Dès le crépuscule, le tempo s’accélérait dans la poitrine de Coumba : comme avant le Joola, elle réservait ses soirées à Bouba.
À l’approche d’un rendez-vous galant, certaines s’offrent une nouvelle coiffure qui vaut diadème, une robe affriolante à faire bégayer Casanova ou des chaussures qui rehaussent l’ego en magnifiant la cambrure autant qu’elles torturent la coquette. Depuis Ève, l’élégance, la séduction et le plaisir valent supplice aux femmes ; quel diable en a décidé ainsi ? Coumba y repenserait plus tard, quand Fadikiine poserait la question à son tour. De toute façon, elle n’était pas d’humeur à enfoncer des talons aiguilles dans le sable de l’île ; elle n’allait pas danser la lambada avec une photo sur le mur. Pour qui balancerait-elle de la croupe ? D’ailleurs, derrière ses amples voiles blancs de veuve qui l’aveuglaient, son sex-appeal ne dépassait pas celui d’un céphalopode. Non, se préparant à son rendez-vous nocturne avec son aimé, Coumba ne pensait pas à la mode. La seule dentelle qu’elle regardait encore, c’était le maillage de ce panier en osier dans lequel sa mère déposait des fruits qui ne faisaient le bonheur que des visiteurs. Comme les incendies brûlent les meubles, les questions existentielles réduisent les préoccupations esthétiques en cendres. Ce n’est pas le visage qui se maquille, c’est l’humeur qui se pomponne, rayonne, irradie. C’est la joie qui a la souplesse de jouer les espiègles, de s’exhiber, parader, pas la tristesse qui, elle, donne des courbatures. La douleur montre le même visage à la lune comme au soleil. Pour son prochain rendez-vous avec Bouba, à Sangomar, Coumba ne désirait nul atour, seulement sa mémoire intacte pour lui raconter la journée qui éventa leurs promesses réciproques. Ces promesses qu’ils se murmuraient enlacés.
– À Dakar, ma douce, avait déclaré Bouba, rien que toi et moi, nous ferons équipe, nous mènerons notre petite barque.
– Une équipe bien soudée, disons un équipage, avec un super capitaine ! avait renchéri Coumba, tout sourire.
Avec Bouba, elle était prête à tous les combats pour les mille ans qui suivraient. Tel que dit, tel que fait ; ensemble, ils vécurent combatifs et complices en toute circonstance, jusqu’à ce jour… Ce maudit jour, sans fer à cheval ni trèfle à quatre feuilles. Ce noir jour, sans étoile ni ange Gabriel à l’horizon, où Coumba dut affronter sa pire épreuve, sans son coéquipier.
Avant de recueillir et consigner les confidences des veilleurs de Sangomar, Coumba avait tenu à rédiger d’abord ses impressions de sa dernière journée dakaroise, comme on prépare un rapport circonstancié. Elle y consacra plusieurs veillées. Parce qu’elle fut seule face au gouffre laissé par leur rêve, Coumba voulait se souvenir de tout, afin de décrire précisément à Bouba le Dakar qu’il n’avait pas vu. Dakar tel qu’ils ne l’avaient jamais imaginé, mais qu’elle revoyait maintenant en permanence.
Coumba ne dormait presque plus depuis qu’elle avait appris par la radio que le Joola avait sombré et, avec lui, ce qu’elle avait de plus cher au monde : son camarade, son ami d’enfance, son confident, Bouba, son tendre époux. Elle était alors à Dakar, où elle l’attendait, avec leur fille de cinq mois, dans leur minuscule studio de jeunes mariés désargentés. L’hivernage comptait ses derniers jours, incubait les futures récoltes dans sa moiteur, mais ce fut la mauvaise nouvelle qui suffoqua le pays. D’abord incrédule, la famille de Bouba avait patienté une longue journée, jusque tard dans la soirée, avant d’admettre le pire : leur fils, beau-fils, neveu, cousin, hélas, ne figurait pas parmi les rares rescapés. « Il faut partir ! » avait dit l’aîné parmi la parentèle installée en ville, un oncle de Bouba. Dès le lendemain quitter ce lieu où le malheur était venu les frapper. Partir ! Parce que la vie elle-même les harcelait, les bousculait, les mettait à l’étroit dans l’angoisse. Ils veillèrent tard, se relayant autour de Coumba, et ne se couchèrent que pour trouver ensuite la force de tenir debout. De l’eau ! Au lever, ils n’avalèrent que de l’eau, parce qu’ils n’avaient plus de larmes. De l’air ! Il leur fallait de l’air, prendre le large pour ménager leurs poumons comprimés par la peine. Départ, fissa, départ ! Las, ils étaient partis, chassés par le glas. Derrière eux le ciel tombait par pans ; d’un quartier à l’autre, les gens s’effondraient de douleur.
Dakar, ce matin-là de septembre 2002, il y avait une âme dans chaque feuille d’automne ; partout, le même requiem. Abraham, Jésus, Mohamed ! Entendiez-vous la terre ? Dépassé par le chagrin, tout humain interpellait plus grand que lui : vite, un intercesseur devant le Seigneur ! Même ceux qui ne priaient pas ou peu répétaient avec ferveur : « Inna lillahi wa inna ilayhi raaji’oun : À Dieu nous sommes, à lui nous retournerons ! » Mais, clamant leur allégeance au Ciel impassible, certains s’interrogeaient. Regardant l’enfer s’ouvrir sous leurs pieds, que pensaient-ils vraiment ? Certes, Al-Malik Le Souverain agence tout à sa guise ; Al-Hakam est Al-Hakim, L’Arbitre et Le Sage ; Il est aussi Al-Jabbār, Celui qui domine et contraint, alors, Ses créatures s’inclinent face à Sa volonté. Mais tout de même, quel mektoub sur Dakar ! « La hawla wa la quwwata illah billah al’Ali al-Hakim : il n’est de préservation ni de force, si ce n’est par Allah ! » s’exclamait un homme qui d’ordinaire se revendiquait athée. Ici la peur parle arabe ! Dakar, ce jour-là, tout griot digne de Yandé Codou Sène, de Samba Diabaré Samb et de Ndiaga Mbaye devra le raconter aux générations futures. Dakar, ce matin-là, pas de chanson audible, tout propos virait lamento. Miserere mei, Deus ! clamaient les yeux des passants. Rahman Ya Rahman ! hurlait une mère, les bras au ciel. Mass, mass yaye boye, répétait d’une voix douce l’homme désespéré qui la consolait.
Dakar, ce jour-là, même les pélicans fuyaient la rade ; lourds de chagrin, ils tiraient des ailes de plomb, filaient vers le sud en quête de miséricorde. Il fallait partir, comme Coumba et les siens.
Partir ! À quelle rive dépose-t-on le fardeau de la détresse ? On choisira toujours un cap, quand, sans clémence, le ciel assombrit les rêves qu’on y peignait gaiement. Non, Van Gogh n’était pas fou ! Les couleurs pétillaient de vie dans ses yeux. Van Gogh n’était pas fou ! C’est le ciel, versatile, qui lui donnait le tournis, à varier sans cesse sa propre palette. Que peut-on faire quand on ne reconnaît plus sa part de ciel ? Partir ! Tracer un autre sillage, avant de s’envaser dans le malheur.
Dakar, ce morne matin-là de septembre, Coumba et les siens se sentaient aussi exilés que Soudanais en Norvège. Aux voisins qui saluaient, présentaient leurs condoléances en wolof, ils répondaient machinalement en sérère, comme si leur douleur ne pouvait s’exprimer que dans leur langue maternelle. Il fallait partir. Vite, vite, un car rapide ! Rufisque, Bargny, Diamniadio, Mbour, sans stop ni salamalecs à Mame Béneu-Beugne. Ils auraient voulu survoler ces villes afin d’atteindre Djiffer à l’heure du laitier. Attendus là-bas par leurs frères marins, ils couperaient un bras de l’Atlantique en pirogue et gagneraient le sein de leur mère, Niodior, avant le déjeuner.
Coumba n’avait jamais imaginé un tel retour, ceux qui l’accompagnaient non plus. Pleins d’espoir, ils avaient défait leurs valises dans une banlieue de la capitale, ils les rembourrèrent de douleur et les traînèrent jusqu’au village. Flux et reflux, ce n’est pas qu’une histoire d’eau pour les insulaires, c’est aussi le rythme de leur vie entière. Du delta à l’Océan, du sable au bitume, de route en déroute, ils vivent ainsi depuis des siècles, ballottés par les marées de leur destin. L’exode fait partie de leur condition existentielle, il représente à la fois leur espérance et leur pire contrainte. Comme l’argent qui manque aux bourses, tout ce qui ne sort pas des flots et ne pousse pas sur l’île doit venir d’ailleurs. L’idée de cet ailleurs secourable est la malédiction des insulaires ! Le refuge économique vire parfois en prison à ciel ouvert, dont ils s’évadent de toute urgence. La violence d’une telle urgence, Yaliâm, la mère de Coumba, l’avait déjà vécue, comme tous ceux de son âge au village ; elle n’en avait jamais parlé à sa fille, qui la découvrait à son tour, et ne se confiait pas à elle non plus. « Parle-moi », demandait parfois Yaliâm, oubliant qu’elle avait légué à sa fille ce tenace silence qu’elle-même avait reçu de sa propre mère. Les insulaires sont taiseux, ils évoquent rarement les naufrages ; s’ils révélaient à quel point les courants de la vie sont versatiles, leurs enfants n’auraient peut-être pas le courage de larguer les amarres. « Bon vent, les enfants, que Sangomar vous ramène en paix ! » disent les parents en redoutant le pire, sans jamais l’évoquer. « À bientôt, chers parents ! » rassurent les enfants, soucieux d’afficher le même courage que celui qu’on leur donne en exemple. Pourtant, la houle n’agite pas que l’Atlantique, elle blanchit les nuits au Saloum, mouille les yeux des parents comme ceux des épouses.
Coumba rentrait sans son mari, comme tant d’autres insulaires avant elle ; toujours la faute aux vents mauvais. Comment ces fils de marins pourraient-ils éviter les tempêtes ? Les souffles océaniques qui nourrissent et vivifient les Niominkas sont également ceux qui les tuent ! À l’instar de leurs ancêtres qui ont noué un pacte avec la mer, ils embarquent inlassablement, bravent l’humeur de chaque jour, cap autonomie ; destination dignité ! Kôrmâma ! C’est une telle navigation qui avait mené Coumba et Bouba jusqu’à Dakar, comme tant d’autres enfants des îles Gandoune. Mais le contenu de la cale ne reflète pas toujours le mérite du marin. Préparés à la hâte, les bagages de Coumba sentaient la désolation.
Crissement d’essieux, c’était un redémarrage nerveux, après une petite halte, le temps de désaltérer le moteur. Diamniadio, Diass, Mbour, Nianning, Joal, bientôt le dernier virage déboulerait sur Djiffer. Avec sa vieille guimbarde, le chauffeur n’aurait pas roulé plus vite pour fuir une guerre. Malgré son sérieux, ses passagers, dont Diégâne, le cousin de Coumba, ne cessaient de lui donner du « Sawaye gawal, accélère waye ! ». Pendant que le véhicule traversait la savane, descendait la Petite-Côte, une cruelle réalité se déployait dans la tête de Coumba : on ne s’exile que pour le meilleur, l’ailleurs devient épouvantable dès que le malheur s’y invite. Maman… La houle s’arrêtera dans les bras de ma mère ! songe celui assailli par le spleen loin de ses pénates. « Qui dort là mourra ! Ce soir, qui dort là mourra ! » chante toujours le blues, lorsqu’il vous surprend à l’étranger. Alors la nostalgie murmure : « Mater, ma terre, ma douce mère », et, ce, même si le berceau était jonché de ronces ou de coquillages. Ainsi, la faucheuse aux trousses, s’en retourner s’était imposé à Coumba comme le souffle au nez. Reprenant son sillage à l’envers, elle se disait qu’au village, malgré tous les monstres que les conteurs logent sous les baobabs et dans chaque bosquet, le crépuscule serait moins menaçant que le regard froid des lampadaires.
Il n’y a que chez soi que l’on endure les trahisons du sort, sans incriminer le lieu. La besace pleine de tourments, le voyageur accuse forcément la terre promise qui n’a pas daigné le gratifier d’un peu de bonheur, ne serait-ce que pour compenser la peine du périple. S’ils ont coutume de pérégriner à la recherche de quoi améliorer l’ordinaire, les insulaires s’en vont toujours pleurer leurs morts au village, sans doute le besoin de s’accrocher aux racines, afin de mieux résister à la douleur de l’arrachement.
Pendant que l’auto ronronnait, cahotait, crachait d’épais nuages de fumée, Coumba, plongée dans le chagrin, regardait à peine ceux qui l’entouraient, mais elle les connaissait tous, sans exception. Mieux, elle savait son degré de parenté avec chacun d’entre eux. La tête contre la vitre, elle se souvenait de ces questions qu’on lui posait au village et dont la récurrence l’agaçait, quand elle était encore adolescente : « De quelle tribu, de quel clan, de quelle lignée maternelle es-tu, Kalékhalé ou Sagnanème, Diakhanora ou Wagadou ? Connais-tu ton arbre généalogique ? Ta mère ne t’a-t-elle pas dit notre lien de parenté ? Nous sommes cousins par la troisième, septième, énième matriarche de notre lignée ! » De tels dédales dans l’histoire du Saloum, à flairer le lait rance, même les sourciers s’y perdraient. À l’époque de la carte d’identité, du passeport, du livret de famille et de LinkedIn, évidemment, cette laisse génétique peut paraître encombrante. Mais, entouré par une telle parentèle le jour où votre maison brûle, vous comprendrez l’immensité de votre chance. C’est la raison pour laquelle, longtemps après leurs ancêtres Gabou-Nianthios, les Niominkas récitent encore leur arbre généalogique, chacun s’accrochant aux siens par un nœud marin, tout à fait mammaire. Il est vrai que tricotant, ramifiant ses lignages, la terre mère leur jette un fil à la patte, mais c’est ainsi qu’elle leur tisse ce robuste filet sur lequel ils traversent tout précipice. Adolescente, Coumba cachait à peine sa lassitude lorsque sa mère ou sa grand-mère lui détectait des cousins et cousines sous chaque masure de l’île ; c’est à Dakar qu’elle comprit l’assurance tout risque ainsi garantie pour elle.
En effet, lorsque Dakar amassa ses pelles, prête à aligner des trous noirs, les insulaires formèrent un cordon de sécurité autour de Coumba. Alors qu’elle perdait le nord, ils savaient dans quelle direction l’effroi les conduirait : là-bas, derrière un bras de l’Atlantique, au bout d’une contorsion du bolong, les pélicans et les hérons les attendaient entre les palétuviers, le réconfort aussi. Au village, la marée n’apporte pas que des pirogues remplies de poissons, elle convoie parfois d’énormes malheurs et ceux qui doivent les raconter. Aussi, servant le déjeuner, les mères niominkas laissent toujours, à côté, un bol d’amour pour le voyageur. Bienvenue ! Toujours, une voix bienveillante souhaite la bienvenue, mais tous les retours ne se fêtent pas ; ceux qui partent le savent bien, ceux qui les attendent aussi. À l’arrivée de Coumba, sa mère s’empressa de l’aider à défaire ses valises, mais Yaliâm avait fini par accomplir cette tâche toute seule. La jeune femme devant elle ne disait rien et semblait avoir l’esprit loin, très loin de ses bagages, là-bas, dans cette ville où son regard hagard errait encore.
Un matin de septembre, triste comme un matin d’agonie, Dakar avait promis autre chose à Coumba. Mais qu’avait-elle vu ? Maudit traître, son bel horizon couvait donc ces monstres du sort qui surgissent de nulle part et saccagent les rêves des voyageurs ! Ne reconnaissant plus cette ville qu’elle avait tant désirée, Coumba clignait des yeux, des points d’interrogation glissaient le long de ses joues. Pendant qu’elle attendait avec son groupe le car rapide loué pour l’occasion, ses songes vidaient son paquet de mouchoirs. Personne ne l’entendait mais elle hurlait dans sa tête : « Wôye, Mâme Ndiaré ! Vénérable génie protecteur de Dakar-Yoff, que faisais-tu quand tes enfants sombraient avec leurs invités ? Le Joola a-t-il échappé à ta vigilance ? Mâme Ndiaré, où vont les âmes quand leurs éclats de rire désertent tes rues ? Wôye, Mâme Ndiaré ! Qui te fera encore des libations ? La solitude est un gouffre qui aspire les vivants. Regarde ce sombre jour de septembre, le silence des vivants aussi lourd que celui des morts ; à quoi bon respirer si c’est pour prolonger la douleur ? »
Dakar la joyeuse danseuse, sans braillard Sabar ni loquace Tama ! Dakar désolée, frileuse en plein cagnard, blottie sous les drapeaux en berne. Même les vaillants soldats avaient le pas lent. De Bargny à Dial-Diop en passant par Thiaroye, et jusqu’au camp des Mamelles, ils marchaient, le pas lent, prêtant l’oreille à la sonnerie aux morts qui montait du fond de l’Atlantique et leur glaçait le sang. « Aaanh ! hinh, rompez ! » dit un adjudant, mais la faucheuse avait déjà rompu tant de liens. Tant d’êtres chers avaient largué les amarres pour de bon. Dans quel sens soufflaient les alizées ? Les narines l’ignoraient, elles restaient toutes humides et rien ne parvenait à les sécher. Dakar l’océanique avait le souffle court et La place de l’Indépendance ne savait comment libérer le Sénégalais de l’étau qui le serrait, lui enserrait les flancs. « Hey, Mâme Ndiaré, qu’as-tu fait de la confiance de tes enfants ? » Coumba n’était pas seule à gémir une telle question en silence.
Dakar, ville agora, toujours bruyante de débats, soudain aphone, traumatisée, oubliant même son thiéboudiène comme son attaya. Dakar la rieuse, sans le moindre sourire, n’enchaînant que de longs soupirs. Dakar la coquette, négligée, dépenaillée, dépareillant même ses élégantes ndobines ! Dakar la paradeuse, indifférente à ses belles robes ndokettes comme à ses fiers ensembles Niéti-Abdou, elle ne songeant plus qu’à l’ultime mode : les impératifs sept mètres de percal blanc du dernier rendez-vous. Dakar reine de la coiffure, perdant ses nattes, éparpillant ses altières coiffes tagaals. Dakar la lionne, à genoux, mine défaite devant l’ogre marin, lui réclamant ses enfants, en vain. Wôye, Mâme Ndiaré ! Le soleil n’avait-il pas honte d’éclairer ce lugubre jour ? Tout Dakar apposait un mouchoir sur son visage. Le glas, partout, sonnait le glas. La hawla ! De Yoff à Bakel, ce même râle, de Podor à Kolda, le pays s’exclamait : la hawla ! À Dakar, ce jour-là, SOS, Abraham, Jésus, Marie, Joseph, Mohamed, combien de fois vous a-t-on appelés à la rescousse ? Tant de gens saluaient, imploraient Marie. Comme son aide tardait, ils l’excusaient : la gracieuse était sûrement occupée, en train d’accueillir ces pauvres pécheurs qui venaient de fausser compagnie aux leurs, sans prévenir. Leurs SOS, tous vains, les éprouvés psalmodiaient : « Notre Père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel… » Ainsi soit-il ! Du moins, ainsi l’admettaient-ils. Très pieusement ils priaient, jusqu’à la transe. D’autres appelaient, interpellaient Allah par ses quatre-vingt-dix-neuf noms, faisant correspondre une supplique à chacun de ses attributs ; eux aussi, ils invoquaient le Seigneur jusqu’à la transe. Mais, puisque Allah est Lui-même As-Sabur, le Patient, ceux qui Le sollicitaient ne pouvaient que prendre leur mal en patience. À Dakar, ce jour-là, les athées et les croyants partageaient la même conviction : il n’existe nul treuil pour ôter le fardeau de l’impuissance qui écrase l’humain, ainsi en est-il, pour des siècles et des siècles ! Alors, ce jour-là, qui consolait qui ? Même les fous errants du marché Sandaga portaient le deuil, pour une fois qu’ils étaient au diapason de la population, répétant, comme leurs semblables de Tilène et Soumbedjoune, la même missive que les corbeaux portaient aux quatre coins du pays de Lat Dior. Le maestro Soundioulou Cissokho n’était hélas plus là mais, Kora en main, les fous auraient pu composer le Requiem de septembre et faire retentir l’Atlantique lamento, du Sénégal à Adiaguediâkh. Et, parce que la Kora dit la vérité des sentiments, le monde aurait pleuré davantage le Titanic africain.
« We are the World / Nous sommes le Monde », déclare le lyrisme d’un poète, appelant de ses vœux la même fraternité qu’imaginait déjà John Lennon ; mais sous les tropiques, la lucidité des paludéens pourrait rétorquer : « Hélas, certains s’arrogent le monde, ils considérant moins les autres ! » Pendant que les idéalistes s’évertuent à nous unir, le capitalisme nous divise. À preuve, l’intérêt que l’opinion mondiale accorde à chaque catastrophe meurtrière est proportionnel à la puissance financière du pays concerné. Certes, l’identification influe sur le degré de compassion, mais la différence de leurs robes n’empêche pas les vaches de se reconnaître dans leur pré. À l’ère du Dow Jones et du Cac 40, l’émotion est à géométrie variable, surtout parce qu’elle obéit au cours de la Bourse à Wall Street. Quelle est la cote de la vie des citoyens du Tiers-Monde ? La finance planétaire se soucie davantage d’un rhume de Google que du paludisme qui, pourtant, tue sous les tropiques plus que le sida dans le monde entier. La mort des pauvres émeut si peu le monde que leurs familles se sentent ignorées, sur une autre planète, abandonnée par l’humanité. Environ 2 000 personnes noyées au large de Dakar ; cette nouvelle a-t-elle provoqué une minute de silence dans une ville européenne ou américaine ? En tout cas, Coumba n’en avait pas entendu parler. Pour les puissants, la mort des pauvres est aussi insignifiante que leur vie.
Coumba, elle, connaissait l’immense valeur du capitaine de son cœur. Or, elle n’était pas seule à pleurer un irremplaçable humain. Même les djélis censés consoler le peuple avaient les yeux rouges et la voix tremblante. Alors, qui mieux que les fous pour dire la folle peine ? Capitale meurtrie, Dakar cherchait son Mozart ; réduite en chapelle ardente, elle réclamait un maestro pour moduler sa complainte au Seigneur. En ce jour où commençaient mille ans de solitude que Gabriel Garcia Marquez ne raconterait pas ; pourquoi rester une heure de plus à Dakar quand on n’y avait ni les bras d’une mère ni le regard d’un père ?
Assommée par la nouvelle, déboussolée, Coumba tournait en rond, incapable de prendre la moindre initiative. La solidarité à l’œuvre, elle fut prise en charge par des ressortissants de son village, dont ses cousins, qui accoururent et organisèrent la suite des événements. Parents, amis ou simples connaissances, ils avaient réussi à réunir en un temps record assez d’argent pour financer, outre leur voyage, une coquette donation pour la famille éplorée. Coumba n’a jamais su comment ils s’y étaient pris et nul ne jugea nécessaire de lui détailler les efforts consentis pour elle, chacun ayant agi comme devant. N’eût été les tristes circonstances, elle se serait sentie reine d’une ruche en action. En masse, ils l’accompagnèrent au village, où tous l’attendaient pour célébrer les obsèques de celui qu’elle n’avait pas encore renoncé à espérer. Accueillie dans sa belle-famille, comme le voulait la coutume, elle fut aussitôt encadrée par des aînées préposées à l’exécution des rituels la concernant. Coumba se laissa faire, subit les débuts de son veuvage telle une poupée désarticulée. « Bismillah…, répète après moi ; Allahouma…, répète après moi », ne cessait d’ordonner une dame qui, ayant déjà enterré trois maris, ne trouvait plus d’époux mais passait pour un modèle de piété, à force d’ascèse. Dès que les corbeaux ombrageaient une demeure, les hommes partaient au cimetière nord ou sud à la recherche de l’if pour l’âme, cette dame, elle, trouvait toujours un raccourci à travers l’île et la parentèle, puis rappliquait pour faire mimer la veuve. Comme toutes les malheureuses avant elle, la novice Coumba donna entière satisfaction à son initiatrice. De toute façon, la dame aurait pu lui faire scander en arabe la recette du tadjine ou du couscous marocain, elle n’y aurait entendu que les inflexions d’une complainte destinée au Seigneur. Alors Coumba répétait ce que l’on voulait. Cependant, postée derrière son épaule, une autre part d’elle-même se demandait pour quelle obscure raison elle ne pouvait user de sa propre langue pour s’adresser à Dieu, Al-Khāliq, le Créateur, qui a jugé bon de la doter du sérère. Allah, Al-Mubdi, l’Auteur, est Al-Mussawwir, Celui qui façonne Ses créatures ; Lui, Al-Muqaddim, Qui a tout précédé, multipliant les versions et les accents de son verbe, n’est-Il pas le premier des polyglottes ? Pourquoi Lui assigne-t-on une langue unique, quand Il en a créé à profusion ? Ici-bas, l’impérialisme impose son propre dialecte à tous, l’oncle Sam aliène nos neurones à Shakespeare et s’approprie le samsara. Of course, couinera Elisabeth II, première des traders, qui a même tenté de truster l’Afrique ! Anyway, Coumba, elle, ne distinguait plus eat de heat, et cela ne la dérangeait pas, puisqu’elle n’allait pas manger tiède au McDonald, il n’y en avait pas à Dakar, pas encore. La jeune femme n’était pourtant pas exemptée de migraines linguistiques. Les oreilles malmenées par l’arabe bantouisé que baragouinait sa répétitrice, elle se demandait s’il faudrait des interprètes au Paradis. La bigote analphabète qui la forçait à prier en arabe savait-elle seulement que le Coran dit qu’Allah est As-Samῑ, l’Audient, Celui qui entend toute chose, même avant sa formulation ? En attendant le Jugement dernier, où elle était sûre de plaider son salut en sérère, Coumba rallongeait sa liste de questions. Alléluia ou Allah Akbar, pour quelle raison God blesse-t-Il les cœurs sous tous les cieux ? Il fait même des veuves sans cheveux blancs. Elles parlent ou se taisent, se révoltent ou se résignent, chacune interprétant à sa manière son ressenti de la morsure du sort, mais elles ne cherchent aucun traducteur. Leur peine est une langue universelle : partout, elles serrent les dents pareillement. À Niodior, l’une d’elles élimait les siennes.
La journée, Coumba gardait ses pensées pour elle, même quand Yaliâm intimait « Parle-moi ». Persuadée que des confidences aggraveraient la tristesse de sa mère, Coumba se taisait, mais loin des regards, elle notait minutieusement ses impressions, en espérant les faire partager à Bouba, là-bas, à Sangomar. Certes, le silence peut inquiéter, voire blesser, mais en l’occurrence, il était plus lourd d’amour que de secrets. La nuit, Coumba écrivait. C’est ainsi qu’elle épargnait à sa mère le poids de ses songes. L’écriture n’allège aucun tourment, se disait-elle, mais elle aide à traîner son fardeau, au lieu de le déposer sur le dos d’autrui. L’écriture n’arrête aucune houle, mais elle apprend à s’y tracer un sillage à coups de rame, n’importe quelle rive étant préférable à la noyade. Bravant la nuit, jusqu’au rivage du jour, Coumba écrivait ; c’est ainsi qu’elle prépara son compte rendu pour Bouba, puis multiplia les entrevues avec les veilleurs de Sangomar, sans plus passer pour folle. Voyageuse immobile, elle rejoignait son aimé, chaque nuit ; grâce au charme ancestral de la terre du Saloum, elle naviguait entre le monde des vivants et Sangomar, le royaume des ombres.