Hum ! Vous vous délectez peut-être, en buvant un chocolat ivoirien, un café kenyan, un jus de raisin d’Ammerschwihr ou l’élixir de jouvence du Sénégal ? Bissap, à votre santé ! Hum, vous gobez des pets de nonne ou dévorez une bonne religieuse, aux portes du Paradis ? Hum, vous savourez un délicieux couscous, un sikat de Niodior, un succulent strudel d’Alsace aux pommes ou l’inégalable spécialité culinaire de votre adorable grand-mère ? Si ce n’est rien de tout cela, enregistrez un film, il sera diffusé après minuit ; vous vous adonnez certainement à hum, cette activité interdite aux mineurs. Activité qui a tondu Samson sur les genoux de Dalila, tué Roméo et Juliette, causé des tourments au marquis de Sade et vendu l’âme de Don Juan au diable qui le jalousait. Dire que ça fait encore des morts ! Des déçus, des trahis, et n’oublions pas les victimes des crimes d’honneur, crimes qui déshonorent leurs barbares auteurs ! Mais, hum ce n’est pas hum-hum ! Et la veuve n’était pas d’humeur à faire hum.
Quand Coumba nasalisait, hum-hum, elle tournait à double tour la clef de son intériorité. Hum-hum ne signale pas qu’une rage de dents, c’est parfois l’effondrement d’un château en Espagne qui contraint l’âme au répit. Même si Coumba dormait peu la nuit, elle s’accordait rarement une sieste. Cependant, elle appréciait les moments où sa maman et sa belle-mère s’éloignaient, elle s’abandonnait alors à ses songes, sans plus éprouver la culpabilité de leur imposer son lourd silence. Évidemment, sa douce mère s’inquiétait, l’épiait. Les journées au Saloum, les feuilles mortes des palétuviers filent si lentement qu’elles voient les carpes grossir dans le bolong. Les journées au Saloum ; est-ce le sel, le sable des îles ou le poids des jours qui ankylose les fromagers ? Yaliâm foulait les dunes chaudes, revenait, se creusait la tête, afin d’animer l’ambiance autour de sa fille.
– Coumba, veux-tu que je fasse appeler ta cousine ?
– Hum-hum.
– Comme vous êtes de la même classe d’âge et que vous avez toujours été complices, je me disais que ce serait bien qu’elle vienne te tenir compagnie. Hein, qu’en dis-tu ?
– Hum-hum.
– Mais enfin, Coumba, parle-moi…
Yaliâm attendit une autre réponse, en vain. Quand Coumba faisait hum-hum, on lisait la DUDS dans son regard, la Déclaration Universelle du Droit au Silence. « Ne me forcez pas à parler, mon âme n’est pas votre malle de magicien. Et j’y tiens des trésors qui ne vous coûtent rien. Alors, DUDS ! Ne me pressez pas, votre langue n’actionnera nul interrupteur capable de déclencher mes confidences. Hum-hum, aucune lumineuse conversation ne jaillira de moi, sans Bouba. Alors, DUDS ! »
Pourtant, bien qu’obstiné, le mutisme de Coumba ne visait nullement à torturer Yaliâm. Il procédait même d’une délicate volonté de la préserver. Hermétique, la bouche couve sa rage de dents, certes, mais elle s’évite l’effort du verbe, ainsi que les conséquences de celui-ci. « Parle-moi », intimait Yaliâm, comme le batelier demande à l’éclusier d’ouvrir son sas. Cette protectrice mère ignorait peut-être que « parle-moi » équivaut parfois à « fais-moi mal ». « Coumba, j’imagine ta peine, mais… », ne cessait-elle de répéter, se trompant évidemment de mot. Car, bien que pleine d’empathie, elle pouvait compatir à la douleur de sa fille, mais sûrement pas l’imaginer, n’ayant jamais été veuve. Nul ne sait la saveur du tamarin sans l’avoir goûté ! Non, pour ce qui est du veuvage, Coumba était malheureusement l’aînée de sa mère. Durant ses longs silences, la jeune femme repensait aux événements, méditait sur son sort, ainsi que sur celui des siens, or, ce qu’elle pouvait en dire aurait brisé le cœur de sa mère. Si son silence lui permettait de garder ses visions secrètes et de ne plus passer pour dérangée, c’était également une pénible dignité qu’elle maintenait par altruisme. « Las ! Ne me secouez pas, mon cœur pourrait se décrocher et vous écraser », dit le silence des malheureux, quand leur regard esquive les autres regards, qui interrogent. Parce que son cahier ne ferait pas de crise cardiaque, Coumba lui confiait tout ce qu’elle épargnait aux autres, son blues, certes, mais également tout ce qui l’agaçait quotidiennement.
Les soirs où sa supplique à Sangomar restait sans effet, Coumba prenait la photo de Bouba, la plaçait tout près d’elle, lui parlait, écrivait. Comme scribe de Pharaon remplissant méticuleusement son parchemin, elle écrivait. Bravant la nuit, jusqu’au rivage du jour, elle écrivait. Obstinément, elle ordonnait le chaos, mettait son souffle en partition, parce que sa seule musique montait de son cœur. Parfois, elle imaginait ce que lui auraient demandé les dormeurs, s’ils étaient venus à la surprendre. Pourquoi écris-tu ? « J’écris, aurait-elle répondu, pour dompter les ouragans, ajouter leur force à mon souffle court ! » Pourquoi écris-tu ? « Pour tuer à coups de javelot tous les monstres qui m’embêtent, sans verser de sang ! » À quoi ça sert d’écrire la nuit ? « À défaut de vous réveiller, à me tenir en veille ! » Oui, mais pourquoi t’acharner à écrire, encore et encore ? insisteraient-ils. « Allez donc roupiller en paix au lieu de m’enquiquiner, ou je déroge à ma règle d’occire sans hémoglobine ! Et que l’on ne vienne pas me reprocher un meurtre, quand j’aurais seulement défendu ma part d’air ! » Toujours, les gens trouvent une raison de critiquer, même ce qui ne leur coûte rien. Vivre, c’est survivre aux diktats. C’est la nuit que la veuve recouvrait sa liberté. Coumba tenait d’une lignée de marins, elle écrivait comme on rame, chevauchant l’Atlantique-dragon. Elle avait la ténacité d’un pêcheur et le désir de paix d’une femme debout sur des coquillages. C’est que l’échine n’est pas un repose-pied et de sa rectitude dépend le souffle. Dans la discrétion du veuvage, Coumba n’élevait jamais la voix, mais l’écriture libérait son dos de toute selle. Elle tenait à sa plume autant que Damel Lat Soukabé à son glaive. Mais, si Lat Soukabé, fils de Linguère Ngoné Dièye du Saloum, mit André Brue aux arrêts en 1701, Coumba, elle, en 2002, croisait le fer avec les Métamorphosés, qu’elle aurait volontiers arrêtés pour les expédier à Ouïelimite, sous le gazon du Seigneur, là-bas, à Adiaguediâkh. Ces vaniteux causaient de livres sacrés qu’ils connaissaient à peine, la submergeaient de leur verbiage et la prenaient pour une brebis égarée, elle qui lisait les textes in extenso, quand eux se contentaient de colporter des ouï-dire. Ces marchands de sable vendaient leur boue pour de l’or ! Au lieu de gâcher son souffle à leur répondre, elle réfléchissait à leurs nouvelles tocades, puis écrivait nuitamment. Regardant son peuple se détourner de sa culture et revendiquer des religiosités qu’il ne connaissait qu’approximativement, elle se demandait quel serait l’avenir de Fadikiine. Par moments, elle fixait la photo, interpellait son aimé :
– Bouba, mon Bouba, Kôrmâma, dis-moi ! Où va notre fille ? Où Fadikiine va-t-elle grandir ?
Dès ces mots prononcés, Coumba entendait la voix de Bouba, répétant des réflexions qu’il tenait fréquemment :
– Coumba, ma douce, ce pays ne ressemble plus à celui de notre enfance. Certes, les routes bitumées se multiplient, nous roulons plus vite, en quête de futur, mais la culture fonce dans les ronces. Où va l’Afrique, quand les marabouts détroussent les naïfs et monnayent le nom d’Allah à l’ombre des mosquées ? Où va l’Afrique, quand les stades grouillent de citoyens en transe devant des bonimenteurs en costume de scène, qui s’enrichissent de la misère en abusant du nom du Christ, à l’ombre des églises ? Où va l’Afrique, quand les prétendus guides religieux vivent du clientélisme politique et n’épousent plus la quête spirituelle, mais des kyrielles de femmes avides de lucre ? Dans quelle Afrique Fadikiine va-t-elle grandir ?
Ne sachant que faire de toutes ces questions, Coumba écrivait. Comme d’autres tricotent ou brodent, peignent ou sculptent, se droguent ou se taillent les veines, elle écrivait. Plume en main, c’est ainsi qu’elle mourait aux réalités qui l’insupportaient. Plume en main, c’est ainsi qu’elle godillait dans la houle des jours. Plume en main, c’est ainsi qu’elle affrontait la nostalgie, survivait à l’absence de Bouba et vivait pour Fadikiine. Coumba ne cherchait pas ses mots, ce sont eux qui l’envahissaient, surgissant des ombres et brandissant des torches, qui découpaient la silhouette de Bouba.
– Kôrmâma, mon aimé, te voilà, murmura Coumba, souriante. Qu’importe où les autres t’imaginent, quand je te parle, l’univers rétrécit pour nous réunir.
Sortilège ! Du bout de sa plume, Coumba rattrapait son aimé, le ramenait à elle. Face à la page, quand sa plume veillait, vibrait, brûlait tout le pétrole de la lampe-tempête, quel remontant pour la veuve ? Si vous avez une âme de maître d’hôtel, sachez que Coumba ne demandait rien. Envoyez votre café noir à Balzac ! De votre whisky, faites des libations pour l’âme de Bukowski ! À part le verre de bissap qui se reflétait dans ses yeux, l’eau du puits suffisait à Coumba. Ce qui tenait sa plume debout dissiperait le sommeil d’une marmotte. Ce qui faisait danser sa plume ronronnait le jour et, la nuit venant, ça djoundjounguait assez fort pour réveiller Son Altesse Maléotane des sables chauds du Saloum. Imaginez les battements de cœur d’une amoureuse, mais d’une amoureuse réclamant son aimé à la nuit. Boum, boum-boum, Bouba ! C’est un tintamarre à couvrir les djoundjoungs et pélinguères du Sine-Saloum. Bouba, Kôrmâma ! Bouba, Kôrcoumba ! Et, punctus contra punctum, rythmait le cœur de Coumba.
Parce que la journée elle se taisait, observait, mais n’en pensait pas moins, sa plume avait beaucoup à dire à son aimé, la nuit. Si son silence servait à protéger les siens, particulièrement sa mère, de ses tristes songes, elle en usait également comme d’une cotte de mailles face aux attaques des Métamorphosés qui pullulaient et perturbaient quotidiennement sa sérénité. Le Seigneur, dans Sa grande prodigalité, a tout donné aux humains, y compris des semblables qui les privent d’oxygène. Devons-nous Le remercier pour cela aussi ? Alléluia ! Al-Hamdoulillah ! Il y avait toujours des parents ou voisins pour indisposer Coumba. Elle, d’ordinaire aussi calme que les eaux du bolong, elle sentait, durant son veuvage, la houle la gagner à mesure que le jour avançait. Vivre ensemble, c’est un fait pour tout humain qui ne partage pas l’intimité des taupes ; mais, vivre bien ensemble, partout, cela reste un éternel projet.
Alors, certains soirs, lorsque Sangomar restait sourd à son appel, Coumba en profitait pour noter des faits dont elle voulait entretenir Bouba. En réalité, elle avait le sentiment de poursuivre leurs anciennes conversations. Elle connaissait bien l’opinion de Bouba quant aux nouveaux pseudo-religieux, mais elle se demandait souvent ce qu’il aurait pensé de leur comportement pendant son veuvage, car cela, malgré sa perspicacité, il n’avait pu le présager. Or ils étaient là, vautours dansant autour des âmes blessées ! Jamais absents longtemps, ils semblaient ubiquitaires, bouchant les quatre points cardinaux.
– Ils sont là, Bouba, lança Coumba, si tu les voyais ! Ils sont là, de plus en plus nombreux ! Créatures du Seigneur, mais fardeaux des humains ! Qui ne gémit pas sous leur joug ne se tait que par crainte d’un supplément d’oppression de leur part. Convertis, honteux de leur origine animiste, mais redoutant encore les mystères des nuits du Saloum, ils cherchent à conjurer leur peur du noir, tout en exploitant opportunément celle des autres.
Coumba se remémora le ton qu’adoptait Bouba pour brocarder les Métamorphosés, lorsqu’ils se permettaient d’interroger sa foi.
– Bande d’obscurantistes ! Ouste ! Athia, kiss waye ! s’exaspérait-il. Brassent-ils les ténèbres par manque d’électricité ou bien ignorent-ils délibérément la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui reconnaît à chacun sa liberté de conscience ? Coumba, ma douce, quoi qu’il en soit, nous ne laisserons pas ces conteurs nous compter parmi ceux qu’ils endorment.
– Oh que non, Kôrmâma, je les garde à l’œil ! dit Coumba, réprimant un rire. Bouba, si tu les voyais ! Passons la journée en paix, osent-ils, en gâchant la vie de l’île. Et, pteuh-pteuh, de l’aube au crépuscule…
Pteuh, amen ! Pteuh-pteuh, amen ! font ces animistes métamorphosés. Mains tendues, mine théâtrale, barbe hirsute, ils marmonnent de sibyllines prières, aspergent toute assemblée de leur salive jamais amène. Iblis zélés, missionnés par la volonté de domination et la cupidité, ils détournent le saint Coran pour asservir des régiments de sous-fifres et n’hésitent pas pour accuser d’hérésie tout esprit éveillé. Avec ou sans cauris animistes de divination, Coumba voyait bien ces cracheurs de fumée précéder tout autre pécheur en Enfer, où ils se languiraient de ceux auxquels ils ne cessaient de promettre le purgatoire. Bande d’hypocrites ! pensait Coumba à la vue de ces auto-sanctifiés, exhibant leur chapelet comme le paon son plumage. Leur audience prospérant sur la peur de la mort, ils accouraient à toute heure dans les maisons endeuillées, tels des chacals flairant charogne. Comme il se trouvait toujours des gens assez naïfs pour les recevoir avec une déférence de disciples, Coumba en déduisait que ceux qui ont renoncé à la foi de leurs ancêtres vivent affamés de spiritualité, au point de gober n’importe quoi. Affamées, les brebis sont plus faciles à capturer, les mauvais bergers le savent, qui les leurrent éhontément pour les traire ou les égorger. Mais Coumba réservait son lait à Fadikiine et n’entendait pas suivre Panurge. Ce que ces barbes psalmodiaient tout bas, sans doute par crainte de laisser percevoir leurs monumentales erreurs, ce n’est pas du tout ce qui guida Bandé Niambo, matriarche fondatrice de Niodior, du royaume du Gabou jusqu’au Saloum. Après avoir perdu ses ancêtres à Troubang, parce qu’ils refusaient toute conversion, Bandé Niambo devait-elle aussi perdre sa descendance, qui se laissait lobotomiser ? Ah, si les ancêtres savaient, combattraient-ils au prix de leur vie pour des héritiers amnésiques ? Voilà qu’en 2002, sous le ciel de Niodior, Coumba, descendante de Ceddos, effectuait sous surveillance autant de prières qu’en annonçait le muezzin. Qu’a-t-on fait de la mémoire de Bandé Niambo qui trouva son chemin, guidée par Sirius ? se demandait la jeune veuve en faisant ses ablutions. Qu’a-t-on fait de Roog Sène, le dieu universel qu’invoquaient les Sérères, depuis la première nuit du Sine-Saloum ? Alzheimer ! Qui guérira l’Afrique de l’Alzheimer ? Où va Fadikiine ?
Si la jeune veuve ne comptait plus les génuflexions, elle n’oubliait pas non plus que le djinn de Sangomar veillait sur son village depuis des temps immémoriaux. À lui, après Roog Sène, Mâmayiin demandaient santé, bonnes pêches ou récoltes, ainsi que tout ce qui peut rassurer l’humain et le rendre heureux. Mais, si la fidélité est l’une des plus nobles vertus, au pays des convertis complexés par leur passé, elle peut vous coûter cher. Ailleurs, il y a eu des bûchers, Coumba l’avait appris à l’école française, mais aussi que cela commençait toujours par des reproches. Or elle constata qu’au village, les réincarnations de Torquemada en faisaient déjà aux récalcitrants, ceux qui veillent devant l’âtre de leurs ancêtres. Alors, Coumba veillait, ses yeux promenaient deux cauris dans la nuit, mais face aux Métamorphosés enténébrés, elle gardait ses pensées pour son cahier et pour Fadikiine. Pour voguer vers l’île sacrée de Sangomar, aujourd’hui tombée en disgrâce, elle attendait la nuit, comme on attend une diligence. De l’aube au crépuscule elle patientait, en observant la routine quotidienne qui l’ennuyait souvent, la distrayait quelquefois. En effet, des événements a priori insignifiants captaient son attention, la transportaient loin du rectangle de sa natte de prière et des œillères que lui plaquait son voile de veuve. Il est heureux que l’esprit ne soit pas toujours assez docile, quand l’humeur du moment lui assigne une seule et même monotone thématique. Outre la triste raison de sa réclusion, Coumba pensait à d’autres sujets, presque par inadvertance. Toute la journée, elle assistait au défilé des visiteurs, parmi lesquels des soutiens sincèrement compatissants, mais également de nombreux faux dévots, aussi bruyants que des calebasses vides. Ce sont ces derniers qui la fatiguaient, ils venant régulièrement lui seriner d’ubuesques recommandations quant à la conduite de son veuvage. Nguirofo ! Ce n’est pas ce qu’ils annonçaient, dérangeant les aurores et bravant le zénith, mais, au nom de la fameuse parenté qui lie tout le monde au village, ils chaussaient, déchaussaient leurs sandales, poussaient indiscrètement les portes, squattaient les chaises du matin au soir, parlaient, rabâchaient et, surtout, se permettaient…
– Coumba, ma chère cousine, si tu me permets, veille à mieux te couvrir, commençait l’un des Métamorphosés – cousin, peut-être, mais à un degré dont la recherche blanchirait les cheveux d’un généalogiste. Tu sais, Coumba, une femme pieuse ne doit pas rester tête nue, surtout dans ta situation.
– C’est vrai, ma nièce, prête attention à la décence de ta tenue, renchérissait aussitôt l’éminence grisonnante du groupe de Métamorphosés, trop content de s’engouffrer dans la brèche. Une veuve doit se montrer exemplaire dans l’observation de la Salāt. Aussi, sois plus ponctuelle dans l’exécution de tes prières. D’après ta belle-mère, tu aurais encore besoin d’encouragements à ce niveau-là.
– En effet, il ne suffit pas de prier, la ponctualité fait partie des qualités exigées, commentait la voiture balai, avant de poursuivre d’un ton culpabilisateur. En attendant Yômankyam, laquelle de nos occupations est plus importante que l’adoration du Seigneur ? Coumba, prenons garde à ce que nos actions soient irréprochables ; Malaki-Mawti nous guette, il ne renoncera à nulle âme !
– Coumba, ma nièce, reprenait l’éminence grisonnante qui s’arrogeait toujours le dernier mot, Coumba, ne porte plus ton chapelet autour du cou, ce n’est pas un collier, un ornement, c’est un objet sacré…
D’autres fois, c’était « Coumba, il ne faut plus faire ceci… Sais-tu que c’est un péché ? Tel marabout a dit que, pour le repos de l’âme d’un défunt, il est recommandé à la veuve de… Coumba, ne fais plus ceci ni cela, certes, ce sont d’anciennes pratiques, mais elles sont haram, dans notre religion… »
Et toutes leurs visites se déroulaient ainsi. D’interdit en recommandation, chacun ajoutant un caillou de son jardin, ils obstruaient l’horizon de Coumba. Suivant des pistes improvisées, leurs prêches bifurquaient, se ramifiaient, l’audience durait, s’éternisait ; le supplice aussi, parce que, créant l’humain, le Seigneur a oublié des couvercles à rabattre sur les oreilles, quand on sature de pipeaux sans oser invoquer la DUDS. Mus par une sincère démarche pédagogique, les Métamorphosés auraient pu dire dans leur propre langue l’observation du culte, au lieu de bâiller Salāt, et préciser que telle chose interdite par la religion est illicite, en lieu et place de haram. Mais non ! Rebaptisant l’ange de la mort, Malāk-al-Mawt en Malaki-Mawti, ils tronquaient aussi Yawm al-Qiyāmah en Yômankyam plutôt que d’énoncer simplement le jour de la Résurrection et du Jugement dernier, alors qu’aucun d’entre eux n’avait lu le Coran jusqu’à la sourate 75, à laquelle ils faisaient allusion, Al-Qiyāmah : la Résurrection. Pariant sur l’ignorance des témoins, ils mâchaient, mâchouillaient des vocables arabes, tel Yéménite son kat, puis s’en gargarisaient, donnant ainsi un air docte à l’esbroufe. Face à de tels illusionnistes, songeait Coumba, tout bon musulman doit demander lumière et protection auprès d’Allah Al-Rahman, le Tout Miséricordieux. Le pire, c’est que de telles personnes ignorent évidemment le verset 78 de la sourate Al-Baqarah qui réprouve leurs agissements : « Et il y a parmi eux des illettrés qui ne savent rien du Livre hormis des prétentions et ils ne font que des conjectures. » Mais, Al-Hakim, Al-Jabbār, sera leur seul Juge !
Jaugeant leur emprise sur l’auditoire, ils pontifiaient, métaphorisaient, épiloguaient. Écrasant tout sur leur passage, les gros sabots confondent toujours silence et obéissance. Coumba les écoutait comme les vaches regardent passer les trains. Sans frein, jusqu’où iraient-ils dans l’outrecuidance ? Elle l’ignorait encore. À son grand dam, tout simulateur de piété venait sans être invité, se fendait de son bon conseil, s’incrustait dans sa vie privée, tel un bernard-l’hermite dans une coquille vacante. Il est vrai que les Métamorphosés qui l’assiégeaient vivent près des vasières de Diandoufo et Nianiandé, le voisinage peut donc contaminer de ses habitudes ; mais tout de même ! Bouba a parfaitement raison ! pensa Coumba, qui entendait encore la voix guillerette de son homme, argumentant pour leur départ vers la capitale :
– À Dakar, ma douce, je ne te promets pas de château, mais ce sera une paix royale ! Rien que toi et moi, chez nous ! Tu sais combien j’aime notre île, mais vraiment, cette manie qu’ont certains de disposer de l’espace vital des autres, c’est très regrettable. C’est même l’une des plus grandes violences sociales et, malheureusement, au village, elle s’élève à la puissance dix. La promiscuité villageoise offre de la chaleur humaine, c’est sûr, mais l’envahissement en est le corollaire. Ma douce, à Dakar, nous aurons enfin de vrais moments bien à nous.
Au village, le silence tenace de Coumba ne dissuadait pas les plus hardis de ses guides autoproclamés. « Entendu », concédait-elle, sachant bien qu’un avis de navigation ne suffit pas à dévier le cap d’une barque. De l’acquiescement à l’exécution d’un ordre, il y a la souveraineté d’une volonté. D’ailleurs, tous ces pseudo-capitaines de l’âme, que n’allaient-ils négocier le virage de leur vie de convertis, au lieu de venir l’encombrer de leur indiscrète religiosité ! Pêcheurs, ils étaient aussi de grands pécheurs, selon leur livre saint. Dès sa deuxième sourate, La Vache, Al-Baqarah, le Coran condamne l’ostentation, à laquelle ils s’adonnaient sans répit. Incapables qu’ils étaient, en majorité, de lire ce livre, Coumba ne pouvait accorder le moindre crédit à leurs prêches, toujours alambiqués. Des réflexions de Bouba lui revenaient, réconfortantes :
– Ne les écoute pas, ma douce. Ils s’incrustent chez tous les jeunes ménages et se comportent comme si leurs années de plus suffisaient à leur conférer un statut de théologien. Parfois, le droit d’aînesse confine vraiment au droit d’ânerie ! Qui sait le modeste processus intellectuel par lequel le perroquet restitue des bribes de conversation de son maître sait comment certains ânonnent des sourates sans rien y comprendre. Ignore-les.
Après leurs bredouillements, Coumba murmurait toujours Astaghfiroullah, demandant pardon de peur d’être associée à cette maltraitance flagrante du verbe divin, mais les Narcisse croyaient qu’elle disait Amen à leur salmigondis. Gageons qu’ils se tromperont pareillement sur la route d’Éden, afin que les autres y soient enfin tranquilles. Ils ne quittaient jamais une maison sans offrir des prières que personne ne sollicitait. Pteuh-pteuh, amen ! postillonnaient-ils, jusqu’à l’ankylose des timides mains ouvertes sous leurs crachins. Que se frotte-t-on au visage, après de telles prières ? Combien de vaccins, combien d’antibiotiques faut-il pour préserver le peuple des germes si généreusement distribués par la salive de tels prieurs ? Dans un pays où l’hépatite existe en toutes ses lettres de détresse et où la tuberculose refuse de se laisser déloger, sans compter d’autres contagieux cadeaux de la nature, à l’évidence, des postillons même sacralisés peuvent passer des vies sous le tapis de prière. Pteuh-pteuh, amen ! Y a-t-il vraiment quelqu’un là-haut qui regarde faire ? Aucun poing géant ne sortait du ciel pour enfoncer les malfaisants dans le sable de l’île ou les projeter dans la baie, là-bas, à Sangomar. Même au royaume des ombres, ils dérangeraient.
Malgré sa patience, Coumba était parfois d’une humeur à offrir laisse et piquet aux épouses des prêcheurs itinérants, elle craignant de les accueillir un jour à coups de poêle à frire sur le crâne. La majorité de ces exaspérants avait déjà dépassé l’espérance de vie du pays (58,66 ans, en 2002). L’arthrose et les filets de pêche ayant déjà bien entamé les carcasses, Coumba aurait pu les ratatiner à coups d’écumoire, sans craindre son Seigneur, Roog Sène voyait bien ce qu’elle endurait. Mais elle s’en abstenait, se retenant surtout pour la paix des siens. Son acte aurait éclaboussé toute sa tribu. Chez elle, même si la responsabilité est individuelle, la honte, elle, se porte collectivement. Si par malheur la colère de la veuve avait refroidi l’un des Métamorphosés, le village aurait dit qu’elle a tué un homme, alors qu’elle l’aurait seulement achevé. Lorsque Yaliâm sentait sa fille trop tendue, elle partait en cachette verser un peu de mil, du lait caillé et de l’eau fraîche sous le baobab sacré. Nourris, leur soif étanchée, les Pangôls vengeurs s’éloignaient en douceur, puis leur protégée se calmait, c’est du moins ce que pensait Yaliâm.
Même si Coumba se montrait sensible aux efforts de sa mère, prête à tout pour l’apaiser, elle se sentait néanmoins profondément seule. Il lui manquait une autre forme de complicité, plus étroite, celle qui l’autorisait à mettre des mots sur ses maux, sans provoquer un autre malaise ni de jugement scandalisé. Il lui manquait la certitude d’une révolte commune, la camaraderie dans la réflexion, cette franche connivence où, jadis, elle pouvait honnêtement exprimer son opinion, notamment à propos du règne des Métamorphosés, sans se voir acculée au silence par les dormeurs : ceux déjà sous emprise, à l’instar de Wassiâm, sans compter tous les trouillards qui, au lieu d’assumer ouvertement leur désaccord, fermaient les yeux et dissuadaient les veilleurs de regarder Sirius. Il lui manquait Bouba. Elle lui parlait la nuit. Alors, la faire discuter le jour ? Hum-hum, en vertu de la DUDS !