CHAPITRE 6

Les joueurs

Il avoue qu’il se sent égaré ; mais pour quel motif, il n’y a pas moyen de le lui faire dire.

William Shakespeare (Hamlet)

La ruelle puait le poisson pourri, la pisse de chien, le crottin de cheval et mille autres fumets à dérouter l’odorat le plus aguerri. Un vague pavement disjoint longeait les façades de part et d’autre, finissant en une rigole médiane où s’accumulaient les immondices. Les habitants comptaient sans doute sur la forte inclinaison du terrain vers la Tamise et sur les pluies fréquentes pour évacuer le trop-plein d’infections qui stagnaient devant les portes. Précédés du sergent Barnes, que Dawson leur avait adjoint, et s’efforçant de tenir le haut du pavé pour éviter de trop souiller leurs bottes, Josef et Mattheus progressaient prudemment vers le logis qu’on leur avait indiqué. Il s’agissait d’une maisonnette à l’étroite façade à colombages dont les deux étages s’inclinaient dangereusement vers la maison d’en face. Assis par terre, sur le seuil de la porte, un gamin d’environ cinq ou six ans, pieds nus, vêtu d’une simple chemise et crotté des talons jusqu’aux sourcils, jouait avec un petit chien aussi galeux que lui. Barnes se pencha vers l’enfant.

— La maison de la veuve Quince, c’est bien ici ?

L’enfant leva ses yeux bordés de conjonctivite vers les trois hommes et se précipita à l’intérieur de la maison en criant : « M’ma ! M’ma ! » Presque au même moment, une femme au visage raviné apparut sur le seuil, le marmot accroché à sa jupe de serge délavée.

— C’est pourquoi ? articula-t-elle d’un ton las en envisageant les visiteurs.

— Service de Sa Majesté, dit le sergent. Vous êtes Mme Quince ?

— À ce qu’y paraît… marmonna la femme, l’air méfiant.

— C’est bien ici qu’habitaient les nommés Luke Delles et Gauwyn Ashford ?

— C’te engeance ! Me doivent plus de dix shillings, les salopards ! Zêtes là pour les dettes ?

— En quelque sorte. Nous avons ordre de fouiller les chambres de ces messieurs.

— Les chambres ? Comme s’ils avaient les moyens de se payer deux chambres ! C’est là-haut, leur cambuse. Au second. Pouvez y grimper si ça vous chante, mais j’vous préviens : y a rien à voir.

La femme parlait un argot patoisant tout à fait incompréhensible aux oreilles de Kassov. Heureusement que le sergent pouvait servir d’interprète. Ce dernier fit signe à la femme de s’écarter et enjoignit à Josef et Mattheus de le suivre. Tous trois escaladèrent l’escalier aux marches à demi vermoulues et à la rampe branlante. Les murs suintaient d’une espèce de crasse humide marquée par endroits du noir de fumée des chandelles. Le palier du second étage donnait sur une sorte de galetas, chichement éclairé par une étroite fenêtre obstruée d’un papier huilé. Une cloison de bois aux planches mal équarries délimitait un espace clos sous la toiture. Ce devait être la « chambre » des deux comédiens. Kassov poussa la porte. Éclairée par une fenêtre identique à celle du palier, mais vitrée, la pièce au plancher rugueux était entièrement vide à l’exclusion d’une paillasse à même le sol et d’un seau de faïence destiné aux besoins pressants. Suspendue à une poutre par quatre ficelles de chanvre, une planche faisait office d’étagère de fortune.

— Cette femme nous roule dans la farine, pesta Kassov. Elle a dû faire main basse sur les affaires des comédiens.

Les trois hommes rebroussèrent chemin et dévalèrent l’escalier. Ils entrèrent sans frapper dans la pièce du rez-de-chaussée où la veuve Quince s’affairait autour de l’âtre. Sommée de s’expliquer sur ce qu’étaient devenus les bagages de ses locataires, elle commença par s’emporter :

— J’vous l’avais dit qu’y avait rien par là-haut ! J’suis pas une menteuse.

Kassov, l’œil féroce, se tourna vers le sergent Barnes :

— Dites-lui que si elle ne nous révèle pas ce qu’elle en a fait, nous l’emmenons avec nous à la Tour.

Le sergent dut se montrer convaincant dans ses menaces. La logeuse, le regard soudain piteux, finit par appeler son fils qui était retourné sur le seuil jouer avec le petit chien.

— Va nous chercher le sac qu’est sous mon lit. Allez grouille-toi et fous-moi ce clébard dehors !

Peu après, le gamin revint, traînant péniblement derrière lui un gros sac de toile fermé d’une cordelette. Aidé de Mattheus, Josef en déversa le contenu sur la table. Il fit un tas des quelques pièces de vêtements qui s’y trouvaient, puis se mit à trier les objets qui constituaient le plus gros du paquetage. Assiettes, gobelets, cuillères d’étain, brosses et nécessaire à barbe, le tout dans un état qui attestait l’usure des années. Enfin il sortit du fond du sac une boîte en bois d’assez bel aspect qui renfermait plusieurs jeux de cartes, deux cornets de cuir et divers dés à jouer dont le plus beau était d’ivoire.

— Visiblement, nos amis ne jouaient pas qu’au théâtre ! s’exclama Josef en brandissant un jeu de cartes vers Mattheus.

La logeuse qui ne comprenait pas un mot de tchèque se tourna vers le garde :

— Y faut y dire à ces messieurs… Tout ça bout à bout, ça me payera à peine ce que les autres me doivent. Ça serait pas de la justice, de me le prendre.

Le sergent n’eut pas besoin de traduire pour Kassov qui avait compris de quoi il était question au ton soudain geignard de la pauvre femme.

— Elle doit savoir dans quel tripot ces deux lascars avaient leurs habitudes. Dites-lui que nous lui laisserons ces affaires en échange d’une adresse de maison de jeu.

Quand elle eut compris les propos de Josef, la femme contourna la table et, lui prenant les mains, elle les embrassa comme s’il se fût agi de pieuses reliques. Il les retira, vaguement dégoûté.

— C’est chez Spencer, à l’enseigne du White Rabbit qu’ils croquaient tous leurs sous et le meilleur de leur temps. Jenlis Spencer, qu’il s’appelle, le patron ! En voilà un qui sait s’y prendre pour faire fortune avec les vices des autres, pouvez me croire !

 

L’établissement se trouvait à quelques rues de là. Chemin faisant, le sergent Barnes en dressa le portrait à Kassov et à Mattheus. Le White Rabbit était un des lieux de la capitale qui devaient leur célébrité à leur mauvaise réputation. Contrairement à bien d’autres auberges qui n’étaient que des tavernes dotées de dépendances, celle-ci avait la particularité d’être édifiée sur d’anciens thermes romains. Spencer, le propriétaire des lieux, avait tout de suite compris le parti qu’il pourrait tirer de ces ruines. Au lieu de faire table rase de ce qu’il en restait, il avait conservé les dallages de marbre et les deux bassins polis ainsi que les canalisations de plomb qu’il avait restaurées et modernisées. Il possédait ainsi les plus belles étuves de la ville, accolées à l’auberge et surmontées d’une dizaine de chambres proprement meublées et que l’on pouvait louer à l’heure. Le White Rabbit, on l’aura compris, était le plus charmant lupanar de Londres.

— Si l’on excepte l’abbaye de Westminster à l’époque de ces maudits papistes ! crut bon d’ajouter le sergent qui se voulait plus réformiste que Calvin lui-même.

 

Assis sur son arrière-train, un lapin géant tenant à bras-le-corps une carotte plus grande que lui servait d’enseigne à l’établissement. À juger de la posture de l’animal autant que de la forme très suggestive de la racine, on ne pouvait avoir de doute au sujet des services proposés aux chalands. La magnifique façade aux pierres gothiques entourant les fenêtres de leurs nervures finement sculptées signalait l’opulence du maître des lieux. Tandis qu’ils en poussaient la porte, Josef Kassov pensa que le fameux Jenlis Spencer devait bénéficier d’un protecteur puissant – et probablement de plusieurs – pour qu’on lui laissât afficher un tel pignon sur rue. Les trois hommes pénétrèrent dans une vaste salle au carrelage de bois et de céramique, meublée de lourdes tables et de bancs ouvragés. Deux hautes cheminées, dressées en vis-à-vis, occupaient chacune un pan de mur entier. Leurs foyers qu’on venait d’allumer rougeoyaient d’un feu vif. À cette heure matinale, l’auberge était déserte. À leur entrée, un jeune homme à la mine avenante, approximativement de l’âge de Mattheus, sortit des cuisines et vint s’enquérir du motif de leur visite.

— Nous souhaitons voir M. Spencer, répondit Kassov en s’efforçant de donner à son anglais le meilleur accent possible.

Le garçon eut un sourire dont Josef ne sut déterminer s’il était moqueur ou accueillant.

— Eh bien, vous le voyez, messieurs. Il est là devant vous, fit-il en pointant un doigt vers le mur derrière eux.

Les trois hommes tournèrent la tête.

Il désignait un superbe portrait en pied représentant un homme replet à la figure joviale et débonnaire. Une apparence que semblaient contredire sa mise austère de marchand, sa veste et ses hauts-de-chausses de velours gris. L’homme n’eût pas détonné à la tête d’une honnête confrérie de drapiers.

— Voici M. Jenlis Spencer, énonça le garçon en s’inclinant de façon comique devant le tableau.

Josef s’amusa de la plaisanterie mais se fit insistant :

— À présent que nous l’avons vu, nous souhaiterions lui parler…

— Hélas, messieurs, cela ne se peut. Mon maître s’en est allé visiter ses pâturages du Devonshire. J’ai bien peur qu’il ne soit pas de retour bien vite.

— Nous sommes ici pour une affaire importante. Nous venons de la part de William Shakespeare et…

— Si c’est notre grand Will qui vous envoie, vous êtes les bienvenus ! s’exclama le jeune homme qui, cette fois, souriait sans malice. Prenez place, je vais nous chercher à boire. Vous m’expliquerez l’affaire qui vous amène.

Et sans leur laisser le temps de répliquer, il disparut dans les cuisines. Josef, Mattheus et le sergent s’assirent à une table près de l’une des cheminées, s’abandonnant avec plaisir à la chaleur du feu. Leur hôte revint presque aussitôt portant un plateau avec quatre bols, une jarre de cidre et une tarte aux noix. Les yeux de Mattheus s’allumèrent à la vue du gâteau.

— Vous êtes un ami de Shakespeare ? interrogea Kassov en portant son bol à ses lèvres.

— J’étais comédien dans sa troupe, monsieur. Il y a dix ans, j’ai joué Juliette. Et puis ma voix a mué… Je me suis essayé un certain temps aux rôles de garçons, mais cela ne m’allait pas. S’il m’était aisé de jouer ce que je n’étais pas, c’était une autre affaire d’interpréter ce que j’étais vraiment. Et puis, ce métier de comédien est par trop inconfortable. Trop risqué aussi et d’un médiocre rapport…

Le garçon s’interrompit, le temps de jeter un coup d’œil circulaire et satisfait sur le décor de l’auberge.

— Ici, je me sens à ma place. M. Spencer me fait confiance. En son absence, c’est à moi qu’il remet la garde de la maison.

Kassov se mit à considérer différemment celui qu’il avait pris jusque-là pour un simple valet de cuisine.

— Puisque vous avez fréquenté la troupe du Globe, peut-être pourrez-vous nous renseigner sur les comédiens Delles et Ashford ?

— Les malheureux ! soupira le garçon en hochant pensivement la tête.

— Tous deux étaient, paraît-il, des habitués du White Rabbit. M. Shakespeare est soucieux de la réputation de son théâtre. Il s’inquiète des dettes que ses compagnons auraient pu laisser ici…

— Ça, pour ce qui est du jeu, ils l’avaient dans la peau ! Ils ont certes perdu de l’argent autour de ces tables, mais ils en ont gagné davantage. De sacrés joueurs, qui en ont plumé plus d’un… Mais depuis quelque temps, le White Rabbit leur était fermé.

— Tricherie ?

— Tricherie d’amour, monsieur… Et tricherie tout court, à mon avis.

Devant les mines perplexes de ses hôtes, le garçon s’expliqua tout en baissant le ton, comme si le portrait de son maître risquait de l’entendre.

— Luke et Gauwyn n’étaient pas seulement des habitués du jeu de cartes, ils appréciaient aussi beaucoup nos étuves et les chambres du dessus. C’est là qu’ils dépensaient la plus grande partie de leurs gains. De sacrés bons vivants, je vous assure !

— Les bons vivants font tous d’excellents morts, coupa Kassov. Mais je ne comprends pas pourquoi ils ont été mis à la porte ?

— Il faut vous dire que c’est Mme Spencer qui tient les chambres et qui s’occupe du personnel féminin. Et je ne sais quelle mauvaise langue est allée raconter à mon maître qu’on aurait vu Luke et Gauwyn en aimable posture avec sa femme.

Barnes ne put retenir un éclat de rire. Josef et Mattheus échangèrent un regard.

— Tu penses comme moi ? La vengeance du cocu ? demanda Kassov en tchèque, à son neveu.

Surpris d’entendre une langue inconnue de lui, le garçon subodora cependant le sens de la question.

— Pour moi, c’est une fable inventée de toutes pièces. Mme Spencer est une honnête femme. Quant aux deux comédiens, ils étaient davantage amateurs de chair fraîche que de fruits mûrs.

— Peut-être M. Spencer connaît-il mieux sa femme que vous ne connaissiez les deux compères ?

La remarque de Kassov laissa le jeune homme dubitatif.

— En tout cas, nous avons connu des heures animées, vous pouvez me croire ! M. Shakespeare aurait pu prendre modèle ici pour de jolies scènes de ménage. Finalement, c’est moi qui ai calmé l’affaire. J’ai dit à M. Spencer que le délateur avait sans doute de bonnes raisons d’en vouloir à Luke et à Gauwyn. Ils avaient dû le plumer au jeu. Quand on ne peut pas payer ses dettes, il est tentant de se débarrasser de ses créanciers… Quitte à inventer des fables. J’ai dû être assez convaincant. M. Spencer a renoncé à battre sa femme. Mais les deux comédiens n’ont plus remis les pieds chez nous.

Kassov approuva du menton, sans chercher à s’interroger plus loin sur la vertu de Mme Spencer. La jalousie, fondée ou non, est un clou qui, une fois planté dans le cœur, a bien du mal à s’en arracher. Cela pouvait constituer un mobile.

— Savez-vous si M. Jenlis Spencer est parti en voiture ?

La question abrupte de Josef étonna le garçon.

— Oui, monsieur… Lorsqu’il se rend seul sur ses terres, mon maître préfère y aller avec son cocher et ses chevaux.

Bien décidé à ne pas abandonner cette piste, Josef décida de revenir au White Rabbit aussi souvent qu’il le faudrait, jusqu’à ce qu’il puisse y rencontrer Spencer et le confronter au musicien Hellison, seul témoin pouvant reconnaître avec certitude l’attelage des commanditaires du crime du Globe.

 

Le public était venu en foule au théâtre du Globe, autant pour assister au spectacle que pour profiter de l’étonnante douceur de cette journée de mars. En levant les yeux, on était ébloui par le voile lumineux que tendait un ciel d’azur au-dessus du cercle formé par les bâtiments. On aurait dit que le temps s’était mis à l’unisson de l’humeur enjouée de la pièce. Ainsi que l’annonçait l’affiche, cela faisait sans doute « beaucoup de bruit pour rien », mais ce rien était tellement pétri de fantaisie que le public, hilare, en redemandait. La représentation venait juste de commencer quand Mattheus, son oncle et Barnes arrivèrent au théâtre. Grâce à Helen, ils purent bénéficier de places assises dans les loges du premier étage. Les meilleures, au dire de la jeune fille. Elle s’était d’ailleurs installée à côté d’eux. C’est-à-dire à côté de Mattheus. Pour avoir assisté aux répétitions, elle connaissait l’intrigue par cœur mais ne se lassait pas d’en constater les effets sur le jeune homme. Elle avait guetté sa réaction pendant la joute verbale opposant le misanthrope Bénédict à la dédaigneuse Béatrice. Particulièrement lorsque celle-ci lui lance sans ambages :

— J’aime mieux entendre mon chien aboyer aux corneilles, qu’entendre un homme me jurer son amour !

Helen avait frémi délicieusement quand la main de Mattheus s’était posée sur la sienne à cet instant précis. Ils découvraient tous deux avec ravissement ce moment de l’amour, mêlé d’enfance, où le frisson des peaux en dit bien plus long que ce que taisent les bouches. Ils s’aimaient : le monde entier leur paraissait aimable. Bien loin d’eux les cadavres ensanglantés, les assassins sans vergogne et les enquêtes de police. Balayée, la prévention de Mattheus contre la gent féminine ! À cette heure on l’eût bien étonné en lui remémorant la promesse, pas si lointaine, qu’il s’était faite de voler de conquête en conquête pour le seul assouvissement de ses sens. Helen avait quant à elle rentré ses griffes et troqué la mine farouche qu’elle opposait aux hommes contre un tendre abandon. Confiante en Mattheus, elle avait oublié jusqu’au souvenir du cousin répugnant qui l’avait bestialement déflorée à l’âge de douze ans. Elle en avait dix-sept à présent et c’était comme si elle fût vierge à nouveau. Tout au moins dans son cœur. Josef, lui, s’impatientait. Non qu’il ne prît pas de plaisir à la pièce : elle l’amusait beaucoup, au contraire. Et, si son anglais lacunaire ne lui permettait pas de saisir toute la savoureuse subtilité des dialogues, le jeu plein d’invention des comédiens lui tirait de francs éclats de rire. Mais il lui tardait tout de même que cela fût fini. En toute circonstance, l’homme de devoir primait en lui. Plus il y réfléchissait, plus l’éventualité d’un crime passionnel lui semblait probable. Sans avoir vu Jenlis Spencer en chair et en os, Josef avait décelé dans son portrait au mur de l’auberge quelque chose d’ambigu. Même paré de tous les atours d’un honnête bourgeois, Spencer n’en était pas moins tenancier de bordel. Sa célèbre auberge n’accueillait pas que des gentilshommes et il devait compter au nombre de ses relations au moins autant de malfrats que de braves citoyens. Il ne lui serait pas difficile d’acheter les services de l’un d’entre eux afin de régler leur compte à des gens qui lui auraient déplu. Oui, vraiment, se disait Kassov, le mobile de la jalousie était tout à fait plausible. Il aurait aimé en souffler un mot au garde assis à sa droite, mais celui-ci ronflait comme une marmotte.

 

Josef se sentit enfin soulagé lorsque l’acteur qui jouait Bénédict s’avança au bord de la scène et lança la dernière réplique, enjoignant aux musiciens de clore le spectacle :

— Musique, les hautbois !

Mais grande fut cependant la déception de Kassov quand il se rendit compte que le joueur de sacqueboute n’était pas dans la troupe des instrumentistes. Cette absence éveilla en lui un pressentiment. Il se pencha par-dessus Mattheus pour demander à Helen si elle savait où se trouvait Hellison.

— On ne l’a pas vu au théâtre de toute la journée, monsieur. Peut-être est-ce sa fièvre qui l’a repris ? Quand Will s’est rendu compte qu’il n’arrivait pas, il a décidé de le remplacer au pied levé par le joueur de cornet que vous voyez là.

— Personne ne s’est inquiété de son absence ?

— Nos musiciens jouent dans plusieurs théâtres. Il n’est pas rare que l’un d’eux oublie un engagement ou se trompe de jour ou de lieu. C’est pourquoi on en trouve toujours qui rôdent alentour, dans l’espoir d’un remplacement.

— Avez-vous une idée de l’endroit où Hellison pourrait être ?

— Je sais qu’il est fâché avec la troupe du Rose. Il est probable que vous le trouverez au Cygne. À moins qu’il ne soit malade chez lui.

— Le Cygne est loin d’ici ?

— À Southwark, rien n’est loin de rien. C’est un gros village.

Le sergent Barnes, que la musique et le joyeux chahut du public avaient tiré de sa torpeur, proposa de les y conduire sur-le-champ. Mattheus dut abandonner à regret la douce compagnie d’Helen et se faufiler vers la sortie à la suite de son oncle parmi la foule tressautante et gesticulante des danseurs.

 

La voie pavée qui menait au Cygne présentait l’animation habituelle des quartiers populaires. Sur le pas de sa porte, un forgeron entouré de badauds était en train de ferrer un cheval. L’odeur de corne roussie empuantissait la rue tout entière. Un peu plus loin, c’était une bande de chiens faméliques qui se disputaient les pièces avariées que leur lançait le poissonnier depuis son étal. Aux abords d’une boucherie, ils manquèrent de déraper sur les flaques de sang coagulé : le boucher et son aide venaient d’égorger une demi-douzaine de moutons. Quelques seaux d’eau jetés à la hâte n’avaient pas suffi à nettoyer le pavement bruni de longue date par les nombreuses tueries précédentes. Une vaste panière d’osier contenait les têtes ruisselantes des moutons. Au-dessus s’affolait un essaim de mouches bourdonnantes. L’un après l’autre, les deux bouchers faisaient éclater les crânes à grands coups de maillet afin d’en extraire la cervelle, puis l’apprenti nettoyait les débris d’os et de laine ensanglantée avant de trancher d’un coup de hachoir les langues qu’il posait dans un plat. Stimulées par le soleil nouveau, les puanteurs diverses ne semblaient importuner qui que ce fût. « Pas étonnant que la peste ait fait grand carnage dans cette ville », se disait Kassov en hâtant le pas.

Aux abords du théâtre, il n’y avait plus personne. La représentation avait dû s’achever plus tôt qu’au Globe. Kassov et Mattheus marquèrent un temps d’arrêt, frappés par la somptuosité de la façade à laquelle un revêtement de faux marbre donnait l’allure d’un monument antique. La porte du théâtre était entrebâillée et tous trois pénétrèrent dans l’enceinte circulaire. L’espace du parterre ainsi que les loges étaient vides. Un valet étique balayait mollement les détritus abandonnés par les spectateurs. Provenant de l’extérieur, un cri affreux déchira le silence, suivi par le hourvari d’une foule dépitée. Le valet leva le nez. Le cri retentit à nouveau, plus bas et tout de suite couvert par les huées confuses. Mattheus et son oncle ouvraient des yeux intrigués. Le balayeur commenta à leur intention :

— C’est l’ours des arènes d’à-côté. L’a dû éventrer un clébard… Doivent faire la gueule, ceux qu’ont misé sur le chien.

Mattheus eut une grimace de dégoût. Josef, lui, venait de percevoir un autre son étouffé qui lui avait fait dresser l’oreille. Il questionna le valet :

— Il y a un musicien, ici ?

— Ça se pourrait bien qu’y sont pas tous partis, m’sieu, concéda l’homme d’un ton traînant tout en grattant une pustule blanchâtre sur sa joue.

Tendant l’oreille, Mattheus et le garde perçurent à leur tour les gammes d’un instrument à vent. Josef avait tout de suite reconnu le son caractéristique d’une sacqueboute dont il était particulièrement friand. « C’est sûrement Hellison », se dit-il.

— Nous devons parler à ce joueur de sacqueboute. Par où faut-il passer pour le rejoindre ?

Le balayeur eut un geste vague avant de revenir à ses détritus.

— Par les couloirs, c’est compliqué… mais si vous passez par la scène, c’est juste la porte au fond. Pouvez pas vous gourer.

En un bond, les trois hommes grimpèrent sur le plateau. L’instrument s’était tu. Mattheus se retourna pour envisager d’un coup d’œil les impressionnantes galeries qui l’entouraient sur trois étages. Cela devait être terrifiant d’être observé par des milliers d’yeux à la fois. « Jamais je ne serai comédien », se dit-il. Un trille joyeux s’éleva de nouveau depuis la coulisse comme pour se moquer de lui.

— Mais… vous n’êtes pas Hellison ! s’exclama Kassov en découvrant le musicien qui jouait tout seul dans la vaste pièce.

— Bien vu, approuva le garçon rigolard en ôtant l’instrument de sa bouche. Ceci est la sacqueboute d’Hellison, mais le gars qui souffle dedans, c’est moi : Peter Blackpool, comme j’ai l’honneur !

— Excusez-nous, dit Kassov. Nous sommes des amis de Pers, nous pensions le trouver ici…

— On ne serait pas mécontents de le retrouver nous aussi ! Voilà deux jours qu’il nous fait défaut. Sa femme elle-même le cherche partout. Ce midi, je suis passé au Globe. Ils ne l’ont pas vu non plus. Ce sont eux qui m’ont prêté son instrument. Vous voulez le récupérer ?

— L’instrument, vous pouvez le garder. C’est Hellison qu’il nous faut.

— Tel que je le connais, il s’est peut-être perdu entre deux barriques dans quelque cave d’auberge ! Avec ce bougre-là, tout est possible !

 

À Whitehall, la reine Élisabeth avait tenu à ce que lady Dorchester et les deux Danois assistent au compte rendu de Dawson. En dépit de la migraine qui campait dans ses tempes, la souveraine suivait le raisonnement du commandant de sa garde avec d’autant plus d’intérêt que celui-ci était en train de démonter la thèse émise par le brillant Shakespeare. De temps à autre, par de brefs coups d’œil, elle s’assurait de l’opinion muette de Dorchester et de Kassov qui semblaient, à son instar, créditer les propos de Dawson. Un mouvement du menton de l’un, un battement de paupières de l’autre lui montraient clairement que la démonstration du lord faisait mouche. Certes, ramener ce qui était apparu comme un complot politique au rang d’un vulgaire règlement de comptes privait ce double crime de toute son aura effrayante et grandiose. Mais à l’âge qui était le sien et dans l’état d’extrême lassitude où elle se trouvait, la reine n’éprouvait plus le moindre intérêt à quelque grandeur que ce fût : elle en avait usé tous les charmes. Après les tragédies et les drames innombrables auxquels elle avait été confrontée durant sa vie, elle n’aspirait plus à présent qu’à la banale et reposante médiocrité des existences ordinaires. Dans la bouche de Dawson, l’affaire du Globe devenait soudain une vengeance de mari trompé. C’était pitoyable et dérisoire. C’était très bien ainsi, aux yeux d’Élisabeth. Pendant près d’un demi-siècle, cette femme seule qui régnait sur la moitié d’une île avait tenu en respect l’Europe tout entière et fait trembler ses ennemis jusque dans les terres sacrées du Vatican. Mais en ce jour de mars 1603, elle écoutait un officier lui raconter un fait divers avec autant de satisfaction qu’elle en avait eu à apprendre de ses amiraux la défaite de l’Invincible Armada. Les propos de lord Dawson l’apaisaient. Ce qu’il disait semblait aussi correspondre aux vœux de son entourage. Que pouvait-on souhaiter de mieux ?

Ce en quoi Élisabeth se trompait. Sans s’être forgé une certitude absolue, Dawson poursuivait sa démonstration. Cependant, dans son for intérieur, il estimait qu’il était encore trop tôt pour conclure. Lady Dorchester, de son côté, opinait abondamment du chef. Guildenstern et Rosencrantz, quant à eux, avaient peine à contenir leur sincère enthousiasme. Tout cela prouvait à l’évidence qu’ils n’étaient nullement visés par l’assassin. La similitude des noms n’était bien qu’un pur hasard. Plus rien ne justifiait leur cantonnement dans le palais. Ils partiraient bientôt. Ils sentaient déjà le vent de la Baltique souffler dans les couloirs de Whitehall.

— Il ne reste plus qu’un détail, conclut Josef. Un détail essentiel : obtenir de la bouche de Pers Hellison la certitude qu’il a bien vu la voiture de Spencer le jour du crime.

— Il importe de s’enquérir de toute urgence de ce musicien, dit la reine.

— Bien sûr, Votre Majesté, répondit Kassov, et nous le confronterons avec Jenlis Spencer dès le retour de celui-ci au White Rabbit.

 

Juliette se tenait au balcon avec son Roméo. Shakespeare arpentait la scène du Globe, dos tourné aux comédiens, selon son habitude, afin de ne juger que du seul timbre des voix pour s’assurer de la justesse du jeu.

— Non ! Non ! s’écria-t-il. Ce que j’entends là n’est sûrement pas une alouette ! Encore moins un rossignol. On dirait le grincement d’un canard malade !

Ce n’était pas aux comédiens qu’il s’adressait, mais au régisseur Fox, qui s’occupait aussi des machines. Celui-ci sortit piteusement de sa cachette en s’excusant :

— Je ne sais pas ce qui se passe, Will… C’est cet appeau. Je n’arrive pas à le faire siffler correctement.

Shakespeare jeta un regard furibond sur l’objet que Fox lui présentait.

— Trouves-en un autre. Si le public entend ça, ils vont tous éclater de rire. La scène est fichue… Bon, nous reprenons sans les chants d’oiseau, poursuivit-il en levant la tête vers le balcon des amoureux. Toi, Juliette, tu fais comme si tu l’entendais.

Dans une loge latérale, Mattheus et Helen assistaient à la répétition. Au sortir du théâtre du Cygne, le jeune homme avait obtenu de son oncle l’autorisation de retourner au Globe. Sa présence n’était d’aucune utilité à Whitehall et il pourrait ainsi s’enquérir du joueur de sacqueboute. Il était convenu que Mattheus regagnerait le palais avant la tombée de la nuit. L’aiguille à la main, Helen reprisait le pourpoint de Mercutio dont la manche avait été arrachée au cours de la répétition du duel. À cette occasion, Mattheus avait eu la grande fierté que Shakespeare lui demande assistance.

— Jeunes gens, avait-il dit aux comédiens, ce garçon qui nous vient de Prague est un authentique soldat. Il va vous montrer comment on manie une épée sans se trouer le ventre ni détruire un costume !

Souhaitant se montrer à la hauteur de ce statut de maître d’armes, Mattheus avait enseigné aux garçons quelques belles passes qu’il tenait de son oncle. Il y avait mis toute son ardeur, au point que le grand Will l’avait chaudement remercié. Cela lui avait aussi attiré la sympathie des comédiens duellistes. À présent, il était retourné sagement auprès d’Helen, prenant tout autant à cœur son rôle d’élève. À voix basse, la jeune fille lui expliquait les mots du dialogue qu’il ne comprenait pas et les lui faisait répéter en corrigeant sa prononciation. La plupart des comédiens étaient rentrés chez eux, mais le chef de la troupe voulait encore travailler avec les principaux protagonistes. Sur scène, on en était au moment bouleversant où, l’effet du somnifère se dissipant, Juliette se réveille auprès du cadavre de Roméo. Shakespeare observait attentivement l’exactitude des postures et des gestes.

— Tom, s’il te plaît, penche-toi davantage sur Andy… On doit te sentir vibrer d’une vraie tension amoureuse avant que la vérité te saisisse dans toute son horreur.

Le garçon se tourna vers Shakespeare, la mine dégoûtée :

— Je ne peux pas, Will. Il n’arrête pas de péter. Ça pue vraiment trop ! C’est irrespirable.

Andy-Roméo se redressa d’un bond, furieux.

— C’est toi qui n’arrêtes pas de barytonner du cul ! C’est une infection !

— S’il vous plaît, mes amis, retenez-vous un peu !

— Ils ont raison tous les deux, Will, intervint le chef machiniste. Ça fait un moment que j’ai remarqué cette odeur. Je me demandais d’où ça venait puisque les puants ne sont pas là.

Mattheus se pencha discrètement vers Helen pour lui demander ce que signifiait cette expression : les puants.

— C’est comme ça qu’on appelle les spectateurs du parterre. Quand ils sont nombreux, surtout en été, ça ne sent vraiment pas la rose.

Chacun se mit à commenter l’odeur dont le courant d’air agitait les relents putrides. C’est Fox qui, le nez collé au plancher, décréta soudain :

— Ça vient d’en dessous, de l’enfer… C’est sûrement un rat crevé.

— Pas étonnant que l’enfer pue le cul du diable ! s’exclama Tom en donnant une bourrade à Andy.

Le chef machiniste contourna le plateau pour actionner le mécanisme de la trappe afin de donner du jour. Puis il prit l’escalier latéral qui conduisait sous la scène. Helen et Mattheus quittèrent leur loge et rejoignirent le parterre. Ils ne se souvenaient pas d’avoir senti la moindre odeur lors de leur séjour dans l’enfer. Alors qu’ils s’engouffraient à leur tour dans l’étroit passage, Mattheus avisa quelque chose dans l’encoignure de la porte. Il se baissa pour le ramasser.

— Oh, regarde ce beau bracelet de perles noires ! dit-il en tendant l’objet à Helen. Je te l’offre !

Helen le prit et sourit en constatant l’erreur du jeune homme.

— Ce n’est pas un bracelet, c’est un chapelet. Un objet dont se servent les catholiques pour leurs prières.

 

À Whitehall, autour de la table du Conseil, Kassov venait de se taire. Il avait accrédité la version de lord Dawson et souligné l’importance qu’avait, à ses yeux, l’urgente identification de l’attelage aux chevaux pommelés. La reine approuva et, estimant le sujet épuisé, elle demanda ensuite aux ambassadeurs s’ils avaient écrit au Danemark au sujet du tonnage des bateaux. Ceux-ci confirmèrent qu’ils attendaient la réponse. Satisfaite, Élisabeth se leva. Tous l’imitèrent. L’entretien était clos. Au même instant une porte s’ouvrit, laissant passer un page qui s’approcha de Dawson et lui glissa quelques mots à voix basse.

— Qu’y a-t-il, lord Dawson ? s’enquit la souveraine.

— Votre Majesté, on m’apprend que le neveu du capitaine Kassov est ici, porteur d’une nouvelle importante.

— Qu’il entre.

Mattheus pénétra d’un pas timide dans la salle ornée de lourdes tapisseries. Il ne s’attendait pas à se trouver de nouveau face à la reine d’Angleterre, revêtue d’une de ses somptueuses robes, toute ruisselante de perles et comme sculptée dans un brocart d’or. Il marqua un instant d’hésitation. La reine sourit devant ce jeune homme aussi avenant qu’empoté qui venait de mettre un genou à terre dans une posture embarrassée.

— Relevez-vous, monsieur, et parlez sans crainte. On nous dit que vous avez une révélation à nous faire ?

Mattheus lança un bref regard vers Josef qui lui fit un signe d’encouragement.

— Votre Majesté, nous avons retrouvé le musicien nommé Pers Hellison. Plus exactement son corps, sous la scène du théâtre du Globe.

À cette annonce, il y eut autour de la table un échange de regards atterrés. Mattheus poursuivit :

— Il avait encore autour du cou le lacet avec lequel il a été étranglé. Son cadavre était caché sous une pile de toiles de décor. La mort doit remonter à plusieurs jours car les rats l’ont en partie dévoré. Enfin, nous avons trouvé ceci qui n’appartient à aucun membre de la troupe. Tout porte à penser que c’est l’assassin qui l’aura perdu dans sa fuite.

Le chapelet passa de main en main pour finir dans celles de la reine. Elle le considéra un moment d’un œil dépité, puis se tourna vers Dawson.

— Un bien petit objet pour un grand coup de théâtre. Qu’en dites-vous, lord Dawson ?

Dawson différa un instant sa gêne en se raclant la gorge.

— Il semble, Votre Majesté, que le carrosse de M. Spencer s’éloigne de nous au grand galop. Il est bien rare qu’un crime passionnel rebondisse en cascade et provoque tant de morts. En revanche, ce chapelet paraît nous remettre avec certitude sur la piste catholique.

— Capitaine Kassov ? interrogea la reine d’un ton impérieux.

— Votre Majesté, je partage l’avis de lord Dawson. Nous faisions fausse route. Nous sommes bien en présence d’un crime politique auquel plusieurs personnes sont mêlées. William Shakespeare avait raison. Les seigneurs Rosencrantz et Guildenstern n’ont dû la vie sauve qu’à une méprise impossible à prévoir.

Les deux ambassadeurs étaient de nouveau effondrés. Quel que soit le courrier qui arriverait à présent de Copenhague, la reine ne les laisserait pas repartir tant que l’affaire ne serait pas résolue. Il régnait dans la salle du Conseil un silence glacial. La reine regarda tour à tour Kassov et Dawson.

— Messieurs, sachez que les puritains sont à l’affût du moindre faux pas de notre part. Ils ne vont pas être longs à faire de ces crimes leur miel vénéneux. C’est un coup porté à la fois contre le théâtre qu’ils détestent, contre les alliés de la Couronne qu’ils méprisent et contre moi qu’ils haïssent… Je veux la tête des coupables.

Au sortir de la salle du Conseil, Guildenstern et Rosencrantz, le visage livide, s’éclipsèrent sans dire un mot à personne et regagnèrent leurs appartements accompagnés par leur escorte armée. Lady Dorchester, quant à elle, se retenait pour ne pas laisser éclater son ire à l’égard de Kassov et de Dawson. La fausse piste qu’ils avaient empruntée servait à merveille le plan qu’elle avait forgé : camoufler le complot qu’elle fomentait avec Guy Fawkes et tâcher d’y compromettre Josef lui-même. Ce chapelet stupide venait tout démolir. Et quelle sottise d’avoir tué le musicien à l’intérieur du théâtre ! C’eût été tellement plus simple de le jeter dans la Tamise. Le courant l’eût emporté, les anguilles auraient fait le reste… N’était-ce la garde qui veillait sur eux nuit et jour, lady Dorchester eût volontiers réglé elle-même leur compte aux deux ambassadeurs. Peut-être devrait-elle songer au poison ? Cela semblait compliqué mais pas impossible… Toute à ses pensées contradictoires, elle s’approcha de Dawson et de Josef qui se tenaient près d’une fenêtre. Ils s’efforçaient d’examiner le chapelet à la lumière du jour décroissant. Dawson leva la tête à son approche.

— Eh bien, madame, nous discutions, le capitaine Kassov et moi, sur le propriétaire de cet objet. Le capitaine est d’avis qu’il ne peut s’agir que de ce marin français, Jacquot Postel, mystérieusement volatilisé. Quant à moi, je suis plus circonspect. Il se trouve peut-être un autre catholique parmi le personnel du théâtre. Qu’en pensez-vous ? À qui devons-nous attribuer ce chapelet ?

— À la malchance… et au mauvais goût ! répliqua-t-elle après avoir jeté un coup d’œil méprisant sur l’objet incriminé.

Les deux hommes n’insistèrent pas. Dawson se tourna vers Kassov :

— Pourriez-vous me suivre dans mon cabinet de travail, monsieur ? Afin de trancher ce débat, je souhaiterais que nous examinions ensemble divers documents contenant des renseignements sur le théâtre du Globe, son personnel et ses habitués.

Kassov acquiesça. Après avoir salué Dorchester, les deux hommes quittèrent l’antichambre. À l’autre bout de la salle, Mattheus s’était attardé dans la contemplation d’un tableau. Le portrait d’une princesse inconnue de lui, mais dont les taches de rousseur lui rappelaient de façon troublante le visage d’Helen. Il allait s’élancer pour rattraper son oncle quand Dorchester l’interpella :

— Belle femme, n’est-ce pas ? dit-elle en regardant le tableau.

— Fort belle, madame.

Lady Dorchester afficha son sourire le plus radieux et posa la main sur l’épaule du jeune homme. Celui-ci se dégagea vivement.

— Mattheus, avez-vous oublié le bateau, la tempête ?…

— Certes non, madame. Mais nous sommes à présent sur la terre ferme et la tempête s’est apaisée.

Avant qu’elle ait eu le temps de répondre, il avait déjà tourné les talons.