Le voile de la nuit commençait à perdre de son opacité. Fuyant la lumière du jour, la foule regroupée au centre de l’île de Sangomar ne tarderait pas à se disperser. Au grand dam de Coumba, Bouba ne s’était toujours pas présenté. Pour faire languir son épouse de la sorte, avait-il adopté l’insupportable attitude du séducteur s’enorgueillissant de faire trépigner sa belle ? Non, dans l’esprit de son épouse, Bouba ne pouvait être de ceux-là. Mais alors, pour quelle raison n’était-il pas venu comme son ami ?
Au moment où Coumba s’apprêtait à questionner Sihalebe, un petit corps tout chaud gigota tout près d’elle ; aussitôt, une frêle voix déchira la nuit. Sur le lit, une boule de tissu se débattait, geignait, pédalait de plus belle. Petite lueur : derrière les persiennes, un velours noir virait bleu indigo, quelqu’un lavait, délavait le firmament. Le même retournait les bébés tels des crêpes. Pourquoi le teinturier des cieux réveille-t-il les bébés à cette heure-là, si ce n’est pour torturer les mères ? La petite voix se fortifia, s’agaça, insista. Soudain, elle hurla à vous attirer les Nakwé, ces sorcières anthropophages devaient encore tisonner leurs chaudrons pleins de méfaits nocturnes. Anh ! An-ha ! Coumba sursauta, atterrit dans un monde qu’elle avait oublié, clignant des yeux. An-ha ! An-ha ! Un tel abus de décibels dans la nuit, ce n’est pas forcément un âne errant. Parfois, c’est un(e) souverain(e) commandant sa pauvre mère. An-ha ! An-ha ! Même une reine du Saloum n’avait pas tant d’autorité. An-ha ! An-ha ! Coumba inspira profondément, expira bruyamment, comme si une entité s’extirpait hâtivement d’elle. Sur le plancher des vaches, un trésor réclamait sa gardienne. Délicatement Coumba passa une main dans le dos de sa fille, caressa, tapota, câlina. « Chut ! Allons, Fadikiine, chut ! » Mais, qui peut bercer une anguille dans une moustiquaire ? « Chut ! Allons, Fadikiine, chut ! » Certes, une petite Guelware du Saloum mérite djoundjoungs et pélinguères pour la consoler, mais une veuve n’a pas le droit de chanter, même une berceuse. Cela, l’orpheline l’ignorait. Elle pleurait, agrippait ce qu’elle pouvait et ne montrait aucun signe d’apaisement. Alors, essayer de la rendormir ? C’était aussi difficile qu’endormir les sentinelles de Maad Saloum à Kahone, ces lutteurs qui ne somnolaient jamais. D’ailleurs, connaissant la vigilance de ces veilleurs-là, le Peuhl, Atiou, prévenait toujours son frère cadet : Hamadi, wattawad ! et ces voleurs de bétail allaient se faire voir au Fouta, car, à Kahone, capitale du royaume du Saloum, même les ombres ne passaient pas inaperçues. An-ha ! An-haaa ! « Fadikiine, chut ! Hey, Roog Sène, pourquoi tant de sanglots ? » soupira Coumba. Il n’y avait pourtant pas un nid de fourmis dans le lit. Cette petite, avec ses yeux scintillants tels des cauris dans la nuit, n’abritait-elle pas l’esprit d’une ancienne vigie sérère ? Elle regardait n’importe quel côté de la chambre, fronçait sa petite bouille, ronchonnait, puis braillait comme si, sorti de nulle part, son invisible paternel l’obligeait à signaler sa présence. « Chut, Fadikiine, allons, chuuut ! » quémandait Coumba, en pure perte. Les bébés se fichent royalement d’une bouche en entonnoir réclamant anxieusement silence. Las, allez donc montrer votre horrible grimace à d’autres, la paix de ma mère est à moi ! semblent rétorquer ces mignons petits monstres. An-ha, an-ha, an-haaa ! Coumba décoda les ordres du sien : quand la petite prolongeait de tels pleurs, seul un sein parvenait à la calmer. Serrant son bébé contre sa poitrine, Coumba réajusta la moustiquaire, puis se réinstalla plus confortablement. Adossée au mur, elle donna à sa fille ce qu’elle réclamait ; instantanément, le silence les enveloppa.
Regardant Fadikiine téter goulûment, Coumba, tout attendrie, sourit en se disant que la gamine avait déjà une sacrée énergie. « Mais, de qui tiens-tu un tel tempérament ? » souffla-t-elle, comme si elle avait déjà vu un pélican sortir d’une couvée de jacana ! Poussin du grand large, Fadikiine testait ses ailes dans l’espace restreint de sa mère, surtout quand celle-ci voulait regarder ailleurs. Fadikiine ne faisait pas ses nuits, Coumba se demandait ce que cela pouvait bien signifier. Peut-être qu’à sa manière, l’insomniaque en herbe exprimait une demande : « Ensemble sur terre, Maman, s’il te plaît, garde les pieds sur terre et fais-moi une place sur ton île. » Lorsque Fadikiine, repue, recracha doucement le mamelon de Coumba, aucune ne semblait vouloir changer de position, elles se dévisageaient comme si elles ne s’étaient jamais vues. Dans le silence de la nuit, mère et fille découvraient leur duo. Seul le temps raffermirait leur pas de deux et Fadikiine paraissait posséder assez de vitalité pour tenir sa mère debout. Quant à Coumba, elle apprendrait à déchiffrer l’humeur de sa fille comme elle avait appris le secret des marées.
De qui Fadikiine tenait-elle son tempérament ? Coumba taquinait sûrement sa petite, car même les crabes violets aux abords de l’île étaient en mesure d’indiquer la réponse en agitant leurs pinces. « De là, précisément, d’ici ! » auraient-ils dit. Qui comprend un milieu comprend les hommes qui l’habitent. Que sait-on des Savoyards quand on n’a pas vu leurs montagnes ? L’osmose n’est pas qu’une affaire de molécules ! Comme l’Everest révèle le courage des sherpas, personne ne racontera les Niominkas mieux que la mer qui les cerne, les berce, les menace depuis des siècles, sans jamais décourager une seule de leurs pirogues. Kôrmâma ! Ici, les femmes rament en cadence, hissent la voile aussi bien que les hommes. Les perles autour de la taille, le pagne solidement attaché dans le dos, elles tiennent le gouvernail et font face à l’horizon, quelle que soit sa couleur. Et, Tewmâma vaut Kôrmâma, dans la bouche des mères comme sur les champs de mil ! Fadikiine était déjà aussi généreuse que ses aînées. Et même si ce n’était que de ses pleurs, cette fille du Saloum grandissait avec le tempérament d’une Linguère. Au Saloum, les huîtres des palétuviers n’ont besoin de rien, elles reçoivent tout du bolong, qui, charriant l’histoire de la région, file, serpente, bifurque, mais déboule toujours sur une paisible baie, gardée par ses indéboulonnables haies de cocotiers. Ici, même la végétation se tient droite et rappelle l’allure des ancêtres, tous morts insoumis. Au Saloum, ils vous accueillent avec du lait de coco, mais ne vous fiez pas à votre palais pour juger de leur nature, pensez plutôt au goût de cette eau qui vous baigne les pieds au débarcadère. Certes, la gentillesse leur donne le calme du bolong qui les entoure, mais avant de les prendre pour des carpes, souvenez-vous, le caractère niominka ignore la fadeur. Et la petite Fadikiine ne ferait pas exception, elle relevait déjà les nuits de sa mère.
Une fois les battements de son cœur revenus à la normale, Coumba jeta un regard circulaire dans la pièce. Plus de veilleurs ! On ne dérange pas les esprits. « Ah, merci Fadikiine ! » soupira Coumba. Pourquoi faut-il toujours que les enfants gâchent les rendez-vous galants de leur mère, alors qu’ils ne seraient pas de ce monde s’il n’y avait que des saintes ? Sangomar, le royaume des ombres, était redevenu une île, un tout petit point, là-bas, derrière d’impressionnantes vagues bleues. Une île, accessible seulement en pirogue.
Le ventre plein, la couche sèche, Fadikiine s’était rendormie dans la douceur maternelle. Coumba regardait son petit visage paisible. Le coq s’égosilla, interrogeant les ombres de l’aube ; le muezzin lui répondit. « Cocorico ! qui t’a dit que je m’adresse à toi ? s’énerva le coq. Alors, cocalèque ! » À nouveau, la radio de la mosquée vibra, à faire tomber les noix de coco. Coumba soupira, certaines disputes dureront jusqu’à la fin des temps, se dit-elle. Incapable de fermer l’œil, elle saisit son cahier et sa plume, puis se mit à consigner la réponse qu’elle n’avait pas donnée à Sihalebe. Pour quelle raison s’était-elle obstinément tue, pendant que celui-ci l’interpellait, s’expliquait, se torturait ? Était-ce par pudeur ou par compassion, l’élégance de ne pas ajouter à la peine de Sihalebe qui déjà battait sa coulpe ? Coumba tenait sûrement la clef de ce mystère en griffonnant l’aube. Le coq radotait, le muezzin répliquait, elle écrivait. Parce qu’aucun des deux ne pouvait lui rapporter ce qu’elle réclamait à la nuit, Coumba les ignora et jeta son cœur sur le papier, c’était son offrande à Râ, Roog Sène. Lorsque Râ écarterait le rideau de ses nuages et daignerait jeter un regard sur terre, il lirait cette déclaration de Coumba.
Roog Sène m’est témoin, commença-t-elle, ma plume restera fidèle à la vérité, comme je le suis à mon aimé. Je me souviens de tout. Pour honorer l’invitation de son ami, Bouba avait réussi à me convaincre, en évitant astucieusement de s’appesantir sur ce qui concernait les vacances. Il m’avait fait admettre le nécessaire renouvellement de son stock de produits en provenance de Casamance. Maudits Diolas, gourmands au point de garder le grenier du pays pour vous ! Que Roog Sène vous transforme en lamantins et vous prive d’herbe ! Maudits Diolas ! Gardez donc votre riz paddy, vos noix de cajou et votre indélébile huile de palme, mais rendez-moi mon mari ! Il valait mieux que vos trésors ! Tous vos rois réunis tiendraient sous l’aisselle de mon géant ! Et votre dieu Ata-Emit, qui n’a même pas été capable de protéger le Joola, qu’il aille donc vous pêcher des carpes à Kafountine ! Je vous condamne à mille ans de kaldou, sans oignon ni citron ! Rendez-moi mon mari ! Aucune princesse diola ne mérite le sourire de Bouba. Rendez-le-moi, sinon, Roog Sène vous recevra à coups de latte ! Bien sûr, j’avais tenté de retenir Bouba, mais timidement, son argument commercial ayant eu raison de ma résistance. D’ailleurs, je n’avais fait mine de m’opposer à son départ que pour lui témoigner, encore une fois, mon attachement. De toute façon, ma petite voix intérieure m’interdisait de contrarier le moindre de ses projets. Ne vivions-nous pas de ce commerce ? Certes, cette fois Bouba resterait en Casamance quelques jours de plus qu’à l’accoutumée ; il me manquerait, évidemment, mais, en fin de compte, c’était dans notre intérêt à tous les deux. Nous ne roulions pas sur l’or, cependant, nous vivions plutôt bien, comparés à d’autres de notre entourage. Or, cette modeste quiétude, seuls les allers-retours de Bouba la maintenaient, la consolidaient, petit à petit. Dans ce pays où les rêves glissent des mains telles des anguilles, comment les rattraper quand on n’a pas le bras long ? Mon Niominka, mon capitaine, lui, le savait. Il faut des idées en guise de filets, disait-il, et des tripes à vous remorquer une baleine par la queue. Mon homme était fils du Saloum, une terre où l’on apprend la lutte et la pêche en même temps que la marche. Pied marin, mon athlète vivait debout ! Bouba ne vacillait que d’amour, pour le reste, il tenait du caïlcédrat des pirogues niominkas. Avec un tel capitaine, traverser les saisons ne me faisait pas peur. J’étais partante pour des siècles dans sa barque. Bouba fixait le cap, et l’horizon me semblait à portée de main. La houle n’avait qu’à bien se tenir, mon capitaine ne craignait pas les vents contraires. Kôrmâma ! Inlassable combattant, mon guerrier affrontait le sous-développement, sur le cynique ring du capitalisme. Mais, mon gladiateur ne tuait personne, c’est lui-même qu’il esquintait à la tâche ! Complet, mon bonhomme, à la fois employeur et salarié, il avait la journée double et le sommeil court. Quand l’employé devait écouter le bon sens de l’employeur pour garder la petite boutique à flot, c’est le patron qui se contentait d’une bouillie de mil, sans broncher. En période de vaches maigres, il dégustait tout bourratif comme s’il s’agissait d’un mets royal, en me complimentant : « Ma douce, c’est délicieux, tu t’es surpassée. » Voyant mon air dubitatif, il ajoutait : « Tu sais, ma douce, le ventre n’ira jamais raconter son contenu et le mien étant plein d’amour pour toi, je ne manque de rien. » Pourtant, même s’il opposait son flegme à la précarité, il ne cessait d’œuvrer à l’amélioration de notre condition. Bouba ne laissait l’ombre d’aucune faim s’attarder dans mon regard. Débrouillard, toujours déterminé à nous sortir du marasme, il ne cessait de chercher des solutions. Bouba se démenait, rapportait de quoi égayer ma marmite et chacune de nos soirées. Le crépuscule me convoyait ce que l’aube, jalouse, me prenait : la silhouette de mon ami, mon mari, mon adoré, dont le sourire illuminait mes nuits. Maudits Diolas, rendez-moi ma féerie ! Sans Bouba, les étoiles se cachent au fond d’une mine à Sabodala. Sans Bouba, Fadikiine ne fait plus ses nuits, elle a aussi peur que sa mère des monstres qui hantent la chambre des veuves. La nuit, que deux douzaines de lutteurs diolas montent la garde au pas de ma porte ! Et qu’ils sachent que la couleur de mes dentelles leur restera inconnue. D’ailleurs, qu’ils aillent faire des châteaux de sable au cap Skirring ! Un régiment de gardes ne peut remplacer la compagnie du guerrier romantique qui veillait sur mes nuits. Avec Bouba, la solitude ignorait mon adresse, la peur aussi. Bouba ne partait jamais sans m’avoir rassurée. « Ne t’inquiète pas, ma douce, prends bien soin de toi et de la petite ; je reviens le plus vite possible », disait-il sur le pas de la porte. Cette porte, où je le devinais gardant Fadikiine et moi pendant toute la durée de son absence. Et mon prince tenait parole : il revenait vite, chargé de ma joie, ce sourire qui le précédait toujours. Bouba partait à cause de nous et revenait pour nous, en taisant sa douleur des arrachements, tout comme sa fatigue. Son élégance ne parlait que de la beauté des retrouvailles, qui nous soignait des jours et des nuits sans nous. Alors, qu’il allât en Casamance ou à Adiaguediâkh, quelle diablesse oserait contrarier un tel homme ? Le soutenir, c’était ma plus belle rébellion, pas contre lui, mais contre le sort des tropiques, qui avait fait de mon amour un bagnard des temps modernes, un nomade économique. Quoi qu’il entreprît, je l’encourageais : Kôrmâma ! Où qu’il allât, Bouba ne cherchait que le meilleur pour sa famille. Où qu’il allât, la pendule de mon cœur scandait la même prière : pourvu qu’il reste assez amoureux pour toujours reprendre son sillage à l’envers. Où qu’il allât, je voulais qu’il emporte le grain de ma peau au bout de ses doigts. Où qu’il allât, je voulais que mon parfum l’enivre dans ses rêves. Où qu’il allât, Roog Sène m’est témoin, je souhaitais qu’il parte le cœur léger. Pourquoi aurais-je alourdi ses semelles, il allait cueillir des étoiles pour nous ? Aussi, à chacun de ses départs, je lui soufflais le mantra qui allégeait ses pas : Va, mon aimé, va en paix ; je me languirai de toi, alors, fais-moi le plus beau des cadeaux : reviens-moi sain et sauf. Ce qu’il me répondit la dernière fois tournera en boucle au creux de mon oreille, jusqu’à nos retrouvailles. La seule permission que Bouba n’avait pas, c’était celle de ne pas revenir dans mes bras.
Non, Sihalebe n’eut pas besoin de mettre genou à terre. D’ailleurs, s’il avait seulement essayé, un esprit frappeur diola aurait surgi de nulle part et lui aurait filé des baffes, jusqu’à ce que surdité s’ensuive, car la mémoire de son altier homonyme n’aurait pas supporté l’agenouillement. Les révérences, l’indéboulonnable menhir qui veille encore à Oussouye n’en faisait pas, il les recevait. Révérences, Sihalebe Diatta, roi d’Oussouye, révérences ! parce que son souvenir soumet la raison à l’admiration. Il y a des humains que rien ne peut déshonorer, même pas le feu pétaradant d’une puissance militaire. Il était de ceux-là, Sihalebe Diatta, l’inoubliable roi d’Oussouye, car il possédait la plus redoutable des armes : la détermination ! Là-bas, en son royaume, pour souhaiter le Bonjour, dites Kassoumaye. Hospitaliers, les Diolas vous répondront Kassoumaye kép. Mais, attention, même si kép ne signifie pas képi, il signale bien d’inflexibles soldats, des soldats de l’honneur. Prononçant kep, la bouche mime l’hermétique mur de dignité qui se dresse devant tout outrage destiné aux enfants de Casamance. Là-bas, même les palmiers se souviennent qu’Aline Sitoé Diatta vécut debout et valait, à elle seule, une armée à l’assaut. Tout Diola qui tient d’elle redoute le manque de riz, sûrement pas le combat. Là-bas, le kadiandou, ils ne s’en servent pas que pour cultiver le riz dont ils raffolent, ils l’envoient puiser l’honneur des hommes tout au fond de leur terre. Ils suent, s’abîment les mains, se ruinent la carcasse, mais leur courage ne s’use pas, Sihalebe leur ayant appris la résistance à toute épreuve. Tout Diola qui porte en lui l’esprit d’un tel ancêtre mérite d’entendre : Kôrmâma ! Révérences, des rives du Saloum jusqu’au bois sacré d’Oussouye, révérences à Sihalebe ! Dieu animiste, suprême et indivisible, Roog Sène des Sérères, c’est évidemment Ata-Emit des Diolas, celui-là même qui avait béni le trône de Sihalebe. Comme ses homologues des royaumes du Sine et du Saloum, le roi d’Oussouye, en son temps, résista vaillamment à la colonisation, comme à toute forme de conversion religieuse. Au même moment, Maad-a-Sinig Coumba Ndoffène Fandeb Diouf gardait la même nuque raide que son illustre homonyme et Maad Saloum Sémou Ngouye Diouf tenait son sceptre droit comme sa lignée d’insoumis, en rêvant sûrement d’égaler la bravoure et la longévité de Maad Saloum Maléotane Diouf, le lion qui régna quarante-cinq années durant. Kôrmâma ! Imaginez donc, qu’auraient dit ces tenaces Guelwars du Sine et du Saloum, s’ils avaient appris que Sihalebe, leur cousin diola, s’était agenouillé ? Ils auraient certainement rugi : Inadmissible, nankâne, oreille ne peut entendre cela ! Et justement, nanâne mouk, jamais oreille n’entendit cela ! Consultez les archives françaises ou bien allez à Oussouye et demandez aux fils de Casamance ! Gardiens de la mémoire de leurs pères, ils vous diront que le roi Sihalebe resta droit comme son sceptre, jusqu’au désespoir de ceux qui savent domestiquer les vivants, mais pas la mort, qu’il accueillit sereinement. Non, Sihalebe n’a pas mis genou à terre ! Cet indomptable Diola se laissa mourir de faim et de soif aux mains des Français, pour ne pas déshonorer son titre et son peuple. Chef politique et chef religieux animiste, à la fois noble et sacré, le roi Sihalebe ne devait ni manger ni dormir en public. Allez donc dire cela à ceux qui ripaillaient, roupillaient, couchés sur des baldaquins, cernés de leur cour ! Chacun ses mœurs ! Malheureusement, les colons voulaient les terres des autres, mais de préférence dépouillées de leurs us et coutumes, afin qu’orphelins de leur culture, les hommes soient plus malléables bêtes de somme. Sa sainte Altesse royale, Sihalebe Diatta, en dieu vivant, ne devait pas quitter son royaume et, surtout, il ne devait s’adonner ni à la bassesse alimentaire ni à la négligence du sommeil en public. Et, lorsqu’en 1903, les Français le déportèrent à Sédhiou et tentèrent de l’y contraindre, il préféra renoncer au monde empirique avec ses gloires éphémères pour faire de l’éternité son incommensurable royaume. Sihalebe n’a pas mis genou à terre ! C’est le colon qui s’est mis à genoux pour ramasser sa dépouille d’insoumis, qu’Ata-Emit avait déjà vidée de la conscience qui l’habitait. Déjà, l’âme de Sihalebe régnait ailleurs, dans la nuit d’Oussouye, où les esprits obéissent à leur roi. Aujourd’hui encore, quand les lucioles traversent la nuit d’Oussouye, on dit qu’elles suivent le sceptre de l’immortel roi. Allez saluer Son Altesse royale Sibilumbaï Diédhiou, l’actuel roi d’Oussouye, il vous donnera de fraîches nouvelles de Sihalebe. Maître du culte et du trône, à son tour, Sibilumbaï converse avec ses illustres prédécesseurs. À Oussouye, lors de la grande fête annuelle d’Houmabeul, après les récoltes, Son Altesse royale Sibilumbaï, en roi reliant les deux mondes, nourrit les vivants, mais aussi leurs invisibles voisins. Chez les Sérères comme chez leurs cousins diolas, point de SDF, même les esprits de leurs morts savent où trouver un toit et des vivres jusqu’à la fin des temps. Sérère ou Diola, chaque animiste sait que l’esprit des siens vit par et pour lui, que s’il n’en prend pas soin, il ne fait de mal qu’à lui-même. « Les morts ne sont pas morts », Birago Diop l’a écrit, noir sur blanc, et pas seulement pour la beauté du verbe. Ce poète-là, les muses l’abreuvaient des sources de Mama Africa, où les Souffles vivent indéfiniment et accompagnent leurs descendants partout. Ainsi, l’esprit du roi Sihalebe se réincarne, change d’aspect à sa guise, se déplace, s’invite où il veut et quand il le veut. Comme ce brave Diola n’aime pas s’ennuyer, il s’amuse à jouer au petit coquin. Porté par les vents du soir, il voltige, tourbillonne à travers la Casamance et parfois prolonge sa virée jusqu’en pays sérère, où il est toujours le bienvenu.
D’ailleurs, le voilà en goguette, enquiquinant nuitamment une Niominka, qui peinait à lui faire entendre raison. En effet, pendant que Coumba écrivait, une fraîche bise soufflait, soulevant le rideau de la fenêtre par intermittences. Fatiguée ou distraite, la griffonneuse s’arrêta un instant, scruta la fenêtre, sourit, puis réprimanda son facétieux visiteur de l’aube.
Hey, Sihalebe ! Je veux bien te faire une offrande, mais ne me réclame pas l’insipide riz à l’huile de palme d’Oussouye, c’est un étouffe-chrétien ! Eh oui, tes enfants vont maintenant à l’église endimanchés. Ils communient, confirment, confessent et louent quelqu’un d’autre qu’Ata-Emit. Dire que tu t’es laissé mourir de faim et de soif pour refuser cela ! Si les aînés savaient d’avance ce que leurs cadets font parfois de leurs sacrifices, ils seraient moins combatifs. Enfin bref, si tu viens chercher refuge chez moi, adapte-toi. Ici, dans les îles du Saloum, le soir, pendant que le muezzin s’acharne à faire oublier le culte sérère de Maad Saloum Maléotane, on remercie toujours Roog Sène – après le succulent sikat, l’ancestral couscous de mil au poisson –, mais dans une autre langue. Capitaines, carangues, dorades, espadons ou barracudas, les poissons s’acceptent différents, tandis que les humains, eux, se mènent des guerres de chapelles, se convertissent et s’uniformisent ; en mathématiques, ils s’y connaissent en division, mais ratent trop souvent l’addition. Bon, Sihalebe, voilà un couscous riche d’une variété de poissons ; c’était mon dîner, mais je n’y ai pas touché. C’est tout de même mieux qu’un riz aux carpes de Karabane ! Ah, tu veux des crevettes de Saloulou ? Je t’en propose du Saloum, sinon, va les pêcher toi-même. Sihalebe, arrête de pinailler ! Si mon plat ne te convient pas, va te faire voir à Adiaguediâkh ; là-bas, à Haéré-Lao, ils te mettront au régime lathiyri-khâko ! Sihalebe, mange et laisse-moi écrire ; arrête de me parler de dialdiali, je ne suis pas d’humeur à porter des perles ! Sihalebe, je n’ai pas de bëthio et tu n’accrocheras pas ton sceptre à mes dentelles, elles sont rangées aux oubliettes ! Sihalebe, wassiâm : laisse-moi ! Mais lâche donc ma plume ; ne sais-tu pas qu’elle prolonge ton sceptre ? Sihalebe, atti ! Si tu ne comprends pas le sérère, je te le dis en diola, outébou ! Rends-moi ma plume ! Bénis-la et laisse-moi écrire en paix. Pourquoi est-elle mauve ? Ah, vieux curieux, apprends à lire le français et tu le sauras, en tout cas, elle écrit ton nom ! Est-ce qu’elle parle diola comme toi ? Non, et puis quoi encore ? Si tu continues, espèce de fantôme diola mal léché, je finirai par te mettre à genoux ! Ah, non, tu ne peux pas ? Qu’est-ce qui t’en empêche ? L’arthrose s’attaquerait-elle également aux esprits du panthéon diola ? Ah, tu ne peux pas, parce que ce serait sacrilège !
Au royaume des ombres aussi, les habitants ne doivent pas voir leur roi ni manger ni dormir. Alors, comme de son vivant, Sihalebe s’éclipsait pour prendre ses repas et se reposer avec ceux du monde invisible, maintenant il s’échappe du royaume des ombres pour venir se récréer et se sustenter chez les vivants. Il vient chercher offrandes et libations, mais ne se met jamais à genoux pour les prendre ; comme tout esprit, il les embrasse d’un souffle et s’en va, vivifié. Souffle, l’ancêtre Sihalebe traverse le bois sacré d’Oussouye, se fond dans la brise des soirs côtiers jusqu’aux rivages du Saloum où il apparaît comme il a vécu, debout. Non, Sihalebe n’a pas mis genou à terre ! Coumba surligna cette phrase dans son carnet, puis ajouta : Bouba non plus ! Son ami, le jeune Sihalebe, demande si nous nous sommes séparés en bons termes. Oui, je pense que oui, parce que le dernier terme de nos aurevoirs consistait toujours à nous assurer réciproquement de notre amour. Mais pourquoi n’est-il pas venu à ma rencontre au rendez-vous des veilleurs à Sangomar ? Sûr que j’y retournerai, on verra bien…
Fadikiine dormait, Coumba écrivait. Comme les mineurs suivent obstinément un filon, sans plus songer à la remontée, Coumba écrivait. Il ne restait presque plus rien de la traîne noire de la nuit ; grignotée par l’aube, elle dévoilait déjà les étroites ruelles du vieux village. Coumba n’avait pas entendu les pas s’approcher de sa chambre, mais soudain, trois coups décidés retentirent, interrompant le mouvement de sa plume qui dansait quasiment seule, comme mue par un invisible esprit. Coumba jeta un regard vers la porte. Déjà, une voix la submergeait d’injonctions :
– Coumba ? Bonjour, Coumba. As-tu fait ta prière d’Al Fajr ? Sinon, tu devrais te dépêcher, le muezzin a cessé d’appeler depuis longtemps. Comme je voyais de la lumière dans ta chambre, j’ai cru que… Mais ne te voyant pas sortir…
Encore Wassiâm, la belle-mère ! Et la journée commençait invariablement ainsi. Si, à défaut de cesser de croire en ce qu’elle voulait, elle pouvait s’abstenir de forcer les autres, son paradis à elle serait peut-être moins hypothétique ! D’ailleurs, comment se débrouillait-elle pour échapper aux Nakwé chaque nuit, et venir lui gâcher le calme de l’aube, ce moment si précieux pour elle ? Après quelques soupirs, Coumba nota dans son carnet quelques lignes, au style de sujet de dissertation. On ne cesse de parler de solidarité féminine ; comment se fait-il qu’il existe plus de belles-mères insupportables que d’adorables ? Pourquoi certaines bonnes femmes croient-elles devoir s’accrocher à leur bru, telles des échardes ? La fidélité, celle-ci ne la souhaite que de leur fils. D’ailleurs, les belles-mères savent-elles qu’en grande majorité les femmes, bien qu’elles ne l’avouent jamais, préfèrent épouser un orphelin ? Cela réduit les problèmes conjugaux de moitié, au minimum.
Et qui juge Coumba médisante n’a qu’à confesser les princes charmants ; s’ils apprécient le vin ou le comté bonifié par le temps, il est rare qu’ils aspirent à plus de proximité avec celle qui représente la vision anticipée de leur compagne. Constamment scruté, évalué, le gendre ou la bru jouit rarement d’une position confortable.
– Bang ! Bang ! frappa encore Wassiâm. Coumba, as-tu vu l’heure ? Tu es encore en retard pour la prière. Mais qu’attends-tu ?
Coumba attendait d’être libérée de son cornac. Mais, pour le moment, elle n’avait d’autre choix que d’obéir, malgré le poids de la selle et la morsure du harnais de Wassiâm. Alors elle bondit, cacha son cahier sous son matelas, saisit sa bouilloire et poussa la porte. Sa belle-mère, raide comme un balai, lèvres pincées, la regarda passer avec un œil de juge d’instruction. L’ire est toujours contagieuse, mais, en faisant ses ablutions, Coumba tempéra son humeur en se disant qu’Allah, As-Sabur, le Patient, dans Sa grande générosité, a sûrement donné autre chose aux créatures qu’il a privées de patience. Cette appréciable vertu procède elle-même de la clémence, dont la belle-mère faisait rarement preuve. Quel immense don cachait Wassiâm lorsqu’elle piaffait, testait les nerfs de Coumba ? Encore une journée que la jeune veuve endurerait en guettant la complice brise du soir pour retrouver les veilleurs de Sangomar. Qui a peur des djinns de Sangomar, pensait-elle, ferait mieux de se méfier d’abord de ses semblables : les humains et leurs diableries !