Sa liberté est pleine de menaces pour tous, pour vous-même, pour nous, pour le premier venu.
William Shakespeare (Hamlet)
Un brouillard pareil, plaqué aux vitres comme une feuille de papier huilé, Josef et Mattheus n’en avaient encore jamais vu. Lorsqu’ils avaient voulu sortir de l’auberge, le patron les en avait fortement dissuadés :
— Passe encorre si vous voulez y fairre le tourr ed’pâté ed’maisons, avait-il dit avec son accent d’Inverness. Mais se rrendrre à Southwarrk avec c’te purrée du diab’, autant s’y jeter tout d’un pas dans l’Tamise ! Aucune voiturre y s’risquerra à vous conduirre. Et à pied, j’y vous conseille pas encorre moins !
Josef et Mattheus durent à contrecœur se rendre à l’évidence. Ils regagnèrent leur chambre où ils rallumèrent les chandelles et remirent du bois dans la cheminée en attendant que le brouillard veuille bien se dissiper. Mattheus profita de ce contretemps pour reprendre un peu de la copieuse potée de pommes de terre au lard qui leur avait été servie au petit déjeuner accompagnée d’un cidre bien fruité.
Kassov, quant à lui, pestait contre le climat londonien. Il s’était levé avec l’intention de se rendre à l’autopsie du malheureux sacqueboutier. Non que l’idée de voir un médecin tailler dans un cadavre l’eût vraiment réjoui, mais il avait hâte d’en connaître le résultat. D’après le constat de Mattheus, Hellison était mort étranglé. Un tel procédé avait l’avantage d’empêcher la victime de crier. Cela prouvait que le crime avait été commis alors qu’il y avait du monde au théâtre. Donc en plein jour. Tout laissait à penser, aussi, qu’Hellison connaissait son assassin. Sinon il ne se serait pas laissé entraîner sous la scène. Kassov se disait que l’homme qui avait tué le musicien devait être assez costaud pour maintenir sa victime sans qu’elle puisse se débattre. Jacquot Postel aurait eu la carrure suffisante. Mais Mattheus n’avait pas examiné le cadavre suffisamment longtemps pour pouvoir dire s’il portait ou non des traces de lutte.
Ayant dû renoncer à sa sortie, Kassov s’était enquis d’un nécessaire à écrire auprès de son logeur. La pipe à la main, déambulant au travers de la chambre, il dictait à Mattheus une missive destinée à l’empereur Rodolphe. Sachant que sa lettre pouvait tomber entre des mains indiscrètes, Josef avait décidé de s’en tenir à des informations concernant le théâtre de Shakespeare. Le reste, il le lui transmettrait en tête à tête, de vive voix.
Après avoir aiguisé sa plume, Mattheus s’appliquait à former les lettres ainsi qu’il l’avait appris au collège. La rédaction, pour soignée qu’elle fût, allait un peu trop lentement au goût de Josef dont la pensée caracolait.
— Je ne sais plus où j’en suis, relis-moi le début… Saute l’adresse du prince.
— « Conformément aux vœux de Votre Majesté, j’ai pu recueillir à Londres toutes sortes d’enseignements précieux touchant à l’organisation d’un théâtre… »
Mattheus avait à peine eu le temps de commencer sa lecture qu’on frappa à la porte. L’aubergiste entra sans attendre d’y être invité.
— Cap’tain Kassov ! On réclame vot’ prrésence au palais. Une voiturre y vous attend en bas. Vous et l’neveu avec, qu’y m’ont dit.
— Mais, s’étonna Josef, je croyais qu’il y avait trop de brouillard pour…
— Ça serait en trrain ed’s’lever à c’qu’y parraît… Même qu’c’est urrgent, coupa M. Muck.
Son débit précipité et ses yeux qui parcouraient la pièce sans se poser nulle part trahissaient une fébrilité anxieuse. L’affaire devait être importante. Mattheus et Josef enfilèrent leurs vestes à la hâte et sortirent sans prendre le temps de ranger le nécessaire d’écriture. La lettre à l’empereur attendrait.
Aussitôt qu’ils parurent sur le pas de la porte de l’auberge, un laquais s’approcha, les saluant :
— Service de lord Dawson, capitaine. J’ai ordre de vous conduire sur l’heure à Whitehall, dit-il en ouvrant la portière du carrosse.
La voiture possédait quatre places en vis-à-vis. Deux gardes se tassaient sur l’une des banquettes. Le laquais attendit que Josef et Mattheus fussent installés sur la leur pour s’asseoir face à eux, se serrant à côté des gardes. Il frappa un coup à la cloison. Le carrosse démarra. Aux mines sombres de leurs accompagnateurs, Kassov pensa qu’il s’était passé quelque chose de grave.
— Lord Dawson vous a-t-il dit le motif de cette urgence ?
— Pas spécialement, répondit le laquais.
Josef mit quelques secondes à percevoir l’étrangeté de ces paroles. Il crut qu’il avait mal compris :
— Que voulez-vous dire ?
— Ceci… dit l’homme en sortant d’un pli de sa cape un pistolet qu’il pointa sur Kassov.
Au même instant, le garde assis en face de Mattheus lui braqua sous le nez un pistolet identique. Paralysé par la surprise, le jeune homme tenta d’abaisser la poignée de la portière avec son coude. Elle était verrouillée.
— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda Kassov en retenant sa rage.
— Cela ne signifie rien d’autre que ce que vous voyez. Ces armes sont extrêmement sensibles. Le moindre geste pourrait vous être fatal.
Tout en regardant son vis-à-vis droit dans les yeux, Mattheus articula quelques mots en tchèque à l’intention de son oncle :
— Ma portière est bloquée. Vous pourriez peut-être essayer d’ouvrir la vôtre.
— Inutile de tenter quoi que ce soit. Ils n’hésiteront pas à tirer et je…
— Silence ! Baissez vos têtes ! cria l’homme à la livrée de laquais.
D’un mouvement des paupières, Josef fit signe à son neveu d’obtempérer. Aussitôt le troisième spadassin tira de sa poche deux morceaux de tissu noir avec lesquels il banda les yeux des prisonniers.
— Pensez-vous qu’ils vont nous tuer ? murmura Mattheus, la gorge nouée.
Un violent coup de crosse s’abattit sur sa bouche, lui entaillant la lèvre inférieure. Il sentit couler le sang entre ses dents. Il encaissa sans broncher.
Josef ne répondit pas à Mattheus. Ses réflexes d’homme de police et de soldat lui avaient appris à offrir le moins de prise possible à l’émotion. Passé la surprise, il essaya d’analyser la situation. Il avait beau tourner la chose dans tous les sens, il n’arrivait pas à comprendre qui pouvait être le commanditaire de cet enlèvement. Faute de mieux, il tâcha de se concentrer pour mémoriser le trajet. Le carrosse avait descendu d’une traite la rue de l’auberge, puis avait bifurqué à gauche en suivant un angle assez marqué pour que Josef vînt cogner de l’épaule contre celle de son neveu. On continua ensuite en ligne droite pendant deux ou trois minutes. Il y eut encore un virage, à droite cette fois, et le trot des chevaux accéléra. Cela signifiait que la rue devenait plus large ou que le brouillard se dissipait. Peut-être les deux à la fois. À présent le cerclage métallique des roues ne résonnait plus sur les pavés. Il semblait que la voiture roulait sur un chemin de terre caillouteux. « Nous avons dû prendre la voie qui longe la Tamise », songea Kassov. Assez vite, l’odeur de la rivière vint le conforter dans son intuition. Le carrosse continua sa course pendant cinq bonnes minutes. On s’éloignait donc de la City. Peut-être même avait-on dépassé la sinistre Tour de Londres.
À l’intérieur de l’habitacle régnait un silence tendu. Mattheus n’osait pas esquisser un mouvement vers sa lèvre entaillée qui lui faisait mal. Il pensait à Helen, à qui il avait promis de rendre visite au théâtre et qui risquait de l’attendre longtemps. Kassov s’efforçait, quant à lui, de se souvenir des traits des malfrats. Concernant le faux laquais, il n’avait pas grand effort à faire. Il serait capable de le reconnaître au premier coup d’œil. Une barbe très courte et clairsemée renforçait la découpe carrée du visage où brillaient deux prunelles sombres à demi voilées par des paupières tombantes. En revanche, les figures des deux autres complices s’estompaient dans le flou d’une vision trop fugace. Kassov se souvenait que l’un d’eux avait eu une sorte de rictus en brandissant son pistolet, dévoilant une dentition où les trous des canines manquantes mettaient en évidence deux fortes incisives jaunâtres pareilles à celles d’un ragondin. Du troisième quidam, Josef n’avait retenu qu’un nez proéminent aux narines poilues, dépassant sous la visière d’un feutre rabattu sur les yeux. Peu de choses pour l’identifier, s’il venait à le revoir.
Soudain les chevaux ralentirent. Le carrosse s’arrêta. On fit sortir l’un après l’autre, sans ménagement, l’oncle et le neveu, par la même portière par laquelle ils étaient entrés. À peine descendus de la voiture, on leur lia solidement les poignets dans le dos. Leurs agresseurs les firent avancer sur un ponton de bois. Bien qu’aveuglés par les bandeaux, Mattheus et son oncle comprirent qu’ils étaient en train de franchir la passerelle d’embarquement d’un bateau.
Pour dense qu’il fût encore, le brouillard laissait passer les premières flèches du soleil. De la rue, on commençait à déchiffrer l’inscription au fronton du théâtre du Globe : « Le monde entier est un théâtre ».
Depuis sa funeste découverte des comédiens assassinés, Helen n’aimait plus se retrouver toute seule à travailler dans l’atelier des costumes. Non qu’elle eût peur des fantômes – ceux de Luke et de Gauwyn devaient être plus farceurs que malicieux –, mais elle ne pouvait se départir d’une inquiétude sourde. La mort affreuse du pauvre Hellison prouvait qu’un autre criminel rôdait alentour du théâtre. Rien ne disait qu’il ne frapperait pas une nouvelle fois. Tout en inspectant les costumes pendus à leurs portants de bois, Helen eut une pensée nostalgique pour sa ville de Stratford-sur-Avon. Elle l’avait pourtant fuie avec joie, quatre ans plus tôt, quand la troupe du lord chambellan lui avait proposé de l’engager. Elle avait ainsi échappé à son morne destin de paysanne, à la brutalité de son cousin et à la perspective d’un mariage arrangé avec un rustaud qui ne valait guère mieux. Elle se souvenait de la rencontre avec les comédiens. Ils s’affairaient à construire leur décor dans la cour de l’auberge. Elle flânait parmi les badauds qui les regardaient avec une curiosité mêlée d’envie. Quand Richard Burbage, le directeur de la troupe, avait demandé aux villageois si quelqu’un parmi eux savait coudre, Helen s’était avancée spontanément avec un aplomb qui l’avait surprise elle-même. Ensuite, tout était allé très vite. C’était Shakespeare en personne, honorablement connu dans sa ville natale, qui avait négocié son départ auprès de sa fratrie. Depuis, elle vouait au grand Will une reconnaissance quasi filiale. Au fil des années, une amitié profonde s’était nouée entre eux. La veille, il lui avait demandé de préparer les costumes pour la reprise de sa pièce Le Songe d’une nuit d’été. Ce matin-là, quand il entra dans l’atelier, la liste des personnages à la main, le dramaturge perçut aussitôt une sorte de désarroi sur le visage de la jeune fille. À force d’observer les êtres qui l’entouraient, ceux-ci lui étaient devenus aussi transparents que ses propres personnages. Rien de ce qui les touchait ne lui échappait.
— La fantaisie, Helen ! s’exclama-t-il en s’approchant d’elle. Nous avons besoin de fantaisie… En tout cas, moi, j’en ai besoin. Et je compte sur toi !
Elle leva vers lui un regard où pointait déjà une promesse de gaieté.
— C’est Puck qu’il faut soigner, ajouta Shakespeare en souriant.
— Il est malade ?
Will attrapa un costume et le tint levé devant lui.
— Puck est un lutin. Les lutins ne sont jamais malades. Mais celui-ci est bien trop sérieux, trop terne. Il a l’air d’un de ces vilains puritains qui n’aiment pas la fantaisie… Alors, vois-tu, j’aimerais qu’il lui pousse des ailes de libellule, un chapeau de champignon et qu’il ait un pourpoint pareil à la cuirasse d’un scarabée.
— Je ne sais pas si je saurais faire tout ça, protesta Helen gentiment.
— Il faut être une fée pour habiller correctement un lutin et je suis désolé, mais je ne connais pas d’autre fée que toi.
Helen eut un franc sourire et prit le costume des mains du grand Will.
— Si j’étais une fée, monsieur William, je ferais apparaître à l’instant mon ami Mattheus qui devait venir me voir ce matin et qui a bien du retard, hélas !… Mais pour votre lutin, je vais voir ce que je peux faire.
Dans la salle de l’auberge des Blackfriars, les pièces d’argent s’étalaient sur la table, aussi brillantes que si elles sortaient du moule. Elles renvoyaient un scintillement joyeux dans la grisaille du matin brumeux. Le vieux Greg Muck les ramassa avec un grognement de plaisir. La belle dame qui venait de les lui donner devait à coup sûr disposer d’une fortune considérable. Le service qu’elle lui demandait en échange était dérisoire comparé à la somme qu’il venait d’empocher. Il leva vers elle ses yeux embués de reconnaissance. Mais peut-être était-elle idiote et ignorait-elle tout à fait la valeur des choses ?
— Pourr vrrai, milady, c’te carrosse est parrti ed’bonne heure. Mais j’sais point quand y reviendrront, les messieurs. Moi, j’veux ben vous y mener à la chambrre.
— Je vous remercie, monsieur. C’est une surprise que je veux leur faire.
Lady Dorchester accompagna ses mots d’un de ses sourires enjôleurs qui opéraient à ravir sur le sexe mâle. Elle n’en était jamais avare et se faisait un plaisir de les dispenser à profusion tant auprès des princes que des manants. L’effet en était toujours plaisant. Le rustaud se mit à rougir.
— Faudrra monter l’escalier. C’t’au prremier étage, dit-il en montrant la direction.
Une fois dans la chambre qu’occupaient Kassov et Mattheus, elle congédia d’un geste l’aubergiste et referma la porte. C’était elle qui avait fourni la voiture pour leur enlèvement. Elle avait tout loisir pour mener son plan à terme. Elle savait que Dawson ne s’inquiéterait pas tout de suite du retard de Kassov au palais. Ce brouillard tombait bien. Une heure ou deux s’écouleraient avant qu’il envoie quelqu’un. Son idée, en se rendant à l’auberge, était de s’assurer que l’enlèvement s’était déroulé selon le plan convenu et – sait-on jamais ? – de trouver dans les affaires de Kassov matière à le compromettre aux yeux de la reine. Elle ne doutait pas que l’empereur Rodolphe eût profité de ce voyage pour le charger de quelque mission secrète. Lorsqu’elle vit sur la table le nécessaire d’écriture, elle se dit que, décidément, la chance était de son côté. Apercevant la lettre à l’adresse de l’empereur, elle espéra y trouver un rapport d’espionnage. C’était en demander un peu trop à sa bonne fortune. Elle eut quelque dépit à n’y lire qu’un compte rendu qu’elle jugea insipide sur le théâtre de William Shakespeare. Elle aurait dû s’en douter : ce maudit Kassov était un homme prudent. Pour autant, cela ne l’avait pas empêché de tomber dans le piège qu’elle lui avait tendu.
Dans l’appartement de Whitehall affecté aux ambassadeurs, le gros Guildenstern promenait sa bedaine d’une pièce à l’autre, regardant derrière les meubles, soulevant rideaux et courtines comme s’il se fût attendu à tomber sur un baril de poudre muni d’une mèche enflammée. Rosencrantz, plongé avec délectation dans un livre d’Érasme introuvable au Danemark, s’agaçait de ces allées et venues incessantes qui troublaient sa lecture.
— Mais enfin, que cherches-tu ? finit-il par lâcher, excédé.
— Le chat… Depuis que nous sommes ici, ce chat n’a pas quitté le logis. Eh bien, aujourd’hui, il est introuvable.
— Quelle importance ? Il est sans doute parti en quête d’une femelle ou à la chasse aux souris. Ce palais en est infesté !
— Et si quelqu’un l’avait tué ?
Rosencrantz regarda son ami, éberlué.
— Mais qui veux-tu qui ait fait cela ? Et pour quelle raison ?
— L’assassin. Pour nous faire peur, Frederick… Pour nous signifier que nous sommes, toi et moi, à sa merci, et que nous ne lui échapperons pas.
Rosencrantz abandonna son livre et fixa Guildenstern avec consternation. Celui-ci semblait en proie à une véritable crise de panique.
— Tu te mets en peine pour des billevesées… Tu sais bien que je partage tes craintes. Ce n’est pas pour rien que j’ai proposé que nous dormions à tour de rôle afin de ne pas nous laisser surprendre. Mais de là à te tournebouler les esprits à cause de fables dont tu es l’auteur !… Ce chat va certainement revenir comme il s’en est allé.
— Je vais m’enquérir de lui auprès des gardes. Ils l’ont peut-être vu passer, répondit Guildenstern.
Comme tous les anxieux, il affectionnait davantage ses propres motifs d’inquiétude que toutes les bonnes raisons d’apaisement qu’on lui présentait. Il ouvrit la porte et tomba nez à nez avec sir Robert accompagné de lord Dawson.
— Vous sortiez ? demanda Cecil à l’ambassadeur.
— Non… Heu, je… Je cherche un chat qui s’est échappé, bredouilla Guildenstern, confus.
À contrecœur, il dut reculer dans l’antichambre pour laisser entrer les deux visiteurs.
— Messieurs, dit Robert Cecil, nous sommes porteurs d’une bonne nouvelle. Sa Majesté a signé en l’état le traité d’accord maritime entre nos deux pays !
— Mais ne devions-nous pas attendre les documents en provenance du Danemark ? s’inquiéta Rosencrantz.
— Dans la fatigue extrême où se trouve la reine, elle a jugé préférable de n’en pas différer la signature. Le traité est donc ratifié dans son principe général. Si vous le voulez bien, nous rajouterons par la suite un codicille portant sur les détails.
Rosencrantz prit le grand portefeuille de cuir contenant les documents que lui tendait Dawson.
— Messeigneurs, rien ne saurait nous agréer davantage que cette décision royale. Nous souhaitons, dans les plus brefs délais, présenter nos hommages à Sa Majesté Élisabeth. Après quoi, nous hâterons nos préparatifs de départ.
Une profonde satisfaction se lisait sur le visage de Rosencrantz tandis qu’un sourire en croissant de lune illuminait la face béate de Guildenstern. Leur enthousiasme fondit à l’instant où Cecil reprit la parole :
— J’entends votre hâte, mais sans doute me suis-je mal fait comprendre. À compter d’aujourd’hui et jusqu’à nouvel ordre, Sa Majesté ne reçoit plus personne hormis son médecin. Je ne peux que vous encourager à lui manifester votre gratitude par écrit. Mais pour ce qui est de votre voyage, il ne saurait en être question tant que nous n’aurons pas mis hors d’état de nuire les misérables qui ont juré la perte de Vos Excellences.
Devant la mine atterrée des Danois, Dawson voulut tempérer l’effet désastreux des paroles de sir Robert :
— Soyez rassurés, toutefois. Nous mettons en œuvre, en ce moment même, une opération de police visant toutes les maisons catholiques. Nos comploteurs ont forcément leur repaire dans l’une d’elles. Le réseau tout entier sera démantelé dans les plus brefs délais. N’oubliez pas, d’autre part, que le dernier suspect que nous recherchions, ce Jacquot Postel mort dans les conditions que vous savez, se faisait passer pour un marin. Il peut s’en trouver un autre, sous un déguisement semblable, à bord de n’importe quel navire et aucun capitaine ne pourra se porter garant de tous les membres de son équipage… Croyez-moi, Excellences, pour l’heure nul autre asile ne vous offrira plus grande sûreté que le palais de Whitehall. Tant que vous serez sous la protection de Sa Majesté, rien de fâcheux ne peut vous arriver.
Robert Cecil avait mis une telle fermeté dans ses propos qu’il s’était presque persuadé lui-même de leur véracité. Il crut avoir convaincu son auditoire en voyant la figure de Guildenstern s’illuminer soudain comme sous l’effet d’une révélation.
— Excusez-moi, milord, dit celui-ci en se dirigeant vivement vers la fenêtre.
Dawson se retourna pour suivre des yeux le gros Danois qui levait les bras au ciel.
— Le chat !… Le chat est revenu !
En effet, de l’autre côté des vitrages, en équilibre sur le rebord extérieur de la fenêtre, un gros chat blanc grattait au carreau.
Guidés d’une main ferme par leurs ravisseurs, Kassov et Mattheus furent contraints de descendre à l’aveuglette les marches d’un petit escalier de bois. Privés de tout repère visuel et soumis au balancement du bateau, les deux hommes manquaient à chaque pas de perdre l’équilibre.
La forte odeur de tabac qui parfumait la pièce où l’on fit entrer Josef lui donna une cruelle envie de fumer. Les mains toujours liées dans le dos, il fut forcé de s’asseoir sur un banc où le poussèrent ses gardiens. Il ne s’était pas rendu compte que son neveu n’était plus avec lui. Une voix inconnue l’interpella :
— Vous êtes le capitaine Kassov ?
— Le capitaine Kassov a toujours eu les mains libres et la vue claire. Je ne suis plus qu’un homme ligoté et plongé dans le noir.
Si, à cet instant, on lui avait ôté son bandeau, Josef aurait eu la surprise de voir le regard empreint d’une certaine considération de l’homme au bonnet bleu qui lui faisait face. Celui-ci regretta presque de ne pouvoir lui parler les yeux dans les yeux. Ce n’était pas tous les jours qu’il rencontrait un homme digne de ce nom.
— Vous êtes dans une situation délicate, capitaine, prononça-t-il d’une voix presque affable.
— Par votre faute et celle des sbires qui ont exécuté vos ordres.
Il y eut un silence. Kassov n’avait aucune idée du personnage auquel il s’adressait. Il aimait les combats à la loyale. La traîtrise dont il était la victime ne lui inspirait que de la colère. Cependant il avait compris qu’on ne lui ôterait pas son bandeau. Cela voulait dire qu’il devait tout ignorer du chef des ravisseurs. Il en avait conclu qu’on n’allait pas le tuer. On ne prend pas autant de précaution pour un homme que l’on va abattre. Sans doute allait-il faire l’objet d’une demande de rançon ou d’un échange contre un prisonnier précieux pour les comploteurs.
Guy Fawkes tira longuement sur sa pipe pour se donner le temps de la réflexion. Son prisonnier le déconcertait. Il se devait toutefois de n’en rien laisser paraître devant ses hommes dont la subtilité n’était pas la qualité première. « Quelle pitié, se disait-il, que l’on doive frayer avec des imbéciles pour faire jaillir une aussi belle chose que la révolution ! »
— Vous êtes venu de vous-même en Angleterre pour vous mêler d’affaires qui ne vous regardent pas.
— Je suis en mission sur ordre de mon prince, l’empereur Rodolphe de Habsbourg.
Fawkes eut un sourire où le dégoût se mêlait au plaisir. La réponse de Kassov ramenait leur échange sur son terrain de prédilection : la politique.
— C’est précisément ce que nous combattons : les princes qui ont réduit leurs peuples à l’esclavage le plus vil. Nous abattrons les rois, les empereurs, les prélats ! Toute cette racaille couronnée d’où nous viennent les pires maux. Certes, ils savent se montrer redoutables, mais ils ne sont plus rien sitôt qu’on cesse de ramper devant eux.
Josef Kassov n’avait jamais entendu de tels propos. Il ne s’était jamais, non plus, considéré comme une créature rampante. Il se sentit blessé dans son honneur de soldat.
— En servant mon prince, c’est aussi le peuple que je sers.
— Mensonge ! hurla Guy Fawkes. Vous ne faites qu’affermir son pouvoir d’usurpateur. Le peuple continue de crever de misère et d’ignorance avec la bénédiction de ceux qui lui ont forgé une âme d’esclave. Vous vous êtes fait l’instrument de cet esclavage.
Kassov interrogea dans le vide :
— Mattheus, penses-tu avoir une âme d’esclave ?
— Inutile de questionner votre neveu. Il n’est pas ici.
— Qu’avez-vous fait de lui ? frémit Kassov.
— Rien, pour le moment. Il nous sera utile plus tard.
Josef commençait à se sentir pris dans les rouages d’une machination qui lui échappait. Il alla droit au but :
— J’en déduis que je peux vous être utile tout de suite.
— Vous êtes un homme intelligent, capitaine. Quelqu’un de votre trempe devrait se rallier à notre cause.
Il y eut une brève exclamation de stupeur parmi les compagnons de Fawkes. Celui-ci les fit taire d’un seul regard. Puis il reprit à l’intention de Kassov :
— Voilà plus d’un siècle que nous avons découvert un Nouveau Monde de l’autre côté de l’Atlantique. Mais cela n’a rien changé. Bien au contraire. Les crimes anciens et la vieille injustice n’ont fait que se répandre au-delà des mers par la rapacité insatiable des princes. Ce que nous voulons, c’est inventer un monde nouveau. Maintenant et sur la terre entière…
— Un monde sans princes, si je vous ai bien compris ?
— Sans esclaves.
— Il faut bien un gouvernement pour les nations. Par quoi comptez-vous remplacer les rois ?
— Les peuples n’ont besoin que de leur raison naturelle pour se diriger eux-mêmes. Sans rois ni chefs, le Droit, la Justice et la Raison seront nos seuls guides.
Kassov n’avait pas besoin de voir le visage de l’homme qui lui parlait pour se le figurer. Rien qu’au ton exalté de sa voix, il pouvait s’en faire une image précise. Il avait déjà entendu pareilles vibrations enfiévrées dans la bouche des prédicateurs qui parlaient au nom de Dieu. Tous invoquaient la raison alors qu’ils étaient habités par la démence. Cette folie les rendait capables de tout pour imposer la suprématie de leurs croyances absurdes. Le chef des conspirateurs était exactement de cette espèce. Le motif de sa vindicte était différent, mais le délire était le même.
— Ce monde nouveau commence en Angleterre ? demanda Kassov avec une feinte naïveté.
— L’histoire récente de ce pays prouve qu’il est un terrain propice. La rupture consommée avec l’Église de Rome est un premier pas. Nous allons l’aider à en franchir un autre. La reine va bientôt mourir. Il faut empêcher qu’elle ait un successeur. Nous ferons exploser le Parlement et nous distribuerons des armes au peuple. Alors commencera le règne de la liberté.
« Et de la boucherie généralisée », songea Kassov avant de demander :
— Quel rapport tout cela a-t-il avec le double assassinat commis au Globe ?
— Il ne vous appartient pas de le savoir. Guildenstern et Rosencrantz doivent mourir. Nous avons commis une grave erreur en confiant cette mission à un incapable. Cette fois, c’est vous, capitaine Kassov, que nous chargeons de l’exécution. Vous avez vos entrées au palais, vous êtes au-dessus de tout soupçon. Vous êtes l’homme qu’il nous faut.
— Qu’est-ce qui peut vous faire croire que j’accepterai de tuer deux innocents ?
— Sur les champs de bataille, vous en avez tué bien davantage.
Cet argument de Fawkes réveilla à l’instant le cuisant souvenir du jeune garçon ottoman transpercé de la main de Josef. Il revit l’enfant ouvrant la bouche d’où s’échappait un flot de sang. Il revit ce regard de douleur et d’effroi qui ne le quitterait jamais. Mais déjà son ravisseur enchaînait :
— Enfin, pour achever de vous convaincre, sachez que la vie de votre neveu dépend de votre décision.
Quelques heures plus tard, le brouillard s’était épaissi. Dissimulés sous le ponton qui reliait la berge du fleuve au bateau, deux des hommes de main de Guy Fawkes descendaient un lourd hamac jusqu’au niveau de l’eau. Prenant garde à ne pas déraper sur les roseaux, ils grimaçaient sous l’effort. L’un d’eux, tirant de la pointe du pied sur un cordage, ramena près de la rive la barque qui y était attachée. Jugeant que l’embarcation était suffisamment proche, ils y balancèrent le hamac qui contenait Josef Kassov comme s’il se fût agi d’un sac de courges. Puis ils détachèrent l’amarre et propulsèrent la barque dans le courant.
Par chance pour Josef, un tas de filets de pêche avait amorti sa chute. Il s’en tirerait avec un bleu à l’épaule et quelques contusions sur le côté gauche. Les poignets toujours liés dans le dos, il lui fallut de longues minutes à se contorsionner pour se libérer du hamac dont il était enveloppé comme d’un suaire. Le plus dur restait à faire : ôter le bandeau qui l’aveuglait. Sans oser de mouvements trop brusques qui auraient pu faire chavirer la barque, il se mit à se tortiller tantôt sur le dos, tantôt sur le ventre, se servant seulement de son crâne pour tenter de découvrir quelque aspérité à laquelle accrocher le maudit chiffon noir. Mais tous ses efforts furent vains. Ainsi privé de repères visuels, il ignorait aussi quelle heure il pouvait être. Seuls les tiraillements de son estomac lui indiquaient que pas mal de temps s’était écoulé depuis le déjeuner pris à l’auberge. Il fallait absolument qu’il parvienne à se libérer le plus vite possible. Il en allait de la vie de Mattheus. En prenant congé de lui, juste avant que ses sbires ne le roulent dans le hamac, Guy Fawkes lui avait lancé un rendez-vous qui était aussi un ultimatum :
— Demain, avant la tombée du jour. Au chantier des tailleurs de pierre. Si vous voulez revoir votre neveu vivant, vous m’apporterez la preuve de la mort des ambassadeurs.
De toute son existence Kassov avait toujours refusé de céder à la panique. Il s’était ainsi forgé une réputation d’homme aux nerfs d’acier alors que son stoïcisme n’était que l’effet de sa volonté. Enfant trop émotif, il avait compris très tôt que l’on a tout à gagner en offrant le moins d’emprise possible aux événements. Mais la vie de Mattheus lui importait infiniment plus que la sienne et Josef sentait l’angoisse l’envahir. La barque dérivait, emportée par le courant qui, à chaque seconde, l’éloignait un peu plus de Londres. Déjà la rumeur de la ville semblait plus diffuse. Soudain la barque vint cogner contre un obstacle qui l’immobilisa.