Courage ! Combien de fois faut-il proférer ce mot pour soulager une rage de dents, calmer une colique néphrétique, guérir une jambe cassée, rendre son père à une petite orpheline ou sécher les généreuses larmes d’une jeune veuve toujours amoureuse ? Courage ! Ce mot qui serre à la gorge, combien de fois doit-on l’entendre pour affronter le spleen sans manquer d’air, braver le jour sans reculer ou larguer les amarres sans redouter la houle ni le mal de mer ? Allez, en avant, cap Espoir ! Non, cap, certes, mais pas de Bonne-Espérance, même si Mandela manque à l’humanité. Cap ! Pour Coumba, il s’agissait bien du Cap Espoir, vers Adiaguediâkh. Là-bas, sur la lune, absolument rien de rance, tous les rêves y restent au frais, réclamant l’engrais du courage pour éclore. Hélas, ceux qui poussent la poupe de la pirogue et la lestent de courage, ils ont les pieds secs, quand le marin brave les tempêtes. Alors, en avant, Cap Espoir ! Pourvu que les vents soient favorables !
Toute la journée de la cérémonie de dévoilement, comme aux premiers jours de son veuvage, Coumba remercia, à chaque livraison d’une tonne de courage :
– Ma chère cousine, Coumba, reprends-toi, courage, c’est la vie…
– Coumba, ma chère nièce, tu verras, tout passe, la vie continue, malgré tout, courage…
– Chère Coumba, c’est dur, mais tu es encore jeune, tu as tout l’avenir devant toi. La vie continue, malgré tout, courage…
Exaspérante, cette ritournelle de lapalissades ! À part les morts, qui peut avoir l’avenir derrière lui ? Toujours cette volonté de dénicher une perle au fond d’un coquillage, les jours où la vie se passe de parure ; elle affichant sa gueule de sorcière sans le moindre fard ! Puisque Coumba savait la raison pour laquelle on s’amassait autour d’elle ce jour-là, les salutations ne demandaient nul complément, la présence dispensait de discours. Est-ce la peine ou la gêne qui fabriquait ces phrases, qui ne faisaient qu’ajouter du poids aux épaules ? Tous ces gens pataugeaient dans le fleuve Saloum en croyant faire les sourciers ! Ils n’allaient pourtant pas inventer l’eau chaude ; au Saloum, le soleil s’en charge à merveille. Fallait-il une noyade pour qu’ils comprennent qu’il y avait beaucoup trop de salive inutile autour de Coumba ? Dans certaines circonstances, malgré les bonnes intentions des braves gens, la pauvreté du langage ajoute à la douleur. Bien sûr que la vie continuait, malgré tout ! Leur seule présence en témoignait assez. Bouba n’était plus là, et pourtant, la maison grouillait de monde. Quand la flamme s’éteint, il reste toujours les noires parois pour rappeler l’âtre. Suffit ces « courage », qui n’éclaireraient nulle nuit ! Suffit, sinon, Coumba courait la rage.
Courage, ce mot imbibait ses yeux, mais ses narines palpitaient, excédées, et son murmure de remerciement commençait à se faire moins audible. Sachant que l’économie de son souffle préparait parfois l’explosion, sa mère eut la sagesse d’entraîner la foule qui se pressait dans la chambre de la veuve vers le salon. Cherchant un peu de fraîcheur, quelques personnes installèrent chaises et nattes sous les cocotiers, dans le jardin attenant à la cuisine, où de jeunes femmes s’affairaient entre bassines et calebasses, pendant que des hommes lisaient le Coran, de l’autre côté, dans la grande cour de la concession. Lorsque Yaliâm revint, elle perçut de la gratitude dans le regard de sa fille, ce qui la soulagea elle aussi. Soucieuse de canaliser les prochaines vagues de visiteurs de la même manière ou contente de partager ce moment d’accalmie, elle trouva une bonne excuse afin de rester avec Coumba.
– Eh bien, Fadikiine, sourit-elle, petite gourmande, à ta façon de gigoter et de ronchonner dans mon dos, je sais que tu as faim. Maintenant que ta maman a un peu de tranquillité, profites-en pour téter.
Coumba prit délicatement sa fille dans les bras et s’exécuta. Pendant qu’elle allaitait, caressant les courts cheveux de la petite, sa mère l’observait, comme d’habitude. Mais, lorsqu’elle redressait la tête, Yaliâm, visiblement toujours émue par la situation, évitait son regard en taquinant Fadikiine.
Dans un monde où la logique ne perdrait pas son duel contre le destin, aucune mère ne devrait avoir à accompagner le veuvage de sa fille. Mais le Maître de l’horloge ordonne à sa guise, et les humains se débrouillent comme ils le peuvent avec leur désordre. Tous les désastres posent les mêmes questions. Que faire ? Renoncer ou reconstruire ? Baisser les bras ou ramer encore ? Est-ce le courage qui fait cap ou le cap qui appelle le courage ? À moins que ce ne soit l’espoir qui s’obstine et, refusant de mourir, brille à l’horizon, attire les tenaces voyageurs, obligés de partager l’esquif du courage, sans quoi ils resteraient en rade. En avant, contre vents et marées ! Mais qui ramasse les débris après les ravages de Neptune ? Toutes ces épaves éparses navigueront-elles encore ? Que reste-t-il de nous, après chaque naufrage ? se demandait Coumba. Elle n’avait qu’à regarder sa mère, elle était la réponse.
Durant toute cette triste période, et malgré les longs silences de Coumba, Yaliâm fut toujours égale à elle-même. Combative dame marine, elle avait gardé le courage d’un lutteur niominka. Tewmâma ! Djoundjoung ! Au Saloum, chaque ombre abrite une arène potentielle ; ici, la lutte n’est pas qu’un sport, c’est un mode de vie ! Et, si les fromagers et caïlcédrats ne reculaient pas, Yaliâm, elle, n’allait pas céder d’un pouce. Cela, sa fille l’avait compris, c’est même la raison pour laquelle elle osait parfois la bousculer, sachant très bien qu’elle ne s’écroulerait pas. Même sans trop de mots, sa seule présence valait, pour Coumba, plus que le soutien du village entier.
Debout ! Yaliâm yalait, consolait, cajolait sans jamais s’impatienter. Tewmâma ! Tenant compte de la douleur de sa fille et cherchant tout moyen de l’alléger, elle prenait sur elle pour rassurer comme pour désamorcer les crises. Debout ! Yaliâm yalait, amadouait, tempérait, au point de s’excuser même lorsqu’elle avait raison. Il est des peines si cruelles qu’elles donnent tous les droits, disait-elle, pardonnant à Coumba ses silences comme ses sautes d’humeur. Hum-hum, rien ne détournait Yaliâm de sa fille adorée, même pas hum-hum, dont elle déduisait tout un discours en sérère ; discours qu’elle aurait sûrement traduit en sanskrit si le bien-être de son enfant l’avait exigé. Debout ! Yaliâm yalait, comprenait, chouchoutait tellement que le soleil et la lune en témoigneront devant le Maître des astres. Tewmâma ! Debout ! Yaliâm yalait, apaisait, dorlotait, comme si l’ange Gabriel lui ordonnait de combattre toute détresse. Elle s’épuisait, soupirait à part elle, certes, mais contente de respirer encore, assez pour veiller sur les siens. Yaliâm, une mère debout, yalant, jusqu’au bout ! Mais elle, qui veillait sur elle ? Elle marchait sous le même impitoyable soleil, buvait la même eau de source que toute l’île, distinguait le sel du sucre, comme tous ceux qui testent le goût des jours, et, si sa coiffure imitait parfois le feuillage des cocotiers, elle n’était pas faite de leur bois. Alors, quand elle aussi était sujette au vertige, quel troisième pied la soutenait ?
Debout ! Yaliâm partageait la galère de sa fille, debout. Et, bien sûr, le tangage à tribord n’est jamais sans effet sur l’équilibre à bâbord. Par-ci, par-là ? Qu’importe la direction des bourrasques, on vacille pareillement. Par-ci, par-là ? Quand ça fuit à bord, il faut écoper ; les marins du Saloum se partagent la pirogue comme toutes les frayeurs à bord. Mma, Maman ! Au village, nul marin ne se vante de son courage, la pudeur l’interdit, mais la mémoire l’inscrit sur le tronc des baobabs, à l’adresse des siècles. Les légendes de la mer ne restent pas dans l’œil des pélicans, elles déferlent avec les vagues de Sangomar et font d’inoubliables héros à terre. Et quand le Saloum encense ses braves, même les cormorans s’exclament Kôrmâma ! autant que Tewmâma ! Ici, le pagne solidement attaché dans le dos, les dames, elles aussi, tiennent la barre et tutoient l’Atlantique. Par-ci, par-là ? En mer, s’il ne s’agit pas d’une direction de prière, c’est, forcément, un regard entendu. Quand Coumba avait le mal de mer, c’est l’estomac de sa mère qui se retournait. Mais, debout, Yaliâm se mordait les lèvres, mangeait sa tranche de citron sans la moindre grimace. Tewmâma ! Djoundjoung !
Courage, courage ! lui disait-on, à elle aussi. Courage ? Puisque ce n’est pas le nom d’une pirogue de Niodior ni celui d’un cheval ou d’un chien du village, qu’appelle-t-on donc ainsi ? Courage, c’est peut-être une entité juchée sur les épaules du combattant ? Au passage, tout le monde l’appelle, le salue, alors que son porteur ignore souvent sa présence, trop absorbé par le devoir. Quoi qu’il en soit, courage court à sa perte, s’il porte de la rage, c’est même ainsi qu’il tue les téméraires. L’ardeur du cœur, que l’on entend par courage, ne racle pas le palais, ne claque pas la langue et ne porte nulle rage, mais une ferme détermination qui serre les dents et la ceinture. Yaliâm, placide et toujours debout ! Inspirée par les Linguères du Saloum, elle ne pouvait déclarer forfait. Aucun de ses parents ne respirait plus sous les verts cocotiers, elle était trop âgée pour jouir encore de ce privilège. Mais, lorsqu’elle criait Mma, Maman ! par inadvertance, un esprit secourable apparaissait-il ? Son vieux mari étant trop pudique pour écouter des complaintes, que faisait-elle de cette tristesse qui perlait sur son front matin et soir, quand elle portait, promenait Fadikiine ? Yaliâm luttait, ravalant ses larmes, mais qui sursautait de son hoquet, tressaillait à la vue de sa mine affligée ? Qui bataillait pour cuisiner de quoi lui rendre l’appétit, quand le blues la gardait à jeun ? Pendant qu’elle veillait, surveillait Coumba et Fadikiine, qui s’occupait de ses états d’âme à elle ? Au débarcadère de Niodior, une mère ne quitte la pirogue qu’après avoir déposé son enfant au sec sur le wharf. Ainsi de la pirogue, ainsi de toute menace, Yaliâm ne penserait à elle-même que lorsque Coumba serait tirée d’affaire. Pendant que Yaliâm yalait, réconfortait, elle-même restait yalâne, l’inconsolée. Mais, debout en Linguère-Niominka, son élégance ne se plaignait de rien. Tewmâma ! Djoundjoung ! Nul doute que le nom de cette grand-mère-menhir battrait djoundjoung dans la mémoire de Fadikiine.
Regardant sa mère, Coumba ignorait peut-être encore qu’entendre exactement par « courage », mais elle s’imaginait une pirogue, proue en l’air, au confluent de deux bras de mer : Endurance et Sacrifice. Avec Yaliâm en ligne de mire, Coumba tenait son cap. Un jour, elle aussi atteindrait la mère-menhir qu’elle espérait incarner pour Fadikiine. Au Saloum, on décline le nom de sa lignée maternelle, avant le nom de son père. Ainsi, de mère en fille, de grand-mère en petite-fille, la famille se dessine, affirmant le caractère qui la définit. Une telle carte d’identité, vous présentant avec les vôtres de siècle en siècle, n’est-elle pas plus complète et plus déterminante que toute autre ? « Petite demoiselle, qui es-tu ? – Je suis Fadikiine. – Petite demoiselle, mais quelle Fadikiine ? Limi dâne : récite ton arbre généalogique ! An thiyka o ndiangôdie ? À qui vais-je donner mon petit crabe ? À moi, Fadikiine-Coumba, Coumba-Yaliâm, Yaliâm-Routyâm, Routyâm-etc. » Ainsi va le fil de pêche sérère-niominka, une descente sous-marine jusqu’à la plus lointaine aïeule, elle-même ranimant, comptant, reliant ses ancêtres, là-bas, au royaume des ombres. Plus tard, Coumba entraînerait sa fille à mémoriser sa lignée : limi, limi, Fadikiine limi dâne !
Yaliâm avait fait faire des boucles d’oreilles, des bracelets et des chevillères en argent pour Fadikiine, comme la tradition veut que l’on en arbore dans sa tribu, dès la plus tendre enfance. Ce métal signifiant que l’honneur des Guelwars peut s’oxyder, qu’il exige l’effort de chaque génération pour en maintenir le lustre, mais qu’il ne rouille jamais. De tels bijoux rappellent donc à leur porteur son lignage, mais, surtout, son devoir d’exemplarité pour le mériter. Évidemment, Yaliâm espérait que sa petite-fille garderait les siens éclatants, en pensant à elle. Vu le rôle qu’elle jouait auprès de Coumba, un jour, Fadikiine se souviendrait et dirait ce que son cap doit à celui de sa brave grand-mère. Sortilège de Sangomar ou pas, Fadikiine verrait Yaliâm debout, altière, se dégageant de toute ombre. On n’oublie que les aïeux sans mérite ! Pour les autres, la gratitude sauve la mémoire de toute ruine. Immortels, les aimés ! Or, plus que de l’amour, de la gratitude, la petite orpheline en aurait pour sa mamie, car, même si, par malheur, Yaliâm gagnait trop tôt le royaume des flots, il resterait à Fadikiine le carnet que sa mère lui destinait. Et ce carnet ne serait pas son seul viatique, ses bijoux en argent luiraient dans toute nuit. Si le Maître de l’horloge lui prêtait longue vie, Fadikiine ferait toujours cap, la mémoire roulant djoundjoung pour sa baby-sitter, sa deuxième mère, mais première capitaine, sa brave grand-mère. Au Saloum, les pirogues affrontent les humeurs de l’Atlantique, elles chaloupent, tanguent, parfois elles prennent même l’eau à vous noyer l’espoir, mais, toujours, elles se redressent, négocient âprement leur retour avec Sangomar et traversent ensuite les années, racontant de port en port la force des caïlcédrats. Partout, on accoste avec sa mémoire, son inaltérable trésor.
Pendant que Fadikiine tétait, sa grand-mère lui saisit les pieds, les caressa un instant, ajusta les chevillères, puis lui embrassa la plante des pieds, au moment où la petite chatouilleuse les retira. Coumba esquissa un sourire. À quoi pensait Yaliâm, accomplissant ce geste ? Était-ce seulement de la tendresse ou voulait-elle d’avance soulager ces pieds neufs des prochaines distances, les grandes distances qu’ils devraient parcourir pour mener Fadikiine à sa pleine humanité ? La petite ferait son chemin, mais à quelle allure ? Dans quelle direction ? Ce qui renseigne les pélicans orienterait Fadikiine vers sa propre destinée. En combien d’étapes, en combien de temps fait-on la route qui mène à l’accomplissement de soi ? Question de courage ou de hasard des vents ? Sans doute les deux à la fois. Alors, la ceinture solidement nouée, pourvu que le pas soit ferme et les courants favorables !
Berçant sa fille sous le regard protecteur de sa propre mère, Coumba resta songeuse un long moment. Certes, elle était plus apaisée grâce aux entrevues avec son homme, mais sans lui, tout semblait si étrange. Continuer sa route, sans son capitaine ? Elle, vraiment, elle, assise là, dans cette chambre, en fin de veuvage ? C’était le dénouement du film d’un très mauvais scénariste ! « La vie continue, malgré tout ! » lui serinait-on. Bien sûr qu’elle continue, pensait-elle, puisqu’elle nous glisse des mains, tel un serpent de mer, et file dans les eaux de son choix. Ce ne sont pas des bras qu’il faut pour s’agripper aux jours, mais un filet dérivant, afin de repêcher tous ces bouts de nous que les courants arrachent et emportent à travers les tortueux bras de mer de la vie. Les veilleurs de Sangomar ne sont pas partis seuls, chacun d’eux a emporté avec lui un bout de chacun des siens. Si « faire son deuil » porte un quelconque sens, c’est surtout celui de « faire son deuil de soi-même », renoncer à cette personne que l’on se croyait, avant l’arrachement. Après chaque perte, il manque quelque chose en nous, que rien ni personne ne compense ; reste un trou béant que le courage couvre, mais jamais ne comble. Le cœur est un delta à la croisée des chemins, soumis aux flux et reflux, ce qu’une marée apporte, l’autre l’emporte. « C’est la vie ! » Bien sûr que c’est la vie ! Morts, nous n’attraperions plus cet insupportable rhume que les pensées déclenchent. « C’est la vie ! » Tous ces gens, trop polis et si ostensiblement contrits, ne pouvaient-ils aussi dire que la vie est une sale garce ? Une allumeuse ! Grande traîtresse ! Sacrée peau de vache ! Une sorcière jalouse, qui vous épie, vous chasse à l’affût et vous accroche à l’improviste pour vous retirer tout ce qui fait votre bonheur ! Non, personne n’avait rien dit de tout cela, pourtant tous le savaient. Mais, c’est la vie !
Ici, depuis Mathusalem, les naufrages se perpétuent, mais le courage des mères et femmes de marins épaissit le silence du bolong, car chaque génération paie sa dîme à l’Océan. Et la vie continue. Souvent éprouvés, jamais démissionnaires, les insulaires entassent des coquillages, des pierres et de la tôle ondulée sur les sables mouvants de leur vie. S’ils gagnent leur pain à coups de filet, ils peuvent sauver leurs rêves de l’Atlantique à coups d’épuisette ! Pour rien au monde les enfants du Saloum ne renonceraient à leur lopin de sable blanc. Si certains d’entre eux vont faire fortune ailleurs, ce n’est que pour revenir magnifier leur terroir, car, à leurs yeux, rien, absolument rien, ne vaut les embruns du delta du Saloum. Dans le calme des dunes, parfois, une oreille fine peut percevoir les indiscrétions d’un youyou ou le murmure de la brise colportant le secret de longévité des baobabs, ces fidèles sentinelles ne comptent plus leurs siècles. Ici, pas besoin d’excaver l’ancien cimetière de Pétiala pour larciner des tibias ancestraux à jauger d’un œil Willard Franck Libby. Fiez-vous à Cheikh Anta Diop, les Sérères sont aussi anciens que les Pharaons d’Égypte avec lesquels ils vénéraient déjà Râ, devenu Roog Sène, lorsqu’ils le colportèrent chez les Bantous ; raison pour laquelle ils imaginaient leurs morts à l’endroit où se couche le polymorphe dieu Atoum, là-bas, dans l’Océan, où les Pangôls de Mâmayiin attendent leur renaissance dans l’univers infini de Roog. Alors, carbone 14 ou pas, Niodior ne dénombre plus ses multicentenaires strates de coquillages ; et si nul ne s’aventure à dater la sagesse des marins du Nil, au Saloum, elle a l’âge du djinn de Sangomar. Une sagesse qui vaut règlement : quand soufflent les vents mauvais, moteur au sec ou voile pliée, les pirogues attendent l’embellie au débarcadère. Il y a toujours assez de mil dans les greniers et du poisson séché pour laisser passer les cyclones.
Pourquoi les chercheuses d’eau n’ont-elles pas la patience des matelots ? se demandait Coumba. Elles aussi lui pronostiquaient déjà un nouveau mari et de futures belles-sœurs, dans tel ou tel quartier du village. Les plus curieuses faisaient mine de la taquiner, prêchant le faux pour savoir le vrai, mais son sourire silencieux les laissait toutes sur leur faim. Bande de carpes ! pensait Coumba. Toujours prêtes à gober tout ce qui flotte dans le bolong ! Qu’elles aillent rafistoler leurs propres jupons, au lieu d’essayer de me rapiécer la vie ! Les commères pouvaient filer leur mauvais coton pour d’autres ! Coumba savait que la moindre de ses confidences ferait aussitôt le tour de l’île, il suffirait qu’une pie l’ébruitât au puits. Alors, chut !
Chut également, concernant les informations susceptibles de peiner ceux qu’aimait Coumba. Lors de son dernier entretien avec Bouba, elle s’était gardée de lui parler de cette écharde de Diégâne qui s’accrochait à elle. Par délicatesse, elle n’avait pas voulu réveiller son ancienne jalousie. D’autre part, ce n’était pas le sujet pour lequel elle avait le plus besoin de son soutien, sa décision concernant Diégâne étant déjà prise. Pour Coumba, une chose était claire : aucun de ceux qui avaient perdu la course vers ses dentelles face à Bouba ne devait gagner dans son dos, ce serait comme dégrader son prince. Yaliâm pouvait conforter, glorifier, escorter son neveu autant de fois que le nombre de gènes qu’elle partageait avec lui, cela ne changerait rien. Mais les Niominkas sont tenaces, quand un bras de mer ne remplit pas leurs filets, ils en trouvent un autre et persistent à ramer vers l’espoir, Diégâne ne faisait pas exception. Hélas, même l’espoir a ses impasses et, lorsqu’il s’en présente une dans le bolong, les pirogues font demi-tour, sous peine d’héberger des huîtres dans la mangrove. Yaliâm le savait, son cher neveu aussi. Non seulement les sentiments de Coumba à l’égard de Diégâne n’avaient pas évolué d’un pouce, mais, pire encore, elle lui en voulait d’essayer de tirer parti de sa tragédie. Comment osait-il chercher à bâtir sur ses ruines ? s’indignait-elle. Espèce de charognard ! Quand le lion reste couché, il y a toujours des lycaons pour danser autour. Allez, ouste ! Même les vaches comprennent ouste, surtout la deuxième fois !
En sérère, Diégâne signifie à la fois le possédant, mais aussi l’homme libre, plus précisément, celui qui n’appartient à personne, et, comme un signe du sort, ce double sens du prénom du jeune homme fournissait à Coumba la formulation la plus complète de sa réponse, car elle ne voulait ni le conquérir ni être sienne. Yaliâm avait fini par admettre qu’elle ne pouvait rien y faire. Le bonheur de sa fille passait avant tout, or, même depuis le royaume des ombres, Bouba surplombait encore ses émules.
Bouba, Kôrmâma ! Son allure en mémoire, Coumba poursuivait sa route, leur route ! En avant, marche ! Et surtout pas au pas des perdants, mais bien au tempo de Kôrmâma, marchant en parallèle, accompagnant sa femme et sa fille, en route vers demain, là-bas, sur la lune ! En avant, marche ! Il est des jours où la mémoire rassasie plus que le plat du jour. Immortels, les aimés !
Plus que n’importe quelle présence, ce fut également le souvenir de Bouba et de ses réflexions qui donna à Coumba la force de ne pas vaciller sous la pression des Métamorphosés pour le lévirat. Alors que ceux-ci, en rapaces de l’âme, considéraient son veuvage, moment de fragilité par excellence, comme une période propice pour s’emparer d’elle, Coumba les regardait d’un œil d’entomologiste. Ils prêchaient, démarchaient, baratinaient, revenaient, récidivaient, elle resta ferme : ils ne décideraient pas de la suite à donner à sa propre vie. Comment osait-elle se montrer si têtue, devant tant de notables ? demandaient les poules mouillées et les perfides. Mais Coumba n’avait nul besoin de les rallier à sa cause, elle savait que, là-bas, à Sangomar, son clairvoyant amoureux veillait sur elle et Fadikiine, or ce lévirat que prescrivait Wassiâm ne faisait pas partie de ce qu’il souhaitait pour elles.
Comme Yaliâm finit par admettre l’échec de la demande de son neveu, Wassiâm, elle aussi, n’eut d’autre choix que de s’avouer vaincue. Malgré sa pléthore de soutiens, son idée de lévirat sombra dans le bolong, elle ne réjouissant que les carpes. Quand même, un baiser, ce n’est pas une mince affaire ! Si, en plus, on n’a pas le droit de choisir soi-même à quelle bouche, Seigneur, quelle galère ! Ah, ces humains, parfois si cruels ! La jeune veuve dit qu’elle n’était pas un bien à hériter, mais bien une humaine libre d’élire son compagnon d’itinéraire, le gardien des perles autour de sa taille, le veilleur complice de ses nuits ; une liberté, qu’en l’occurrence, elle n’était même pas pressée d’exercer à nouveau.
Alors le grand frère de Bouba, ses deux épouses et leur marmaille resteraient des parents et voisins. D’ailleurs, « mon mari et mes coépouses », ça sonnait sentence carcérale à l’oreille de Coumba. Comme elle n’avait fait de mal à personne, si son pays respectait son droit à disposer d’elle-même, jamais elle n’aurait à prononcer cette étrange expression, qui met sûrement quelque chose dans le cœur d’une femme, mais quelque chose d’autre que la joie feinte de ces sourires hypocrites ou résignés qu’affichent généralement les coépouses. Le lendemain de la cérémonie du dévoilement, face à la délégation de Métamorphosés, sous l’œil anxieux de Wassiâm escortée par les siens, et en présence de Yaliâm également entourée par ses proches, Coumba avait expliqué son refus, poliment, mais très brièvement. De toute façon, Non est rarement un sujet de dissertation et, d’ordinaire, il suffit comme épilogue. Le Non de Coumba, c’était une haie de barbelés : Halte là ! mon cœur reste le royaume de Bouba ! Lorsque, scandalisé, tout le monde quitta le salon, laissant la mère seule avec son indocile fille, Coumba soupira, soulagée, Yaliâm en fit autant. Pendant la discussion, elle avait été au moins aussi embarrassée que sa fille, les autoritaires n’ayant eu de cesse de l’interpeller, mais elle resta inébranlable ; vissée sur son siège, elle refusa de céder le moindre mot. De même que les mères décodent seules les amphigouris de leur fou, de même elles affrontent les tempêtes avec leur enfant rebelle. Après un bon moment, seule avec sa fille, Yaliâm rompit enfin son silence :
– Maintenant, les choses sont claires, et comme tu n’épouseras pas ton beau-frère, tu ne peux pas rester à la charge de ta belle-famille, enfin, ton ex-belle-famille, donc…
– Mais je ne compte pas rester à la charge de qui que ce soit, moi !
– Oui, je veux dire que tu ne peux pas rester vivre dans leur famille. Tu es encore jeune, avec le temps, tu voudras sûrement refaire ta vie et, tu comprends, cela ne peut se passer sous leur toit. Donc…
– De toute façon, je compte repartir à Dakar. Je reprendrai la boutique de Bouba au marché Sandaga. C’est important pour moi et pour l’avenir de Fadikiine que j’aille gagner ma vie.
– J’entends bien, Coumba, et personne ne t’en empêchera ; mais, en attendant, tu rentres chez nous. Nous en avons parlé, ton père et moi. Il a d’ailleurs tout organisé, tes oncles et tes cousins sont déjà au courant. Ils nous laissent deux ou trois jours, à compter de demain, pour préparer tes affaires, ensuite, tes cousins paternels viendront les chercher avec des charrettes. J’ai déjà fait ta chambre. Et tes cousines viendront avec moi pour t’aider…
Cette information décrispa le visage de Coumba. Elle réfléchit un moment et, cédant à l’impatience, elle précisa :
– Deux jours, Mma. Deux jours suffiront à tout préparer, c’est-à-dire demain et après-demain.
– D’accord.
Coumba adressa un grand sourire à sa mère, qui le lui rendit, sans la quitter des yeux. Que lisait Yaliâm sur ce visage, enfin dévoilé ? Sa fille lui semblait si différente, bien qu’elle gardât les mêmes traits ; mais comment saisir exactement ce que le veuvage avait ôté ou ajouté en elle ? Encore un échange de regards, des regards qui caressent, chassent les nuages, illuminent le visage. En quatre mois et onze jours, c’étaient les premiers vrais francs sourires que Yaliâm et Coumba échangeaient. Seules, chacune savourant la bonne mine de l’autre, aucune d’elles n’eut besoin de formuler ce qu’elle ressentait, cela se lisait jusque dans leurs mouvements. Le Seigneur avait délesté leur corps, assoupli leurs articulations et rendu l’appétit à Yaliâm, qui s’était même mise à dévorer les beignets de mil qu’elle avait apportés pour sa fille. D’ailleurs, tentée, celle-ci ne tarda pas à l’imiter. Ce qu’elles éprouvaient ce jour-là, leurs bouchées l’affirmaient, le répétaient : Ouf !
Ouf ! Ce n’est pas un cri, c’est une cage thoracique qui s’élargit, des épaules qui se décrispent et libèrent le cou, qui soudain cherche le ciel. Ouf ! Ce n’est pas un cri, c’est une gazelle qui bondit hors du buisson et mesure l’immensité de la savane. Ouf ! Finie, cette assignation à demeure, qui fit de Coumba l’auditrice captive des Métamorphosés ! Ouf ! Finis, les regards accusateurs de Wassiâm ! Ouf ! Finis, les coups de gong de l’esprit frappeur, harcelant les aubes sous les cocotiers ! Ouf ! Terminées, les longues journées à se tenir, se contenir, à propos de tout, par crainte de froisser la chatouilleuse belle-famille ! Ouf ! Encore un beignet, et quel bon beignet ! A-t-on trouvé mieux que la liberté pour donner aux humains le goût de vivre ? Respirer à son aise est le premier pas vers le bonheur. Plaise au Maître de l’oxygène d’en répandre à volonté !