XVIII

Un matin de janvier 2003, au Saloum, un silence bleu profond comme un océan qui ajuste les plis de son drap ; ce que la bouche ne proférait, les yeux le jetaient sur l’horizon. Qui se tait écoute ! La mer murmurait, les oiseaux chantaient. C’était à Niodior, la plus belle île du monde, gardée par Mâmayiin et le djinn de Sangomar. Qui trouve un meilleur matin ailleurs y finisse donc sa vie, les Niodiorois restent fidèles à leur sable blanc !

Ce matin-là de janvier 2003, de profondes empreintes de pas longeaient la plage de Fandiongue, le Seigneur y faisait sûrement paître ses brebis à l’écume marine. C’était un matin de janvier, la nouvelle année ouvrait sa malle à surprises. Ailleurs, on tremblait, grelottait. Au Saloum, Coumba et Yaliâm marchaient côte à côte, silencieusement. Mais que taisaient-elles ? Le gardaient-elles uniquement pour l’ouïe divine ? D’ailleurs, qu’auraient-elles pu se dire ? Meuh ! meuglaient des vaches alentour. Il est vrai que, sur leur plancher, les humains marmonnent quasi pareillement. Mma ! Maman ! Et, toujours, ce mugissement s’adresse, prioritairement, à Roog Sène, mère et père suprême de l’univers. Ce calme matin, au Saloum, alors que le ciel hésitait pour la couleur de sa robe, Roog Sène regardait les deux femmes qui marchaient, l’une habillée en blanc, l’autre en bleu. Aucune n’avait donc eu l’idée de choisir une tenue mauve, quelle pitié ! Elles allaient pourtant laver, dans le bleu de l’Atlantique, leurs yeux rougis d’insomnie. Un regard qui voit la rouge détresse du monde, puis s’obstine à sonder et touiller le ciel de chaque matin, un tel regard finit forcément mauve. Sandales à la main, boubous légèrement retroussés, Coumba et Yaliâm foulaient le sable blanc encore imbibé de la fraîcheur nocturne. À pareille heure, cette plage de l’île est souvent déserte, c’est pour cette discrétion qu’elles s’y trouvaient. Nonchalamment, elles se promenaient, les pas presque synchronisés. De temps en temps, elles se frôlaient, comme si elles éprouvaient le besoin de se confirmer leur présence par ce furtif contact. Pourquoi ne se parlaient-elles pas ? Les Nakwé leur en avaient-ils ôté la possibilité, au cours de la nuit précédente ? D’ailleurs, la langue de bœuf n’étant même pas une spécialité locale, que feraient les Nakwé de celle d’une veuve, plus amère qu’une semelle de paludière au Lac Rose ? Et Yaliâm, elle, qu’avait-elle fait de la sienne ? L’aurait-elle cédée en offrande au varan totem de ses aïeux ? Que Roog Sène donne la langue des lecteurs curieux aux requins de Sangomar, ça leur apprendra à lire n’importe quoi !

Mais tout de même, ce silence ! Si total qu’il réclamait une seule voix : La Callas ou Yandé Codou Sène ! Le silence gonflait les boubous, se répandait sur la plage, se traînait, s’étalait sur le dos des vagues et courait de Fandiongue à Banjul ! Les Niominkas étant réputés ne rien faire à moitié, lorsqu’ils décident de se taire, à défaut de leur chatouiller la glotte, vous avez le temps d’aller pêcher dix lottes. Et si leur silence vous pèse, souvenez-vous que les pies s’envolent, légères, des branches où elles jasent, parce que leur voix ne pèse rien.

Seules, sur cette plage, là-bas, à Adiaguediâkh, hors de portée des curieux, mère et fille marchaient, aussi mutiques que les mouettes qu’elles observaient. Elles scrutaient tout autour d’elles avec l’air triste d’un pêcheur niominka qui se serait réveillé au désert du Tatklamakan. Pourtant, sous leurs yeux, l’eau de Fandiongue mangeait le sable, berçait les carangues, blanchissait les sumpattes, rallongeait les barracudas, baignait même une sirène qui jouait à la guitare avec une raie. Mais Sangomar, qui permettait tout cela, ne poussait aucune échelle vers le ciel. Menteurs de poissons-lunes ! Où se cachaient-ils ? Au lieu de décoller avec les vœux des promeneuses, ces incapables rasaient les algues, gobaient des alevins, disputaient calamars et crustacés aux Niodiorois ! Menteurs de poissons-lunes ! Le seul astre qu’ils sont capables d’atteindre, c’est leur large ombre de lourdauds au fond des abysses. N’ayant rien à dire pour leur défense, ils nageaient au loin, chassaient, se gavaient de méduses. Ah, ces créatures du Seigneur ! Toujours une pour se repaître de la vie de l’autre ! Ainsi le veut le Maître du Cycle. Meuh ! ne sauve même pas les veaux ; alors, Mma, Maman ?

Meuh ! Motus aussi, cette grasse vache qui se dandinait, allongeait du jarret, balançait de la croupe, exhibant son vaste derrière à son veau. Si cette mère à quatre pattes usait du verbe, sûr qu’elle n’aurait pas osé telle impudeur. Toute habillée, le cœur plein de mots, Yaliâm fuyait le regard de Coumba. La vraie liberté serait-elle un privilège des bêtes ? Parfois, de contrainte en contorsion, on en arrive presque à leur envier le pelage ! Sous le joug de Sapiens, on manque parfois de souffle pour répéter aux harpies, aux gougnafiers et autres despotes, que la liberté n’est pas une herbe exotique, mais bien le foin indispensable aux âmes, au quotidien ! Hélas, il y a toujours un âne pour mettre les purs-sangs à l’étroit dans l’étable du Seigneur. Mais, si l’écurie les réunit, au trot de l’existence, la distance les départira. Han ! Han ? Tais-toi, avance, au lieu de ventiler le diable avec tes oreilles de bourricot !

Meuh ! Voilà cette sans-gêne qui repassait, déposant délicatement sa bouse fumante devant les promeneuses ! Allez, ouste ! Il y a quand même des limites à la cohabitation, même sur une plage animiste. Allez, ouste ! Une main résolue lança un bout de bois. Des yeux agacés discouraient : « Va brouter ailleurs, au lieu de faire ta Miss Plage ! Tu te crois à New Delhi ou quoi ? Ici, c’est Niodior, tu peux agiter du gigot face à la mer et te prendre pour Gao Mata, sache qu’un jour, nous dégusterons tes entrecôtes ! Meuh ? Dégage ! Allez, ouste ! » Meuh s’éloigna, suivie de son petit, qui avait compris la leçon. Ouste, c’est ouste ! C’est-à-dire, tu peux aller où tu veux, mais n’importe où ailleurs. À deux comme à quatre pattes, ouste n’attend pas les crevettes ni les langoustes, à Niodior, il dégage avant le foin ! Pourtant, la distraction fut bienvenue, puisqu’elle allégea un peu l’atmosphère.

Les silencieuses cheminaient à nouveau, silençant ! Ainsi hermétiques, tentaient-elles de relever un défi contre les huîtres qui pullulent dans le bolong ? Pourtant, leurs coups d’œil semblaient poursuivre un dialogue prolixe. De quel poids le Seigneur leste-t-il les mâchoires, lorsqu’il confisque la musique de son verbe ? Takam ? Takam-takam ! Mais que mâchaient-elles ? Cacahouètes au sel de Djior, chewing-gum gommant Hollywood de leurs rêves ou, peut-être, curaient-elles les dents à la patience qui les dévorait de l’intérieur ? Qu’importe ! Takam ! Takam-takam ! Une langue qui fait un tel bruit, claquant des tapes à l’ennui, sans le moindre mot, est-elle encore humaine ? Meuh ! Parfois, écrasé par ce que la tête engrange sans le distiller en paroles, le cœur stocke une part de sa charge sous le palais. Elles marchaient, la mer ondulait.

À l’ouest, le bleu océanique à perte de vue. À l’est, une verdure luxuriante. Il existe des endroits plus propices à la morosité, mais la beauté du décor ne change aucune note de blues, si ce n’est en l’amplifiant. Silencieux décor au Saloum, impassible théâtre existentiel, les actrices qui cheminaient n’avaient pas choisi leur rôle. De loin, deux femmes flânaient, humant tranquillement les embruns d’une plage paradisiaque, mais le pélican qui les survola avait vu l’air préoccupé qui ombrageait leur visage. Un léger vent soufflait, s’engouffrait dans les boubous. Quand l’une ralentissait le pas pour rajuster sa tenue, l’autre l’imitait, puis elles reprenaient leur petite foulée. Soudain, la plus jeune, vêtue de blanc de pied en cap, se dirigea vers un tronc d’arbre couché en travers de leur chemin ; elle y posa un bout d’étoffe qu’elle avait ôté de sa tête et s’assit dessus, mains croisées autour des genoux. L’aînée, ayant suivi le mouvement, s’immobilisa en face d’elle, piétina un instant tout en tapotant les fesses de l’enfant qu’elle portait sur le dos. Comme l’autre ne semblait pas pressée de repartir, elle s’installa à côté d’elle et lâcha ses premiers mots depuis leur départ du village :

– Coumba, tu devrais te recouvrir la tête.

– Mma ! Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi !

– Non, mais, imagine si quelqu’un te voit ainsi…

– Enfin, Mman ! J’ai au moins le droit de m’aérer la tête. Et puis, qui veux-tu imaginer nous observant sur cette plage reculée, surtout à cette heure-ci ?

– Ma fille, le vent qui nous a dirigées jusqu’ici peut tout à fait y transporter d’autres. En bonne fille de marin, souviens-toi : la vague qui porte les dauphins porte aussi les requins. Alors, même lorsque tu te crois éloignée des indiscrets, tu peux seulement affirmer que tu n’as vu personne, mais ne sois jamais certaine d’être passée inaperçue. Et, tu sais, les gens…

– Les gens, oui, je sais ! Ils pourrissent la vie des gens ! Surtout dans ce village, où certains s’accommodent de leurs punaises tout en épépinant la vie des autres ! Toi aussi, souviens-toi : c’est justement afin de ne pas les flairer que je te demande de m’accompagner jusqu’ici. Alors, s’il te plaît, si tu pouvais les oublier un peu…

– Coumba, ne t’emporte pas, voyons, tu vas réveiller la petite, supplia Yaliâm.

Combien de fois l’innocence des enfants compense-t-elle le courage qui manque aux adultes ? Il n’y avait pas que le sommeil de la petite à préserver. Si les chiens aident parfois les humains à nouer des contacts, la petite Fadikiine, elle, servait souvent de bouclier à sa grand-mère. Silence ! Un ange passa sur le rivage, sans rien changer à l’ordre des choses. Plouf ! Un oiseau plongea, enfoncé par les regards de plomb qui convergèrent sur lui. Il émergea, s’envola, enserrant un cœur palpitant. Laquelle des deux observatrices avait la poitrine vide ? Seule la bise marine le savait, elle qui soulevait le plexus, s’infiltrait par toutes les cavités, desserrait les nœuds à l’estomac et réparait la voix brisée d’émotion. Cette amère mer qui toujours dévore, c’est, aussi, la douce mère qui toujours revigore. L’île ne manquait pas de peaux indatables, et, bien que ravinées par le coulissement des jours, elles ignoraient la retraite et vaquaient à leurs occupations, rivalisant de longévité avec les baobabs. Même les rares grabataires soutenaient que le souffle des ondes de Sangomar prolongeait le leur. Se frottant les narines face à l’Atlantique, Coumba et sa mère ne contrediraient certainement pas.

– Coumba, il serait peut-être temps de rentrer, non ?

– Attends encore un peu, juste un peu.

Fadikiine tapie sur sa colonne vertébrale, Yaliâm attendait Coumba, qui elle-même attendait nul ne savait quoi, à Fandiongue. Yaliâm yalait, berçait, cajolait sa descendance. Les mères du Saloum ont le cœur hamac et des jambes qui défient les fromagers ; elles peuvent avoir en même temps sur le dos leur fille et l’enfant de celle-ci. Elles ne font pas moins pour les fils, qui ne jurent que par leur mère. Trois générations sur les mêmes rotules de Yaliâm, plus que du courage, c’était du dévouement. Yaliâm yalait, Tewmâma ! Ici, quand on a le sourire d’une grand-mère tatouée au menton, qui porte un pagne de tiwâne et sent bon le gonga, on n’est orphelin(e) de personne ! Pour Fadikiine, bien sûr, Coumba regretterait toujours Bouba ; les amoureuses esseulées prétextant souvent la tristesse de leur enfant réclamant son père pour continuer à pleurer leur irremplaçable chéri. Pourtant, Coumba savait bien que sans la présence et l’action qui leur donnent sens, papa et maman ne sont que de simples mots dans le dictionnaire, que le quotidien finit par passer à la trappe. Avec deux sentinelles, de quoi manquerait Fadikiine ? Sûrement pas d’attention ! Et plus tard, si le riz, le couscous et le poisson de l’île lui conviennent, elle ne saura rien du rachitisme. Ici grandissent des tibias de footballeurs, des biceps de lutteurs, des jambes de naïades et des cœurs de centenaires. Fadikiine hana fad o kiine : Fadikiine atteindra taille humaine ! Avec deux sentinelles dévouées, de quoi manquerait-elle ? Elle n’aura pas soif, les sources de Niodior sont cristallines, il y a des potagers, des vergers, on cultive même le savoir dans une multitude d’écoles. Qui mêle de la boue à sa cervelle s’est porté volontaire et ne mérite pas ses ancêtres, lesquels débarrassent même les coquillages de leur vase, tout au long des siècles du bolong. Selon le vœu de son père, Fadikiine marcherait dans les pas de sa mère. Pour le moment, elle découvrait son village par les pas de celles qui la portaient, telle une princesse guelware sur son destrier. Ici, l’horizon d’un bébé commence à la nuque de sa mère, qui porte les bassines d’eau, comme volcan son cratère, son chérubin à califourchon sur ses solides reins. N’est-ce pas le rôle des matriarches sérères que de garder la lignée sur leurs épaules, comment n’auraient-elles pas la résistance des caïlcédrats ?

Ce matin-là, au Saloum, la plage de Fandiongue s’étirant à perte de vue, Neptune couvait les morts, respectait la paix des enfants et rendait la vie aux promeneuses essoufflées par l’existence. D’un trou dans le sable, près des pieds de Coumba, de l’eau jaillissait, faisant poul, poul-poul, comme au rythme de ses veines. Toujours, ce pouls qui pulse, convulse, réclamant son carburant au cœur ! On marche, puis lambine. Requinqué, on s’y remet. S’il n’y a plus de courage, l’orgueil vaut volonté, on appelle ça dignité. Un roi du Portugal ne se traînait-il pas en tenue d’apparat pour cacher ses pustules et difformités qui révulsaient une jeune princesse anglaise ? Comme elles chassent les faux amis, nos faiblesses nous habillent d’orgueil. Il faut bien survivre ! Qu’importe l’état du crâne, une tiare est toujours plus attirante qu’un pansement. On est si beau, quand on se présente tel que l’on se voudrait. Les intègres savent qu’incarner son idéal arrache souvent la peau des fesses, avec le reste de vanité. Mais pleurer ne fait peur qu’aux trouillards, qui n’atteignent jamais leurs limites. Les âmes ardentes savent que pleurer, c’est aussi humain que rigoler, mais pleurer avec détermination. Posologie ? Avec une bonne crise de sanglots, s’installer confortablement, prendre un rouleau de sopalin, à défaut de mouchoirs, plus un bon litre d’eau fraîche ; après, on passe une bonne nuit, en escale de rêve, et l’on se réveille avec un nouveau cap en tête. En avant, marche ! C’est tout aussi héroïque d’admettre ses défaites que de célébrer ses victoires, les unes comme les autres étant généralement éphémères et, parfois, si dérisoires à l’échelle d’une vie humaine.

Enlisée à Fandiongue, Coumba songeait, sa mère s’ankylosait. Ceux qui tombent ne sont pas moins dignes, c’est le sol qui les attire. Non, ceux qui tombent ne sont pas indignes et ne devraient pas faire ricaner les hyènes. C’est qu’ils sont fatigués, or la fatigue étant un état qui fait partie des innombrables compétences de la nature humaine, nul ne peut s’en prémunir. Éreintante, cette lutte pour se tenir debout ! On se cramponne, s’arc-boute, se redresse, arc tendu d’intentions. Des intentions parfois trop lourdes pour les bras. Est-ce la marche qui tue ? Ou bien les monstres qui surgissent de nulle part, surprennent, harcèlent, trucident ceux qui lambinent et font litière de leur rêve de lune ? Parfois, des vieillards mourants accusent le col du fémur d’avoir finalement lâché prise, mais, souvent, des jeunes meurent de trop de fêlures qui n’accusent même pas la durée. Est-ce la marche qui tue ou la volonté de rester debout ? Et ce pouls qui pulse, permanente injonction ! Qu’importe la modestie des impulsions, il s’agit d’avancer, tout arrêt est mortel. Alors, la lenteur, si elle n’est pas la retenue des sages, elle est souvent la lassitude des brebis du Seigneur.

La mer était calme, les vagues déferlaient, pleines de douceur, et se retiraient avec le poids des soupirs. Un tel roulis de soie, les marins en rêvent, mais ils n’ont jamais dit que cela empêche le mal de mer. Or, à tribord comme à bâbord, le poids des épaules joue toujours sur l’équilibre. Tangage ! Pied marin ou pas, par quel bout tenir la vie quand on tangue dans sa barque ? Coumba et sa mère essayaient de se tenir l’une à côté de l’autre. Naviguer ensemble, braver l’océan de la vie, quelle que soit la houle, c’était sûrement le sens qu’elles donnaient au mot famille. Assises sur leur tronc de palmier, les yeux sondant l’horizon, les deux insulaires semblaient craindre le Pot au Noir. Coumba cultivait ses propres idées, sa mère en défendait d’autres, leur relation était devenue un navire ingouvernable. Anticyclone des Açores pour l’une, anticyclone de Sainte-Hélène pour l’autre, leurs trajectoires respectives les vouaient à l’affrontement. Pourtant, braves filles de marin, elles ramaient ensemble, persuadées qu’avec un peu de jugeote, elles échapperaient aux cumulonimbus. Fadikiine s’était rendormie. Bercée par la lente marche, puis, saoulée d’air marin, elle profitait de la paix du lieu. Tirée de sa couche à l’heure où le loup rôdait encore avec les Nakwé, la petite partageait la promenade de sa mère, encotonnée dans le dos de sa grand-mère, comme à l’accoutumée.

– Coumba, nous devrions rentrer maintenant. Sinon, nous risquons d’arriver au village au moment où les rues grouillent de monde.

– Oui, et alors ? Ceux que nous croiserons ignorent-ils que les autres ont la même liberté qu’eux de circuler ?

– Non, mais ta cérémonie de dévoilement n’aura lieu que la semaine prochaine, peut-être qu’ils s’étonneront de voir une veuve traverser le village à l’heure du marché.

– Eh bien, qu’ils s’étonnent, ils ne seront pas les seuls ! Voilà quatre mois et trois jours exactement que je vis recluse, ne sortant qu’en catimini, seulement pour aller au puits, quand il fait nuit, ou venir ici avec toi, quasiment à l’aube ! Moi aussi, je m’étonne de ce code comportemental que l’on m’impose et que tous se chargent de me rappeler ! Couvre-toi la tête – Fais ta prière – Une veuve ne traverse pas la foule –, j’en passe et des meilleures ! On dirait que vous vous êtes passé le mot pour me casser les pieds. Franchement, Bouba, au nom duquel on m’inflige un tel régime, il aurait trouvé toutes ces astreintes excessives. Lui, si libre, si laïque…

– Coumba, ressaisis-toi. Partons, des gens pourraient passer chez toi en ton absence. Je sais bien que la période que tu traverses n’est pas facile, mais, au lieu de t’agacer inutilement, essaie de t’y faire, c’est presque fini.

– M’y faire ? Mais me faire à quoi, justement ? À la perte de mon mari ou au harcèlement qui s’ensuit ? Car il faut bien distinguer les deux !

– Coumba, tu ne peux pas séparer les choses ainsi, les gens viennent te voir par compassion.

– Ah oui ? C’est aussi par compassion qu’ils complotent et désignent déjà qui jeter dans mon lit ? Et toi, avec ce Diégâne ! C’est ta fixation ou la sienne ? Tout ça, parce que ce compassé, qui ose à peine me regarder dans les yeux, te couvre de salamalecs et de cadeaux. Je te préviens, arrête de l’emmener chez moi ! Surtout avec son perroquet, qui veut forcer des couples alors qu’il n’a toujours pas su convaincre une femme pour lui-même. D’ailleurs, leurs visites étant toutes intéressées, de quel soutien les remerciais-tu si abondamment ? S’ils regrettent vraiment Bouba, pourquoi sont-ils si prompts à lui imaginer un remplaçant ?

– Ce sujet est peut-être prématuré pour toi, désolée. Mais j’ai cru comprendre que l’idée de Wassiâm ne t’enchantait pas tant que ça. Alors, j’ai pensé qu’il valait mieux que… Que tu… Euh… Enfin, Coumba, dans ton cas, tu sais bien comment les choses se passent généralement ici…

– Oui, généralement, ponctua Coumba d’un ton las.

Toujours assise, elle se tourna de nouveau, complètement, vers la mer. La terre l’intéressait-elle encore ? Offrant sa nuque à la verdure, Coumba scrutait la mer, sa mère l’observait, se demandant ce qui pourrait redonner le goût de vivre à sa fille. Un pélican les survola, le bec dilaté, lourd de sa pêche. Lui, au moins, il savait comment boire la mer sans y laisser des plumes. Ce matin-là, les humains qui suivaient son sillage des yeux ne lui enviaient pas sa prise, mais bien sa légèreté. En mer comme à terre, qui relâche l’effort coule à pic. Le tronc d’arbre sur lequel les deux femmes croyaient se reposer avait surtout brisé leur élan, les arrimant au sol. Partir, ce n’est pas qu’un désir, c’est aussi une volonté, Coumba ne l’avait plus. Le soleil lui en fit bientôt l’obligation. Au Sahel, parfois, quand la jument galope, c’est que le soleil file des coups de cravache au cocher. Athia ! Heuy, athia waye !

– Coumba, il commence vraiment à faire chaud, surtout pour la petite. Allons-y.

Depuis la pointe sud-ouest de l’île, elles devaient traverser des champs de mil, vers le nord, passer une vaste prairie sur laquelle mordaient les premières maisons, en réalité les plus récentes constructions ; ensuite, elles fouleraient la dune de Diongola, puis couperaient le village en deux jusqu’à la maison de Coumba. Même après une cure d’oxygène, un tel périple coûte au moral autant qu’aux jambes, surtout avant le petit déjeuner. Pagnes remontés jusqu’en haut des mollets, mère et fille se succédaient. Elles avançaient, évitant les lianes. L’aînée n’avait pas manqué de rappeler que, d’après la superstition locale, la veuve ne devait pas se mettre en queue de peloton, par peur que l’esprit de son défunt époux ne lui apparaisse et l’invite à partir avec lui. Mais Coumba tenait à marcher derrière sa mère, afin de garder un œil sur son enfant qui voyageait sur le dos de la doyenne. En effet, dans la broussaille, elle éloignait toute branche qui menaçait d’égratigner Fadikiine. On vante bien l’intelligence, mais la beauté n’est-elle pas aussi un atout que toute mère souhaite à sa fille ? Coumba prêtait une grande attention au visage de sa fille. Elle savait qu’un jour des menteurs patentés lui diraient ne s’intéresser qu’à la beauté intérieure, alors que la perfection d’une poupée gonflable les attire plus qu’une disgrâce sur le front de Minerve. La brousse s’était réveillée, les oiseaux chantaient de plus belle, mais les marcheuses n’étaient pas d’humeur à causer aux youyous. Des singes verts jouaient à cache-cache ; épiant les humains, ils criaient des moqueries : « Akh ! Vous, là-bas, akh, akha ! Quelle mine de chien battu, akh, akha ! » Idiots de singes, songea Coumba, toujours à gratter du poil comme à l’âge de pierre ! Que ne s’épouillent-ils en silence ? La rosée du matin s’était déjà évaporée. Et le sable de l’île n’épargne pas aux pieds le feu qu’il reçoit du soleil. Il fallait accélérer le pas. Tcheuh, athia ! Heuy, athia waye ! Le temps de situer la voix, une charrette déboula sur leur chemin, elle était peut-être commandée par la sollicitude du pélican, désolé du poids qui écrase les humains.

– Bonjour, mesdames ! D’où venez-vous ? Vous êtes en route pour le village ?

– Bonjour, Simèl. Oui, nous rentrons de, euh… nous rentrons. Vous rentrez aussi ? Eh bien, vous aussi, vous êtes venu tôt…

– Oui, j’étais à Diakarwète, voir les bergers, mais, en rentrant, j’ai longé la plage, espérant croiser des amis qui viennent souvent le matin pêcher par ici…

Simèl était parti à l’aube jeter un regard sur son troupeau. Les animaux ne manquaient pas de pâtures avec leurs nombreux petits, son année s’annonçait faste. Il n’y avait plus qu’à bien surveiller les bovins, surtout, les garder loin des champs jusqu’à la fin des récoltes. Disposant de son propre cheval, il effectuait régulièrement de brèves virées pour s’assurer de leur position. Mais c’était aussi son goût de la nature qui l’envoyait dans cette brousse, dont il appréciait le calme par la fraîcheur matinale. Au lieu de monter en selle, il préférait atteler sa charrette, car il rapportait parfois du bois de chauffe. Comme, ce jour-là, il n’était pas chargé, il déroula complètement sa natte sur les planches, pour le confort de ses chanceuses passagères.

– Venez. Tante, montez. Coumba, attrape ma main ; ça va ? Installe-toi bien ; attention à la petite, les arbustes sont encore hauts. Allons-y. Heuy, tcheuh, athia !

– Merci, mon fils. Dieu vous bénisse ! Quel service vous nous rendez là ! Merci beaucoup. Que le Seigneur vous récompense de votre bon cœur, qu’Il vous préserve de…

Qui médirait de la providence ? Mais tout de même ! Compte tenu de l’âge du bonhomme, le même que Bouba, et de la thématique devenue récurrente au village, cette rencontre était-elle tout à fait fortuite ? Derrière son voile, Coumba n’en était pas si sûre. Pendant que Yaliâm se répandait en prières, remerciant, simant Simèl, le trop aimable bienfaiteur, la jeune veuve se réfugia opportunément dans son rôle de mère. Tapotant, cajolant, elle n’avait ni d’yeux ni d’oreilles que pour Fadikiine, qui – malheureusement ou fort heureusement – commençait à s’agiter sur le dos de sa grand-mère. « Fadikiine timi, ne pleure pas, Maman est là, chut. » Le soleil faisait déjà perler la sueur sur le front de la petite, et si les adultes n’échappaient pas au chalumeau du Seigneur, eux non plus, leurs tempes brûlaient d’un tout autre feu. Heuy, tcheuh ! Athia ! Puis, silence. Docile, le cheval avançait calmement vers le village, mais d’indomptables pensées le devançaient, qui se cabraient, cabriolaient, cavalaient jusqu’à Adiaguediâkh. Combien de fois les humains voyagent-ils ainsi, derrière eux-mêmes ? Là-bas, à Adiaguediâkh, où l’on pèse l’orgueil des hommes et les mystères de leur âme, les pélicans ont vu des chevaux morts sous le poids de leur cocher.

– Heuy, tcheuh ! Athia waye !

Hey, silence, Simèl, silence waye ! pensait Coumba, silence, puisque ton cheval connaît bien son chemin. Mais, toi ? Cherchant tes pêcheurs imaginaires, attrapant la main d’une veuve, es-tu sûr d’avoir vraiment pris le tien ? Les bêtes trouvent facilement leur chemin ; pourquoi pas les humains ?