneur, allô ? Quel que soit ton nom, décroche ton téléphone. Allô, un implant auditif ? Allô, ici la terre ! Tes amochés cherchent tous une béquille, ainsi qu’un mouchoir à serrer entre les dents ! Allô ? allô ? Une lettre recommandée partira par Ariane 5 !
Yaliâm restait assise, mais point immobile. Parce qu’elle était sciemment silencieuse, son inconfort sourdait de son corps et le moindre de ses gestes se faisait fébrile. Assis comme elle, face à sa fille à peine adulte mais déjà veuve, Bouddha aussi aurait eu des tics. Humaine, pas plus qu’humaine, et moins zen qu’une moniale tibétaine, Yaliâm s’accrochait à son modeste cure-dent, sans médire de la volonté divine. Se tenait-elle la langue par crainte d’enclencher une complainte de la veuve ou par pudeur d’avouer qu’outre la tristesse, cette situation inattendue instillait de l’inquiétude en elle ? À son âge, bientôt deux tiers de siècle, et sachant son mari bien plus millésimé qu’elle, la dame redoutait secrètement l’épreuve que traversait sa fille, mais, compte tenu de son rôle auprès de celle-ci, elle s’efforçait de juguler ses états d’âme. Et puis, il y a des choses que la jugeote interdit. La visite d’une belle-mère pendant la grasse matinée coquine du dimanche en est une, mais il y a bien pire. Imaginez l’indécence de l’urticarien, se grattant et se plaignant de ses démangeaisons face aux moignons du lépreux ! Non, Yaliâm avait trop de vergogne pour se comporter de la sorte. Aussi, elle méditait, passait ses soucis sous le tapis ; peu importait son sort, veiller sur sa fille restait sa seule urgence. Si moi, l’aînée, je craque, s’interrogeait-elle, auprès de qui ma pauvre Coumba puisera-t-elle la force de tenir ? Non, Yaliâm ne flancherait pas ! Au bras de fer, Hercule n’avait qu’à bien se tenir, pour sa fille chérie, Yaliâm ne faillirait pas.
La jeunesse n’est certes pas un handicap, certains la considèrent même comme un atout, sauf quand le manque d’expérience donne à la colonne vertébrale la consistance d’un chamallow. Quand vient la charge, un petit cœur peut ignorer l’appel du devoir, mais celui de Yaliâm était à l’aune de l’Atlantique, parce qu’elle le tenait de sa marine mère niominka, qui ne se défaussait jamais et gardait la barre, même les jours houleux. Comme tout le monde, Yaliâm n’aimait guère les turbulences, mais, lorsqu’elles survenaient, elle les affrontait, en fille du Saloum. À l’instar de ses rôniers, ses baobabs et ses palmiers, le Saloum tient tête aux cumulonimbus, debout ! Au Saloum-guelwar, au Parc national du delta, sur l’ensemble des îles niominkas, il y a toutes sortes d’oiseaux, mais on n’y trouve aucune autruche. Debout, la tête jamais sous l’aisselle, l’honneur surplombant les cocotiers, ainsi vivent les Sérères parce qu’ils tiennent leur courage du lait de leur lionne de mère, seul être à qui leur regard peut dire yaliâm : console-moi. Ici, le lignage est matrilinéaire, les hommes tiennent leur port de tête de leur mère, accessoirement, du nom de leur père. Ici, les lutteurs descendent dans l’arène pour mériter les félicitations de leur brave-tendre mère : Kôrmâma !
La mère, toujours vent debout face à la douleur de son enfant. Et on ose prétendre la femme fragile, elle qui recueille le poids du monde dans ses bras ! Maman ! Tous clament, réclament Maman, parce que c’est l’autre nom du Seigneur quand on appelle au secours. Maman ! Tout enfant sait que sa maman est le solide mât sur lequel hisser l’espérance, quand le moral est en berne. C’est peut-être pour cette raison que ceux qui n’en ont pas ou plus vivent inconsolables. Appelant sa maman, Coumba murmurait seulement Nna, ainsi disent les Sérères-Niominkas. Heureusement qu’elle n’avait pas à le dire en français ; après avoir tant pleuré Bouba, cornemuser les deux syllabes de Maman lui aurait coûté trop de souffle. Mais une bonne mère a toujours l’oreille assez fine pour percevoir la détresse de son enfant ; ainsi, au moindre Nna, Yaliâm accourait.
Maman ! Dès que l’enfant geint, fissa, la mère bondit. Maman ! Quand l’enfant gémit, l’instinct maternel est fibre de violoncelle, traversant de millénaires angoisses, il sonne l’alerte. Maman ! Garde à vous ! En avant, marche ! Et, pas à pas, le souci rattrape Papa ! Messieurs les pères ne restent pas de marbre, enfin, pas toujours. Maestro Bach n’a-t-il pas vibré, secoué par les malheurs de ses juniors, au point de confier à la postérité les Suites complexes des fêlures de l’âme ? Même déconcerté, debout ; qui se relève continue son pas, andante, ainsi avance le funambule, même sans la main de sa maman. Pas à pas, suites de pas ! Le kilomètre ne vaut qu’une foulée.
Nna ! Au Saloum, si les femmes hâtent le pas, c’est pour écourter l’attente de leurs enfants. Nna ! Au Saloum, si les femmes se tassent la colonne sous les bassines de coquillages, c’est pour obéir à la faim de leurs enfants. Nna ! Au Saloum, quand les femmes achètent du pétrole le soir, c’est pour chasser les vampires que leurs enfants devinent derrière les portes. Nna ! Quand Coumba gémissait ainsi, Yaliâm bondissait, vigilante. Dans ses yeux, on lisait : Seigneur, prends-moi, mais épargne mon enfant ! Seigneur, fais de moi ce qu’il te convient, tout me va, pourvu que mon enfant soit épargné ! Quant aux autres, diables, djinns, monstres et autres sorcières, prenez garde ! Je veille ! De jour comme de nuit, je veille ! Qui détruit le sourire de ma petite, je le réduis en confettis ! Attention, je veille, même les souris de ses cauchemars n’échappent pas à mon œil de lynx ! Qui fait peser le poids d’un petit pois sur le cœur de mon ange aura le Kilimandjaro sur le dos, illico presto ! Quand mon enfant crie Nna ! à son secours, rien ne mate mon cœur de mère. Nna ! Qui donc égratigne la chair de ma chair ? Mes ongles ne laisseront rien de la peau du monstre ! Nna ! Qui touche à la prunelle de mes yeux ? Attention, j’arrive ! Le Vésuve dans une main, la statue de la liberté sous la jupe, j’envoie Hercule valser à Botafogo du revers de l’autre main ! Nna ! Qui touche à mon poussin ? Si je l’attrape, il perdra son latin ! Et César n’a qu’à moufter, j’en garnis une pizza au gingembre pour Cléopâtre ! Nna ! Qui chagrine mon enfant n’a qu’à léguer sa peau au cordonnier ! Par ici, les nihontos ! Arigatô gozaimasu, merci beaucoup aux bouchers de Tokyo ! Nna ! Attention, même polie comme Nipponne, je trucide qui le mérite ! Nna ! Qui toise mon enfant croise mon katana ! C’est le prix de la douleur millénaire de mes reins de mère !
Quand Coumba reniflait, c’est le nez de Yaliâm qui s’humidifiait. Quand Coumba gardait le regard vague, c’est sa mère qui perdait le nord. Maman, ce mot est parfois une lourde selle sur le dos d’une maman. Pour soulager sa fille, Yaliâm voulait un dos aussi large que Table Mountain. La brave mère souffrait, perdait ses forces, mais elle s’accrochait pour deux. En ces tristes jours de l’automne 2002, elle ne mangeait guère plus que sa fille, cependant si elle parvenait à oublier sa propre faim, le jeûne de Coumba lui vrillait l’estomac. Elle n’aimait pas trop s’éloigner, mais les longs silences de Coumba l’angoissaient, la gênaient. Une gêne qui, lorsqu’elle ne la chassait pas, la poussait à tenter une conversation sur un thème de circonstance.
Un jour, assise sur sa chaise, Yaliâm laissait errer son regard dans la pièce ; observait-elle les nuances de chaux de la peinture ? Soudain, elle fixa un pan de mur, interloquée.
– Mais, cette photo ? Coumba, tu ne devrais pas…
– Nna, ça va, la freina Coumba.
– Voyons, Coumba, une telle photo ne fait qu’ajouter à ta peine.
– Nna !
– Oui, je sais ; tu ne veux pas en parler. D’ailleurs, tu ne veux pas parler du tout. Et moi, je me répète. Mais quand même, je pense que ce n’est pas une bonne idée. Enfin, pas maintenant.
Dès l’arrivée de Coumba au village, sa mère avait cru bon de décrocher la seule photo encadrée dans la chambre du jeune couple et de la glisser au fond d’une armoire, parce qu’on y voyait les jeunes mariés resplendissants, toutes dents dehors. Mais Coumba l’ayant retrouvée l’avait aussitôt raccrochée au même endroit.
– Bon, comme la petite a fini sa tétée, je vais l’emmener prendre l’air, elle fera peut-être sa sieste. Toi aussi, tu devrais en profiter pour te reposer un peu. À tout à l’heure.
Presque vexée, Coumba regarda sa mère s’en aller avec Fadikiine sur le dos. Comme s’il n’y avait que les photos pour me rappeler Bouba ! rouspéta-t-elle mentalement, en s’allongeant sur le lit. À cette heure-là, le sable de l’île scintillait, brûlait les pieds. La grand-mère de Fadikiine se hâterait sûrement d’atteindre l’ombre des haies de cocotiers, qui ceinturent la dune de Diongola. Coumba repositionna son oreiller, poussa un long soupir et fixa le plafond. Quelle heure était-il ? L’après-midi filait, ses pupilles repoussaient le toit. La chaleur engourdissait les travailleurs, ralentissant les gorgées de thé sous l’arbre à palabres. Irascible, l’œil du ciel assommait même les ânes errants, qui s’affalaient sous les manguiers. À l’étuve dans son lit, sous le zinc brûlant, Coumba semblait rétrécir dans ses grands boubous blancs. C’est qu’une part d’elle-même se trouvait déjà ailleurs. Où voguait son âme pèlerine ? Que voyait-elle, que revivait-elle ? À Dakar, elle était allée quelquefois au cinéma. Le cinéma ? Fabuleux, certes, mais moins que les projections individuelles, qui se passent d’écran. Autant qu’Hitchcock et Visconti en leur temps, Godard et Spielberg sont battus à plate couture : le meilleur cinéaste, c’est l’esprit. Flash-back ! Sur le Sahara coulait, coule encore un océan qui mouille les pieds aux inspirés. Flash-back ! En couleur ou en noir et blanc, le cerveau effectue le flash-back mieux que les réalisateurs ; de surcroît, il n’a pas besoin de scénariste. Le plus grand des écrans s’étale derrière les paupières. À quoi bon une salle obscure ? Au tréfonds, la séance continue, perpétuant les émotions. Cet après-midi-là, au Saloum, alors que certains sombraient dans la sieste, Coumba, elle, dardait le plafond, se souvenait. Quelle heure était-il ? Qu’importe l’exactitude horaire au méridien de Greenwich, le découpage temporel du jour est mensonger, puisque les heures ne passent pas pareillement. Parfois, une seule heure concentre la teneur d’une vie entière. Barrer le calendrier revient à s’illusionner, puisque cela ne borne pas la durée des émotions qui se rattachent aux dates. Marées hautes ou basses, Coumba se souvenait. Les astres avaient beau tourner en boules à facettes, rien n’éclipsait ces jours-là qui se jouaient, se rejouaient dans le théâtre de sa mémoire. Une montre rouillait au salon. Quelle heure était-il ? Il est toujours l’heure de vivre, de chanter, danser ou pleurer. L’après-midi s’écoulait, Coumba ne chantait plus, ne dansait plus, elle se souvenait. Comme d’autres se saoulent de poésie, rêvent de Prévert et s’enivrent, vers après vers, Coumba se souvenait de Bouba, la courtisant comme on signe un décret.
– Tu es trop belle, tu seras ma femme ! lui avait-il lancé, sans préambule.
– Ça ne va pas, non ? Espèce d’abruti ! avait rétorqué la coquetterie.
Pourtant, djoundjoung ! Encore des années plus tard, roulement de djoundjoung dans le cœur de Coumba ! Aucune demoiselle n’oublie le petit prétentieux qui a le culot de lui jeter une telle déclaration d’amour à la figure. Le roulement du djoundjoung, Coumba l’entendait encore. Toujours, elle s’en souviendrait. Et parce qu’elle voulait, qu’un jour, Fadikiine sache quel monsieur était capable d’un tel amour, elle décida de le convoquer à sa prochaine nuit d’écriture. Vivement que le soleil se couche, se disait-elle, et que les humains la laissent enfin seule avec son carnet, en tête à tête avec son amoureux.
Le carré de lumière qui se découpait derrière le rideau de la fenêtre s’était déjà bien radouci, le vent aussi. Pilons, pan ! Pilons, pan, pan ! Au loin, des coups de pilon s’abattaient sur les siestes tardives. « Debout ! disaient-ils, d’après l’imagination de Coumba. Debout ! Émergez, bande de démersaux ! Vos filets ne se ramanderont pas tout seuls et les carrelets ne sortiront pas de l’eau sans vous ! » De toute façon, songea-t-elle, ces mangeurs de couscous, qui ne trouvent pas de moulin aux femmes et ne les aident pas à piler le mil, ils ne méritent nul repos. Pensive, Coumba se rallongea. Elle semblait plus détendue, presque souriante, comme si la vivacité de son souvenir lui avait laissé une certaine joie. Elle rêvassait encore, lorsque l’on frappa doucement à la porte.
– Coumba ? Peut-être qu’elle dort encore, Coumba ?
C’était Yaliâm, et sa politesse de toujours s’annoncer. Comme la porte n’était pas fermée, elle écarta le rideau et passa précautionneusement la tête.
– Coumba, tu as de la visite, précisa-t-elle.
Ayant laissé à sa fille le temps d’ajuster sa tenue et de se rendre au salon par la porte communicante, Yaliâm se retourna, puis, désignant une autre entrée, elle invita les deux jeunes hommes qui la suivaient.
– Entrez, elle est au salon.
C’étaient deux cousins de Coumba. Revenant de sa promenade avec Fadikiine, Yaliâm avait croisé ses neveux à quelques pas de la maison. Après de sobres salutations, ils s’installèrent sur des chaises. Leur tante rejoignit Coumba sur le modeste canapé. Déjà venus, avec le groupe qui avait accompagné Coumba pour les obsèques, les garçons étaient à nouveau de passage au village et souhaitaient revoir leur cousine, avant de retourner à Dakar, leur résidence. Après un moment de silence, ils expliquèrent que dès l’aube ils rallieraient Djiffer en pirogue, afin d’attraper le premier car à destination de la capitale. Les deux femmes acquiescèrent. Yaliâm les remercia, formula quelques prières, puis, silence à nouveau. Diégâne, qui semblait le plus âgé, se racla discrètement la gorge, ôta ses lunettes de soleil et déclara d’une voix pesée :
– Coumba, je te réitère mes condoléances. Nous prions tous pour lui. Bon courage. Sache que nous sommes là, tu peux compter sur nous.
Les yeux rivés sur ses pieds, Coumba murmura seulement merci. Fadikiine commençait à remuer sur le dos de sa grand-mère, mais, si Coumba l’allaitait sans la moindre gêne devant des femmes, elle préféra s’en abstenir en présence de ses cousins. Yaliâm trouva les mots pour nourrir un brin de conversation, ensuite, l’aîné donna le signal du départ :
– Ma tante, nous allons devoir vous quitter, il va bientôt faire nuit. Cherchant le regard de Coumba, il ajouta, je reviendrai pour la cérémonie de fin de veuvage, Inch’Allah, peut-être même avant. Alors, à bientôt.
Yaliâm raccompagna ses neveux jusqu’au seuil de la maison, leur répétant des amabilités, notamment des salutations à transmettre à son frère, qu’elle avait pourtant vu le matin même. À son retour, sa fille avait changé de pièce, mais pas de position. Assise au rebord de son lit, la joue au creux de la main, son regard rayait le linoléum. En lui passant Fadikiine, Yaliâm commenta :
– Coumba, tu n’as presque pas dit un mot à tes cousins, pourtant, ils se soucient de toi. Non seulement ils étaient venus t’entourer dans l’urgence, mais là, malgré leur travail, ils ont encore pris le temps de se déplacer. Dakar, ce n’est pas la porte à côté, sans compter la mer à traverser, pourtant, je suis sûre que Diégâne tiendra promesse et reviendra bientôt.
– Nna, que veux-tu que je leur dise ? Ils savent ce qu’il s’est passé, non ?
– Certes, mais tu aurais pu, au moins, leur souhaiter bon voyage ou répondre à bientôt à Diégâne, lorsqu’il a annoncé sa prochaine visite.
– Et pour quelle raison tient-il tant à revenir ?
– Enfin, Coumba ! Il te soutient dans l’épreuve ; n’est-ce pas suffisant comme raison ? Il te l’a dit, tu peux compter sur lui. Et puis, ce village n’est-il pas aussi le sien ?
– Hum.
– Bon, tu m’as l’air fatiguée ; t’avons-nous réveillée de ta sieste ? Ou bien, y a-t-il autre chose qui ne va pas ?
– Hum-hum.
– Hum, quoi ? Coumba, voyons ; j’imagine ta peine, mais fais quand même un effort, parle-moi. As-tu besoin de quelque chose ?
– Hum-hum.
La nuit tombait lorsque Yaliâm se résolut enfin à quitter sa fille ; elle avait un dîner à préparer chez elle. Elle reviendrait, le lendemain, précisa-t-elle, comme s’il en était besoin. Qui rassurait-elle ainsi, sa fille ou elle-même ? Certaines répétitions sont pour les mères d’autres façons de border leur enfant, qui, devenu adulte, leur déborde des bras mais tient toujours dans leur cœur.
– Bon, Coumba, j’y vais maintenant, à demain, répéta Yaliâm.
– À demain, Nna, confirma Coumba en redressant un peu la tête.
C’était ainsi, tous les soirs. Tant qu’elle n’avait pas prononcé ces mots, Yaliâm parlait de son départ imminent, l’annonçait, répétait, puis procrastinait encore. Elle trépignait, comme retenue par une corde invisible dont seule sa fille pouvait la délivrer. Finalement, après l’énième câlin d’au revoir à Fadikiine, Yaliâm posa un regard de velours sur sa fille, dont elle avait à peine effleuré l’épaule, avant de disparaître sous le pinceau du crépuscule. Allumant sa lampe tempête, Coumba songeait déjà à son rendez-vous.