VII

À mesure que le sable de l’île se refroidissait, Coumba sentait une étrange ferveur la gagner.

Amarrée au quai de la patience, elle guettait les Pangôls de Mâmayiin et les vents du soir pour voguer vers Sangomar. Tic-tac, tic-tac ! au salon. Tenace tintamarre, que cet infatigable maillet ! Le forgeron du temps martelait ses heures, rainurait, graduait le curseur du jour en toute indifférence. Que ne se cassait-il donc le poignet ? Tic-tac, telle une attaque de moustiques ! Heureusement, dès le dîner expédié, l’île exténuée se presse de clore ses volets, puis ses paupières, la sagesse des lève-tôt écourtant la veillée. Sans les périodiques séances de lutte traditionnelle ni soirée événementielle, seuls les chiens errants, les rares chapardeurs et les coureurs de jupons traînent dans les rues du village au-delà de 22 heures. Et Wassiâm attendait rarement si tard pour passer la tête dans l’entrebâillement de la porte de sa bru et lancer une prière bien à elle :

– Coumba, tout va bien avec Fadikiine ?

– Oui.

– Elle dort déjà ?

– Oui.

– Eh bien, bonne nuit ; échappons aux Nakwé jusqu’à demain, à la grâce d’Allah !

– À demain, se contentait de répondre la jeune femme.

– À demain, s’il plaît à Dieu, ne manquait de la reprendre Wassiâm, avant de disparaître, telle une lapine gagnant son terrier à l’approche d’une meute de loups.

Chaque soir Coumba recevait les vœux angoissés de sa belle-mère, comme l’illustration de la ratatouille arabo-bantoue-islamo-paganisante qu’on lui servait à longueur de journée. Cette femme qui se voulait si pieuse vivait hantée par les superstitions. Wassiâm ne trouvait rien d’anormal à réunir Allah et Nakwé, de supposés mangeurs d’âmes, dans la même phrase ! Mais, si près des bois sacrés de Ngonoli et d’Itoumbé, à quelques coups de rame de Sangomar, de telles incongruités étaient beaucoup trop fréquentes pour retenir l’attention, au-delà d’un sourire en coin.

Pourtant Coumba resta songeuse un bon moment. Wassiâm n’était pas la seule à mixer des croyances, à touiller, puis sacraliser sa soupe. Ce procédé de dilution syncrétique, tout missionnaire sous le ciel africain avait dû s’y faire, sans quoi sa chapelle aurait été moins vaste que son propre berceau. Quoi qu’en pense Bach, son Oratorio de Noël résonne sous les baobabs et, faute d’orgue, Jésus s’est accommodé des djembés sahéliens et des guitares folks sérères. Sans cette souplesse, aucun prêtre n’aurait eu assez de bouts de bois pour sa croix tropicale et le Christ aurait été privé du succulent ngalakh de Pâques, au Sénégal. N’en déplaise aux baptiseurs, ici les hommes priaient déjà Roog Sène, et si Jésus n’avait pas appris à manger du couscous au pain de singe, on l’aurait renvoyé garder ses moutons à Bethleem. Au Sine-Saloum, Dieu est plus vieux que les églises et les mosquées. Contrairement aux apparences, il n’y a pas que les Bantous qui se font convertir, tous ceux qui squattent l’âme africaine sont passés maîtres dans l’art du caméléon. D’ailleurs, quelle que soit leur nouvelle religion, les Sérères appellent toujours Dieu Roog Sène ou Roog o Yâl.

Du fait de son veuvage, Coumba se trouvait assiégée par les bondieuseries des visiteurs qui se répandaient tous en prières. Alléluia ou Allah Akbar ? Allah ou Yalla ? Jésus ou Yéssou ? Amen ! disait-elle à tous, puisque partout l’assentiment au bien s’affirme pareillement. En revanche, le nom donné au Seigneur s’avère toujours imprononçable pour les uns ou les autres, qui n’ont d’autre choix que de l’adapter à leur idiome. Ainsi, le premier converti n’est-il pas Dieu Lui-même ? Après l’étrange prière de sa belle-mère, Coumba en formulait une autre, in petto : « Pourvu que la musique de Babel soit belle et qu’elle porte la complainte humaine jusqu’aux oreilles du Seigneur, quel que soit son nom ! » C’était sa façon d’aplatir les herbes folles qui s’enchevêtraient dans sa tête. Dans le calme de la nuit du Saloum, elle avait mieux à faire que de se perdre dans les impénétrables voies du Seigneur, le royaume de Bouba s’offrait à elle, à quelques battements de cils. En effet, si les mots de sa belle-mère restaient incompréhensibles à bien des égards, Coumba y décelait néanmoins le signal tant attendu : le feu vert pour sa réunion avec les veilleurs de Sangomar.

Nuits du Saloum ! Les lucioles guident les inspirés, entre le monde des vivants et le royaume des ombres. Nuits du Saloum ! Quand le sommeil soustrait les froussards à la peur du noir, les Pangôls accompagnent ceux qui osent le voyage. Quand Wassiâm, au fond de son lit, ronflait à chasser tous les Nakwé des environs de Niodior, la veilleuse s’abandonnait au sortilège de la nuit du Saloum. Frappant à la porte de l’invisible, à l’instar des saltigués, Coumba détenait une formule rituelle, mais ne la prononçait qu’en totale discrétion. Sa porte enfin fermée, sa fille profondément endormie, elle se hâtait d’énoncer sa formule magique :

– Sangomar, moi, Coumba, l’enfant lavée dans tes eaux, je reviens vers toi. Sangomar, roi des ombres, pour toi et les Pangôls de Mâmayiin, je verse du mil et du lait caillé. Sangomar, accorde-moi la vue qui traverse la nuit ; Bouba, mon mari, et ses compagnons sont en ton royaume, convoque-les-moi. Ô roi des ombres ! Humblement je te le demande, accorde-moi la vue qui traverse la nuit.

Yeux clos, mains jointes sous le menton, Coumba murmurait plusieurs fois sa litanie. Invocations ! Coumba invoquait le roi des ombres, comme on frappe à la porte d’un autre compartiment de l’univers ! L’incantation, c’est toujours le manque qui se clame, l’inassouvi qui réclame de quoi combler l’humain. L’amour esseulé de Coumba s’élevait tel un cri dans la nuit, allait crescendo vers son objet, là-bas, sur la lune. Pleine d’ardeur, Coumba psalmodiait. De temps en temps, elle inspirait profondément, comme si une autre âme que la sienne se glissait ainsi en elle. Soudain, elle rouvrait les yeux, esquissant un sourire. Réminiscence ou anamnèse ? Ni l’une ni l’autre. Ce qui défilait sous ses yeux, elle ne l’avait jamais vécu, c’était bien un sortilège de la nuit du Saloum. Sangomar accueillait son enfant, Coumba reliait les rives, accédait aux inaccessibles. Chaque soir, convoqués par son seul désir, ceux que beaucoup croyaient hors de portée surgissaient des flots et se regroupaient au centre de l’île de Sangomar. Il est des clefs qui, tournées dans la conscience, ouvrent à d’autres mondes. Coumba en détenait une. Sortilège ! Un peuple sortait des ombres, parce que dans la nuit du Saloum, Présent ! répondent les absents. Sortilège ! Aussitôt, ils étaient là, devant Coumba, les veilleurs de Sangomar. Fidèles au rendez-vous, ravis d’entrer en contact avec le monde des vivants, ils s’exprimaient l’un après l’autre. Chacun se présentait à Coumba, qui débutait la quasi-totalité des entretiens par cette invariable question : comment s’étaient-ils retrouvés là ?

Un soir, Sihalebe, l’ami de Bouba, fut le premier à prendre la parole. Il était pressé de dégobiller la confession qui lui brûlait la langue. Coumba n’eut pas besoin de lui tendre la perche, il avait beaucoup trop à se faire pardonner pour patienter.

– Bonsoir, Coumba, commença-t-il. J’imagine que tu m’en veux d’avoir hâté le départ de Bouba. Moi aussi, je m’en veux terriblement, car il n’aurait pas embarqué dans le Joola ce jour-là si Pauline et moi ne l’avions pas poussé à modifier ses plans, en fonction de notre séjour en Casamance. J’ignore ce qu’il t’a dit avant son départ, mais, au vu de la tournure des choses, je crois te devoir quelques explications. Tu sais, quand je l’ai appelé…

Un mois environ avant le naufrage du Joola, Bouba avait reçu un coup de fil de son ami, qui vivait à Marseille, l’informant de son futur séjour au pays, avec son épouse. Ils s’étaient réjouis bruyamment de leurs prochaines retrouvailles. Ils avaient parlé de tout et de rien, comme font les vrais amis, puis, dans l’euphorie, Sihalebe avait lancé une invitation d’un ton enjoué :

– Bouba, mon frère, comme je te l’ai dit, nous arriverons bientôt : début septembre, désarmement des toboggans à Dakar-Yoff ! Ma maison à Oussouye est construite, elle est enfin prête ! Pauline et moi, nous avons l’intention d’y vivre une sorte de deuxième lune de miel et cette fois nous aimerions que tu viennes avec nous, en Casamance !

– Ah, ça non, Siha, ne compte pas sur moi pour vous tenir la chandelle ! avait taquiné Bouba. Les veinards, vous allez en Casamance flemmarder tout l’été. Moi, je n’y fais que des passages éclairs, le temps d’acheter des noix de cajou et de l’huile de palme pour mon commerce, au marché Sandaga.

– Cette fois, tu t’accorderas des vacances avec nous. Allez, mon pote, cap au sud ! T’es un capitaine niominka ou pas ?

– Siha, des vacances, tu rigoles ? J’ose à peine prendre un week-end. Ici, on ne chante pas On dirait le Sud, c’est vraiment le Sud, et pas celui des poètes, mais bien celui en dessous de la ligne de démarcation économique du monde, dans toute sa rigueur. Le soleil ne manque qu’aux touristes, nous autres, nous n’en pouvons plus à force de courir sans répit sous son regard impitoyable. Les khosloumans, les débrouillards de mon espèce, n’ont pas de congés payés, tu le sais bien. On se demande ce que fait le gouvernement pour les comme nous.

– Arrête de râler, vieux, et dis-moi oui !

– Non, je suis sérieux, Siha ! Que font-ils pour des gars comme nous ? Dis-moi, à quoi servent nos études, tout ce temps, c’était pour une vie de galérien ? Te rappelles-tu notre première année de fac ? Nous faisions de ces plans sur la comète. Mais voilà, copain, tous nos rêves à l’eau ! Franchement, tu as bien fait de partir. Ceux qui gèrent ce pays doivent savoir que même les ânes ne supportent pas longtemps le manque de foin, ils finissent par ruer dans l’écurie. Si rien ne change ici, un jour, ça va péter.

– Tu sais, Bouba, une année de fac redoublée à cause des grèves et finalement jamais terminée, ça ne compte pas. Or, avec un bac, on ne va pas bien loin, même en Europe. Comme tu le sais, ici, j’en ai bavé, moi aussi. Disons qu’avec l’aide d’Ata-Emit, le dieu des Diolas, les choses s’arrangent un peu. Mais tu ne la feras pas ce soir, ta révolution, alors, revenons à nos moutons ! Tu ne changeras donc jamais ? Déjà, à la fac, tu excellais à rédiger des tracts pour les grèves. Je me demande pourquoi tu ne t’es pas lancé en politique ; sérieusement, ceux qui occupent le terrain gagneraient à te recruter. D’ailleurs, tu râles, mais tu ne t’en sors pas si mal. À mon avis, c’est le gouvernement qui a besoin de gars comme toi et pas l’inverse. Regarde, en deux ans, tu as stabilisé ta petite entreprise, un commerce sorti ex nihilo. Bon sang, un recalé de la fac de lettres qui réussit dans le business ! Tu assures, mon pote ! Tu as seulement besoin de te reposer un peu, viens avec nous au vert. Et, s’il te plaît, surtout pas d’excuse financière, c’est ton frère qui t’invite.

Bouba ne doutait pas de la générosité de son ami, mais il était trop fier pour admettre la moindre dépendance. La période n’étant pas très favorable pour lui, il avait à nouveau décliné pudiquement, préférant inviter Sihalebe et son épouse, Pauline, à venir chez lui manger un bon thiéboudiène. Il lui proposa également d’organiser quelques sorties à Gorée, au Lac Rose et sur la Petite-Côte. Mais Sihalebe insista :

– Allez, Bouba ! Tu peux quand même prendre quelques jours ! J’ai invité quelques amis. Amanda, la copine de Pauline, sera du voyage, tu la connais déjà, ainsi que son mari, Maxime, qui est censé nous rejoindre plus tard, peut-être avec d’autres. Tu vois, nous inaugurerons ensemble cette maison, entre potes, et nous y fêterons dignement le premier séjour de Pauline au vrai domicile conjugal, disons plutôt au pays conjugal, au royaume d’Oussouye. Jusqu’ici, elle ne connaît même pas Ziguinchor ni Bignona. Et tu ne me contrediras pas, quand on n’a vu que Dakar et Saint-Louis, cousines lointaines de Paris et Toulouse, le Sénégal reste à découvrir. Il est vrai que Pauline a bien sillonné la Petite-Côte et le Sine-Saloum pendant ses missions avec Amanda, mais cette fois je veux lui montrer d’où vient mon goût du riz. Si tu l’entendais se plaindre parfois : Mais enfin, Siha, nous n’allons quand même pas manger du riz tous les jours !

Bouba resta ferme. Sihalebe n’avait qu’à expliquer à Pauline que c’est le riz nature, le niankatang, qui donne de gros yeux aux Diolas. Encore bébés, leur maman leur en donne, ce qui les force à écarquiller les yeux, à les lever au ciel comme s’ils cherchaient leur dieu Ata-Emit. Idiots de Diolas, à regarder passer les nuages, avec ou sans vin de palme ! Qu’ils les dissipent donc à coups de kadiandou, au lieu de s’embrumer de vin de palme ! D’ailleurs, ivres ou pas, ils répètent, de Kafountine à Kabrousse et de Diembéring à Sédhiou, Kassoumaye kèpe noppou Diola, et chaque Bonjour pince l’oreille d’un Diola ! Si Pauline n’en pouvait plus du riz, elle devait attraper l’oreille de Sihalebe avec une pince de crabe ou demander aux Sérères de gaver ce gourmand de coucous de mil.

Mais Sihalebe avait-il dit à sa femme ce qui le liait si particulièrement à Bouba, son fidèle ami sérère, et presque frère ? D’après la légende, Aguène et Diambogne, deux sœurs jumelles d’un village du sud du Sénégal, étaient adulées pour leur intelligence, leur bonne éducation et leur beauté. Ne se connaissant pas d’ennemi, elles se croyaient aimées de tous, même d’une sorcière que tous redoutaient. Celle-ci leur conseilla d’aller à la pêche un jour où c’était normalement interdit par la tradition. Obéissantes, elles s’exécutèrent. Malheureusement, la sorcière voulait les faire disparaître pour punir le village qui, la considérant comme membre de la communauté des Nakwé, les mangeurs d’âmes, la tenait en mauvaise estime et ne la ménageait pas. Une fois les belles jumelles en mer, la houle se déchaîna, si violente qu’elle fendit leur pirogue en deux. Le village les chercha, en vain. Les jumelles survécurent, chacune sur sa moitié de pirogue, mais elles ne s’échouèrent pas au même endroit ; Diambogne aurait dérivé vers les îles du Saloum, Aguène vers la Casamance. Les années passèrent, chacune se maria mais fut longtemps inconsolable, car ignorant le sort de l’autre. Elles se retrouvèrent bien plus tard, Diambogne ayant donné naissance au peuple sérère, Aguène au peuple diola. En hommage à la joie de leurs retrouvailles sororales, Diolas et Sérères entretiennent un cousinage à plaisanterie, ils se doivent bonne humeur, confiance réciproque et entraide, sous peine de s’attirer malheur. En vertu de cet ancestral pacte, Bouba avait préféré taquiner gentiment Sihalebe, c’était sa manière d’esquiver la vraie question, sachant qu’il n’avait pas le droit de refuser une faveur à son ami diola.

– Espèce de bouffon sérère ! avait rétorqué Sihalebe. Continue de médire de tes cousins diolas ! Roog Sène ne te sauvera de rien, si Ata-Emit se fâche après toi. D’ailleurs, n’as-tu pas honte ? Un vrai Sérère qui s’appelle Aboubacar, franchement, on aura tout vu ! Roog Sène ne te suffisait donc plus comme dieu ?

– Cousin, c’est le même avec plusieurs noms, autrement, considère que j’en ai maintenant deux. Deux gardes du corps, c’est plus sécurisant, non ? Mes cousins diolas sont des gardes inutiles, ils se bourrent de riz à l’huile de palme, puis s’affalent, se reposent jusqu’à leur fête annuelle d’Houmabeul, ensuite, ils recommencent.

– Si tu veux collectionner des dieux, eh bien, qu’Ata-Emit aussi t’adopte, il est accueillant, mais tu dois d’abord t’engager à ne pas raconter à Pauline tes menteries sérères sur les Diolas et le riz. D’ailleurs, réponse du berger à la bergère, sache que, maintenant, quand Pauline juge quelqu’un têtu, elle ne le traite plus de tête de mule, elle dit : « Ah, celui-là, une vraie tête de Sérère ! » Devine qui lui a appris ça de vous autres ! Bouba, je ne devrais pas t’avouer ma réponse à Pauline chaque fois qu’elle critique mon goût immodéré pour le riz ; maudit Sérère, tu risques d’en profiter pour encore te moquer de moi. Tiens-toi bien, je lui dis qu’il n’existe pas d’autre nourriture qui rendrait un Diola plus heureux. Alors, elle éclate de rire en se préparant des haricots verts ou je ne sais quelle autre horreur diététique.

La conversation dériva sur les épouses. Surtout Pauline, une brave fille, pendant que Sihalebe se goinfrait sous ses yeux, elle faisait des efforts afin de rester belle pour lui. Que pensait-elle de la bedaine naissante de son cher et tendre époux ? Ce gourmand Diola mangeait ce qu’il voulait et ne cessait de répéter à sa femme que son régime ne faisait pas souffrir qu’elle, que ses hanches commençaient à lui faire mal, mais rien n’y faisait. Pauline guerroyait contre toute graisse, la sienne, celle de Sihalebe, et même celle des steaks, elle la détectait à la loupe, la découpait de manière chirurgicale et la jetait à la poubelle ! Elle évitait le riz de Sihalebe, qui, lui, ne pouvait plus sentir ses haricots verts et son blanc de poulet à elle. Pauline surveillait sa ligne mieux que le regard de son homme qui la trouvait parfaite. Lui, il était si fier d’elle qu’il voulait la promener partout, jusqu’aux rizières de Casamance ! Deux ou trois heures à pousser le kadiandou dans la gadoue délesteraient la belle Marseillaise de quelques grammes ; elle n’en serait pas malheureuse, disait son époux, en revanche, elle serait sûrement contente après d’avaler un bol de riz pour se requinquer.

Bouba, quant à lui, avait du mal à imaginer Pauline pataugeant dans une rizière, avec sa pédicure toujours impeccable, lorsqu’elle est en ville. D’un ton amusé, il évoqua les précédentes vacances du couple : Pauline avait voulu trouver d’urgence une esthéticienne pour une manucure, en vue d’une simple soirée en boîte de nuit. Et Coumba la soutint fermement, haranguant sans arrêt Bouba et Sihalebe. « Avez-vous été à l’hôtel Machin, là-bas, à Pétaouchnock ? demandait-elle. Il faudrait peut-être passer à tel autre hôtel, rue Duvertige ? Allez donc voir à celui-là, là-bas, à Adiaguediâkh. » Bouba ignorait que son épouse connaissait Dakar à ce point. Et les pauvres hères déboussolés se garaient pour redémarrer aussitôt, pendant que Pauline, toujours motivée, souriait d’avoir une si tenace alliée. Quelle paire de cheftaines, ces deux-là ! Si elles se voyaient plus souvent, aucun doute qu’elles s’entendraient pour mettre les deux amis à la danse du ventre. Ces coquines savaient qu’elles pouvaient leur demander un poil de moustache de lion ou de l’eau déshydratée, ils seraient assez fous d’elles pour y aller, sans regimber. Lors de cette hallucinante histoire de manucure, ils avaient dû faire presque tous les grands hôtels de la place, avant de dénicher une bricoleuse qui pourtant factura son art contemporain quasiment le salaire local d’un ouvrier. Et même plumée de la sorte, Pauline sembla ravie. À ce souvenir, les deux amis s’exclamèrent à propos de la coquetterie des femmes. Bouba cita un autre exemple : Coumba, qui pouvait passer des journées entières à se faire coiffer, ou plutôt à se faire tordre le cou dans tous les sens, et le soir, elle se plaignait de courbatures ou de maux de tête.

– Mais quand même, commenta Bouba, une après-midi de galère dans les embouteillages de Dakar pour des ongles, quand il existe des ciseaux pour régler le problème ! Alors Siha, je te parie ma boutique que Pauline ne mettra pas les pieds dans une rizière ! Et si jamais elle venait à le tenter pour tes beaux yeux, je veux voir les photos !

Mais Sihalebe ne voulait pas que Bouba se contente de photos. Il tenait à ce que son meilleur ami soit aux premières loges pour ce premier séjour de Pauline en Casamance. Et d’après lui, Bouba risquait de perdre son pari s’il doutait du pouvoir de l’Amour. Pauline était joueuse, elle voudrait sans doute essayer le kadiandou. Solidaire ou curieuse de la vie de ses belles-sœurs, elle les suivrait partout, elle irait sûrement voir comment elles s’y prenaient dans les rizières pour remplir leurs greniers toute l’année.

– Allez, Bouba, s’il te plaît, fais un effort, prends le bateau avec nous ! Tu n’as qu’à joindre l’utile à l’agréable : quelques jours avec nous, ensuite tu feras tes achats avant de rentrer à Dakar. D’ailleurs, tu peux venir avec Coumba, une escapade en amoureux ne vous fera pas de mal, sûr qu’elle appréciera, Pauline aussi.

– Siha, c’est tentant, mais tu sais bien que notre fille n’a que quatre mois, c’est encore un bébé, je ne crois pas qu’il soit prudent de faire déjà un tel voyage avec elle.

– Ah, maintenant, tu veux me la jouer papa poule, tu t’es assagi, dis-moi ! Allons, je ne lâcherai pas l’affaire. Pauline et moi tenons vraiment à ce que tu sois de la fête, c’est une occasion très spéciale pour notre couple. Si tu t’inquiètes pour ton bébé, je comprends ; mais alors, obtiens la permission de Coumba, seulement quelques jours. À mon arrivée, s’il le faut, je ramperai devant elle jusqu’à ce qu’elle nous accorde sa bénédiction.

À ce moment de son récit, Sihalebe, très ému, s’interrompit. Un vent frais soufflait, soulevait d’immenses vagues qui frappaient l’île de Sangomar par tous les flancs, mais le vieux baobab sacré restait immobile, indifférent aux bourrasques. Un oiseau survola le groupe, faisant retentir un étrange chant, ce n’était pas un hibou et personne ne sut quel autre nom lui donner. Comme pour s’assurer que Coumba l’avait écouté attentivement, Sihalebe l’interpella :

– Coumba, j’ignore si Bouba t’avait détaillé notre programme. Sinon, tu dois m’en vouloir de ne t’avoir rien expliqué auparavant, alors que nous étions venus à plusieurs reprises déjeuner ou dîner chez vous, Pauline, Amanda et moi. Avec Bouba et toi, nous avons également partagé des sorties. En toutes ces occasions, j’aurais pu t’informer davantage. Mais Bouba m’avait assuré, dès l’aéroport, qu’il n’y avait aucun souci, qu’il s’était arrangé avec toi. Crois-moi, Coumba, je n’avais pas l’intention de te cacher quoi que ce soit. Comme je viens de le rappeler, j’avais dit à Bouba qu’à mon arrivée, je te demanderais de nous accorder ta permission, j’étais prêt à ramper devant toi, malheureusement je ne l’ai pas fait. On prend trop souvent les choses à la légère, et parfois l’imprévu leur donne l’écrasant poids des remords. Coumba, je suis tellement désolé. Maintenant que je porte la culpabilité de vous avoir séparés, un doute me tourmente de surcroît. Étais-tu vraiment d’accord ou Bouba t’avait-il forcé la main, à cause de Pauline et moi ? Bref, étiez-vous en bons termes à son départ ? Coumba, dis-moi…

Silence tenace. Coumba semblait chercher quelqu’un des yeux. Abolissant la césure entre le tangible et l’imaginaire, elle échappait momentanément au vide de la perte de son conjoint. « Ceci est un théâtre d’ombres », ce sont les spectateurs qui le constatent, en discutent, pas l’acteur. Une fois ses décors permutés, Coumba évoluait dans un autre monde. À Sangomar, tout près de son amour, elle revivait, conversait, éprouvait chacune de ses émotions comme si la vie n’existait nulle part ailleurs. Cependant, le roi des ombres donnant la vue à sa guise, Coumba pouvait solliciter un rendez-vous, mais ce n’est pas elle qui décidait des apparitions ni de l’ordre des entretiens. Elle se faisait donc toujours surprendre par les volontés de Sangomar.

Pendant que Sihalebe enchaînait les questions, Coumba s’en posait d’autres. Les deux amis étaient partis ensemble, pourquoi l’un s’était-il présenté sans l’autre ? Où était Bouba ? Pour quelle raison n’était-il pas venu, ce soir-là, au rassemblement des veilleurs de Sangomar ? Où donc se trouvait son aimé ? S’il ne se présentait plus le jour et ne se montrait pas non plus lorsqu’elle allait le chercher jusqu’à Sangomar, au royaume des ombres, où était-il ? N’avait-il donc pas envie de la revoir, ne serait-ce que pour prendre des nouvelles de Fadikiine ?