V

Soir de rendez-vous ! Rendez-moi à moi, que je me rende à lui ! implorait le silence de Coumba. Dînez vite et couchez-vous ! Le couscous de mil de votre dîner n’est-il pas agrémenté de feuilles de baobab, afin de faciliter la déglutition ? Il fait même passer les arêtes de poisson, sans le moindre heurt. Alors, hâtez-vous de quitter les abords des cuisines ! Dînez vite et couchez-vous ! Laissez-moi la nuit, elle seule est assez vaste pour accueillir les vagues qui murmurent d’amour. Rendez-moi à moi, que je largue les amarres, la marée n’attend pas ! Dès que Wassiâm lui souhaita la bonne nuit, Coumba ferma sa porte et se précipita sur son carnet, tel l’assoiffé vers l’oasis.

Djoundjoung ! Un prince répondit à l’appel du djoundjoung et seule l’aurore mettrait fin à leur duo.

– Tu es trop belle, tu seras ma femme !

Coumba ferma les yeux un instant, les rouvrit, puis murmura :

– Bien sûr, Kôrmâma ! Et je le suis toujours, ta femme, tu restes mon seul, mon unique aimé, ma somme des hommes…

Djoundjoung ! Dans la poitrine de Coumba, c’est toute une arène du Saloum qui djoundjounguait. Comme le pas de danse obéit à la musique, l’amoureuse s’abandonne à la baguette du maestro qui donne le la à sa fiévreuse transe. Coumba captait, consignait chaque note de son rendez-vous nocturne. « Ne m’aime pas, ma douce, ça ne suffit pas, ensorcelle-moi ! » disait Bouba. Maintenant, c’est Coumba qui restait possédée.

Djoundjoung ! Le roulement du djoundjoung traverse le cœur, parcourt les veines, laisse son énergie vitale dans chaque parcelle du corps, ensuite, tout au long de la vie, tout ce qui en ravive le souvenir réitère la vibration initiale. Transe ! Sa canne de fer plantée, soudain le saltigué change de temps et d’espace. Flash-back ou projection ? Dans le cœur, qu’importe la direction de la flèche du temps ! Tout ce qui s’éprouve ou s’envisage dans une vie admet la concomitance, puisque l’esprit fait ses sauts à l’élastique dans le seul et même univers imparti à l’humain. Transe ! C’est une danse du désir, une valse, un tango où le présent flirte avec le passé, taquine et fait languir le futur. La transe ne résulte pas d’une volonté, c’est un effet de la musique. Elle ne se convoque pas, elle s’empare de vous telle une vague et vous impose une destination. Séduit, l’esprit se laisse emporter, déjà transporté. Quel lieu, quel moment, au fond des pupilles de Coumba ? Il y a une échelle entre les jours, les émotions la gravissent, la descendent en rappel. Silencieuse, Coumba écoutait, s’écoutait, puis parlait à Bouba. Boum-boum-Bouba, battait, djoundjounguait son cœur. Transe ! Immobile, Coumba remontait le calendrier. Il était une fois deux jeunes gens du Saloum… Et les voilà, toujours ensemble, sous les paupières de Coumba. Cette histoire, elle l’écrivait, s’appliquait, car un jour, elle en était sûre, Fadikiine, sa petite orpheline, y trouverait un peu de réconfort et, le temps passant, ses enfants et ses petits-enfants après elle en feraient, peut-être, leur plus merveilleux conte. Et loin, très loin, à quelques décades de la tragédie, ils raconteraient, sourire aux lèvres : « Il était une fois deux jeunes gens de Niodior, là-bas, pile en face de Sangomar… »

Il était une fois deux jeunes Niodiorois, ils avaient le cœur aussi vierge qu’une baie sauvage ; une baie d’où les rêves s’élançaient, suivant le sillage des pélicans dans l’azur. Nés sur la même île, Coumba et Bouba s’étaient vus grandir l’un dans le regard de l’autre. Comme leur village ne disposait pas encore d’un collège, encore moins d’un lycée, la fin de l’école primaire les mena vers différentes villes du pays, mais les vacances d’été les rassemblaient sous les cocotiers où ils se remémoraient les jeux de leur enfance. Même si Coumba était la plus jeune des deux, ils appartenaient à deux classes d’âge rapprochées, le village ayant coutume de répartir ses jeunes par tranches de trois ans. Le sourire clairsemé, les quenottes dérobées quand la souris passait, ils n’avaient pas pu se le cacher ; l’acné et les maladresses de l’adolescence non plus. « Tu es trop belle, tu seras ma femme ! » Coumba n’oublierait jamais l’air conquérant de Bouba, ce jour-là. Ils s’étaient croisés en début de soirée au Dingaré, centre du village, au spectacle de lutte traditionnelle ; lui, lycéen, venait de passer en seconde, elle en cinquième, au collège d’une autre ville. Ce petit décalage était loin d’être anodin quant à l’assurance du jeune homme. « Je te dis que tu seras ma femme et ça te fait rire ? Tu verras, le bac, la fac, un job et hop, je t’épouse ! » Les mains dans les poches, les épaules surélevées, il semblait vouloir se grandir jusqu’à la cime des cocotiers. Gênée, la jolie Coumba riait, faisait mine de ne pas le prendre au sérieux. Elle riait aussi parce que c’est doux pour une demoiselle de se sentir remarquée, à cet âge où les garçons, pour plaire, se veulent plus qu’ils ne sont. Bouba rêvait de s’élever à la hauteur du piédestal sur lequel il voyait sa belle. Surpris ou amusés, les copains plaisantaient et plus ils taquinaient, plus Bouba persistait, en petit coq. Pourtant, à sa manière de dévisager Coumba comme si sa vie dépendait de sa réponse, ses amis pouvaient s’apercevoir qu’il était à peine moins timide que celle qu’il prétendait préempter. Toujours est-il qu’il insista, peut-être par peur de perdre la face. Finalement, malgré son sourire, Coumba ne concéda qu’un aurevoir, avant de repartir avec ses copines, mais son regard appuyé suffit à l’espoir du garçon.

L’hivernage se poursuivit, les vacances et les rencontres fortuites aussi. Dans les champs, le mil grandissait et les rêves n’avaient pas besoin d’engrais. Allant ou revenant des travaux champêtres, les deux adolescents se croisaient parfois, mais, accompagnés de leurs parents, ils se jetaient à peine un regard. Pour leur nouveau jeu, personne n’a jamais écrit de règles. Depuis des siècles, les humains improvisent face au trouble des sentiments amoureux. Pour Coumba et Bouba, la discrétion, toujours convenable aux timides, semblait de mise. Si leurs regards n’échappaient pas aux adultes, leurs chuchotis n’avaient que la lune pour témoin. On n’y pense pas souvent, mais au village, il existe quelques avantages à ne pas disposer d’électricité : non seulement on gagne en discrétion, mais les nuits étoilées sont plus envoûtantes.

Un soir, sur les dunes de Niodior, quelques jours avant la rentrée scolaire et loin des yeux de la bande d’amis, Coumba avait répondu au murmure confus de Bouba par un autre qui fit d’eux, des années plus tard, les heureux parents de Fadikiine. Courtisée comme on abat un filet épervier, la demoiselle se plut à jouer la carpe surprise par le pélican. Que le diable m’emporte s’il s’appelle Bouba ! avait-elle dû penser. Pour quelle raison aurait-elle agi autrement, alors qu’elle préférait la compagnie de Bouba à toute autre ? « Tu es trop belle, tu seras ma femme ! » Certes, dans cette attitude plus que cavalière, tout disciple de Simone de Beauvoir pourrait dénoncer un futur mâle dominant. Cependant, féminisme ou pas, la fougue et la détermination d’un soupirant, parce qu’elles signalent un brave, sont toujours plus séduisantes que des œillades timorées. Au Saloum, pour débusquer les coquillages des vasières des journées entières, les femmes ont le caractère trempé dans l’Atlantique ; et leurs hommes n’affronteraient pas les humeurs marines s’ils n’étaient pas machos, c’est-à-dire de tendres rocs toujours soucieux d’épater leur moitié. En Corse, en Bretagne, en Sicile comme au Saloum, les mères de marins sont fières quand les fils tiennent de leur père. Et Wassiâm souriait de voir son Bouba devenir un homme, avec des manières qui lui en rappelaient d’autres.

Pendant que les jeunes amoureux poursuivaient leurs études, la séparation durant l’année scolaire leur fit découvrir la nostalgie et son brin de mélancolie, qui magnifie les retrouvailles. « On s’aimera toujours », se juraient les lycéens, comme si la hache du sort n’existait pas. Les saisons passèrent, consolidant leur serment. « Nous nous marierons et nous aurons de beaux enfants ! » s’étaient-ils promis sous les étoiles, un doux soir d’été. Ils affirmaient cela aussi simplement qu’ils programmaient leurs balades romantiques à la forêt de Fandiongue. À leurs yeux, rien, pas un nuage, pas une averse, aucune bourrasque ne pouvait contrarier les plans qu’ils tiraient sur la comète. Peignant leur futur sans nulle éclaboussure, tenaient-ils le diable en laisse ou bien était-ce l’inconscience qui s’exprimait ainsi ? La fougue de la jeunesse ignore le conditionnel, elle envoie l’hypothèse se faire prendre le pouls chez saint Thomas. Et puis, il n’y a pas que le paludisme qui fasse halluciner. À n’importe quel âge, fiévreux d’amour, les humains distribuent les cartes du Seigneur à leur guise. Si… Et si… ? Et si l’Atlantique tenait dans une bouteille ? Ce serait une bouteille d’encre, et une plume écrirait la fin du conditionnel, puisque toutes les hypothèses seraient réalisables, au grand bonheur des humains. Plein d’espoir, on bat les cartes. Mais, si maldonne ? Au poker, parfois, les perdants tentent de se refaire. On bat, rebat les cartes et le cœur bat la chamade avant le plongeon dans l’inconnu. Mais que reste-t-il à parier quand on a déjà misé sa propre vie ? Au poker menteur de l’amour, Bouba n’avait pas bluffé. Il avait bel et bien épousé sa belle Coumba, pour le meilleur et pour l’éternité.

Le souvenir ? C’est une pirogue qui vous porte dans les bolongs de la vie, elle bifurque, épouse la fantaisie des haies de palétuviers, va d’une île à l’autre. Coumba ne cessait de se souvenir ; dans les ténèbres de son blues, elle cherchait l’île ensoleillée. Émergeant de son recueillement, elle se leva, traîna les pieds jusqu’au canari, au coin de la chambre, se servit un pot d’eau qu’elle vida d’une traite. Soif de chamelle ! Décidément, elle buvait autant que sa mère. Au son de son gargouillis, elle aussi semblait entretenir un élevage de grenouilles dans l’estomac. Avant de se rasseoir au bord du lit, elle s’interrompit, regarda longuement la photo sur le mur et souffla : « Le diable ou je ne sais qui d’autre m’a trahie, mais sûrement pas toi, mon Bouba. »

Du fait de cette conviction, Coumba endurait le jour, guettant le moment de convoquer son homme. La tête pleine de questions, le cœur débordant de nostalgie, elle patientait. Insulaire habituée aux marées, elle considérait que l’écriture, elle aussi, vient à son heure. Quand la basse-cour réintégrait son poulailler, Coumba tendait la moustiquaire pour Fadikiine, puis, attendait la lune avec des yeux de chouette. Elle langeait, allaitait, patientait. Après le dîner, qu’on lui servait dans sa chambre, elle berçait Fadikiine, la couchait puis patientait encore. Quand la maisonnée s’endormait, elle se sentait enfin libre. En tisserand des ombres, elle reprenait alors le fil des pensées qu’elle n’arrivait pas à confier à sa mère. Toute la nuit, elle écrivait. Seule, l’œil luisant de tant de nuit, elle écrivait comme Noé écope sa barque. Parce que la lune ne dirait rien au puits, Coumba partageait avec elle tous ses secrets. Et parce que la lune ne pleurerait pas de chagrin, Coumba lui adressait la complainte qu’elle serrait entre ses dents, quand sa mère la suppliait de lui parler. À l’heure où les sorcières enfourchaient leur balai, Coumba dégainait sa plume. Mais avant toute écriture, elle voulait d’abord retrouver son souffle. D’où venait cette pression qu’elle ressentait sur la poitrine ? Est-ce un poulpe qui la tenait ?

Tentacules ! L’Amour a des tentacules, même d’outre-tombe, il garde l’emprise sur sa proie. Coumba n’en disconviendrait pas. Mais qui dément demande à saint Antoine de Padoue ; ce marin vous dira que les cordages de l’Amour rallongent le souffle des naufragés. Même depuis un repli de l’océan Atlantique, la voix d’un homme aimant parvient aux oreilles de sa dulcinée. Réminiscence ! Chérie, ma douce : une vague déferlait, messagère, et la belle Coumba se retournait, cherchant l’expéditeur des frissons qui la parcouraient. Chéri(e), mon amour ! Contrairement aux enregistrements que les saisons ruinent, un tendre murmure traverse le temps et toute distance. Chérie, ma douce… Le cœur serré, l’oreille aux aguets, Coumba scrutait la nuit. Mon chéri, Kôrmâma, mon doux capitaine ! soufflait-elle ; une vague se retirait, messagère. Flux et reflux ! Le cœur aussi vit ses marées. Si l’étoile du berger ne ramenait pas Bouba, elle conduirait Coumba jusqu’aux bras de son aimé. Toujours sous le ciel de Niodior une luciole cisaillera les ténèbres, clin d’œil d’un homme à sa belle. Tu viens ? Je suis là ! Elle était là, Coumba, toujours au diapason. Réminiscence de flamme, c’est une flamme, elle défie les ombres ! Chaque fois qu’une luciole passait, le cœur de Coumba réclamait ardemment : « Mon aimé, sauve-moi : brûle-moi ! Pourvu que tu m’hallucines, m’illumines, me réchauffes, avant la froide victoire des cendres ! Ce désert était autrefois si vert ! D’une foulée complice, nous ramassions fleurs et fruits jusqu’à Fandiongue. Au retour, l’or du soleil virait au rouge en touchant l’Océan, sans jamais lasser nos yeux. Fanées, les fleurs se souviennent du soleil, comme mon cou se souvient du feu de tes baisers. Pourquoi l’astre du jour revient-il, sans celui qui l’éclairait ? Mon aimé, sauve-moi : brûle-moi ! »

Des heures durant, Coumba suivait du regard une luciole qui virevoltait dans sa tête. Saint Antoine de Lisbonne, patron des marins, quel halage ramène les naufragés de l’Amour au quai de la raison ? À quoi d’autre pouvait penser Coumba ? Celui qui a pris le Christ à Marie-Madeleine, Mahomet à Aïcha, a-t-il dit aux humains comment survivre au sevrage de l’amour ? À sa façon, chacun blêmit, gémit, se met en boule, s’entortille de douleur. On blâme les amants qui tuent, ne font-ils pas moins de mal que ceux qui vous abandonnent au désespoir ? se demandait Coumba. Mais Bouba n’avait pas déserté, c’est l’Atlantique jaloux qui avait fait de lui son otage. Coumba ne fermait pas l’œil, le souvenir de la lumière blanchissait ses nuits. De la lumière, l’amour en dégage, en attire. Même en pleine pénombre, cet automne-là des reflets flottaient entre les paupières de Coumba. Pour elle, un sourire se découpait, qui se découperait toujours, dans la nuit.

Parfois, sous sa moustiquaire, elle interrogeait, puis répondait, « Joola, coulant à pic, qu’as-tu emporté ? Insubmersible, l’Amour a vidé ta cale ! Immortels, les aimés ! Joola, repose en paix, mais les rêves enlisés ne privent les veilleurs de rien ! Immortels, les aimés ! Ni marbre ni granit ! Un monument de bronze s’oxyderait. Or nul n’ajouterait de l’or à l’inestimable que s’arroge la faucheuse. Non, ni marbre ni granit ! Roog Sène m’est témoin, tous ces matériaux finissent par se dissoudre, battus par les jours. C’est en nous qu’ils resteront immortels ! Cela, je dois l’écrire pour Fadikiine. »

Aux yeux de Coumba, son modeste cahier serait la plus belle sépulture, le plus pérenne monument dédié à Bouba, ainsi qu’à tous ceux qui, comme lui, n’ont que les vagues pour stèle. Le plus durable panthéon, c’est une page qui écrit l’histoire. Le navire qui vogue sur le temps est en papier. Un simple papier ! Sans quoi Abraham n’aurait pas traversé les siècles, ses illustres cadets non plus. Coumba voulait remplir un cahier pour Bouba, comme d’autres bâtissent des temples, érigent des cathédrales et sanctifient des mosquées. Un cahier, une plume ! Et Coumba ferait de l’Atlantique un Taj Mahal pour Bouba.

Bien sûr, comme tout Sapiens, Bouba lui aussi avait mené ses propres combats. Comme tout humain, il connut quelques défaites. Mais, sa plus belle victoire, ce fut la conquête du cœur de Coumba, dont la plume lui gagnerait l’ultime bataille : celle contre l’oubli. In memoriam ! Entre les lignes, In memoriam dirait son amour, jusqu’à la fin des temps ! Car, même lorsqu’on dit : In memoriam, l’auteur, tournez doucement les pages, entre les lignes, c’est toujours un cœur qui bat. Ce n’est nullement une demande d’égard pour Yourcenar et les bêtes à plumes, mais si vous oubliez un livre sous la pluie, quelqu’un attrape le rhume ! Enrhumés, mouchez-vous ! Mais, si c’est le chagrin qui vous coule du nez, un bras sortira toujours d’un livre pour vous tendre un mouchoir. Un mouchoir, Coumba en tissait un pour sa fille. Entre les lignes, elle inscrirait In memoriam Bouba, et le père de Fadikiine survivrait, même à l’auteur de l’hommage. Sous la plume de Coumba, In memoriam ne sous-entendait pas d’adieu, c’était une promesse de fidélité. Après le veuvage, se disait-elle, tout printemps fleurit où gisent nos amours ; même le chant des oiseaux répète In memoriam !

Chacun honore son Seigneur à la hauteur de son amour. Et, quand Coumba psalmodiait : Bouba, Kôrmâma !, son regard cherchait l’Himalaya. Sachant qu’aucune tour ne serait jamais assez haute pour illustrer un tel amour, il lui fallait écrire, enchaîner, relier des guirlandes de mots pour atteindre l’altitude qui manque à la pierre des mausolées. Bouba, Kôrmâma !