X

Rendez-vous ? Amoureux, aïe, aïe, ah ! Qui raille les fébriles n’a jamais aimé ! Qui n’a jamais trépigné pour un rendez-vous amoureux, on lui souhaite la chance de sentir l’angoisse sauter à la corde avec ses nerfs ; c’est cela que ressentait l’amoureuse Coumba. Mais qui attend son prince se moque du calendrier du Christ autant que de l’exactitude mensongère des horloges. Immortel, un prince aimé ; infini, son règne ! Pourtant Coumba avait beau se raisonner, elle ne tenait plus en place. Bouba, Kôrmâma, viens, sinon, attire-moi dans les ombres, mais ne me fais plus attendre ! pensait-elle. Aïe, aïe, ah ! Maintenant qu’elle dansait sur la braise, seul le sortilège des nuits du Saloum pouvait la secourir. Alors Coumba invoquait, suppliait à perdre haleine :

– Sangomar, moi, Coumba, l’enfant lavée dans tes eaux, je reviens vers toi. Sangomar, roi des ombres, pour toi et les Pangôls de Mâmayiin, je verse du mil et du lait caillé. Sangomar, accorde-moi la vue qui traverse la nuit ; Bouba, mon mari, et ses compagnons sont en ton royaume, convoque-les pour moi. Ô roi des ombres ! Humblement, je te le demande, accorde-moi la vue qui traverse la nuit.

Yeux clos, mains jointes sous le menton, Coumba s’abandonna à la nuit. « Qu’un souffle m’envahisse ou que le diable m’emporte ! Tout ce qui peut m’amener jusqu’à Bouba me va ! » Ce n’est pas ce que disait sa prière, mais tout son être l’exprimait. Bouba savait-il de son vivant que sa belle était prête à traverser l’univers pour lui ? Souvent on dit combien on aime, sans se rendre compte à quel point on est aimé. Certes, le jeune couple se faisait des déclarations, mais quand les cœurs irradient d’amour, la pudeur est un miroir embué d’orgueil. La lumière que l’on envoie à l’autre, on la reçoit mal en retour. Rendez-vous amoureux ! Les confessions solitaires sont les plus douloureuses. C’est pendant l’attente que le sentiment amoureux s’assume pleinement. Assumant son manque de Bouba, Coumba mesurait, comme jamais auparavant, combien elle l’aimait. Ardemment elle psalmodiait, demandait, quémandait le sortilège des nuits du Saloum. De tous les bois sacrés les ancêtres accourraient peut-être, espérait-elle. Sous la moustiquaire, la veinarde Fadikiine dormait, s’étirait d’aise comme si la terre n’hébergeait que sa petite frimousse. Idiot de bébé, même pas solidaire ! à grandir telle une plante verte, pendant que sa mère veillait, allaitait, torchait, langeait et pleurait assez d’amour pour irriguer ses jours ! Dire qu’un jour ce petit bout réclamerait ses droits pour délimiter ceux de sa mère ! Mais quand Fadikiine dirait Maman, ce sortilège-là guérirait sûrement une part du blues de Coumba. Pour le moment, la petite joufflue suçotait son pouce, à moins que ce ne fût l’invisible sein d’une aïeule biberonnant sa lignée depuis les ombres. En pays sérère, cette idée n’étonne personne. Esseulée, Coumba suppliait les mânes des ancêtres de favoriser la présence de Bouba. L’île de Sangomar est une lune où se reposent les habitants du monde des ombres. Sirius guide le baldaquin qui transporte les amoureux réclamant la lune. Combien de temps dura la supplique ? La requérante n’avait pas chronométré, Fadikiine non plus. Soudain, Coumba s’interrompit et fixa un endroit de la pièce, comme si un spectacle captait toute son attention.

– Bonsoir, Coumba ! As-tu reçu un coup de fil de mes parents ? Désolée d’insister, mais j’aimerais tellement savoir comment ils vont.

Rendez-vous amoureux ? Le lapin se mange avec une sauce moutarde, et ça monte au nez, aïe, aïe, ah ! Il fallait donc un mouchoir à Coumba. Elle aimait bien Pauline, mais ce n’est pas pour elle qu’elle avait tant psalmodié, frémi, frôlé l’épilepsie. Aïe, aïe, ah ! Quel siècle les filles comprendront-elles enfin qu’une bonne copine ne remplace jamais un jules ? Pimbêches ! Même mortes, elles ruinent des couples, aïe, aïe, ah ! Coumba pouvait renifler, rouspéter, enguirlander ses ancêtres, mais elle n’avait d’autre choix que de s’accommoder de la situation. Rêvant de grandes largesses, le mendiant ne dédaigne pas l’obole.

Certes, Sangomar accorde la vue qui perce la nuit, mais, s’il vous prête des yeux, vous regardez où il lui plaît ; il décidait de qui devait se présenter ou pas au rendez-vous des veilleurs. Maître des eaux et du royaume des ombres, Sangomar promène ses six bras, couvre et découvre le delta du Saloum comme bon lui semble. C’est également ainsi qu’il traite les vœux qu’on lui soumet, ordonnant flux ou reflux à son gré. Alors, veuve ou pas, qui ne commande pas la marée commande patience à sa barque ! Aïe, aïe, ah !

En rade, enlisée sur son île, incapable de ramer vers son aimé, Coumba repensait à la question de Pauline. Non, elle n’avait pas reçu de coup de fil de ses parents, mais elle avait entendu à la radio que des familles de victimes étaient venues d’Europe. Coumba ignorait encore que les parents de Pauline et Maxime en étaient. Peut-être qu’un jour, au téléphone, ils lui raconteraient les détails de leur séjour.

Prêts à empoigner l’absence, Linda et Djilali avaient voulu voir le port d’où leur fille avait embarqué pour ce voyage de malheur, qu’elle avait préparé dans la joie. Parce que bouger dans n’importe quelle direction leur semblait plus supportable qu’attendre passivement leur vol de retour dans le silence d’une chambre d’hôtel, ils furent parmi les courageuses familles qui allèrent se recueillir sur les lieux du naufrage – à moins de 40 kilomètres de la côte, au large de la Gambie, non loin des îles niominkas. Comment se sentaient-ils ? À quoi songeaient-ils en voguant dans cette embarcation qui convoyait des passagers, tous lourds de chagrin ?

Seigneur, l’humain n’est en sécurité nulle part ! Même en vacances, croyant échapper aux accidents de travail, on meurt. Alléluia ! Fuyant la fureur des villes, les citadins trouvent la campagne charmante tant qu’ils ne sont pas démentis par un cobra royal, une hyène folle, un loup enragé qui hurle sa victoire quand sonne le glas ! À travers la savane, l’outrecuidant n’est pas à l’abri d’un lion, guignant non la caméra mais la viande derrière ; un tel cadeau de la nature écourte les vacances, abrège le séjour des brebis du Seigneur parmi les vaches. Mais que fait le Maître du cheptel ? Sieste millénaire ? Faut-il le réveiller avec des djoundjoungs ? Certes, en ville, les soulards, les drogués tuent sur la route plus que les fauves, et l’ascenseur peut confisquer le reste de vos jours, mais un prompt SOS peut vous rendre aux vôtres, quand la nature, elle, reste sourde aux appels. Pleurez, riez, elle s’en moque ! Souveraine, elle règne chez elle et pas pour vos beaux yeux ! Déjà que la planète en veut aux humains de pourrir ses eaux, ses sols et même son air devenu irrespirable ! Et vous redoutez l’apnée, idiots d’humains, hurlez ! La nature hurle plus fort que ses invités ; ces discourtois vident déjà le grenier des générations futures. Morfals ! Partout, la mère Terre se rebelle et file des coups de pied, toujours démesurés pour notre petite nature. Qui aime bien châtie bien ! Les termites détruisent tant de bois, mais ne supportent pas les feux de brousse ! Ah, les nuisibles, délicates bestioles ! Seigneur, l’humain n’est plus en sécurité nulle part ! Que dit l’horloge ?

Dans l’embarcation qui convoyait des familles vers le lieu du drame, Linda et Djilali fixaient l’horizon, perplexes. Ce qu’ils cherchaient leur hérissait les poils.

La beauté de l’Atlantique est un leurre ! Même au marigot, l’apnée est fatale, à plus forte raison sous les rouleaux compresseurs de l’Atlantique. Les petits insulaires savent que la sorcière anthropophage, qui guette les enfants dans la forêt, les attrape parfois au bord de la mer. La mer, si belle et romantique ! osent affirmer les hâbleurs aux pieds secs. Que ces fous-là déposent des offrandes sous le baobab sacré de Sangomar. Pour leur guérison, Ndeup chez Mâme Ndiaré ! Ensuite, qu’ils aillent demander aux insulaires : combien de têtes par génération coûte le poisson qui sauve une lignée de pêcheurs ? Mailles à côtes, serrées ! Ainsi sont tissés les inévitables filets du mektoub qui soustrait les marins à leur famille. La beauté de l’Atlantique est un leurre ! Sous la jolie mousseline bleue vit l’insatiable ogresse qui file des coups de boutoir aux pirogues comme aux bateaux, attrape les humains par le collet, les entraîne dans les abysses. À la plage, sirotant un diabolo menthe, peut-être un délicieux bissap, nul ne songe à dire in memoriam, mais les vagues sont des stèles mobiles. In memoriam !

L’instabilité de la vie, comme le balancement de l’embarcation sur le roulis ! Le cœur lourd, l’équipage vacillait, aucune ancre ne pouvait empêcher le tangage, au large de Dakar. Pied marin ou pas, certains demandaient au Seigneur de quoi caler leur estomac, mais pas Djilali ni sa dame, qui tenait, retenait son pilier. Accoudé au bastingage, observant la mer comme jamais, Djilali soupirait par moments et reniflait discrètement. Avec la même discrétion, il portait fréquemment la main à sa petite moustache, les larmes qu’il refoulait lui échappant par les narines. Cependant, d’autres larmes le préoccupaient plus que les siennes. Ce jour-là, comment aurait-il décrit sa femme, cette nouvelle Linda agrippée à son bras ? C’est sa respiration qui disait tout d’elle. Mais comment respire une mère qui sait son enfant sous l’eau ? Linda ne respirait pas, du moins, pas sciemment. C’est la vie, impérieuse, qui la heurtait, la violentait, s’incrustait par sa bouche, entrecoupant ses silencieux sanglots. À l’étroit, les cris pudiquement étouffés soulevaient sa poitrine. Car bien sûr, avec ou sans son, une mère éplorée crie, comme rappelant au Ciel l’inoubliable cri de son bébé, lorsque celui-ci se déchirait les poumons, inhalant la promesse de vie à son premier souffle. « Mon bébé, Seigneur, mon pauvre bébé… », répétait Linda. Ces mots qu’elle jetait sur les vagues, le vent les amplifiait, les rabattait, aggravant le rhume de Djilali. Alors, ce soir-là, dans leur hôtel, qui veut le décrire, qu’il marque seulement, dans les caractères de son choix : CAUCHEMAR ! Choc Affectif Ultra Cruel Handicapant l’Élégance Morale, Abattement et Rhume ! Ce soir-là, tous les deux étaient enrhumés.

Avant de regagner Marseille, Djilali et Linda souhaitaient obtenir des informations détaillées sur les derniers jours de leurs chers disparus, à Dakar, puis en Casamance. Cependant, même s’ils avaient parlé aux parents de Sihalebe, au téléphone, ils ne se sentaient pas la force de leur rendre visite à Oussouye. Non seulement c’était très loin de Dakar, mais l’adresse semblait trop baroque pour oser s’aventurer à sa recherche, qui plus est quand on ignore même comment atteindre la région. À ces difficultés d’ordre topographique s’ajoutait une tout autre, impossible à dégager d’un revers de main ni même d’un coup de pied. La broussaille des relations humaines est parfois jonchée de ronces.

En effet, même si les rares échanges entre les deux familles avaient toujours été courtois, Linda et Djilali savaient qu’il n’avait pas été facile pour Sihalebe de faire admettre à ses parents son union avec Pauline. « Maintenant, les colons veulent aussi me prendre mon fils ! » avait dit son père. Enfermé dans une autre époque, reprochant à Dakar d’être trop occidentalisée, l’homme n’allait pas à Saint-Louis par refus d’emprunter le pont Faidherbe. En rade, dans une crique du siècle précédent, ce retardataire aurait peut-être préféré traverser à la nage vers le troisième millénaire ? Auparavant, il avait toujours été heureux de recevoir des nouvelles de son fils. En revanche, au cours des dernières années, les missives de Sihalebe relatant ses amours bicolores lui donnaient des aigreurs. « Non, mais oh, avec le prénom qu’il porte ! » s’écriait-il, avant de brûler les lettres à l’huile de palme. Mais comme l’injuste économie internationale le gardait sous perfusion de son fils émigré, même déméritant son ancestral prénom, ce fier père avait fini par mettre de l’eau dans son vin de palme. Cependant, il continuait à déposer moult offrandes à ses ancêtres, au bois sacré, les suppliant en catimini de détourner Sihalebe des jupes de l’ensorceleuse européenne et de l’attirer dans les bras d’une brave Bantoue qui ne fume pas, n’embrasse pas en public et travaillerait à la rizière aussi vaillamment que ses belles-sœurs. De Pauline, la belle infirmière au grand cœur, l’homme ignorait quasiment tout ; il n’avait vu d’elle que des photos, mais en avait déduit assez pour nuire à son propre sommeil. Au courant de ses réticences, Linda et Djilali avaient toujours gardé avec lui une distance polie. Aussi, malgré les tristes circonstances, qui d’ordinaire rassemblent les familles, ils n’entendaient pas commettre l’indélicatesse de débarquer sans y être conviés. Cette inconfortable situation ajoutait évidemment à leur peine.

Peut-être qu’un jour, lassée de séparer les torchons des serviettes, d’assortir des cruches aux seaux de glace et d’enseigner des plans de table aux poupées désœuvrées, madame Bonnesmanières ouvrira une école diplomatique pour les familles-et-alliés de couples mixtes ? Sinon, gageons que l’Université de Liège ou de Gand créera un module à cet effet, intitulé : Roucouladologie internationale. En ce millénaire mondialisant, ce serait un marché porteur qui éviterait bien des drames, ce qui en ferait, de surcroît, un projet humaniste. L’enseignement ne vise-t-il pas l’amélioration du genre humain ? Il faut plus fort qu’un Caterpillar pour abattre et même déblayer les frontières mentales qui enferment certains de nos semblables avec les ânes. Hercule n’a qu’à montrer ses biceps aux baobabs ! Nous cherchons plus fort que lui, des cerveaux musclés et ceux qui les inondent de lumière ! Non partagée dans la froide nuit, à quoi sert la flamme du feu de bois ? À brûler l’espoir, en laissant les messagers de Sirius en souffrance parmi les équidés ! Assez de sabots ! De toute manière, nous n’atteindrons pas le meilleur du millénaire à dos d’âne ! À l’ère des amours transcontinentales, il est temps que l’entente des peuples soit aussi parfaite que celle des corps. Dame Foufounette et monsieur Routoutou vivent si bien cachés, s’ils parviennent malgré tout à se rencontrer par-delà les frontières, sourires et dialogues devraient pouvoir nous relier par les neurones. Bien sûr, quoi qu’ourdissent les rabat-joies, la fraternité reste possible ! C’est même l’examen qui attestera de l’intelligence ou non de notre époque. Alors, l’éducation sans trêve ! Allez, professeurs, ne laissez aucun cerveau en jachère ; ce siècle qui se soucie du bien-être animal ne peut décemment laisser des humains brouter le foin des bêtes. Même les végans ne s’en satisferaient pas.

En attendant, que la douceur prenne le pas sur l’orgueil, aïe, aïe, ah ! Linda et Djilali repartiraient sans voir la maison de Pauline et Sihalebe à Oussouye. À Dakar, ils se torturaient, reformulant la même question. Qui pouvait les renseigner sur les derniers jours du jeune couple ? Un souvenir sorti du sac à main de Linda leur donna une lueur d’espoir. La veille de leur départ de Marseille, les enfants, comme disait Djilali, leur avaient rendu visite et Pauline avait remis à ses parents un bout de papier que Linda avait précieusement gardé dans son portefeuille. Sihalebe y avait inscrit le numéro de Bouba et, subsidiairement, celui de Coumba, non sans taquiner ses beaux-parents :

– Voilà, tata Linda, si cela peut vous rassurer, tonton et vous. En attendant que je nous trouve une puce là-bas, vous pourrez nous joindre, le soir à l’hôtel, bien sûr ; sinon, voici le numéro de mon pote, son portable, nous serons souvent avec lui, sauf si nous sommes kidnappés par des aliens. Et, par précaution, voilà celui de sa femme.

À Dakar, le vieux couple marseillais avait facilement retrouvé l’hôtel où leurs enfants avaient passé quelques nuitées, c’est là qu’ils avaient choisi de séjourner eux-mêmes, espérant y dénicher quelques traces. Mais, malgré leurs multiples questions, ils n’avaient rien appris de significatif. L’endroit fourmillant de touristes, le personnel se souvenait à peine de ce jeune couple mixte, qui quittait tôt et revenait tard. Encouragée par Djilali, Linda tenta le seul espoir qu’il leur restait : elle composa plusieurs fois les deux numéros sénégalais, mais ne réussit à joindre personne.

– Maudit pays du Tiers-Monde ! Même leur réseau téléphonique n’est pas foutu de fonctionner correctement ! Mais, franchement, qu’est-ce que ma fille venait foutre dans ce… ? Cette, cette… Ah ! Elle était vraiment timbrée, ma fille ! Mais, ce n’est pas vrai, ça !

– Calme-toi, chérie, ne t’énerve pas comme ça, tempéra Djilali. On entend sonner, donc le réseau fonctionne. Peut-être que les personnes ne décrochent pas parce qu’elles sont occupées ou que sais-je moi ? Mais le réseau fonctionne.

– Enfin, n’importe quoi ! Nous avons essayé à différents moments de la journée et même en soirée. Alors, la vraie question : ces numéros à la noix sont-ils attribués à qui que ce soit ? Eh ben, on ne dirait pas !

– Mais bien sûr que si, chérie. Sinon, pourquoi Sihalebe nous les aurait-il donnés ?

– Je n’en sais rien, moi ! Pour nous endormir et entraîner Pauline avec lui, dans sa cambrousse, enfin son village ! Tu sais comment il était beau parleur, parfois…

– Linda, mais enfin, tu t’entends ? Et puis, Oussouye, c’est une ville, même un département ; combien de fois les enfants nous l’ont-ils dit ?

– Oui, bof, toute façon, c’est pareil !

– Voyons, chérie, ressaisis-toi. Ces propos ne te ressemblent pas, mais alors, pas du tout ! Les enfants étaient heureux ensemble, tu le sais bien. Cette maison à Oussouye, ils la désiraient tous les deux. Pauline ne cessait de répéter son envie de découvrir la Casamance. D’accord, peut-être voulait-elle également faire plaisir à son mari, mais cela rend-il Sihalebe coupable ? Après tout, qui ne rêverait pas de faire visiter son pays à la personne qui partage sa vie ? N’es-tu pas allée plusieurs fois en Algérie avec moi ? Et nous passons la plupart de nos vacances en Espagne, ton pays d’origine à toi. Allez, viens, repose-toi un peu. Tu es fatiguée, c’est tout. Tu sais, ici, même le crédit du téléphone, ce n’est pas facile pour tout le monde. Alors, nous essayerons une autre fois.

Linda s’était tue, presque honteuse de sa petite crise. Avec les années, sa vie avec Djilali lui était devenue tellement naturelle, qu’elle ne se rendait plus compte qu’eux-mêmes vivaient des originalités, quasi similaires à celles qu’elle pointait chez d’autres couples, comme celui que formait leur fille avec Sihalebe. Ceux qui avaient connu Linda dans sa jeunesse auraient sans doute souri, s’ils avaient entendu certaines de ses réflexions qui rappelaient celles de son entourage à l’égard de Djilali. La mémoire n’a pas de câble à rallonge électrique ! Si c’était le cas, en géométrie, la bêtise perdrait une longueur proportionnelle.

Certes, l’habitude banalise ce que la nouveauté met en exergue, mais, tout de même ! Quand le zèbre critique les quelques rayures sur le derrière de l’okapi, c’est qu’il lui manque un miroir dans la savane. Tondez donc les équidés ; nus, ils s’entendront mieux ! D’après sa mère, Pauline était timbrée. Soit ! Alors, Sihalebe devait être plus que timbré, scotché, puisqu’il ne pouvait se passer de sa belle. Heureux les timbrés, rayés ; même raturés, ils s’aiment assez pour s’offrir l’arc-en-ciel ! Quand ils ont le courage et la patience de laisser rancir les jugements, leur amour s’enracine et grandit, hors de l’ennui qui tue les conformistes ; ces derniers étant déjà vieux de deux mille ans à leurs fiançailles. Mauve, la couleur du futur ! Futur qui sera fait d’additions. Pourquoi laisser le bleu et le rouge déprimer, dépérir, chacun tout seul de son côté, quand le mélange sauve de la monotonie ? Pour les vrais amoureux, les audacieux, curieux et novateurs, l’adversité est un aphrodisiaque ; chaque obstacle vaincu, une belle preuve d’amour. Les parents autoritaristes l’ignorent peut-être, mais blâmer ou interdire une histoire d’amour, c’est la meilleure façon de la rendre extraordinaire, donc irrésistible. Le gendre idéal peut plastronner, fayoter, il ne séduit que des parents à l’arthrose anxieuse ; les filles au cœur ardent ne se le disputent pas, leurs rêves demandent plus que la tiédeur du déjà-vu. Vivants ! Linda et Djilali étaient bien vivants, parce que ajuster leurs différences les gardait dans un monde toujours en construction. Vivants, vigilants, ils additionnaient leurs terres, mélangeaient leurs terreaux, fertilisant leur amour de l’engrais des médisances. Jeunes, leur attitude signifiait : « Jacassez donc, braves gens, une bouche étouffée de baisers laisse une mouette répondre ! Elle vous réserve de la poésie : elle vous décrira ses jolis bébés d’amour ! Ah-ha, ah ! » Marqués au fer rouge dès leur rencontre par les trieurs qui estampillent le cheptel du Seigneur, Linda et Djilali restaient vivants parce que, depuis leur premier baiser, ils s’aimaient envers et contre tous. Pour enchaîner des décennies d’amour, ils avaient tenu bon, face à tous leurs détracteurs. Les jaloux qui soupiraient encore à leur passage pouvaient se jeter dans la Méditerranée depuis les falaises Soubeyranes, ils ne changeraient rien à leurs doux regards. Même quand la vie s’en prenait férocement aux parents qu’ils étaient, Linda et Djilali restaient vivants, c’est-à-dire, qu’intensément attentifs l’un à l’autre, ils se vivifiaient.

Linda et Djilali vieillissaient dans cette complicité que cimentent les combats gagnés ensemble. Quand l’un s’exprimait, l’autre comprenait immédiatement les émotions en œuvre et ne s’arrêtait pas à la stricte signification des mots proférés. Et, même s’ils ne la manifestaient pas pareillement, leur déception sénégalaise était la même. Ne rien savoir de plus du séjour des disparus ! Ne pas voir la dépouille de Pauline ni de Sihalebe ! Aucune sépulture où se recueillir ! C’était plus qu’il n’en fallait pour perdre pied. L’impossibilité d’accepter cette situation retint le vieux couple à Dakar plus longtemps que prévu. Ce fut en pure perte, leurs nombreuses entrevues avec les autorités les ayant laissés dans la même incertitude. Après avoir repoussé deux fois la date de leur retour, ils étaient finalement rentrés, avec la désagréable impression de sortir d’un épais brouillard. La Bonne Mère les accueillit, elle-même enturbannée de nuages ; quand le monde se fait illisible, elle ne se fatigue plus à guetter Icare qui, de toute manière, se casse toujours la figure.

Ils déballèrent. Linda et Djilali déballèrent leur nouvelle vie. De leurs affaires de voyage, rien ne manquait, pas même une brosse à dents ; ils n’avaient laissé que leur cœur au Sénégal. Leurs valises débordaient des mêmes questions qu’à leur départ, auxquelles s’ajoutaient d’autres qui découlaient des maigres informations reçues. Que s’était-il passé ? Là-bas, au Sénégal, entre Ziguinchor et Dakar, au large de Sangomar, que s’était-il vraiment passé la nuit du 26 septembre 2002 ? À peu près 2 000 vies dissoutes, en une nuit ! Comme si chaque année des deux millénaires avait réclamé une âme ! Les parents de Pauline avaient encore du mal à réaliser. Inadmissible ! lançait parfois Linda, seule dans la salle de bains ou dans la cuisine. Moins loquace, Djilali restait souvent prostré, les yeux dans le vide, il pensait sûrement au même mot que son épouse. Comment avait-on pu charger autant de passagers dans un ferry prévu pour n’en transporter que 550 ? Qui était responsable de cette mortelle négligence ? Comme tous les parents de victimes de cette catastrophe, Djilali et Linda n’en revenaient pas et n’en reviendraient sans doute jamais. Le cerveau a beau être élastique, l’inconcevable n’y trouve pas place. Dès qu’ils comparaient les chiffres, l’immense écart soulignait le risque pris par les coupables. Une telle audace dépassait l’entendement. Évidemment, quelqu’un devait payer pour cela ! disaient-ils. Mais qui, au juste ? Et, surtout, qui pour s’en occuper ? Qui avait la carrure d’un tel combat ?

Parfois, démunis, les adultes voudraient un David pour les défendre contre tous les Goliaths socio-politico-économico-judiciaires, comme un enfant compte sur son grand frère pour filer des baffes aux indélicats qui l’embêtent dans la cour de récréation. La modestie est une qualité, mais quand c’est votre condition, rêver de la puissance de César ne confine pas à l’arrogance, mais au désespoir. Linda et Djilali n’étaient que d’humbles citoyens, braves, mais incapables d’affronter un État, même du Tiers-Monde, comme disait Linda. Ils n’étaient pas assez riches pour s’adjoindre un bataillon d’avocats et ne dînaient avec aucun de ces notables, qui réorientent la roue du destin d’un simple coup de pouce. Linda et Djilali votaient, militaient pour de nobles causes et fréquentaient beaucoup de gens bien, mais aucun de ceux qui accèdent à l’oreille des puissants de ce monde. À part leur indignation et leur indicible douleur, ils n’avaient que leur indéfectible amour, face aux crocs du sort. Alléluia ! soupirait fréquemment Linda. Et, par réflexe, Djilali disait la même chose dans sa langue : Al-Hamdoulillah ! Mais Yahweh, Allah ou Jah Rastafari, celui qu’ils louaient, imploraient, n’entendait-il donc rien ? Astaghfirullah ! Parfois, Linda avait la nette impression de percevoir la voix de Pauline, mais ce n’était que sa mémoire qui lui rendait sa fille, pas Alléluia. Dans leur modeste appartement, de temps en temps, l’un ou l’autre, l’air absent, réfléchissait à voix haute et s’exclamait : Ce n’est pas possible ! Ainsi, leur fille chérie ne rentrerait donc jamais de sa découverte de la Casamance ! Leur joviale Pauline, partie si enthousiaste, se pouvait-il vraiment qu’elle ne revienne jamais leur raconter ses amoureuses impressions d’Afrique ?

Coumba n’avait jamais rencontré les parents de Pauline, mais elle avait appris, par Sihalebe, qu’ils n’avaient pas d’autre enfant. Sachant leur fille unique retenue sous le règne de Sangomar, penser au vieux couple marseillais la bouleversait. Son enfant dans les bras, elle n’osait imaginer la détresse de Linda et Djilali, mais elle se doutait de la question qui devait immanquablement les tarauder. De quoi leur retraite aurait-elle l’air maintenant, sans leur rayon de soleil ? Cette terrible corvée du devenir sur les épaules ! À l’âge où l’on jouit des acquis d’une vie, il leur fallait à nouveau devenir autre chose que la structure familiale qu’ils caressaient, maintenaient, espérant se ménager une douce sortie de scène. Entracte ! Pas de reprise, clac, pièce interrompue ! Ainsi le voulait le Maître de l’horloge, des cloches et minarets. Hey, Roog Sène ! Tous ces voiliers pleins d’espoir ; qui est-ce qui démâte leurs mâts en plein océan ? Hey, Roog Sène ! Où donc éclaire Sirius, quand les humains cherchent les débris de leurs rêves et tentent un nouveau sillage ? Il y a vraiment un grand quelqu’un qui fume de la ganja !

Coumba aussi se posait la même question : avec Fadikiine, qu’allaient-elles devenir ? Elle n’en savait rien. Mais si le vieux couple marseillais devait tenir, elle se trouvait trop jeune pour déclarer forfait. Pour sa fille Fadikiine comme pour elle-même, elle redresserait la tête, fixerait l’horizon. Leur cap, c’est elle qui le choisirait, depuis les rives du Saloum. Voile ou moteur, la proue d’une pirogue s’aligne sur le menton du capitaine. En avant ! Issue d’un peuple réputé pour sa maestria sur les mers, Coumba ne se dégonflerait pas comme une tente de nomade peuhl ! Niominka, elle avait grandi au son du grondement de l’Atlantique et des tambours de lutte ; elle respectait l’Océan et ne craignait pas l’arène. En l’absence de Bouba, elle était prête à relever tous les défis pour l’avenir du fruit de leur amour. Alors, ferait-elle à la fois père et mère ? Non, elle ferait elle-même. Bouba était vaillant, il avait une épouse à la hauteur. Là-bas, à Niodior, le même mot qui signifie « personne » et « humain », o kiine, ignore son genre. Neutre, il désigne pareillement masculin et féminin, ne variant qu’en nombre. En pays sérère-niominka, le féminisme n’a même pas de nom, Tewmâma vaut Kôrmâma, c’est tellement ancestral que nul n’en débattait, avant l’arrivée des missionnaires et des prédicateurs. Maintenant, les fils qui devaient leur statut de Guelwar à leur mère essaient de mettre les femmes sous tutelle. Une gageure, tant que les pirogues obéiront aux frères comme aux sœurs et que l’école accordera les mêmes chances à tous. Hey Roog Sène, combien sont-ils à couvrir l’œil de Sirius qui éclairait les Sérères-Niominkas à travers les mers comme sur terre ? Ce peuple historique de marins, d’architectes et de géomètres, qui compte des siècles de résistance, celui qui croit pouvoir le garder sous cloche ferait mieux de carillonner la marée.

Pour guider Fadikiine, Coumba gardait des bougies et ne lâcherait pas son gouvernail. Le prénom de Fadikiine signifie : sois humain(e) complet(e) ; littéralement : grandis et accomplis-toi en tant qu’humain(e), c’est aussi : accède à l’humain. « Humaine accomplie, Fadikiine le deviendra, je ferai tout pour, je te le promets », murmurait Coumba, postée devant la photo de son couple accrochée au mur. Pleine d’émotion, elle promettait. Mesurait-elle l’immensité de la tâche ? Le courage du marin gouverne sa barque, mais pas les vents.