LES SIX VOYAGES

DE

CHATEAUBRIAND EN ITALIE

LES SIX VOYAGES DE CHATEAUBRIAND EN ITALIE

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IHATEAUBRIAND, qui fut un grand voyageur et ne cessa de s'en vanter — avec quelque exagération souvent — franchit à six reprises les Alpes, pour se rendre en Italie. La première fois, en 1803, il avait déjà trente-cinq ans : il a bien soin de nous expliquer qu'il agit autrement que le commun des mortels. « J'avais commencé mes courses dans le sens contraire des autres voyageurs : les vieilles forêts de l'Amérique s'étaient offertes à moi avant les vieilles cités de l'Europe ». Dans le Génie du Chris-

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tianismey il est bien question parfois de 1*Italie et de ses artistes, mais on devine sans peine que l'auteur ne les a pas vus. 11 le reconnaît dans une note du Voyage, où il avoue que, n'ayant visité ni l'Italie, ni la Grèce, ni TE-gypte, tout ce qu'il a dit jusqu'alors des arts est « étriqué et souvent faux ».

En 1802, il avait fait en bateau la descente du Rhône. Après un arrêt à Tain, où il termina un article par une image que lui inspirèrent les deux tours dominant Tournon, il débarqua sur le quai d'Avignon et eut le pressentiment d'entrevoir la terre latine. « Les voyages transalpins, déclare -1 - il, conunen-çaient autrefois par Avignon ; c'était l'entrée de l'Italie. » Il alla jusqu'à Vaucluse, en souvenir de Pétrarque, et cueillit, au bord de la célèbre fontaine, des bruyères parfumées et la première olive que portait un jeune olivier.

L'année suivante, Bonaparte le nommait secrétaire d'ambassade auprès de son oncle, le cardinal Fesch. Je ne rappelle ni les raisons

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de cette nomination, ni les incidents qui marquèrent son séjour à Rome, voulant seulement évoquer le voyageur.

* * *

Ce nest point dans les Mémoires d'outre-tombe quil faut aller chercher ses premières sensations d*Italie, mais dans le volume des Voyages et dans quelques lettres ultérieurement publiées. C'est ainsi que, le 8 juin 1803, de Lyon, il adresse à son ami Chênedollé des renseignements matériels. « Le voyage d'Italie est très peu cher. Il y a d'ici à Florence une diligence qui passe par Milan et qui vous rend à Florence pour cinq louis. On se charge de vos bagages et on est, dit-on, parfaitement traité. De Florence à Rome, on trouve des cabriolets qui vous mènent en deux ou trois jours à Rome à un prix très modique. De sorte que vous arrivez au Capi-tole pour dix louis au plus. »

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Le passage du Mont - Cenis lui causa un certain désenchantement. « Je m'attendais, je ne sais pourquoi, à découvrir les plaines de rItalie : je ne vis qu'un gouffre noir et profond, quun chaos de torrents et de précipices. » Les environs de Turin le déçoivent aussi et lui produisent l'inexplicable impression qu' « on peut se croire en Normandie, aux montagnes près ». Mais il subit l'enchantement de la plaine lombarde, qu'il traverse en juin, au moment le plus splendide, avant que l'été en ait atténué le coloris sous ses poussières. Il brosse aussitôt un paysage charmant et complet que l'on retrouvera dans la seconde lettre à Joubert.

L'aspect de Milan charme Chateaubriand ; mais il en goûte peu le dôme. « Le gothique, même le marbre, me semble jurer avec le soleil et les moeurs de l'Italie. » D'ailleurs, il a hâte d'arriver à Rome et ne s'attarde pas en chemin. Il passe à Bologne et Florence, prend la vieille route de Radicofani, où jadis

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le président de Brosses, après avoir failli mourir de faim, dîna somptueusement aux frais d'un prince de Saxe. Nous n'avons aucun renseignement sur cette partie de son itinéraire ; mais Chateaubriand utilisa plus tard, dans le livre V des Martyrs, les notes qu'il avait prises, en insistant sur ce point que les détails du voyage d'Eudore sont vrais. Nous ignorons également l'impression que lui fit Florence. 11 déclare que « les lettres écrites de Florence ne se sont pas retrouvées ». Parti de Milan le 23 juin, arrivé à Rome le 27, je doute qu'il ait eu le temps de beaucoup écrire et de bien voir la ville des fleurs. Pourtant, dans la première lettre envoyée de Rome, il donne un souvenir à « la Toscane, jardin anglais au milieu duquel il y a un temple, c'est-à-dire Florence ».

Mais il oublie tout dans l'émotion qu'il éprouve en entrant à Rome. Le soir même, il crie à Joubert son enthousiasme : « M'y voilà enfin ! toute ma froideur s'est évanouie.

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Je suis accablé, persécuté par ce que j*ai vu ; j'ai vu, je crois, ce que personne n*a vu, ce qu'aucun voyageur n'a peint : les sots ! les âmes glacées ! les barbares ! Quand ils viennent ici, n'ont-ils pas passé en caravane, avec les aigles et les sangliers, les solitudes de cette seconde Italie appelée Y Etat romain ? Pourquoi ces créatures voyagent - elles ? Arrivé comme le soleil se couchait, j'ai trouvé toute la population allant se promener dans l'Arabie déserte à la porte de Rome : quelle ville ! quels souvenirs ! »

Les nombreuses pages que Rome inspira à Chateaubriand — les plus belles peut-être de son œuvre — sont connues de tous. Mieux que dans les Mémoires d'outre-tombe ou les descriptions d'une virtuosité éblouissante des Martyrs, c'est dans le Voyage qu'on trouve les impressions directes de l'auteur. Lettres et notes furent, en effet, rédigées sur place pendant les six mois de son premier séjour. La campagne et les ruines romaines offraient de

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GIRODET- Portrait de Chateaubriand.

(Musée de Saiiit-MaloJ

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merveilleux thèmes à celui qui est bien, suivant la formule de Lemaître, le plus grand trouveur d*images de la littérature française. Leur splendeur déchue et leur désolation s'adaptaient parfaitement à son inlassable mélancolie. On ne saurait désormais évoquer les horizons de Vagro romano, sans apercevoir Chateaubriand, drapé dans une ample redingote, accoudé à une colonne brisée, les cheveux au vent, comme dans le portrait de Girodet. Et Ton ne peut que souscrire au jugement de Sainte-Beuve déclarant, à propos de la Lettre à Fontanes, qu* « en prose, il n*y a rien au delà ».

Nul aussi n*a su rendre, comme lui, la lumière de la ville éternelle. « Une vapeur particulière, répandue dans les lointains, arrondit les objets et dissimule ce qu'ils pourraient avoir de dur ou de heurté dans leurs formes. Les ombres ne sont jamais lourdes et noires ; il n'y a pas de masses si obscures de rochers et de feuillages dans lesquelles il ne s'insinue

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toujours un peu de lumière. Une teinte singulièrement harmonieuse marie la terre, le ciel et les eaux : toutes les surfaces, au moyen cl*une gradation insensible de couleurs, s*unis-sent par leurs extrémités, sans qu*on puisse déterminer le point où une nuance finit et où Tautre commence. Vous avez sans doute admiré dans les paysages de Claude Lorrain cette lumière qui semble idéale et plus belle que nature ? Eh bien, c*est la lumière de Rome ! » Il est naturel que cette luminosité frappe et séduise surtout nos regards habitués aux gris d'argent et aux bleus délicats de notre ciel. Aussi ne suis-je point surpris, contrairement à Chateaubriand, que des yeux français aient le mieux vu la lumière d* Italie. Ce premier séjour à Rome fut coupé par deux voyages. En septembre, Chateaubriand se rendit jusqu'à Florence, au-devant de Mme de Beaumont. Il revint avec elle par rOmbrie ; mais, seule, sa malade l'occupait. « Je ne voyais plus le beau pays que nous

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traversions ; j*avais pris le chemin de Pérouse : que m'importait Tltalie? J'en trouvais encore le climat trop rude, et si le vent soufBait un peu, les brises me semblaient des tempêtes. » Il ne parle pas d'Assise, le pays de son « indigent patron », comme il aime à appeler saint François. A propos des célèbres cascades de Terni, il ne se rappelle que les mots qui s'échappèrent des lèvres déjà décolorées de sa compagne : « Il faut laisser tomber les flots ». Après la mort de Pauline, pour chasser le souvenir qui l'obsédait, il alla passer une dizaine de jours à Naples. Les notes qui figurent dans le %)oyage en Italie devaient servir à la rédaction de lettres qui ne furent pas écrites ; quelques-unes furent utilisées dans les tableaux des Martyrs. Les sites de Naples ne l'enchantèrent qu'à demi. « Lorsque le soleil enflammé, ou que la lune large et rougie, s'élève au-dessus du Vésuve, comme un globe lancé par le volcan, la baie de Naples avec ses rivages bordés d'orangers, les montagnes

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de la Fouille, Tîle de Caprée, la côte du Pau-silippe, Baïes, Misène, Cumes, TAverne, les Champs-Elysées, et toute cette terre virgilienne, présentent un spectacle magique ; mais il n*a pas selon moi le grandiose de la campagne romaine. » Le Celte est un peu dépaysé à Na-ples où, d'ailleurs, il ne retourna jamais. Pendant les quelques jours qu'il y resta, il ne cessa d'.évoquer la France, et même l'Amérique, dans des rapprochements au moins inattendus. Sa mémoire, nous dit-il quelque part, est un vivant panorama : « Là, viennent se peindre sur la même toile les sites et les cieux les plus divers avec leur soleil brûlant ou leur horizon brumeux. » A Fondi, sous un bois d'orangers, il se souvient des vergers normands ; dans le cratère du Vésuve, il retrouve le silence des forêts du nouveau monde ; à Patria, où il cherche vainement le tombeau de Scipion, des terrains semés de fougères lui donnent le regret de la Bretagne.

Les événements, du reste, le rappellent. Un

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décret du Premier Consul a créé pour lui le poste de ministre à Sion, capitale de la république du Valais. « Bonaparte comprit, déclare-t-il modestement, que j'étais de cette race qui n*est bonne que sur un premier plan ,» Combien je regrette que Chateaubriand nait pu promener son éternel ennui dans cette haute vallée du Rhône, qui m a toujours paru le plus triste pays du monde I Rentré à Paris vers la fin de janvier, il se préparait à rejoindre son poste, quand l'exécution du duc d'Enghien le décida à donner sa démission.

Deux ans plus tard, Chateaubriand partait pour rOrient. Après M. Bédier, dont Timpi-toyable critique réduisit le voyage en Amérique à une excursion au Canada, Maurice Masson a, dans la Revue des Deux Mondes, vérifié l'itinéraire de ce nouveau voyage. Le

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séjour en Italie ne pouvait guère prêter aux moindres supercheries. Chateaubriand quitta Paris le 1 3 juillet 1806, et, traversant une seconde fois le Mont-Cenis, gagna Milan. 11 sarrêta quelques heures à Vérone, Vicence et Padoue. Le 23, il est à Venise. « J'examinai pendant cinq jours les restes de sa grandeur passée : on me montra quelques bons tableaux du Tintoret, de Paul Véronèse et de son frère, du Bassan et de Titien. Je cherchai dans une église déserte le tombeau de ce dernier peintre, et j*eus quelque peine à le trouver .» Voilà tout ce que lui inspire Venise. Pas un mot du pittoresque de la ville qu'il découvrait. Et ce nest pas simple oubli d'écrivain ayant hâte de voguer vers la Grèce et la Palestine : Venise lui déplut. Nous en avons la confirmation dans une très curieuse lettre qu'il envoya de Trieste, quelques jours après, à son ami Bertin. Elle est assez peu connue ; il est indispensable d'en reproduire les passages essentiels. « ...Cette

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Venise, si je ne me trompe, vous déplairait autant qu'à moi. C'est une ville contre nature. On n*y peut faire un pas sans être obligé de s'embarquer, ou bien on est réduit à tourner dans d'étroits passages, plus semblables à des corridors qu'à des rues... L'architecture de Venise, presque toute de Palladio, est trop capricieuse et trop variée. Ce sont presque toujours deux, ou même trois palais bâtis les uns sur les autres... Ces fameuses gondoles toutes noires ont l'air de bateaux qui portent des cercueils. J'ai pris la première que j'ai vue pour un mort qu'on portait en terre. Le ciel n'est pas notre ciel de delà l'Apennin ; point d'antiquités. Rome et Naples, mon cher ami, et un peu de Florence, voilà toute Tltalie. » Cette lettre, que Bertin fit paraître dans le Mercure de France du 16 août 1806, froissa terriblement les Vénitiens. Leurs journaux injurièrent l'auteur, allant jusqu'à demander s'ils devaient s'en prendre à « sa méchanceté ou à sa stupidité ». Ils se moquèrent de

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« rhomme en délire » et de ses « organes imparfaits ». Plusieurs brochures, imprimées à Venise, indiquent Témotion soulevée. Il est très probable que Chateaubriand, alors en Grèce, ignora ces fureurs, auxquelles plus tard sa vanité peu oublieuse n'aurait pas manqué de réserver quelques traits. Mais cette lettre à Bertin sera bien intéressante à nous rappeler tout à l'heure, quand nous accompagnerons Chateaubriand dans un second voyage aux rives de la lagune.

Etrange pour nous qui subissons profondément le charme et la langueur de Venise, ce peu d'enthousiasme était normal en 1 806. Je n'arrive pas à m'expliquer comment Venise, qui avait fait l'étonnement et l'admiration des voyageurs français du moyen-âge, n'excitait plus, depuis le XVP siècle, le même intérêt. Sans remonter jusqu'à Montaigne, qui lui consacre à peine quelques lignes, — où d'ailleurs il nous parle surtout de ses coliques, — n'est-il pas étonnant que le président de Brosses,

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si artiste et si fin, ne Tait pas aimée ? Il trouve Saint-Marc, la magnifique église Saint-Marc dont nos yeux éblouis ne peuvent se rassasier, « d'un goût misérable tant au dedans qu*au dehors » ; et, devant le palais des Doges, il se borne à dire qu'il est « un vilain monsieur sombre et gothique, du plus méchant goût ». Combien n'est-il pas plus extraordinaire encore que Jean-Jacques Rousseau ait pu rester dix-huit mois à Venise, sans consacrer une page à la beauté de la ville qui devait servir de décor à tout un siècle de littérature !

L'engouement pour Venise suivit le mouvement romantique ; les Mémoires d*outre-tombe nous en fourniront plus loin une évidente preuve.

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* *

Chateaubriand resta seize ans sans revoir l'Italie. En 1822, ambassadeur à Londres, il

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obtint d'être Tun des trois représentants de la France au Congrès de Vérone. Il quitta l'Angleterre en septembre et passa, cette fois, par le Simplon. Cette traversée lui rappela le temps déjà lointain de son départ pour Rome :

Pour la première fois, quand, rempli d'espérance, Je franchis vos remparts, Ainsi que i'horizon, un avenir immense S'ouvrait à mes regards...

Il acheva ces vers — fort médiocres comme tous ses vers — à Vérone, doù il envoya les piremières strophes à la duchesse de Duras. La pièce complète figure dans le recueil de ses poésies sous le double titre : Les Alpes ou L'Italie,

Le 12 octobre, il écrit de Milan à la même duchesse : « J*ai vu le Simplon, les îles Bor-romées, Tenfer et le ciel, et tout cela ma été à peu près indifférent. Pourtant les arbres qui ont toutes leurs feuilles, cette belle lumière, ce beau soleil, mont fait souvenir du temps où

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ritalie était quelque chose pour moi. » Il est dans une période de tristesse et de dépression ; quelques jours après, il lui écrit encore : « Ce qui m'afflige, c'est que l'Italie ne me fait rien. Je ne suis plus qu'un vieux voyageur qui ai besoin de mon gîte et puis de ma fosse. Quand on a âge de congrès, tout est fini. » Pour Chateaubriand, les paysages ne sont que des états d'âme ; presque toutes ses descriptions pourraient être groupées sous le titre de Paysages passionnés que j'ai choisi pour l'un de mes volumes.

Je n'ai trouvé aucune indication sur son itinéraire de Milan à Vérone et je me demande pourquoi il alla jusqu'à Plaisance. Mais ce détour lui procura une rencontre piquante. « En traversant le Pô, une seule barque nouvellement peinte, portant une espèce de pavillon impérial, frappa nos regards ; deux ou trois dragons, en veste et en bonnet de police, faisaient boire leurs chevaux ; nous entrions dans les Etats de Marie-Louise : c'est tout ce qui

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restait de la puissance de Thomme qui fendit les rochers du Simplon, planta ses drapeaux sur les capitales de TEurope, releva Tltalie prosternée depuis tant de siècles. Bouleversez donc le monde, occupez de votre nom les quatre parties de la terre, sortez des mers de TEurope ; élancez-vous jusqu'au ciel, et allez tomber pour mourir à 1*extrémité des flots de rAtlantique : vous n'aurez pas fermé les yeux quun voyageur passera le Pô et verra ce que nous avons vu. »

A Vérone, Chateaubriand descendit à la Casa Lorenzi où il avait, nous dit-il, la moitié d*un palais pour quatre mille francs par mois. Il connaissait la ville, rapidement parcourue en 1 806 ; et, cette fois, il fut trop absorbé par les problèmes de la politique européenne pour soccuper dautre chose. Parmi les monuments qu*il visite, il mentionne seulement celui de Can Grande, le casino Gazola qui avait servi de retraite à Louis XVIll, et le palais Canossa, F un des plus beaux de

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Vérone, occupé alors par Fempereur de Russie : derrière sa façade sévère, je me rappelle la cour à pilastres d*oii Ton aperçoit le paysage par delà TAdige, et, dans un salon, le magnifique plafond exécuté par Tiepolo, qui trouva une jeunesse nouvelle pour se mesurer à Véronèse, dans la patrie même de son illustre devancier.

Près des Arènes, il remarque une femme éplorée ; elle lui rappelle un livret de Mar-sollier, sur lequel Paesiello avait composé un opéra célèbre qu'il eut peut-être F occasion de voir jouer à Vérone, où « des chanteurs et des comédiens étaient accourus pour amuser dautres acteurs, les rois ». Chateaubriand s'intéressa à cette nouvelle Nina. « Descendue des montagnes que baigne le lac célèbre par un vers de Virgile et par les noms de Catulle et de Lesbie, une Tyrolienne, assise sous les arcades des Arènes, attirait les yeux. Comme Nina, pazza per amore, cette jolie créature, aux jupons courts, aux mules mignonnes, aban-

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donnée du chasseur de Monte-Baldo, était si passionnée qu'elle ne voulait rien que son amour ; elle passait les nuits à attendre, et veillait jusqu'au chant du coq : sa parole était triste, parce qu'elle avait traversé sa douleur. » Voilà tout ce que je trouve à glaner dans les longs chapitres du Congrès de Vérone qui furent détachés des Mémoires d'outre-tombe et publiés séparément. Le 5 novembre, il annonce à la duchesse de Duras qu'il reviendra par Gênes pour visiter une des rares villes d'Italie qu'il ne connaisse pas ; mais il n'en eut point le loisir et rentra rapidement, le prince de Metternich étant d'avis qu'il rendît compte à Paris de certaines confidences faites par l'empereur de Russie. « Nous quittâmes Vérone le I 3 décembre, jetant un œil de regret sur l'Italie, mais nous consolant dans la pensée d'aller continuer nos Mémoires à la pâle lumière du soleil qui avait éclairé les misères de notre jeunesse. »

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* «

Six ans plus tard, à la (ormation du ministère Martignac, Chateaubriand acceptait Tam-bassade de Rome. Le seul nom de l'Italie, déclare-1 -il, avait fait disparaître ses répugnances. On lui avait offert le poste pour ne plus ravoir à Paris. Comme le dit M. André Beaunier : « On s'était, avec munificence, débarrassé de lui. Et il était parti avec chagrin. Sa femme F accompagnait : ce n'était pas pour lui faire aimer mieux ce bel exil. »

Sur ce nouveau séjour de sept mois dans la péninsule, nous avons d'abondants documents : de fréquentes lettres à Mme Récamier, — qu'il n'oublie pas, même lorsqu'une nouvelle affection vient charmer sa solitude, — et près de deux cents pages des Mémoires, La majeure partie relate les faits de son ambassade et les événements du Vatican ; mais de nombreux fragments, consacrés à la littérature, à l'histoire et à l'art, s'y mêlent agréa-

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blement, suivant un procédé qui fait de ce livre, au dire de Lemaîlre, « un grand chef-d*œuvre, le plus divertissant et le plus éclatant qui soit ».

Chateaubriand s*étend, plus complaisam-ment que d'habitude, sur son itinéraire et les villes qu'il visite avant Rome. Il traverse de nouveau le Simplon, où il admire le premier sourire dune heureuse aurore. « Les rochers, dont la base s'étendait noircie à mes pieds, resplendissaient de rose au haut de la montagne, frappés des rayons du soleil. » Mais, dès l'arrivée à Arona, sa mélancolie le reprend et il s'aperçoit avec tristesse que la soixantaine a sonné. « Appuyé sur le balcon de l'auberge à Arona, je regardais les rivages du lac Majeur, peints de l'or du couchant et bordés de flots d'azur. Rien n'était doux comme ce paysage, que le château bordait de ses créneaux. Ce spectacle ne me portait ni plaisir ni sentiment. » D'ailleurs, comme il est résolu à s'ennuyer, — ce à quoi il excelle, — tout

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lui déplaît. A Milan, en moins cl*un quart d*heure, il compte dix-sept bossus et en conclut que la schiague allemande a déformé la jeune Italie. Il voit dans son sépulcre saint Charles Borromée, mort depuis deux siècles et demi, et ne le trouve point beau. A Borgo San Donnino, un tremblement de terre jette sur le sol les robes et le chapeau de Mme l'ambassadrice. A Parme, le portrait de Marie-Louise lui rappelle, comme jadis la barque de Plaisance, la trahison de l'épouse de Napoléon. Au lieu de passer par Florence et Sienne, ainsi qu'à son premier voyage, il suit l'antique Via Emilia, que j'ai voulu parcourir, il y a quelques années, bourg après bourg, tant les plus grands souvenirs de l'histoire s'y lèvent à chaque pas. Peu de contrées sont plus chargées de passé que cette Romagne, presque ignorée des touristes, dont Dante définit exactement les limites,

Tra il Po, il monte e la marina e il Reno.

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« Une multitude de villes, avec leurs maisons enduites d*une chaux de marbre, sont perchées sur le haut de diverses petites montagnes, comme des compagnies de pigeons blancs. Chacune de ces villes offre quelques chefs-d'œuvre des arts modernes ou quelques monuments de rantiquité. Ce canton de 1* Italie renferme toute Thistoire romaine ; il faudrait le parcourir Tite-Live, Tacite et Suétone à la main. »

Après Forli, il se détourne de son chemin, pour méditer, à Ravenne, sur la tombe de Dante et la mort du beau Gaston de Foix. 11 traverse la Pineta dont les pins esseulés le font songer à des mâts de galères engravées dans le sable. A Savignano, il traverse un petit torrent qu'on lui dit être le Rubicon. Quand je visitai le pays, je me souviens qu'on me montra trois ruisseaux qui revendiquent cet honneur ; tous les trois étaient du reste insignifiants et sans eau. Qu'importe ! L'Yser, connue jadis des seuls riverains, n'est-elle pas

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devenue Tune des plus illustres rivières du monde ? Quant au vrai Rubicon, il est impossible, paraît-il, de le déterminer avec certitude, d'après les indications vagues ou contradictoires de Strabon, de Pline et des géographes du moyen âge. Les poètes, d*ailleurs, n'ont point si mesquins soucis d'exactitude. Au seul nom, Chateaubriand s*exalte : « Quand on me dit que j*avais passé le Rubicon, il me sembla qu*un voile se levait et que j'apercevais la terre du temps de César. »

A Rimini, il ne salue point l'Adriatique, et non plus à Ancône, où elle est pourtant si belle. Il couche, à Lorette, dans un immense lit qui avait servi à Bonaparte, et sa vertu y triomphe d'une rude épreuve. Il passe à côté de Recanati, sans faire allusion à Leopardi qu'il paraît ignorer. Puis, à travers les Apennins, il descend vers l'Ombrie et rejoint le chemin déjà suivi, quand il ramenait Pauline mourante.

Au début d'octobre, il est à Rome. Il a une

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désillusion en revoyant les monuments quil compare à ceux dAthènes et trouve moins parfaits. Mais les environs ont toujours le même charme. Aussi, dans les deux livres des Mémoires, — en dehors des événements politiques, de la mort de Léon XII qui lui légua son chat, et du conclave qui élut Pie VIII, — parle-t-il moins de la ville que des fouilles qu'il a fait entreprendre à Torre Vergata et de ses promenades dans la campagne. « Il n*y a pas, dit-il, de petit chemin entre deux haies que je ne connaisse mieux que les sentiers de Combourg. » Il note avec complaisance qu'avant lui les écrivains voyaient seulement l'horreur et la nudité de ce paysage, et que, depuis ses descriptions, ils ont passé du dénigrement à l'enthousiasme. « Les voyageurs anglais et français, qui m'ont suivi, ont marqué tous leurs pas de la Storta à Rome par des extases. M. de Tournon, dans ses Etudes statistiques, entre dans la voie d'admiration que j'ai eu le bonheur d'ouvrir. » Il est un

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peu vexé du succès qu'obtint une relation de voyage publiée, en 1804, par Charles de Bonstetten, cet écrivain bernois que Sainte-Beuve appelle un aimable Voltaire suisse. « On y retrouve, déclare-t-il dédaigneusement, quelques sentiments vrais de cette admirable solitude. » Mais il tient à rappeler que la Lettre à Fontanes, ayant paru un an avant, c*est lui, et nul autre, qui a découvert la campagne romaine. Il faut, d'ailleurs, reconnaître qu'il est assez difficile d'en parler après lui ; jusqu'ici peu d'écrivains s'y risquèrent.

Quand il quitte Rome, à la fin de mai 1829, il fait le vœu d'y mourir. « Si j'ai le bonheur de finir mes jours ici, je me suis arrangé pour avoir à Saint-Onuphre un réduit joignant la chambre où le Tasse expira. Aux moments perdus de mon ambassade, à la fenêtre de ma cellule, je contiuerai mes Mémoires. Dans un des plus beaux sites de la terre, parmi les orangers et les chênes verts, Rome entière sous mes yeux, chaque matin, en me

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mettant à l'ouvrage, entre le lit de mort et la tombe du poète, j'invoquerai le génie de la gloire et du malheur. »

Son désir ne fut point exaucé. Comme il rentrait en France, la politique libérale avait fini son temps ; le ministère Polignac lançait les Ordonnances, Chateaubriand donna sa démission. Il ne devait plus revoir Rome.

* * *

En 1832, après son arrestation et sa détention à la préfecture de police, dans le cabinet de toilette de Mlle Gisquet, Chateaubriand reprit la route de l'exil et se rendit en Suisse. Mais il était hanté par l'Italie. « Demain, du haut du Saint-Gothard, je saluerai de nouveau cette Italie que j'ai saluée du sommet du Simplon et du Mont-Cenis. Mais à quoi bon ce dernier regard jeté sur les régions du midi et de l'aurore ! Le pin des glaciers ne peut descendre parmi les orangers qu'il voit

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au-dessous de lui dans les vallées fleuries. » Il passe de nuit à Airolo et Bellinzona. A la lumière de la lune, il revoit le lac Majeur, ce qui lui permet une de ces oppositions somptueuses et cadencées qu'il affectionne, « La lune parut, creusée et réduite au quart de son disque, sur la cime dentelée du Furca ; les pointes de son croissant ressemblaient à des ailes ; on eût dit d'une colombe blanche échappée de son nid de rocher ; à sa lumière affaiblie et rendue plus mystérieuse, l'astre échancré me révéla le lac Majeur au bout de la Val-Levantine. Deux fois j'avais rencontré ce lac, une fois en me rendant au Congrès de Vérone, une autre fois en me rendant en ambassade à Rome. Je le contemplais alors au soleil, dans le chemin des prospérités ; je l'entrevoyais à présent la nuit, du bord opposé, sur la route de l'infortune. Entre mes voyages, séparés seulement de quelques années, il y avait de moins une monarchie de quatorze siècles. »

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Le caractère méridional de Lugano le séduit immédiatement. « Lugano est une petite ville d'un aspect italien : portiques comme à Bologne, peuple faisant son ménage dans la rue comme à Naples, architecture de la Renaissance, toits dépassants les murs sans corniches, fenêtres étroites et longues, nues ou ornées d'un chapiteau et percées jusque dans l'architrave. La ville s'adosse à un coteau de vignes que dominent deux plans superposés de montagnes, l'un de pâturages, l'autre de forêts : le lac est à ses pieds. » Hélas ! ces charmes de Lugano s'évanouissent chaque jour et l'on ne pourra bientôt plus jouir de ces rives trop célèbres, que les visiteurs de l'autre côté du Rhin, sans cesse plus nombreux, ont enlaidies à vue d'œil. J'ai encore connu, il y a une quinzaine d'années, une Lugano à peine germanisée. Ah ! les savoureux repas qu'on pouvait faire au bord du lac, avec la bonne cuisine lombarde, arrosée d'un vrai Barolo ! Il n'y a plus que des res-

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taurations dont les menus rappelaient par trop ceux de Munich. Qu'est-ce que cela doit être aujourd'hui, où un grand nombre des Allemands qui avaient envahi Tltalie se sont réfu-. giés à Lugano ! Chateaubriand ne se demanderait plus s'il doit y finir sa vie. « Je consommerais donc l'exil de mes derniers jours sous ces riants portiques où la princesse de Belgiojoso a laissé tomber quelques jours de l'exil de sa jeunesse ? J'achèverais donc mes Mémoires à l'entrée de cette terre classique et historique où Virgile et le Tasse ont chanté, où tant de révolutions se sont accomplies ? Je remémorerais ma destinée bretonne à la vue de ces montagnes ausoniennes } Si leur rideau venait à se lever, il me découvrirait les plaines de la Lombardie ; par delà, Rome ; par delà, Naples, la Sicile, la Grèce, la Syrie, l'Egypte, Carthage : bords lointains que j'ai mesurés, moi qui ne possède pas l'espace de terre que je presse sous la plante de mes pieds ! Mais pourtant, mourir ici ? finir ici ? N'est-ce pas

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ce que je veux, ce que je cherche } Je n*en sais rien. »

11 neut pas à se poser longtemps ces troublantes questions, puisqu'il quitta Lugano le jour même, sans y coucher, ayant trouvé d'un loyer trop élevé les maisons visitées. Après quelques semaines à Lucerne, il se fixe à Genève ; mais il fait aussitôt le rêve dun avenir meilleur. « Je passerai Tété prochain dans la patrie de Jean-Jacques... Et puis, quand Tautomne sera revenu, nous irons en Italie : Italiam ! cest mon éternel refrain. » Cette fois encore, les événements bouleversèrent tous ses projets. Le 1 2 novembre, à Genève, Berryer lui apprenait l'arrestation de la duchesse de Berry. Il partit aussitôt pour Paris. Mais cette princesse devait, dès Tannée suivante, lui fournir une nouvelle occasion de revoir Tltalie.

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Par une chaude journée de juin, revenant de Prague où il avait conspiré avec Charles X, il sassoupit dans sa calèche, en regardant se lever les étoiles. Cela nous valut la délicieuse méditation, où il adresse à une Cynthie imaginaire quelques-unes des plus belles phrases que Rome lui ait inspirées. « Quelle est admirable, cette nuit, dans la campagne romaine ! La lune se lève derrière la Sabine pour regarder la mer ; elle fait sortir des ténèbres diaphanes les sommets cendrés de bleu d'AI-bano, les lignes plus lointaines et moins gravées du Soracte... Ecoutez ! La nymphe Egé-rie chante au bord de sa fontaine ; le rossignol se fait entendre dans la vigne de l'hypogée des Scipions ; la brise alanguie de la Syrie nous apporte indolemment la senteur des tubéreuses sauvages...» Comme le dit M. Victor Giraud : « Qui n'a pas lu ce dernier

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morceau ne sait pas jusqu'à quelle hauteur Chateaubriand poète peut s'élever ». Il faudrait citer toute la rêverie qui se prolonge jusqu'au moment où une voix l'interrompt brutalement, à l'entrée d'Egra : « — Mein Herr ? dix kreutzer bour la parrière. »

Rentré à Paris le 6 juin 1833, il en repartait le 3 septembre, sur l'appel de la duchesse de Berry qui, de Naples, lui donnait rendez-vous à Venise. Il note, avec exactitude, qu'il en est à son dixième passage des Alpes. Il écrit à Mme Récamier : « J'ai eu dans le Jura, et ensuite sur le Simplon, un coup de vent que je ne donnerais pas pour cent écus. » La belle descente sur Domodossola l'enchante plus que jamais. « Un certain jeu de lumière et d'ombre en accroissait la magie. On était caressé d'un petit souffle que notre ancienne langue appelait l'aure, sorte d'avant-brise du matin, baignée et parfumée dans la rosée. »

A Vérone, il fait l'appel funèbre de tous les hommes d'Etat qui jouèrent un rôle en Eu-

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rof)e, au moment du congrès. Et il n'hésite pas à écrire : « C'était là qu'avait réellement commencé ma carrière politique active. Ce que le monde aurait pu devenir, si cette carrière n'eût été interrompue par une misérable jalousie, se présentait à mon esprit. » Mais aussitôt après, dans ce jeu balancé où il se complaît, il dit la vanité de ces choses. « Personne ne se souvient des discours que nous tenions autour de la table du prince de Met-ternich ; mais, ô puissance du génie ! aucun voyageur n'entendra jamais chanter l'alouette dans les champs de Vérone sans se rappeler Shakspeare. » 11 est vrai qu'il rêvait de réunir sur sa tête les lauriers de Metternich et de Shakspeare...

Les bords de la Brenta, demeurés plus riants dans son imagination, trompèrent son attente. Napoléon avait porté le premier coup à la prospérité de Venise et de la Vénétie. La domination autrichienne avait fait le reste ; c'est le cas de répéter les paroles de Château-

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briand : « L'Autriche est venue, elle a remis son manteau de plomb sur les Italiens, elle les a forcés de regagner leur cercueil. » Je connais peu de régions où Ton soit plus accablé par la vue d'une irrémédiable décadence que sur ces rives dont la splendeur, aux XVIP et XVlir siècles, excitait un délire d'enthousiasme chez les visiteurs. Chateaubriand se console à la douceur de l'air, tout heureux d'avoir fui les sapinières de la Germanie où le soleil a mauvais visage. Et il arrive à Venise qu'il n'avait pas revue depuis vingt-sept ans, lors de son voyage d'Orient.

Tout en s installant à l'hôtel de l'Europe, il sent qu'il va s'exalter et célébrer des beautés qui, jadis, lui déplurent. Il souhaite de « mauvais chemins » à la duchesse de Berry, pour j)ouvoir rester seul une quinzaine de jours « au détriment de la monarchie légitime ». Et il trace, en tête de ses notes, des vers de Sannazar et de Chiabrera... Que s'est-il donc passé pendant ce quart de siècle ? Tout sim-

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plement que Venise est devenue à la mode. Byron Ta, si jose dire, lancée. Léclat de sa renommée, le retentissement de ses œuvres, les scandales du palais Mocenigo, sa liaison avec la comtesse Guiccioli, sa mort à Misso-longhi ont fait de lui une sorte de héros aux yeux de la jeunesse romantique. Tous les poètes rêvent de cette Venise où Ta rejoint son ami Shelley, de ce Lido qu*il parcourait à cheval en déclamant ses poèmes, de cette Adriatique qui tant de fois avait roulé son beau corps. Keats expire à vingt-cinq ans, en prononçant ce mot désormais magique ; « A Venise... » Dès que Musset écrit, c'est pour chanter la ville incomparable :

Dans Venise la rouge, Pas un bateau qui bouge...

Ce sont peut-être les premiers vers qu'il ait rimes. Sa passion reposait du reste sur une documentation assez incertaine, puisqu'on pou-

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vait lire, dans la première édition des Contes d'Espagne et d'Italie :

Dans Venise la rouge, Pas un cheval qui bouge...

Impression vénitienne notée, suivant le mot de M. Maurice Donnay, « du perron de Tor-toni ». De même, dans Portia, il nous parle des sérénades que l'on donne sous les sombres arcades de Saint-Marc, « les pieds dans la rosée...» Sans doute imaginait-il la vieille basilique au milieu d'une prairie.

Rien ne prouve mieux Tattrait qu'exerçait alors Venise, si ce n*est l'exemple même de Chateaubriand qui la quitte, déçu, en 1806, et qui, en 1833, s'apprête au dithyrambe avant même de la revoir. Il y a, dans le dernier volume des Mémoires, quatre pages, moins connues qu'elles ne le méritent, qui sont les plus splendides qu'ait inspirées Venise, avant celles de Barres et d'Annunzio, et qui prennent une saveur particulière à être

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lues après la lettre à Bertin. S'il fallait croire Tauteur, elles auraient été composées le jour de son arrivée ; mais il n'est pas douteux qu'elles furent préparées de longue main. Les citations de Sannazar et de Chiabrera ne lui vinrent paS tout d'un coup, en entrant à l'hôtel de l'Europe ; et le début même du morceau n'indique guère une improvisation : « On peut, à Venise, se croire sur le tillac d'une superbe galère à l'ancre, sur le Bucentaure, où l'on vous donne une fête et du bord duquel vous apercevez à l'entour des choses admirables... » Bien entendu, comme à Rome, comme à Lu-gano, comme quelques jours après à Murano, — cela devient une manie, — il regrette de ne pouvoir terminer ses Mémoires à Venise. « Que ne puis-je m'enfermer dans cette ville en harmonie avec ma destinée, dans cette ville des poètes, où Dante, Pétrarque, Byron, passèrent ! Que ne puis-je achever d'écrire mes Mémoires à la lueur du soleil qui tombe sur ces pages ! » Et le crépuscule de septem-

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bre lui fournit une de ces péroraisons où il excelle : « La tour de Saint-Georges-Majeur, changée en colonne de rose, se réfléchit dans les vagues ; la façade blanche de Féglise est si fortement éclairée que je distingue les plus petits détails du ciseau. Les enclôtures des magasins de la Giudecca sont peintes d'une lumière titienne ; les gondoles du canal et du port nagent dans la même lumière. Venise est là, assise sur le rivage de la mer, comme une belle femme qui va s'éteindre avec le jour : le vent du soir soulève ses cheveux embaumés ; elle meurt saluée par toutes les grâces et tous les sourires de la nature. »

L'influence de Byron, qu'il met, comme on voit, au rang de Dante et de Pétrarque, fut décisive. Son nom revient constamment sou» la plume de Chateaubriand. « Rousseau, dit-il, ne parle pas même de Venise ; il semble 1 avoir habitée sans l'avoir vue : Byron l'a chantée admirablement. » Il s'ingénie à trouver des rapports entre l'historien de René et le poète

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de Childe Harold, entre la brune Fornarina et la blonde Velléda, et il déclare que ces rencontres sont flatteuses pour son orgueil. Il écrit à Mme Récamier : « Je conçois que lord Byron ait voulu passer de longues années ici. Moi, j*y finirais volontiers ma vie, si vous vouliez y venir. » Nous sommes loin de la ville « contre nature » qui lui avait tant déplu en 1806. Et cette architecture si décriée, voici comment il la juge maintenant : « J'ai visité le palais ducal, revu les palais du Grand Canal. Quels pauvres diables nous sommes, en fait d*art, auprès de tout cela ! »

Si bien préparé à lenthousiasme, on devine qu'il emploie le mieux du monde les jours de liberté dont il dispose. Il décrit les principales curiosités de la ville, et même « les choses que les voyageurs, qui se copient tous les uns les autres, ne cherchent point. » Il se fait montrer la prison de Silvio Pellico et s'enquiert de Zanze, la fille de la geôlière de Mie pri' gioni. Mais l'approche de la duchesse de

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Berry interrompt ces belles heures : il faut la rejoindre à Ferrare.

11 prend, à Padoue, la route de Monselice, au pied de ces collines Euganéennes que Ton voit, de Venise, se profiler sur For du couchant. Il ne semble pas avoir fait un léger détour pour saluer le tombeau de Pétrarque et Témouvante maison d*Arqua où Tamant de Laure vécut ses dernières années ; mais, toujours poursuivi par le souvenir de Byron, il cite plusieurs vers du Pèlerinage de Childe-HarolJ. Et il sexalte en pensant quil traverse un des coins du monde les plus féconds en écrivains et en poètes ; il nomme pêle-mêle Virgile, Tite-Live, Catulle, Arioste, le Tasse et d'autres presque inconnus. Il est à Ferrare le 16 septembre ; en attendant la mère de Henri V, il visite la ville, dont il note très justement Tair de capitale déchue, et médite longuement dans le cachot où fut enfermé Tauteur de la Jérusalem délivrée. Puis la duchesse de Berry arrive, dans un accoutrement

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invraisemblable, et rien nest amusant comme le récit de Chateaubriand, obligé de simpro-viser « gentilhomme de la chambre », pour éviter les bévues de Madame courant à Té-tourdie « comme un hanneton ». Elle lui demande de l'accompagner à Prague ; il en est si fort consterné que son style sen ressent : « Je présentai, dit -il, les objections qui se présentèrent à mon esprit. » Et il écrit à Mme Récamier : « Rien ne ma plus coûté dans ma vie que ce dernier sacrifice, si ce n'est celui de ma démission à Rome. » D'ailleurs, nouveau contretemps. A Padoue, le gouverneur du royaume lombard-vénitien s'oppose à ce que la duchesse de Berry continue son voyage ; Chateaubriand doit prendre seul le chemin de Prague. Il déjeune à Cone-gliano, passe à Udine qu'il déclare une belle ville et où il remarque « un portique imité du palais des Doges ». C'est peu pour la curieuse place qui est l'une des plus jolies d'Italie. Le 21 septembre, il s'engage sur la route d'Au-

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triche et jette un dernier regard à la Vénétie : d'une église, où Ton fête l'ordination d'un prêtre, lui arrive le branle des cloches sonnant dans un campanile illuminé.

* *

Au printemps de 1845, Chateaubriand, désirant revoir son roi, se décida à entreprendre un sixième voyage d'Italie. Il partit pour Venise, au désespoir de ses amis qui redoutaient les fatigues de ce déplacement. Malgré ses soixante-dix-sept ans, il les supporta assez bien. Il resta quelques jours auprès du comte de Chambord qui le retint un peu plus longtemps qu'il ne voulait. Il écrivit à Mme Récamier, ou plutôt il dicta pour elle une lettre : « J'allais partir ; les embrassements et les prières du jeune prince me retiennent. Mes jours sont à lui, et quand il ne me demande qu'un sacrifice de vingt-quatre heures, où sont mes droits pour le refuser ? »

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Une fois encore, il se promena dans Venise. Il chercha et ne trouva plus, sur un palais du Grand Canal, Tinscription qui rappelait que lord Byron Tavait habité. « L'écriteau a déjà disparu, et il n'est pas plus question du grand voyageur insulaire que dun pauvre pêcheur des lagunes... »

C'est sur cette dernière impression que se clôt le dernier voyage. Nulle ne pouvait être plus révélatrice de celui qui avait surtout aimé l'Italie en songeant à sa propre gloire. Les affections de Chateaubriand étaient rarement désintéressées. Au centre de tous ses tableaux, il n'y a jamais que lui ; et je doute qu'il ait beaucoup goûté la nature pour elle-même. Toujours il eut la préoccupation d'associer son nom aux plus beaux spectacles de la terre, aux illustres souvenirs de l'histoire et de l'art. Je ne sais plus qui a malicieusement prétendu qu'en allant chercher des images en Orient, Chateaubriand avait d'abord voulu y laisser la sienne. De même

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pour ritalie : son rêve était qu'aux noms de Virgile, de Dante, du Tasse et de Byron, on ajoutât désormais le sien. Ayant trouvé dans la campagne romaine une réelle correspondance avec sa mélancolie, il créa un thème d*oîi il tira d'incomparables variations : nous avons vu combien il tenait à s'en assurer le monopole. Toute sa vie, il prépara la renommée qu'il laisserait après lui ; rien ne l'indique mieux que le choix du Grand-Bé pour sa tombe. « Aux petits hommes, déclare-t-il, des mausolées ; aux grands hommes, une pierre et un nom. » Il pensait à lui autant qu'à Napoléon lorsqu'il écrivait : « Ce n'est pas tout de naître pour un grand homme : il faut mourir ». Les Mémoires d'outre-tombe, suivant la jolie définition d'Henri de Régnier, ne sont qu' « une longue lettre que Chateaubriand écrivit directement, du haut de sa gloire, à l'adresse de la postérité ». A chaque page, perce le souci de survivre dans l'admiration de la foule. Avec quelle envie, il note que le

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TIVOLI - Villa d'Esté.

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nom de Shakspeare est toujours uni à celui de Vérone ! Lier le sien à celui de Rome, quelle gloire impérissable ! La ville éternelle et le Génie du Christianisme... Peut-être eut-il, à Venise, un doute sur Tavenir, en constatant, si peu d'années après la mort de Byron, que, dans la ville même remplie jadis du fracas de sa renommée, il n'était pas plus question de lui que d'un pauvre pêcheur des lagunes...

Au cours de son premier séjour en Italie, visitant la villa Adriana, Chateaubriand avait fort raillé les voyageurs qui inscrivent leur nom sur les murs : « Ils ont espéré prolonger leur existence en attachant à des lieux célèbres un souvenir de leur passage ; ils se sont trompés. Tandis que je m'efforçais de lire un de ces noms, nouvellement crayonné et que je croyais reconnaître, un oiseau s'est envolé d'une touffe de lierre ; il a fait tomber quelques gouttes de la pluie passée ; le nom a disparu. » Au fond. Chateaubriand voulut-

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il autre chose qu'attacher à des lieux célèbres le souvenir de son passage ? Mais le temps effacera difficilement les magnifiques descriptions qu'il a gravées sur le plus pur métal. Tant que la langue française fera les délices des hommes, il ne sera pas possible de publier un recueil des plus belles pages inspirées par Rome, sans que la place d'honneur lui soit réservée.

GABRIEL FAURE.

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I

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(I)

PREMIÈRE LETTRE A M. JOUBERT

lUfin, ce

\7 juin 1803.

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E n'ai pu vous écrire de Lyon, mon cher ami, comme je vous l'avais promis. Vous savez combien j'aime cette excellente ville, où j*ai été si bien accueilli l'année dernière et encore mieux cette année. J'ai revu les vieilles murailles des Romains, défendues par les braves Lyonnais de nos jours, lorsque les bombes des conventionnels obligeaient notre ami Fontanes à changer de place le berceau de sa fille ; j'ai revu l'abbaye des Deux-Amants et la fontaine de J.-J. Rousseau. Les coteaux de la Saône sont plus riants et plus pit-

(1) Ce %)oyage est donné d'après l'édition de 1827. Pour rendre plus facile la lecture de ce volume qui s'adresse au grand public, nous 1 avons allégé de quelques notes et citations, ainsi que de la reproduction d'inscriptions n'offrant aucun intérêt. Nous avons également supprimé trois hagments consacrés aux galeries du Vatican, du Capitole et Doria qui ne sont guère qu'une énumération de tableaux et de statues. Les érudits trouveront facilement dans l'édition courante ces divers passages. (5\Cole Je l'éditeur).

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toresques que jamais ; les beu'ques qui traversent cette douce rivière, mîtis Arar, couvertes d'une toile, éclairées d'une lumière pendant la nuit, et conduites par de jeunes femmes, amusent agréablement les yeux. Vous aimez les cloches : venez à Lyon ; tous ces couvents épars sur les collines semblent avoir retrouvé leurs solitaires.

Vous savez déjà que l'Académie de Lyon m'a fait l'honneur de m'admettre au nombre de ses membres. Voici un aveu : si le malin esprit y est pour quelque chose, ne cherchez dans mon orgueil que ce qu'il y a de bon, vous savez que vous voulez voir l'enfer du beau côté. Le plaisir le plus vif que j'aie éprouvé dans ma vie, c'est d'avoir été honoré en France et chez l'étranger, des marques d'un intérêt inattendu. Il m'est arrivé quelquefois, tandis que je me reposais dans une méchante auberge de village, de voir entrer un père et une mère avec leur fils : ils m'amenaient, me disaient-ils, leur enfant pour me remercier. Etait-ce l'amour-propre qui me donnait ce plaisir vif dont je parle ? Qy'importait à ma vanité que ces obscurs et honnêtes gens me témoignassent leur satisfaction sur un grand chemin, dans un lieu où personne ne les entendait? Ce qui me touchait, c'était, du moins j'ose le croire, c'était d'avoir produit un peu de bien, d'avoir consolé quelques cœurs affligés, d'avoir fait renaître au fond des entrailles

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d'une mère l'espérance d'élever un fils chrétien, c'est-à-dire un fils soumis, respectueux, attaché à ses parents. Je ne sais ce que vaut mon Qénie du Christianisme ; mais aurais-je goûté cette joie pure si j'eusse écrit avec tout le talent imaginable un livre qui aurait blessé les mœurs et la religion ?

Dites à notre petite société, mon cher ami, combien je la regrette : elle a un charme inexprimable, parce qu'on sent que ces personnes qui causent si naturellement de matières communes peuvent traiter les plus hauts sujets, et que cette simplicité de discours ne vient pas d'indigence, mais de choix.

Je quittai Lyon le... à cinq heures du matin. Je ne vous ferai pas l'éloge de cette ville ; ses ruines sont là ; elles parleront à la postérité : tandis que le courage, la loyauté et la religion seront en honneur parmi les hommes, Lyon ne sera pas oublié.

Nos amis m'ont fait promettre de leur écrire de la route. J'ai marché trop vite et le temps m'a manqué pour tenir parole. J'ai seulement barbouillé au crayon sur un portefeuille, le petit journal que je vous envoie. Vous pourriez trouver dans le livre de postes les noms des pays inconnus que j'ai découverts, comme, par exemple, Pont-de-Beauvoisin et Cham-béry, mais vous m'avez tant répété qu'il fallait des notes, et toujours des notes, que nos amis ne pourront se plaindre si je vous prends au mot.

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JOURNAL

La route est assez triste en sortant de Lyon. Depuis La Tour-du-Pin jusqu'à Pont-de-Beauvoisin le pays est frais et bocager. On découvre en approchant de la Savoie trois rangs de montagnes à peu près parallèles, et s'élevant les unes au-dessus des autres. La plaine au pied de ces montagnes est arrosée par la petite rivière le Gué. Cette plaine vue de loin paraît unie ; quand on y entre on s'aperçoit qu'elle est semée de collines irrégulières : on y trouve quelques futaies, des champs de blé et des vignes. Les montagnes qui forment le fond du paysage sont ou verdoyantes ou moussues, ou terminées par des roches en forme de cristaux. Le Gué coule dans un encaissement si profond qu'on peut appeler son lit une vallée. En effet, les bords intérieurs en sont ombragés d'arbres. Je n'avais remarqué cela que dans certaines rivières de l'Amérique, particulièrement à Niagara.

Dans un endroit on côtoie le Gué d'assez près ; le rivage du torrent est formé de pierres qui ressemblent à de hautes murailles romaines, d'une architecture pareille à celle des arènes de Nîmes.

Qyand vous êtes arrivé aux Echelles, le pays devient plus sauvage. Vous suivez, pour trouver une issue, des gorges tortueuses dans des rochers plus ou moins horizontaux, inclinés ou perpendiculaires. Sur

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ces rochers fumaient des nuages blancs, comme les brouillards du matin qui sortent de la terre dans les lieux bas. Ces nuages s'élevaient au-dessus ou s'abaissaient au-dessous des masses de granit, de manière à laisser voir la cime des monts ou à remplir l'intervalle qui se trouvait entre cette cime et le ciel. Le tout formait un chaos dont les limites indéfinies semblaient n'appartenir à aucun élément déterminé.

Le plus haut sommet de ces montagnes est occupé par la Grande-Chartreuse, et au pied de ces montagnes se trouve le chemin d'Emmanuel : la religion a placé ses bienfaits près de celui qui est dans les deux ; le prince a rapproché les siens de la demeure des hommes.

Il y avait autrefois dans ce lieu une inscription annonçant qu'Emmanuel, pour le bien public, avait fait percer la montagne. Sous le règne révolutionnaire, l'inscription fut effacée ; Buonaparte l'a fait rétablir : on y doit seulement ajouter son nom : que n'agit-on toujours avec autant de noblesse !

On passait anciennement dans l'intérieur même du rocher par une galerie souterraine. Cette galerie est abandonnée. Je n'ai vu dans ce lieu que de petits oiseaux de montagne qui voltigeaient en silence à l ouverture de la caverne, comme ces songes placés à l'entrée de l'enfer de Virgile :

Foliisque sub omnibus haerent.

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Chambéry est situé dans un bassin dont les bords, rehaussés, sont assez nus ; mais on y arrive par un défilé charmant, et on en sort par une belle vallée. Les montagnes qui resserrent cette vallée étaient en partie revêtues de neiges ; elles se cachaient et se découvraient sans cesse sous un ciel mobile, formé de vapeurs et de nuages.

C'est à Chambéry qu'un homme fut accueilli par une femme, et que pour prix de l'hospitalité qu'il en reçut, de l'amitié qu'elle lui porta, il se crut philosophiquement obligé de la déshonorer. Ou Jean-Jacques Rousseau a pensé que la conduite de Madame de Warens était une chose ordinaire, et alors que deviennent les prétentions du citoyen de Genève à la vertu ? ou il a été d'opinion que cette conduite était répréhensible, et alors il a sacrifié la mémoire de sa bienfaitrice à la vanité d'écrire quelques pages éloquentes ; ou, enfin, Rousseau s'est persuadé que ses éloges et le charme de son style feraient passer pardessus les torts qu'il impute à Madame de Warens, et alors c'est le plus odieux des amours-propres. Tel est le danger des lettres : le désir de faire du bruit l'emporte quelquefois sur des sentiments nobles et généreux. Si Rousseau ne fût jamais devenu un homme célèbre, il aurait enseveli dans les vallées de la Savoie les faiblesses de la femme qui l'avait nourri ; il se serait sacrifié aux défauts même de son amie ; il

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Taurait soulagée dans ses vieux ans, au lieu de se contenter de lui donner une tabatière d'or et de s'enfuir. Maintenant que tout est fini pour Rousseau, qu'importe à l'auteur des Confessions que sa poussière soit ignorée ou fameuse ? Ah ! que la voix de l'amitié trahie ne s'élève jamais contre mon tombeau !

Les souvenirs historiques entrent pour beaucoup dans le plaisir ou dans le déplaisir du voyageur. Les princes de la maison de Savoie, aventureux et chevaleresques, marient bien leur mémoire aux montagnes qui couvrent leur petit empire.

Après avoir passé Chambéry, le cours de l'Isère mérite d'être remarqué au pont de Montmélian. Les Savoyards sont agiles, assez bien faits, d'une com-plexion pâle, d'une figure régulière ; ils tiennent de l'Italien et du Français : ils ont l'air pauvre sans indigence, comme leurs vallées. On rencontre partout dans leur pays des croix sur les chemins et des madones dans le tronc des pins et des noyers ; annonce du caractère religieux de ces peuples. Leurs petites églises, environnées d'arbres, font un contraste touchant avec leurs grandes montagnes. Qyand jes tourbillons de l'hiver descendent de ces sommets chargés de glaces éternelles, le Savoyard vient se mettre à l'abri dans son temple champêtre, et prier sous un toit de chaume Celui qui commande aux éléments.

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Les vallées où Ton entre au-dessus de Montmé-lian sont bordées par des monts de diverses formes, tantôt demi-nus, tantôt revêtus de forêts. Le fond de ces vallées représente assez pour la culture les mouvements du terrain et les anfractuosités de Marly, en y mêlant de plus des eaux abondantes et un fleuve. Le chemin a moins Tair d*une route publique que de l'allée d'un parc. Les noyers dont cette allée est ombragée m'ont rappelé ceux que nous admirions dans nos promenades de Savigny. Ces arbres nous rassembleront-ils encore sous leur ombre ? Le poëte

s'est écrié dans un mouvement de mélancolie :

-■j

Beaux arbres qui m'avez vu naître,

Bientôt vous me verrez mourir!

»

Ceux qui meurent à l'ombre des arbres qui les ont vus naître sont-ils donc si à plaindre !

Les vallées dont je vous parle se terminent au village qui porte le joli nom d'Aigue-Belle. Lorsque je passai dans ce village, la hauteur qui le domine était couronnée de neige : cette neige, fondant au soleil, avait descendu en longs rayons tortueux dans les concavités noires et vertes du rocher : vous eussiez dit d'une gerbe de fusées, ou d'un essaim de beaux serpents blancs qui s'élançaient de la cime des monts dans la vallée.

Aigue-Belle semble clore les Alpes ; mais bientôt

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en tournant un gros rocher isolé, tombé dans le chemin, vous apercevez de nouvelles vallées qui s'enfoncent dans la chaîne des monts attachés au cours de l'Arche. Ces vallées prennent un caractère plus sévère et plus sauvage.

Les monts des deux côtés se dressent ; leurs flancs deviennent perpendiculaires ; leurs sommets, stériles, commencent à présenter quelques glaciers : des torrents, se précipitant de toutes parts, vont grossir l'Arche, qui court follement. Au milieu de ce tumulte des eaux j'ai remarqué une cascade légère et silencieuse, qui tombe avec une grâce infinie sous un rideau de saules. Cette draperie humide, cigitée par le vent, aurait pu représenter aux poètes la robe ondoyante de la Naïade, assise sur une roche élevée. Les anciens n'auraient pas manquer de consacrer un autel aux Nymphes dans ce lieu.

Bientôt le paysage atteint toute sa grandeur : les forêts de pins, jusque alors assez jeunes, vieillissent ; le chemin s'escarpe, se plie et se replie sur des abîmes ; des ponts de bois servent à traverser des gouffres où vous voyez bouillonner l'onde, où vous l'entendez mugir.

Ayant passé Saint-Jean-de-Maurienne, et étant arrivé vers le coucher du soleil à Saint-André, je ne trouvai pas de chevaux, je fus obligé de m'arréter. J'allai me promener hors du village. L'air devint

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transparent à la crête des monts ; leurs dentelures se traçaient avec une pureté extraordinaire sur le ciel, tandis qu'une grande nuit sortait peu à peu du pied de ces monts, et s'élevait vers leur cime.

J'entendais la voix du rossignol et le cri de l'aigle ; je voyais les aliziers fleuris dans la vallée et les neiges sur la montagne : un château, ouvrage des Carthaginois, selon la tradition populaire, montrait ses débris sur la pointe d'un roc. Tout ce qui vient de l'homme dans ces lieux est chétif et fragile ; des parcs de brebis formés de joncs entrelacés, des maisons de terre bâties en deux jours : comme si le chevrier de la Savoie, à l'aspect des masses éternelles qui l'environnent, n'avait pas cru devoir se fatiguer pour les besoins passagers de sa courte vie ! comme si la tour d'Annibal en ruine l'eût averti du peu de durée et de la vanité des monuments !

Je ne pouvais cependant m'empêcher, en considérant ce désert, d'admirer avec effroi la haine d'un homme, plus puissante que tous les obstacles, d'un homme qui du détroit de Cadix s'était frayé une route à travers les Pyrénées et les Alpes pour venir chercher les Romains. Que les récits de l'antiquité ne nous indiquent pas l'endroit précis du passage d'Annibal, peu importe ; il est certain que ce grand capitaine a franchi ces monts alors sans chemins, plus sauvages encore par leurs habitants que par

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leurs torrents, leurs rochers et leurs forêts. On dit que je comprendrai mieux à Rome cette haine terrible que ne purent assouvir les batailles de la Trébie, de Trasimène et de Cannes : on m'assure qu aux bains de Caracalla, les murs, jusqu à hauteur d hom-. me, sont percés de coups de pique. Est-ce le Germain, le Gaulois, le Cantabre, le Goth, le Vandale, le Lombard, qui s'est acharné contre ces murs ? La vengeance de l'espèce humaine devait peser sur ce peuple libre qui ne pouvait bâtir sa grandeur qu avec l'esclavage et le sang du reste du monde.

Je partis à la pointe du jour de Saint-André, et j arrivai vers les deux heures après-midi à Lans-Le-Bourg, au pied du mont Cenis. En entrant dans le village, je vis un paysan qui tenait un aiglon par les pieds, tandis qu'une troupe impitoyable frappait le jeune roi, insultait à la faiblesse de l'âge et à la majesté tombée : le père et la mère du noble orphelin avaient été tués. On me proposa de me le vendre, mais il mourut des mauvais traitements qu'on lui avait fait subir avant que je le pusse délivrer. N'est-ce pas la le petit Louis XVII, son père et sa mère?

Ici on commence â gravir le mont Cenis ('\ et l'on quitte la petite rivière d'Arche qui vous a conduit au pied de la montagne : de I autre côté du

(I) On travaillait à la route; elle n'était pat achevée, et l'on le faÏMlt encore ramauer.

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mont Cenis, la Doria vous ouvre l'entrée de l'Italie. J*ai eu souvent occasion d'observer cette utilité des fleuves dans mes voyages. Non seulement ils sont eux-mêmes des grands chemins qui marchent, comme les appelle Pascal, mais ils tracent encore le chemin aux hommes et leur facilitent le passage des montagnes. C'est en côtoyant leurs rives que les nations se sont trouvées ; les premiers habitants de la terre pénétrèrent, à Taide de leurs cours, dans les solitudes du monde. Les Grecs et les Romains offraient des sacrifices aux fleuves ; la Fable faisait les fleuves enfants de Neptune, parce qu'ils sont formés des vapeurs de l'Océan et qu'ils mènent à la découverte des lacs et des mers ; fils voyageurs, ils retournent au sein et au tombeau paternels.

Le mont Cenis du côté de la France n'a rien de remarquable. Le lac du plateau ne m'a paru qu'un petit étang. Je fus désagréablement frappé au commencent de la descente vers la Novalaise ; je m'attendais, je ne sais pourquoi, à découvrir les plaines de l'Italie : je ne vis qu'un gouffre noir et profond, qu'un chaos de torrents et de précipices.

En général les Alpes, quoique plus élevées que les montagnes de l'Amérique septentrionale, ne m'ont pas paru avoir ce caractère original, cette virginité de site que l'on remarque dans les Apa-iaches, ou même dans les hautes terres du Canada :

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la hutte d'un Siminole sous un magnolia, ou d'un Chipowois sous un pin, a tout un autre caractère que la cabane d'un Savoyard sous un noyer.

LETTRE DEUXIÈME A M. JOUBERT

Milan, lundi matin. 21 juin 1803.

Je vais toujours commencer ma lettre, mon cher ami, sans savoir quand j'aurai le temps de la finir.

Réparation complète à l'Italie. Vous aurez vu, par mon petit journal daté de Turin, que je n'avais pas été très flatté de la première vue. L effet des environs de Turin est beau, mais ils sentent encore la Gaule : on peut se croire en Normandie, aux montagnes près. Turin est une ville nouvelle, propre, régulière, fort ornée de palais, mais d un aspect un peu triste.

Mes jugements se sont rectifiés en traversant la Lombardie : l'effet ne se produit pourtant sur le voyeigeur qu'a la longue. Vous voyez d'abord un pays fort riche dans Tensemble, et vous dites : « C'est bien ; » mais quand vous venez à détailler les objets, l'enchantement arrive. Des prairies dont la verdure surpasse la fraîcheur et la finesse des gazons anglais se mêlent à des champs de maïs, de

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riz et de froment ; ceux-ci sont surmontés de vignes qui passent d'un échalas à l'autre, formant des guirlandes au-dessus des moissons ; le tout est semé de mûriers, de noyers, d'ormeaux, de saules, de peupliers, et arrosé de rivières et de canaux. Dispersés sur ces terrains, des paysans et des paysannes, les pieds nus, un grand chapeau de paille sur la tête, fauchent les prairies, coupent les céréales, chantent, conduisent des attelages de bœufs, ou font remonter et descendre des barques sur les courants d'eau. Cette scène se prolonge pendant quarante lieues, en augmentant toujours de richesse jusqu'à Milan, centre du tableau. A droite on aperçoit l'Apennin, à gauche les Alpes.

On voyage très vite : les chemins sont excellents ; les auberges, supérieures à celles de France, valent presque celles de l'Angleterre. Je commence à croire que cette France si policée est un peu barbare (J).

(I) Il faut se reporter à l'époque où cette lettre a été écrite (1803). S'il était si commode de voyager alors dans l'Italie, qui n'étoit qu'un camp de la France, combien aujourd'hui, dans la plus profonde paix, lorsqu'une multitude de nouveaux chemins ont été ouverts, n'est-il pas plus facile encore de parcourir ce beau pays ! Nous y sommes appelés par tous les vœux. Le Français est un singulier ennemi : on le trouve d'abord insolent, un peu trop gai, un peu trop actif, trop remuant ; il n est pas li^us tôt parti qu'on le regrette. Le soldat français se mêle aux travaux de l'hôte chez lequel il est logé ; sa bonne humeur donne la vie et le mouvement à tout ; on s'accoutume à le regarder comme un conscrit de la fa-

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Je ne m'étonne plus du dédain que les Italiens ont conservé pour nous autres Transalpins, Visigoths, Gaulois, Germains, Scandinaves, Slaves, Anglo-Normands : notre ciel de plomb, nos villes enfumées, nos villages boueux, doivent leur faire horreur. Les villes et les villages ont ici une toute autre app>a-rence : les maisons sont grandes et d'une blancheur éclatante au dehors ; les rues sont larges et souvent traversées de ruisseaux d eau vive où les femmes lavent leur linge et baignent leurs enfants. Turin et Milan ont la régularité, la propreté, les trottoirs de Londres et l'architecture des plus beaux quartiers de Paris : il y a même des raffinements particuliers ; au milieu des rues, afin que le mouvement de la voiture soit plus doux, on a placé deux rangs de pierres plates sur lesquelles roulent les deux roues : on évite ainsi les inégalités du pavé.

La température est charmante ; encore me dit-on que je ne trouverai le ciel de l'Italie qu au delà de l'Apennin : la grandeur et l'élévation des appartements empêche de souffrir de la chaleur.

23 juin.

J'ai vu le général Murât : il m'a reçu avec empressement et obligeance ; je lui ai remis la lettre de

mille. Quant aux chemint et aux auberges de Fianœ, c'est bien p«« auioard'hui qu'en 1803. Nous soinines sous ce lappott. l'EUpacne exceptée, au-dessous de tous les peuples de l'Europe.

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l'excellente Madame Bacciochi. J'ai passé ma journée avec des aides de camp et de jeunes militaires ; on ne peut être plus courtois : l'armée française est toujours la même ; l'honneur est là tout entier.

J'ai dîné en grand gala chez M. de Melzi : il s'agissait d'une fête donnée à l'occasion du baptême de l'enfant du général Murât. M. de Melzi a connu mon malheureux frère : nous en avons parlé longtemps. Le vice-président a des manières fort nobles ; sa maison est celle d'un prince, et d'un prince qui l'aurait toujours été. Il m'a traité poliment et froidement, et m'a tout juste trouvé dans des dispositions pareilles aux siennes.

Je ne vous parle point, mon cher ami, des monuments de Milan, et surtout de la cathédrale qu'on achève ; le gothique, même le marbre, me semble jurer avec le soleil et les mœurs de l'Italie. Je pars à l'instant ; je vous écrirai de Florence (1 ) et de Rome.

LETTRE TROISIÈME A M. JOUBERT

l^ome, 27 juin au soir, en arrivant, 1803.

M'y voilà enfin ! toute ma froideur s est évanouie. Je suis accablé, persécuté par ce que j'ai vu ; j'ai vu, je crois, ce que personne n'a vu, ce qu'aucun

(I) Les lettres écrites de Florence ne se sont pas retrouvée».

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VOYAGE E-N ITAUE

voyeigeur n'a peint : les sots ! les âmes glacées ! les barbares ! Qyand ils viennent ici. n'ont-ils pas traversé la Toscane, jardin anglais au milieu duquel il y a un temple, c est-a-dire Florence? n ont-ils pas passé en caravane, avec les aigles et les sangliers, les solitudes de cette seconde Italie appelée l'Etat romain? Pourquoi ces créatures voyagent-elles ? Arrivé comme le soleil se couchait, j ai trouve toute la population allant se promener dans l'Arabie déserte a la porte de Rome : quelle ville ! quels souvenirs !

28 Jutt. «M» Aorms dm mit.

] ai couru tout ce jour, veille de la fête de saint Pierre. J'ai déjà vu le Colisée, le Panthéon, la colonne Trajane, le château Saint-Ange, Saint-Pierre; que sais-je ! j'ai vu l'illumination et le feu d'artifice qui annoncent p>our demain la grande cérémonie consacrée au prince des apôtres : tandis qu'on prétendait me faire adnurer un feu placé au haut du Vatican, je regardais l'effet de la lune sur le Tibre ; sur ces maisons romaines, sur ces ruines qui pendent ici de toutes parts.

29 imàm.

Je sors de lofice à Saint-Pierre. Le pape a une figure admirable : pâle, triste, religieux, toutes les tribulations de l'Elglise sont sur son front. La ceré-

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VOYAGE EN ITAUE

monie était superbe ; dans quelques moments surtout elle était étonnante ; mais chant médiocre, église déserte ; point de peuple.

3 Juillet 1803.

Je ne sais si tous ces bouts de ligne finiront par faire une lettre. Je serais honteux, mon cher ami, de vous dire si peu de chose, si je ne voulais, avant d'essayer de peindre les objets, y voir un pe« plus clair. Malheureusement j'entrevois déjà que la seconde Rome tombe à son tour : tout finit.

Sa Sainteté m'a reçu hier ; elle m'a fait asseoir auprès d'elle de la manière la plus affectueuse. Elle m'a montré obligeamment qu'elle lisait le Génie du Christianisme, dont elle avait un volume ouvert sur sa table. On ne peut voir un meilleur homme, un plus digne prélat et un prince plus simple : ne me prenez pas pour Madame de Sévigné. Le secrétaire d'Etat, le cardinal Gonsalvi, est un homme d'un esprit fin et d'un caractère modéré. Adieu ! Il faut pourtant mettre tous ces petits papiers à la poste.

TIVOLI ET LA VILLA ADRIANA

10 décembre. 1803.

Je suis peut-être le premier étranger qui ait fait la course de Tivoli dans une disposition dame qu'on

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ne porte guère en voyage. Me voilà seul arrivé à sept heures du soir : le 10 décembre, à l'auberge du Temple de la Sibylle. J'occupe une petite chambre à l'extrémité de l'auberge, en face de la cascade, que j'entends mugir. J'ai essayé d'y jeter un regard ; je n'ai découvert dans la profondeur de l'obscurité que quelques lueurs blanches produites par le mouvement des eaux. Il m'a semblé apercevoir au lom une enceinte formée d'arbres et de maisons, et autour de cette enceinte un cercle de montagnes. Je ne sais ce que le jour changera demain à ce paysage de nuit.

Le lieu est propre à la reflexion et a la rêverie : je remonte dans ma vie passée ; je sens le poids du présent, et je cherche à pénétrer mon avenir. Où serais-je, que ferais-je, et que serais-je dans vingt ans d'ici? Toutes les fois que l'on descend en soi-même, à tous les vagues projets que l'on forme, on trouve un obstacle invmcible, une incertitude causée par une certitude : cet obstacle, cette certitude est la mort, cette terrible mort qui arrête tout, qui vous frappe vous ou les autres.

Est-ce un ami que vous avez perdu ? En vain avez-vous mille choses à lui dire : malheureux, isole, errant sur la terre, ne pouvant confier vos peines ou vos plaisirs à personne, vous appelez votre ami et il ne viendra plus soulager vos maux, partager vos

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joies ; il ne vous dira plus : « Vous avez eu tort, vous avez eu raison d'agir ainsi. /> Maintenant il vous faut marcher seul. Devenez riche, puissant, célèbre, que ferez-vous de ces prospérités sans votre ami? Une chose a tout détruit, la mort. Flots qui vous précipitez dans cette nuit profonde où je vous entends gronder, disparaissez-vous plus vite que les jours de l'homme, ou pouvez-vous me dire ce que c'est que l'homme, vous qui avez vu passer tant de générations sur ces bords ?

Ce / / décembre.

Aussitôt que le jour a paru, j'ai ouvert mes fenêtres. Ma première vue de Tivoli dans les ténèbres était assez exacte ; mais la cascade m'a paru petite, et les arbres que j'avais cru apercevoir n'existaient point. Un amas de vilaines maisons s'élevait de l'autre côté de la rivière ; le tout était enclos de montagnes dépouillées. Une vive aurore derrière ces montagnes, le temple de Vesta, à quatre pas de moi, dominant la grotte de Neptune, m'ont consolé. Immédiatement au-dessus de la chute, un troupeau de boeufs, d'ânes et de chevaux s'est rangé le long d'un banc de sable : toutes ces bêtes se sont avancées d'un pas dans le Taverone, ont baissé le cou et ont bu lentement au courant de l'eau qui passait comme un éclair devant elles pour se précipiter. Un paysan

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sabin, vêtu d'une peau de chèvre et portant une espèce de chiamyde roulée au bras gauche, s'est appuyé sur un bâton et a regardé boire son troupeau, scène qui contrastait par son immobiHté et son silence avec le mouvement et le bruit des flots.

Mon déjeuner fini, on m*a amené un guide, et je suis allé me placer avec lui sur le pont de la cascade : j'avais vu la cataracte du Niagara. Du pont de la cascade nous sommes descendus à la grotte de Neptune, ainsi nommée, je crois, par Vernet. L'Anio, après sa première chute sous le pont, s'engouffre parmi des roches et reparaît dans cette grotte de Neptune, pour aller faire une seconde chute à la grotte des Sirènes.

Le bassin de la grotte de Neptune a la forme d'une coupe : j'y ai vu boire des colombes. Un colombier creusé dans le roc, et ressemblant à l'aire d'un aigle plutôt qu'à l'abri d'un pigeon, présente a ces pauvres oiseaux une hospitalité trompeuse ; ils se croient en sûreté dans ce lieu en apparence inaccessible ; ils y font leur nid ; mais une route secrète y mène : pendant les ténèbres, un ravisseur enlève les petits qui dormaient sans crainte au bruit des eaux sous l'aile de leur mère : Observons nido implumes detraxit.

De la grotte de Neptune remontant à Tivoli, et sortant par la porte Angelo ou de l'Abruzze, mon

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cicérone m*a conduit dans le pays des Sabins, pu-bemque sabellum. J'ai marché à l'aval de TAnio jusqu'à un champ d'oliviers, où s'ouvre une vue pittoresque sur cette célèbre solitude. On aperçoit à la fois le temple de Vesta, les grottes de Neptune et des Sirènes, et les cascatelles qui sortent d'un des portiques de la villa de Mécène. Une vapeur bleuâtre répandue à travers le paysage en adoucissait les plans.

On a une grande idée de l'architecture romaine lorsqu'on songe que ces masses bâties depuis tant de siècles ont passé du service des hommes à celui des éléments, qu'elles soutiennent aujourd'hui le poids et le mouvement des eaux, et sont devenues les inébranlables rochers de ces tumultueuses cascades.

Ma promenade a duré six heures. Je suis entré, en revenant à mon auberge, dans une cour délabrée, aux murs de laquelle sont appliquées des pierres sépulcrales chargées d'inscriptions mutilées. Qye peut-il y avoir de plus vain? Je lis sur une pierre les regrets qu'un vivant donnait à un mort ; ce vivant est mort à son tour, et après deux mille ans je viens, moi barbare des Gaules, parmi les ruines de Rome, étudier ces épitaphes dans une retraite abandonnée, moi indifférent à celui qui pleura comme à celui qui fut pleuré, moi qui demain m'éloignerai pour jamais de ces lieux, et qui disparaîtrai bientôt de la terre.

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Tous ces poètes de Rome qui passèrent à Tibur se plurent à retracer la rapidité de nos jours : Carpe Jiem, disait Horace ; Te spedem suprema mihi cum venerit hora, disait Tibulle ; Virgile peignait cette dernière heure : Invalidasque tibi tendens, heu ! non tua, palmas. Qyi n*a perdu quelque objet de son affection ? Qyi n*a vu se lever vers lui des bras défaillants ? Un ami mourant a souvent voulu que son ami lui prit la main pour le retenir dans la vie, tandis qu'il se sentait entraîné par la mort. Heu ! non tua ! Ce vers de Virgile est admirable de tendresse et de douleur. Malheur à qui naime pas les poètes ! Je dirais presque d'eux ce que dit Shakes-peare des hommes insensibles à l'harmonie.

Je retrouvai en rentrant chez moi la solitude que j'avais laissée au dehors. La petite terrasse de l'auberge conduit au temple de Vesta. Les peintres connaissent cette couleur des siècles que le temps applique aux vieux monuments, et qui varie selon les climats : elle se retrouve au temple de Vesta. On fait le tour du petit édifice entre le péristyle et la cella en une soixantaine de pas. Le véritable temple de la Sibylle contraste avec celui-ci par la forme carrée et le style sévère de son ordre d'architecture. Lorsque la chute de l'Anio était placée un peu plus à droite, comme on le suppose, le temple devait être immédiatement suspendu sur la cascade : le lieu était

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propre à Tinspiration de la prêtresse et à l'émotion religieuse de la foule.

J*ai jeté un dernier regard sur les montagnes du nord que les brouillards du soir couvraient d'un rideau blanc^ sur la vallée du midi, sur l'ensemble du paysage, et je suis retourné à ma chambre solitaire. A une heure du matin, le vent soufflant avec violence, je me suis levé, et j'ai passé le reste de la nuit sur la terrasse. Le ciel était chargé de nuages, la tempête mêlait ses gémissements, dans les colonnes du temple, au bruit de la cascade : on eût cru entendre des voix tristes sortir des soupiraux de l'antre de la Sibylle. La vapeur de la chute de l'eau remontait vers moi du fond du gouffre comme une ombre blanche : c'était une véritable apparition. Je me croyais transporté au bord des grèves ou dans les bruyères de mon Armorique, au milieu d'une nuit d'automne ; les souvenirs du toit paternel effaçaient pour moi ceux des foyers de César : chaque homme porte en lui un monde composé de tout ce qu'il a vu et aimé, et où il rentre sans cesse, alors même qu'il parcourt et semble habiter un monde étranger.

Dans quelques heures je vais aller visiter la villa Adriana.

12 décembre.

La grande entrée de la villa Adriana était a THippodrome, sur l'ancienne voie Tiburtine, à très

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peu de distance du tombeau des Plautius. Il ne reste aucun vestige d'antiquités dans l'Hippodrome, converti en champs de vignes.

En sortant d'un chemin de traverse fort étroit, une allée de cyprès, coupée par la cime, m*a conduit" à une méchante ferme, dont l'escalier croulant était rempli de morceaux de porphyre, de vert antique, de granit, de rosaces de marbre blanc et de divers ornements d'architecture. Derrière cette ferme se trouve le théâtre romain, assez bien conservé : c'est un demi-cercle composé de trois rangs de sièges. Ce demi-cercle est fermé par un mur en ligne droite qui lui sert comme de diamètre ; l'orchestre et le théâtre faisaient face à la loge de l'empereur.

Le fils de la fermière, petit garçon presque tout nu, âgé d'environ douze ans, m'a montré sa loge et les chambres des acteurs. Sous les gradins destinés aux spectateurs, dans un endroit où l'on dépose les instruments de labourage, j'ai vu le torse d'un Hercule colossal, parmi des socs, des herses et des râteaux : les empires naissent de la charrue et disparaissent sous la charrue.

L intérieur du théâtre sert de basse-cour et de jardin â la ferme ; il est planté de pruniers et de poiriers. Le puits que l'on a creusé au milieu est accompagné de deux piliers qui portent les seaux ; un de ces piliers est composé de boue séchée et de pierres

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entassées au hasard, l'autre est fait d'un beau tronçon de colonne cannelée ; mais pour dérober la magnificence de ce second pilier, et le rapprocher de la rusticité du premier, la nature a jeté dessus un manteau de lierre. Un troupeau de porcs noirs fouillait et bouleversait le gazon qui recouvre les gradins du théâtre ; pour ébranler les sièges des maîtres de la terre, la Providence n'avait eu besoin que de faire croître quelques racines de fenouil entre les jointures de ces sièges et de livrer l'ancienne enceinte de Télégance romaine aux immondes animaux du fidèle Eumée.

Du théâtre, en montant par l'escalier de la ferme, je suis arrivé à la Palesirme, semée de plusieurs débris. La voûte d'une salle conserve des ornements d'un dessin exquis.

Là commence le vallon appelé par Adrien la Uallée de Tempe. J'ai vu à Stowe, en Angleterre, la répétition de cette fantaisie impériale ; mais Adrien avoit taillé son jardin anglais en homme qui possédait le monde.

Au bout d'un petit bois d'ormes et de chênes verts, on aperçoit des ruines qui se prolongent le long de la vallée de Tempe ; doubles et triples portiques, qui servaient à soutenir les terrasses des fabriques d'Adrien. La vallée continue. à s'étendre à perte de vue vers le midi ; le fond en est planté de

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roseaux, d'oliviers et de cyprès. La colline occidentale du vallon, figurant la chaine de l'Olympe, est décorée par la masse du Palais, de la Bibliothèque, des Hospices, des temples d*Hercule et de Jupiter, et par les longues arcades festonnées de lierre qui portaient ces édifices. Une colline parallèle, mais moins haute, borde la vallée à l'orient ; derrière cette colline s'élèvent en amphithéâtre les montagnes de Tivoli, qui devaient représenter VOssa.

Dans un champ d'oliviers, un coin du mur de la villa de Brutus fait le pendant des débris de la villa de César. La liberté dort en paix avec le despotisme : le poignard de l'une et la hache de l'autre ne sont plus que des fers rouilles ensevelis sous les mêmes décombres.

De l'immense bâtiment qui, selon la tradition était consacré à recevoir les étrangers, on parvient, en traversant des salles ouvertes de toutes parts, à l'emplacement de la Bibliothèque. Là commence un dédale de ruines entrecoupées de jeunes taillis, de bouquets de pins, de champs d'oliviers, de plantations diverses qui charment les yeux et attristent le cœur.

Un fragment détaché tout à coup de la voûte de la Bibliothèque a roulé à mes pieds, comme je passais : un peu de poussière s'est élevée, quelques plantes ont été déchirées et entraînées dans sa chute.

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Les plantes renaîtront demain ; le bruit et la poussière se sont dissipés à l'instant : voilà ce nouveau débris couché pour des siècles auprès de ceux qui paraissaient l'attendre. Les empires se plongent de la sorte dans l'éternité, où ils gisent silencieux. Les hommes ne ressemblent pas mal aussi à ces ruines qui viennent tour à tour joncher la terre : la seule différence qu'il y ait entre eux, comme entre ces ruines, c'est que les uns se précipitent devant quelques spectateurs, et que les autres tombent sans témoins.

J'ai passé de la Bibliothèque au cirque du Lycée : on venait d'y couper des broussailles pour faire du feu. Ce cirque est appuyé contre le temple des Stoïciens. Dans le passage qui mène à ce temple, en jetant les yeux derrière moi, j'ai aperçu les hauts murs lézardés de la Bibliothèque, lesquels dominaient les murs moins élevés du Cirque. Les premiers, à demi cachés dans des cimes d'oliviers sauvages, étaient eux-mêmes dominés d'un énorme pin à parasol, et au-dessus de ce pin s'élevait le dernier pic du mont Calva, coiffé d'un nuage. Jamais le ciel et la terre, les ouvrages de la nature et ceux des hommes ne se sont mieux mariés dans un tableau.

Le temple des Stoïciens est peu éloigné de la place d'Armes. Par l'ouverture d'un portique, on découvre, comme dans un optique, au bout d'une avenue d'oliviers et de cyprès, la montagne de Pa-

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lomba, couronnée du premier village de la Sabine. A gauche du Pœcile, et sous le Pœcile même, on descend dans les Cento-Cellœ des gardes prétoriennes : ce sont des loges voûtées de huit pieds à peu près en carré, à deux, trois et quatre étages, n'ayant aucune communication entre elles, et recevant le jour par la porte. Un fossé règne le long de ces cellules militaires, où il est probable qu'on entrait au moyen d'un pont mobile. Lorsque les cent ponts étaient abaissés, que les prétoriens passaient et repassaient sur ces ponts, cela devait offrir un spectacle singulier, au milieu des jardins de l'empereur philosophe qui mit un dieu de plus dans l'olympe. Le laboureur du patrimoine de saint Pierre fait aujourd'hui sécher sa moisson dans la caserne du légionnaire romain. Qyand le peuple-roi et ses maîtres élevaient tant de monuments fastueux, ils ne se doutaient guère qu'ils bâtissaient les caves et les greniers d'un che-vrier de la Sabine et d'un fermier d'Albano.

Après avoir parcouru une partie des Cento-Cellœ, j'ai mis un assez long temps à me rendre dans la partie du jardin dépendante des Thermes des Femmes : là, j'ai été surpris par la pluie.

Je me suis souvent fait deux questions au milieu des ruines romaines : les maisons des particuliers étaient composées d'une multitude de portiques, de chambres voûtées, de chapelles, de salles, de galeries

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souterraines, de passages obscurs et secrets : à quoi pouvait servir tant de logement pour un seul maître ? Les offices des esclaves, des hôtes, des clients, étaient presque toujours construites à part.

Pour résoudre cette première question, je me figure le citoyen romain dans sa maison comme une espèce de religieux qui s'était bâti des cloîtres. Cette vie intérieure, indiquée par la seule forme des habitations, ne serait-elle point une des causes de ce calme qu'on remarque dans les écrits des anciens? Cicéron retrouvait dans les longues galeries de ses habitations, dans les temples domestiques qui y étaient cachés, la paix qu'il avait perdue au commerce des hommes. Le jour même que l'on recevait dans ces demeures semblait porter à la quiétude. Il descendait presque toujours de la voûte ou des fenêtres percées très haut ; cette lumière perpendiculaire, si égale et si tranquille, avec laquelle nous éclairons nos salons de peinture, servait si j'ose m'exprimer ainsi, servait au Romain à contempler le tableau de sa vie. Nous, il nous faut des fenêtres sur des rues, sur des marchés et des carrefours. Tout ce qui s'agite et fait du bruit nous plaît ; le recueillement, la gravité, le silence, nous ennuient.

La seconde question que je me fais est celle-ci : Pourquoi tant de monuments consacrés aux mêmes usages ? on voit incessamment des salles pour de«

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bibliothèques, et il y avait peu de livres chez les anciens. On rencontre à chaque pas des thermes : les thermes de Néron, de Titus, de Caracalla, de Dioclétien, etc. Qyand Rome eût été trois fois plus peuplée qu'elle ne Ta jamais été, la dixième partie de ces bains aurait sufË aux besoins publics.

Je me réponds qu'il est probable que ces monuments furent dès l'époque de leur érection de véritables ruines et des lieux délaissés. Un empereur renversait ou dépouillait les ouvrages de son devancier, afin d'entreprendre lui-même d'autres édifices, que son successeur se hâtait à son tour d'abandonner. Le sang et les sueurs des peuples furent employés aux inutiles travaux de la vanité d'un homme, jusqu'au jour où les vengeurs du monde, sortis du fond de leurs forêts, vinrent planter l'humble étendard de la croix sur ces monuments de l'orgueil.

La pluie passée, j'ai visité le Stade, pris connaissance du temple de Diane, en face duquel s'élevait celui de Vénus, et j'ai pénétré dans les décombres du palais de l'empereur. Ce qu'il y a de mieux conservé dans cette destruction informe est une espèce de souterrain ou de citerne formant un carré, sous la cour même du palais. Les murs de ce souterrain étaient doubles : chacun des deux murs a deux pieds et demi d'épaisseur, et l'intervalle qui les sépare est de deux pouces.

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Sorti du palais, je l'ai laissé sur la gauche derrière moi, en m'avançant à droite vers la campagne romaine. A travers un champ de blé, semé sur des caveaux, j'ai abordé les thermes, connus encore sous le nom de chambres des philosophes ou de salles prétoriennes : c'est une des ruines les plus imposantes de toute la villa. La beauté, la hauteur, la hardiesse et la légèreté des voûtes, les divers enlacements des portiques qui se croisent, se coupent ou se suivent parallèlement, le paysage qui joue derrière ce grand morceau d'architecture, produisent un effet surprenant. La villa Adriana a fourni quelques restes précieux de peinture. Le peu d'arabesques que j'y ai vues est d'une grande sagesse de composition et d'un dessin aussi délicat que pur.

La Naumachie se trouve derrière les thermes, bassin creusé de main d'homme, où d'énormes tuyaux, qu'on voit encore, amenaient des fleuves. Ce bassin, maintenant à sec, était rempli d'eau, et l'on y figurait des batailles navales. On sait que dans ces fêtes un ou deux milliers d'hommes s'égorgea: jnt quelquefois pour divertir la populace romaine.

Autour de la Naumachie s'élevaient des terrasses destinées aux spectateurs : ces terrasses étaient appuyées par des portiques qui servaient de chantiers ou d'abris aux galères.

Un temple imité de celui de Sérapis en Egypte

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ornait cette scène. La moitié du grand dôme de ce temple est tombée. A la vue de ces piliers sombres, de ces cintres concentriques, de ces espèces d'entonnoirs où mugissait l'oracle, on sent qu'on n'habite plus l'Italie et la Grèce, que le génie d'un autre peuple a présidé à ce monument. Un vieux sanctuaire offre sur ses murs verdàtres et humides quelques traces du pinceau. Je ne sais quelle plainte errait dans l'édifice abandonné.

J'ai gagné de là le temple de Pluton et de Pro-serpine, vulgairement appelé V Entrée de F Enfer. Ce temple est maintenant la demeure d'un vigneron : je n'ai pu y pénétrer : le maître comme le Dieu n'y était pas. Au-dessous de l'Entrée de l'Enfer s'étend un vallon appelé le 'Vallon du Palais : on pourrait le prendre pour l'Elysée. En avançant vers le midi, et suivant un mur qui soutenait les terrasses attenantes au temple de Pluton, j'ai aperçu les dernières ruines de la villa, situées à plus d'une lieue de distance.

Revenu sur mes pas, j'ai voulu voir l'académie, formée d'un jardin, d'un temple d'Apollon et de divers bâtiments destinés aux philosophes. Un paysan m'a ouvert une porte pour passer dans le champ d'un autre propriétaire, et je me suis trouvé à l'Odéon et au théâtre grec : celui-ci est assez bien conservé quant à la forme. Quelque génie mélodieux était sans doute resté dans ce lieu consacré à l'harmonie, car

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j'y ai entendu siffler le merle le 12 décembre : une troupe d'enfants occupés à cueillir les olives faisait retentir de ses chants des échos qui peut-être avaient répété les vers de Sophocle et la musique deTimothée.

Là s'est achevée ma course, beaucoup plus longue qu'on ne la fait ordinairement : je devais cet hommage à un prince voyageur. On trouve plus loin le grand portique, dont il reste peu de chose ; plus loin encore, les débris de quelques bâtiments inconnus ; enfin, les Colle di San Stefano, où se termine la villa, portent les ruines du Prytanée.

Depuis l'Hippodrome jusqu'au Prytanée, la villa Adriana occupait les sites connus à présent sous le nom de Rocca Bruna, Palazza, Aqua Fera et les Colle di San Stefano.

Adrien fut un prince remarquable, mais non un des plus grands empereurs romains ; c'est pourtant un de ceux dont on se souvient le plus aujourd'hui. Il a laissé partout ses traces : une muraille célèbre dans la Grande-Bretagne, peut-être l'arène de Nîmes et le pont du Gard dans les Gaules, des temples en Egypte, des aqueducs à Troie, une nouvelle ville à Jérusalem et à Athènes, un pont où l'on passe encore, et une foule d'autres monuments à Rome, attestent le goût, l'activité et la puissance d'Adrien. Il était lui-même poète, peintre et architecte. Son siècle est celui de la restauration des arts.

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La destinée du Mole Adriani est singulière : les ornements de ce sépulcre servirent d'armes contre les Goths. La civilisation jeta des colonnes et des statues à la tête de la barbarie, ce qui n'empêcha pas celle-ci d'entrer. Le mausolée est devenu la forteresse des papes ; il s'est aussi converti en une prison : ce n'est pas mentir à sa destination primitive. Ces vastes édifices élevés sur les cendres des hommes n'agrandissent point les proportions du cercueil : les morts sont dans leur loge sépulcrale comme cette statue assise dans un temple trop petit d'Adrien ; s'ils voulaient se lever, ils se casseraient la tête contre la voûte.

Adrien, en arrivant au trône, dit tout haut à l'un de ses ennemis : '^ Vous voilà sauvé. » Le mot est magnanime. Mais on ne pardonne pas au génie comme on pardonne à la politique : le jaloux Adrien, en voyant le chefs-d'œuvre d'Apollodore, se dit tout bas : « Le voilà perdu ; >' et lartiste fut tué.

Je n'ai pas quitté la villa Adriana sans remplir d'abord mes poches de petits fragments de porphyre, d'albâtre, de vert antique, de morceaux de stuc peint et de mosaïque ; ensuite j'ai tout jeté.

Elles ne sont déjà plus pour moi, ces ruines, puisqu'il est probable que rien ne m'y ramènera. On meurt à chaque moment pour un temps, une chose, une personne qu'on ne reverra jamais : la vie est une mort successive. Beaucoup de voyageurs, mes de-

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vanciers ont écrit leur nom sur les marbres de la v///ûr Adriana ; ils ont espéré prolonger leur existence en attachant à des lieux célèbres un souvenir de leur passage. Tandis que je m'efforçais de lire un de ces noms, nouvellement crayonné et que je croyais recon-noître, un oiseau s'est envolé d'une touffe de lierre ; il a fait tomber quelques gouttes de la pluie passée ; le nom a disparu.

PROMENADE DANS ROME

I

AU CLAIR DE LUNE

Du haut de la Trinité du Mont, les clochers et les édifices lointains paraissent comme les ébauches effacées d'un peintre, ou comme des côtes inégales vues de la mer, du bord d'un vaisseau à l'ancre.

Ombre de Tobélisque : combien d'hommes ont regardé cette ombre en Egypte et à Rome ?

Trinité du Mont déserte : un chien aboyant dans cette retraite des Françias. Une petite lumière dans la chambre élevée de la villa Médicis.

Le Cours : calme et blancheur des bâtiments, profondeur des ombres transversales. Place Colonne : colonne Antonine à moitié éclairée.

Panthéon : sa beauté au clair de la lune.

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Colisée : sa grandeur et son silence à cette même clarté.

Saint-Pierre : effet de la lune sur son dôme, sur le Vatican, sur l'obélisque, sur les deux fontaines, sur la colonnade circulaire.

Une jeune femme me demande l'aumône : sa tête est enveloppée dans son jupon relevé ; la pove-rina ressemble à une madone : elle a bien choisi le temps et le lieu. Si j'étais Raphaël, je ferais un tableau. Le Romain demande parce qu'il meurt de faim ; il n'importune pas si on le refuse ; comme ses ancêtres, il ne fait rien pour vivre : il faut que son sénat ou son prince le nourrisse.

Rome sommeille au milieu de ses ruines. Cet astre de la nuit, ce globe que l'on suppose un monde fini et dépeuplé, promène ses pâles solitudes au-dessus des solitudes de Rome ; il éclaire des rues sans habitants, des enclos, des places, des jardins où il ne passe personne, des monastères où l'on n'entend plus la voix des cénobites, des cloîtres qui sont aussi déserts que les portiques du Colisée.

Qye se passait-il y a dix-huit siècles à pareille heure et aux mêmes lieux? Non seulement l'ancienne Italie n'est plus, mais l'Italie du moyen âge a disparu. Toutefois la trace de ces deux Italies est encore bien marquée à Rome : si la Rome moderne montre son Saint-Pierre et tous ses chefs-d'œuvre, la Rome

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ancienne lui oppose son Panthéon et tous ses débris ; si Tune fait descendre du Capitole ses consuls et ses empereurs, l'autre amène du Vaticjin la longue suite de ses pontifes. Le Tibre sépare les deux gloires : assises dans la même poussière, Rome païenne s'enfonce de plus en plus dans ses tombeaux, et Rome chrétienne redescend peu à peu dans les catacombes d'où elle est sortie.

J'ai dans la tête le sujet d'une vingtaine de lettres sur l'Italie, qui peut-être se feraient lire, si je parvenais à rendre mes idées telles que je les conçois : mais les jours s'en vont, et le repos me manque. Je me sens comme un voyageur qui forcé de partir demain a envoyé devant lui ses bagages. Les bagages de l'homme sont ses illusions et ses années ; il en remet à chaque minute une partie à celui que l'Ecriture appelle un courrier rapide : le Temps ^'\

VOYAGE DE NAPLES

"Uerracine, 31 décembre.

Voici les personnages, les équipages, les choses et les objets que l'on rencontre pêle-mêle sur les

0) De cette vingtaine de lettres que j'avais dans la tête, je n'en ai éait qu'une seule. La lettie sui Rome à M. de Fontanes. Les divers ftag-nients qu'on vient de liie et qu'on va lire devaient former le texte des

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routes de Tltalie : des Anglais et des Russes, qui voyagent à grands frais, dans de bonnes berlines, avec tous les usages et les préjugés de leurs pays ; des familles italiennes qui passent dans de vieilles calèches pour se rendre économiquement aux vendanges; des moines à pied, tirant par la bride une mule rétive chargée de reliques ; des laboureurs conduisant des charrettes que traînent de grands bœufs, et qui portent une petite image de la Vierge élevée sur le timon au bout d'un bâton ; des paysannes voilées ou les cheveux bizarrement tressés, jupon court de couleur tranchante, corsets ouverts aux mamelles, et entrelacés avec des rubans, colliers et bracelets de coquillages ; des fourgons attelés de mulets, ornés de sonnettes, de plumes et d'étoffe rouge ; des bacs, des ponts et des moulins ; des troupeaux d'ânes, de chèvres, de moutons ; des voiturins, des courriers, la tête enveloppée d'un réseau comme les Espagnols ; des enfants tout nus ; des pèlerins, des mendiants, des pénitents blancs ou noirs ; des militaires cahotés dans de méchantes carrioles ; des escouades de gendarmerie : des vieillards mêlés à des femmes. L'air de bienveillance est grand, mais grand est aussi l'air de curiosité ; on se suit des yeux tant qu'on peut se

autres lettres ; mais j'ai achevé de décrire Rome et Naples dans le quatrième et dans ie cinquième livre des Martyjra. Il ne manque donc k tout ce que ie voulais dire sur l'Italie que la partie historique et politique.

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voir, comme si on voulait se parler, et l'on ne se dit mot.

Dix heure* du soir.

J*ai ouvert ma fenêtre : les flots venaient expirer au pied des murs de Tauberge. Je ne revois jamais la mer sans un mouvement de joie et presque de tendresse.

Çaete, 1^' janvier 1804.

Encore une année écoulée !

En sortant de Fondi j'ai salué le premier verger d'orangers : ces beaux arbres étaient aussi chargés de fruits mûrs que pourraient l'être les pommiers les plus féconds de la Normandie. Je trace ce peu de mots à Gaète, sur un balcon, à quatre heures du soir, par un soleil superbe, ayant en vue la pleine mer. Ici mourut Cicéron, dans cette patrie, comme il le dit lui-même, qu'il avait sauvée : Moriar in patria sœpe servata. Cicéron fut tué par un homme qu'il avait jadis défendu ; ingratitude dont l'histoire fourmille. Antoine reçut au Forum la tête et les mains de Cicéron ; il donna une couronne d'or et 200,000 livres à l'assassin ; ce n'était pas le prix de la chose : la tête fut clouée à la tribune publique entre les deux mains de l'orateur. Sous Néron on louait beaucoup Cicéron ; on n'en parla pas sous

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Auguste. Du temps de Néron le crime s'était perfectionné ; les vieux assassinats du divin Auguste étaient des vétilles, des essais, presque de l'innocence au milieu des forfaits nouveaux. D'ailleurs on était déjà loin de la liberté ; on ne savait plus ce que c'était ; les esclaves qui assistaient aux jeux du cirque allaient-ils prendre feu pour les rêveries des Caton et des Brutus ? Les rhéteurs pouvaient donc, en toute sûreté de servitude, louer le paysan d'Arpinum. Néron lui-même aurait été homme à débiter des harangues sur l'excellence de la liberté ; et si le peuple romain se fût endormi pendant ces harangues, comme il est à croire, son maître, selon la coutume, l'eût fait réveiller à coups de bâton pour le forcer d'applaudir.

(Nlaples, 2 janoier.

Le duc d'Anjou, roi de Naples, frère de saint Louis, fit mettre à mort Conradin, légitime héritier de la couronne de Sicile. Conradin sur l'échafaud jeta son gant dans la foule : qui le releva ? Louis XVI, descendant de saint Louis.

Le royaume des Deux-Siciles est quelque chose d'à part en Italie : grec sous les anciens Romains, il a été sarrasin, normand, allemand, français, espagnol, au temps des Romains nouveaux.

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L'Italie du moyen âge était l'Italie des deux grandes factions guelfe et gibeline, l'Italie des rivalités républicaines et des petites tyrannies ; on n'y entendait parler que de crimes et de liberté ; tout s'y faisait à la pointe du poignard. Les aventures de cette Italie tenaient du roman : qui ne sait Ugolin, Françoise de Rimini, Roméo et Juliette, Othello ? Les doges de Gênes et de Venise, les princes de Vérone, de Ferrare et de Milan, les guerriers, les navigateurs, les écrivains, les artistes, les marchands de cette Italie, étaient des hommes de génie : Gri-maldi, Fregose, Adorni, Dandolo, Marin Zeno, Morosini, Gradenigo, Scaligieri, Visconti, Doria, Trivulce, Spinola, Zeno, Pisani, Christophe Colomb, Améric Vespuce, Gabato, le Dante, Pétrarque, Boccace, Arioste, Machiavel, Cardan, Pomponace, Achellini, Erasme, Politien, Michel-Ange, Pérugin, Raphaël, Jules Romain, Dominiquin, Titien, Cara-gio, les Médicis ; mais, dans tout cela, pas un chevalier, rien de l'Europe treinsalpine.

A Naples, au contraire, la chevalerie se mêle au caractère italien, et les prouesses aux émeutes populaires ; Tancrède et le Tasse, Jeanne de Naples et le bon roi René, qui ne régna point, les Vêpres Siciliennes, Mazaniel et le dernier duc de Guise, voilà les Deux-Siciles. Le souffle de la Grèce vient aussi expirer à Naples ; Athènes a poussé ses frontières

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jusqu à Pœstum ; ses temples et ses tombeaux forment une ligne au dernier horizon d'un ciel enchanté.

Je n'ai point été frappé de Naples en arrivant : depuis Capoue et ses délices jusque ici le pays est fertile, mais peu pittoresque. On entre dans Naples. presque sans la voir, par un chemin assez creux ^'^.

3 Janvier 1804.

Visité le Musée.

Statue d'Hercule dont il y a des copies peurtout : Hercule en repos appuyé sur un tronc d'arbre ; légèreté de la massue. Vénus : beauté des formes ; draperies mouillées. Buste de Scipion l'Africain.

Pourquoi la sculpture antique est-elle supérieure (2) à la sculpture moderne, tandis que la peinture moderne est vraisemblablement supérieure, ou du moins égale à la pemture antique ?

Pour la sculpture, je réponds :

Les habitudes et les mœurs des anciens étaient

(1) On peut, si l'on veut, ne plus suivre l'ancienne route. Sous la dernière domination française, une autre entrée a été ouverte, et l'on a tracé un beau chemin autour de la colline de Pausilippe.

(2) Cette assertion, généralement vraie, admet pourtant d'assez nombreuse» exceptioiu. La statuaire antique n'a rien qui surpasse les cariatides du Louvre, de Jean Goujon. Nous avons tous les iouis sous les yeux ces chefs-d'œuvre, et nous ne les regardons pas. L'Apollon a été beaucoup trop vanté : les métopes du Parthénon offrent seuls la sculpture grecque dans sa perfection. Ce que j'ai dit des arts dans le Qenie du Christianisme est étriqué et souvent faux. A cette époque je n'avais vu ni l'Italie, ni la Grèce, ni l'Elgypte.

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plus graves que les nôtres, les passions moins turbulentes. Or, la sculpture, qui se refuse à rendre les petites nuances et les petits mouvements, s'accommodait mieux des poses tranquilles et de la physionomie sérieuse du Grec et du Romain.

De plus, les draperies antiques laissaient voir en partie le nu : ce nu était toujours ainsi sous les yeux des artistes, tandis qu'il n'est exposé qu'occasionnellement aux regards du sculpteur moderne : enfin les formes humaines étaient plus belles.

Pour la peinture, je dis :

La peinture admet beaucoup de mouvement dans les attitudes : conséquemment la matière, quand malheureusement elle est sensible, nuit moins aux grands effets du pinceau.

Les règles de la perspective, qui n'existent presque point pour la sculpture, sont mieux entendues des modernes qu'elles ne l'étaient des anciens. On connaît aujourd'hui un plus grand nombre de couleurs ; reste seulement à savoir si elles sont plus vives et plus pures.

Dans ma revue du Musée, j'ai admiré la mère de Raphaël, peinte par son fils : belle et simple, elle ressemble un peu à Raphaël lui-même, comme les Vierges de ce génie divin ressemblent à des anges.

Michel-Ange peint par lui-même.

Armide et Renaud : scène du miroir magique.

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POUZZOLES ET LA SOLFATARA

4 janvier.

A Pouzzoles, j'ai examiné le temple des Nymphes, la maison de Cicéron, celle qu'il appelait la T^uteo--lane, d'où il écrivit souvent à Atticus, et où il composa peut-être sa seconde Philippique. Cette Vf7/a était bâtie sur le plan de 1 Académie d'Athènes : embellie depuis par Vêtus, elle devint un palais sous l'empereur Adrien, qui y mourut en disant adieu à son âme.

Animula vagula, blandula, Hospes comesque corporis, etc.

Il voulut qu'on mît sur sa tombe qu'il avait été tué par les médecins :

Turba medicorum regem interfecit.

La science a fait des progrès-

A cette époque, tous les hommes de mérite étaient philosophes, quand ils n'étaient pas chrétiens.

Belle vue dont on jouissait du Portique : un petit verger occupe aujourd'hui la maison de Cicéron.

Temple de Neptune et tombeaux.

La Solfatare, champ de soufre. Bruit des fontaines d'eau bouillante ; bruit duTartare pour les poètes.

Vue du golfe de Naples en revenant : cap dessiné par la lumière du soleil couchant ; reflet de cette lu-

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mière sur le Vésuve et l'Apennin ; accord ou harmonie de ces feux et du ciel. Vapeur diaphane à fleur d*eau et à mi-montagne. Blancheur des voiles des barques rentrant au port. L'île de Caprée au loin. La montagne des Camaldules avec son couvent et son bouquet d'arbres au-dessus de Naples. Contraste de tout cela avec la Solfatare. Un Français habite sur l'île où se retira Brutus. Grotte d'Esculape. Tombeau de Virgile, d'où l'on découvre le berceau du Tasse.

LE VESUVE

5 janvier 1804.

Aujourd'hui 5 janvier, je suis parti de Naples à sept heures du matin ; me voilà à Portici. Le soleil est dégagé des nuages du levant, mais la tête du Vésuve est toujours dans le brouillard. Je fais marché avec un cicérone pour me conduire au cratère du volcan. 11 me fournit deux mules, une pour lui, une pour moi : nous partons.

Je commence à monter par un chemin assez large, entre deux champs de vignes appuyées sur des peupliers. Je m'avance droit au levant d*hiver. J'aperçois, un peu au-dessus des vapeurs descendues dans la moyenne région de l'air, la cime de quelques arbres : ce sont les ormeaux de l'ermitage. De pauvres habi-

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tations de vignerons se montrent à droite et a gauche, au milieu des riches ceps du Lacryma-Christi. Au reste, partout une terre brûlée, des vignes dépouillées entremêlées de pins en forme de parasol, quelques aloès dans les haies, d'innombrables pierres roulantes, pas un oiseau.

J'arrive au premier plateau de la montagne. Une plaine nue s'étend devant moi. J entrevois les deux têtes du Vésuve ; à gauche la Somma, à droite la boucle actuelle du volcan : ces deux têtes sont enveloppées de nuages pâles. Je m'avance. D'un côté la Somma s'abaisse ; de l'autre je commence à distinguer les ravines tracées dans le cône du volcan, que je vais bientôt gravir. La lave de 1766 et de 1769 couvre la plaine où je marche. C'est un désert enfumé où les laves, jetées comme des scories de forge, présentent sur un fond noir leur écume blanchâtre, tout à fait semblables à des mousses desséchées.

Suivant le chemin â gauche, et laissant à droite le cône du volcan, j'arrive au pied d'un coteau ou plutôt d'un mur formé de la lave qui a recouvert Herculanum. Cette espèce de muraille est plantée de vignes sur la lisière de la plaine, et son revers offre une vallée profonde occupée par un taillis. Le froid devient très piquant.

Je gravis cette colline pour me rendre à l'ermitage que l'on aperçoit de l'autre côté. Le ciel s'abaisse, les

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nuages volent sur la terre comme une fumée grisâtre, ou comme des cendres chassées par le vent. Je commence à entendre le murmure des ormeaux de l'ermitage.

L'ermite est sorti pour me recevoir. 11 a pris la bride de la mule, et j'ai mis pied à terre. Cet ermite est un grand homme de bonne mine et d'une physionomie ouverte. Il m'a fait entrer dans sa cellule ; il a dressé le couvert, et m'a servi un pain, des pommes et des œufs. Il s'est assis devant moi, les deux coudes appuyés sur la table, et a causé tranquillement tandis que je déjeunais. Les nuages s'étaient fermés de toutes parts autour de nous ; on ne pouvait distinguer aucun objet par la fenêtre de l'ermitage. On n'oyait dans ce gouffre de vapeurs que le sifflement du vent et le bruit lointain de la mer sur les côtes d'Hercu-lanum ; scène paisible de l ' hospitalité chrétienne, placée dans une petite cellule au pied d'un volcan et au milieu d'une tempête !

L'ermite m*a présenté le livre où les étrangers ont coutume de noter quelque chose. Dans ce livre, je n'ai pas trouvé une pensée qui méritât d'être retenue ; les Français, avec ce bon goût naturel à leur nation, se sont contentés de mettre la date de leur passage, ou de faire l'éloge de l'ermite. Ce volcan n'a donc inspiré rien de remarquable aux voyageurs ; cela me confirme dans une idée que j'ai depuis longtemps : les très grands sujets, comme les très

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grands objets, sont peu propres a faire naitre les grandes pensées ; leur grandeur étant pour ainsi dire en évidence, tout ce qu'on ajoute au-delà du fait ne sert qu'à le rapetisser. Le nascitur ridiculus mus est vrai de toutes les montagnes.

Je pars de l'ermitage à deux heures et demie ; je remonte sur le coteau de lave que j'avais déjà franchi : à ma gauche est la vallée qui me sépare de la Somma, à ma droite la plaine du cône. Je marche en m'élevant sur l'arête du coteau. Je n'ai trouvé dans cet horrible lieu, pour toute créature vivante, qu'une pauvre jeune fille maigre, jaune, demi-nue, et succombant sous un fardeau de bois coupé dans la montagne.

Les nuages ne me laissent plus rien voir ; le vent, soufflant de bas en haut, les chasse du plateau noir que je domine, et les fait passer sur la chaussée de lave que je parcours : je n'entends que le bruit des pas de ma mule.

Je quitte le coteau, je tourne à droite et redescends dans cette plaine de lave qui aboutit au cône du volcan et que j'ai traversée plus bas en montant a l'ermiteige. Même en présence de ces débris calcinés, l'imagination se représente a peine ces champs de feu et de métaux fondus au moment des éruptions du Vésuve. Le Dante les avait peut-être vus lorsqu'il a peint dans son Enfer ces sables brûlants où des flammes éternelles descendent lentement et en silence, corne di neve in Alpe senza vento.

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Les nuages s*entr'ouvrent maintenant sur quelques points ; je découvre subitement et par intervalles Porlici, Caprée, Ischia, le Pausilippe, la mer parsemée des voiles blanches des pécheurs et la côte du golfe de Naples, bordée d'orangers : c'est le paradis vu de renfer.

Je touche au pied du cône ; nous quittons nos mules ; mon guide me donne un long bâton, et nous commençons à gravir l'énorme monceau de cendres. Les nuages se referment, le brouillard s'épaissit, et l'obscurité redouble.

Me voilà en haut du Vésuve, écrivant assis à la bouche du volcan, et prêt à descendre au fond de son cratère. Le soleil se montre de temps en temps à travers le voile de vapeurs qui enveloppe toute la montagne. Cet accident, qui me cache un des plus beaux paysages de la terre, sert à redoubler l'horreur de ce lieu. Le Vésuve, séparé par les nuages des pays enchantés qui sont à sa base, a l'air d'être ainsi placé dans le plus profond des déserts, et l'espèce de terreur qu'il inspire n'est point affaiblie par le spectacle d'une ville florissante à ses pieds.

Je propose à mon guide de descendre dans le cratère ; il fait quelque difficulté, pour obtenir un peu plus d'argent. Nous convenons d'une somme qu'il veut avoir sur-le-champ. Je la lui donne. Il dépouille son habit ; nous marchons quelque temps sur les bords de

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l'abîme, pour trouver une ligne moins perpendiculaire et plus facile à descendre. Le guide s'arrête et m'avertit de me préparer. Nous allons nous précipiter.

Nous voilà au fond du gouffre ^'). Je désespère de pouvoir peindre ce chaos.

Qu'on se figure un bassin d'un mille de tour et de trois cents pieds d'élévation, qui va s'élargissant en forme d'entonnoir. Ses bords ou ses parois intérieures sont sillonnées par le fluide de feu que ce bassin a contenu, et qu'il a versé au dehors. Les parties saillantes de ces sillons ressemblent aux jambages de briques dont les Romains appuyaient leurs énormes maçonneries. Des rochers sont suspendus dans quelques parties du contour, et leurs débris, mêlés à une pâte de cendres, recouvrent l'abîme.

Ce fond du bassin est labouré de différentes manières. A peu près au milieu sont creusés trois puits ou petites bouches nouvellement ouvertes, et qui vomirent des flammes pendant le séjour des Français à Naples en 1798.

Des fumées transpirent à travers les pores du gouffre, surtout du côté de la Torre del Greco. Dans le flanc opposé, vers Caserte, j'aperçois une flamme. Q^and vous enfoncez la main dans les cen-

(I) Il n'y a que de la fatigue et peu de danger à descendre dans le ciatèie du Vésuve. Il faudrait avoir le malheur d'être surpris par une éruption. Les dernières éruptions ont changé la forme du cône.

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dres, vous les trouvez brûlantes à quelques pouces de profondeur sous la surface.

La couleur générale du gouffre est celle d'un charbon éteint. Mais la nature sait répandre des grâces jusque sur les objets les plus horribles : la lave en quelques endroits est pleine d'azur, d'outremer, de jaune et d'orangé. Des blocs de granit, tourmentés et tordus par l'action du feu, se sont recourbés à leurs extrémités, comme des palmes et des feuilles d'acanthe. La matière volcanique, refroidie sur les rocs vifs autour desquels elle a coulé, forme çà et là des rosaces, des girandoles, des rubans ; elle affecte aussi des figures de plantes et d'animaux, et imite les dessins variés que l'on découvre dans les agates. J'ai remarqué sur un rocher bleuâtre un cygne de lave blanche parfaitement modelé ; vous eussiez juré voir ce bel oiseau dormant sur une eau paisible, la tête cachée sous son aile, et son long cou allongé sur son dos comme un rouleau de soie :

Ad vada Meandri concinit albus olor.

Je retrouve ici ce silence absolu que j'ai observé autrefois, à midi, dans les forêts de l'Amérique, lorsque, retenant mon haleine, je n'entendais que le bruit de mes artères dans mes tempes et le battement de mon cœur. Quelquefois seulement des bouffées

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devant, tombant du haut du cône au fond du cratère mugissent dans mes vêtements ou sifflent dans mon bâton; j'entends aussi rouler quelques pierres que mon guide fait fuir sous ses pas en gravissant les cendres. Un écho confus, semblable au frémissement du métal ou du verre, prolonge le bruit de la chute, et puis tout se tait. Comparez ce silence de mort aux détonations épouvantables qui ébranlaient ces mêmes lieux lorsque le volcan vomissait le feu de ses entrailles et couvrait la terre de ténèbres.

On peut faire ici des réflexions philosophiques et prendre en pitié les choses humaines. Qy'est-ce en effet que ces révolutions si fameuses des empires auprès des accidents de la nature qui changent la face de la terre et des mers ? Heureux du moins si les hommes n'employaient pas à se tourmenter mutuellement le peu de jours qu'ils ont à passer ensemble ! Le Vésuve n'a pas ouvert une seule fois ses abîme pour dévorer les cités, que ses fureurs n'aient surpris les peuples au milieu du sang et des larmes. Qyels sont les premiers signes de civilisation, les premières marques du passage des hommes que l'on a retrouvés sous les cendres éteintes du volcan ? Des instruments de supplice, des squelettes enchaînés.

Les temps varient, et les destinées humaines ont la même inconstance. La vie, dit la chanson grecque» fuit comme la roue d'un char.

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Pline a perdu la vie pour avoir voulu contempler de loin le volcan dans le cratère duquel je suis tranquillement assis. Je regarde fumer l'abîme autour de moi. Je songe qu'à quelques toises de profondeur j*ai un gouffre de feu sous mes pieds ; je songe que le volcan pourrait s'ouvrir et me lancer en l'air avec des quartiers de marbre fracassés.

Qyelle providence m'a conduit dans ce lieu ? Par quel hasard les tempêtes de l'océan américain m'ont-elles jeté aux champs de Lavinie : Lcromaque venit littora? Je ne puis m empêcher de faire un retour sur les agitations de cette vie, où les choses, dit saint Augustin, sont pleines de misères, l'espérance vide de bonheur : rem plenam miserîœ, spem beatîtudinis inanem. Né sur les rochers de l'Armorique, le premier bruit qui a frappé mon oreille en venant au monde est celui de la mer ; et sur combien de rivages n'ai-je pas vu depuis se briser ces mêmes flots que je retrouve ici ?

Qyi m'eût dit il y a quelques années que j'entendrais gémir aux tombeaux de Scipion et de Virgile ces vagues qui se déroulent à mes pieds, sur les côtes de l'Angleterre, ou sur les grèves du Maryland? Mon nom est dans la cabane du sauvage de la Floride ; le voilà sur le livre de l'ermite du Vésuve. Quand déposerai-je à la porte de mes pères le bâton et le manteau du voyageur ?

O patria ! o dîvum domus llium !

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PATRIA, OU LITERNE

6 janvier 1804.

Sorti de Naples par la grotte du Pausilippe, j'ai roulé une heure en calèche dans la campagne ; après avoir traversé de petits chemins ombragés, je suis descendu de voiture pour chercher à pied Patria, l'ancienne Literne. Un bocage de peupliers s'est d'abord présenté à moi, ensuite des vignes et une plaine semée de blé. La nature était belle, mais triste. A Naples, comme dans l'Etat romain, les cultivateurs ne sont guère aux champs qu'au temps des semailles et des moissons, après quoi ils se retirent dans les faubourgs des villes ou dans de grands villages. Les campagnes manquent ainsi de hameaux, de troupeaux, d'habitants, et n'ont point le mouvement rustique de la Toscane, du Milanais et des contrées transalpines. J'ai pourtant rencontré aux environs de Patria quelques fermes agréablement bâties : elles avaient dans leur cour un puits orné de fleurs et accompagné de deux pilastres, que couronnaient des aloès dans des paniers. Il y a dans ce pays un goût naturel d'architecture, qui annonce l'ancienne patrie de la civilisation et des arts.

Des terrains humides semés de fougères, attenant à des fonds boisés, m'ont rappelé les aspects de la

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Bretagne. Qy'il y a déjà longtemps que j*ai quitté mes bruyères natales ! On vient d'abattre un vieux bois de chênes et d'ormes parmi lesquels j'ai été élevé : je serais tenté de pousser des plaintes, comme ces êtres dont la vie était attachée aux arbres de la magique forêt du Tasse.

J'ai aperçu de loin, au bord de la mer, la tour que l'on appelle Tour de Scipion. A l'extrémité d'un corps de logis que forment une chapelle et une espèce d'auberge, je suis entré dans un camp de pêcheurs : ils étoient occupés à raccommoder leurs filets au bord d'une pièce d'eau. Deux d'entre eux m'ont amené un bateau et m'ont débarqué près d'un pont, sur le terrain de la tour. J'ai passé des dunes, où croissent des lauriers, des myrtes et des oliviers nains. Monté, non sans peine, au haut de la tour, qui sert de point de reconnaissance aux vaisseaux, mes regards ont erré sur cette mer que Scipion avait contemplée tant de fois. Qyelques débris des voûtes appelées Grottes de Scipion se sont offerts à mes recherches religieuses ; je foulais, saisi de respect, la terre qui couvrait les os de celui dont la gloire cherchait la solitude. Je n'aurai de commun avec ce grand citoyen que ce dernier exil dont aucun homme n'est rappelé.

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BAIES

9 janvier.

Vue du haut de Monte-Nuovo : culture au fond de l'entonnoir ; myrtes et élégantes bruyères.

Lac Averne : il est de forme circulaire, et enfoncé dans un bassin de montagnes ; ses bords sont parés de vignes à haute tige. L'antre de la Sibylle est placé vers le midi, dans le flanc des falaises, auprès d'un bois. J'ai entendu chanter les oiseaux, et je les ai vus voler autour de l'antre, malgré les vers de Virgile :

Quam super haud ullse poterant impune volantes Tendere iter pennis

Qyant au rameau d'or, toutes les colombes du monde me l'auraient montré, que je n'aurais su le cueillir.

Le lac Averne communiquait au lac Lucrin : restes de ce dernier lac dans la mer ; restes du pont Julia.

On s'embarque, et l'on suit la digue jusqu'aux bains de Néron. J'ai fait cuire des œufs dans le Phlégéton. Rembarqué en sortant des bains de Néron ; tourné le promontoire : sur une côte abandonnée gisent, battues par les flots, les ruines d'une

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multitude de bains et de villa romaines. Temples de Vénus, de Mercure, de Diane : tombeaux d'Agrip-pine, etc. Baïes fut l'Elysée de Virgile et l'Enfer de Tacite.

HERGULANUM. PORTICl, POMPEIA

/ / janvier.

La lave a rempli Herculanum, comme le plomb fondu remplit les concavités d'un moule.

Portici est un magasin d'antiques.

11 y a quatre parties découvertes à Pompeïa : ]" le temple, le quartier des soldats, les théâtres; 2" une maison nouvellement déblayée par les Français ; 3° un quartier de la ville ; 4° la maison hors de la ville.

Le tour de Pompeïa est d'environ quatre milles. Quartier des soldats, espèce de cloître autour duquel régnaient quarante-deux chambres ; quelques mots latins estropiés et mal orthographiés barbouillés sur les murs. Près de là étaient des squelettes enchaînés : « Ceux qui étaient autrefois enchaînés ensemble, dit Job, ne souffrent plus, et il n'entendent plus la voix de l'exacteur. »

Un petit théâtre : vingt et un gradins en demi-cercle, les corridors derrière. Un grand théâtre : trois

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portes pour sortir de la scène dans le fond, et communiquant aux chambres des acteurs. Trois rangs marqués pour les gradins ; celui du bas plus large et en marbre. Les corridors derrière, larges et voûtés.

On entrait par le corridor au haut du théâtre, et Ton descendait dans la salle par les vomitoires. Six portes s'ouvraient dans ce corridor. Viennent, non loin de là, un portique carré de soixante colonnes, et d'autres colonnes en ligne droite, allant du midi au nord ; dispositions que je n'ai pas bien comprises.

On trouve deux temples : l'un de ces temples offre trois autels et un sanctuaire élevé.

La maison découverte par les Français est curieuse : les chambres à coucher, extrêmement exiguës, sont peintes en bleu ou en jaune, et décorées de petits tableaux à fresque. On voit dans ces tableaux un personnage romain, un Apollon jouant de la lyre, des paysages, des perspectives de jardins et de villes. Dans la plus grande chambre de cette maison, une peinture représente Ulysse fuyant les Sirènes : le fils de Laerte, attaché au mât de son vaisseau, écoute trois Sirènes placées sur les rochers ; la première touche la lyre, la seconde sonne une espèce de trompette, la troisième chante.

On entre dans la partie la plus anciennement découverte dePompeïa par une rue d'environ quinze pieds de large ; des deux côtés sont des trottoirs ; le

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pavé garde la trace des roues en divers endroits. La rue est bordée de boutiques et de maisons dont le premier étage est tombé. Dans deux de ces maisons se voient les choses suivantes :

Une chambre de chirurgien et une chambre de toilette avec des peintures analogues.

On m'a fait remarquer un moulin à blé et les marques d'un instrument tranchant sur la pierre de la boutique d'un charcutier ou d'un boulanger, je ne sais plus lequel.

La rue conduit à une porte de la cité où l'on a mis à nu une portion des murs d'enceinte. A cette porte commençait la file des sépulcres qui bordaient le chemin public.

Après avoir passé la porte, on rencontre la maison de campagne si connue. Le portique qui entoure le jardin de cette maison est composé de piliers carrés, groupés trois par trois. Sous ce premier portique, il en existe un second : c'est là que fut étouffée la jeune femme dont le sein s'est imprimé dans le morceau de terre que j'ai vu à Portici : la mort, comme un statuaire, a moulé sa victime.

Pour passer d'une partie découverte de la cité à une autre partie découverte, on traverse un riche sol cultivé ou planté de vignes. La chaleur était considérable, la terre riante de verdure et émaillée de fleurs.

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En parcourant cette cité des morts, une idée me poursuivait. A mesure que l'on déchausse quelque édifice à Pompéïa, on enlève ce que donne la fouille, ustensiles de ménage, instruments de divers métiers, meubles, statues, manuscrits, etc., et l'on entasse le tout au Musée Portici. Il y aurait selon moi quelque chose de mieux à faire : ce serait de laisser les choses dans l'endroit où on les trouve et comme on les trouve, de remettre des toits, des plafonds, des planchers et des fenêtres, pour empêcher la dégradation des peintures et des murs ; de relever l'ancienne enceinte de la ville, d'en clore les portes ; enfin d'y établir une garde de soldats avec quelques savants versés dans les arts. Ne serait-ce pas là le plus merveilleux musée de la terre ? Une ville romaine conservée toute entière, comme si les habitants venaient d'en sortir un quart d'heure auparavant !

On apprendrait mieux l'histoire domestique du peuple romain, l'état de la civilisation romaine dans quelques promenades à Pompeïa restaurée, que par la lecture de tous les ouvrages de l'antiquité L'Europe entière accourrait : les frais qu'exigerait la mise en œuvre de ce plan seraient amplement compensés par Tafïluence des étrangers à Napies. D'ailleurs rien n'obligerait d'exécuter ce travail à la fois ; on continuerait lentement mais régulièrement les fouilles ; il ne faudrait qu'un peu de brique, d'ardoise, de

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plâtre, de pierre, de bois de charpente et de menuiserie pour les employer en proportion du déblai. Un architecte habile suivrait, quant aux restaurations, le style local dont il trouverait des modèles dans les paysages peints sur les murs mêmes des maisons de Pompeïa.

Ce que l'on fait aujourd'hui me semble funeste : ravies à leurs places naturelles, les curiosités les plus rares s'ensevelissent dans des cabinets où elles ne sont plus en rapport avec les objets environnants. D'une autre part les édifices découverts à Pompeïa tomberont bientôt : les cendres qui les engloutirent les ont conservés ; ils périront à Tair, si on ne les entretient ou on ne les répare.

En tous pays les monuments publics, élevés à grands frais avec des quartiers de granit et de marbre, ont seuls résisté à l'action du temps ; mais les habitations domestiques, les villes proprement dites, se sont écroulées, parce que la fortune des simples particuliers ne leur permet pas de bâtir pour les siècles.

A M. DE FONTANES

liome, le 10 janvier 1804.

J*arrive de Naples, mon cher ami, et je vous porte un fruit de mon voyage, sur lequel vous avez des

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droits : quelques feuilles du laurier du tombeau de Virgile. ^< Tenet nunc Parthenope ». Il y a longtemps que j'aurais dû vous parler de cette terre classique, faite pour intéresser un génie tel que le vôtre ; mais diverses raisons m'en ont empêché. Cependant je ne veux pas quitter Rome sans vous dire au moins quelques mots de cette ville fameuse. Nous étions convenus que je vous écrirais au hasard et sans suite tout ce que je penserais de Tltalie, comme je vous disais autrefois l'impression que faisaient sur mon cœur les solitudes du Nouveau Monde. Sans autre préaunbule, je vais donc essayer de vous peindre les dehors de Rome, ses campagnes et ses ruines. Vous avez lu tout ce qu'on a écrit sur ce sujet ; mais je ne sais si les voyageurs vous ont donné une idée bien juste du tableau que présente la Campagne de Rome. Figurez-vous quelque chose de la désolation de Tyr et de Babylone, dont parle l'Ecriture ; un silence et une solitude aussi vastes que le bruit et le tumulte des hommes qui se pressaient jadis sur ce sol. On croit y entendre retentir cette malédiction du prophète : Ventent tibi duo hœc subito m die una : sterilitas et viduitas O. Vous apercevez çà et là quelques bouts de voies romaines dans des lieux où il ne passe plus personne, quelques traces desséchées

(I) « Deux choses te viendront h la fois dans un seul jour : stérilité et veuvage. » ISAIE.

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des torrents de l'hiver : ces traces, vues de loin, ont elles-mêmes Tair de grands chemins battus et fréquentés, et elles ne sont que le lit désert d'une onde orageuse qui s'est écoulée comme le pleuple romain. A peine découvrez-vous quelques arbres, mais partout s'élèvent des ruines d'aqueducs et de tombeaux ; ruines qui semblent être les forêts et les plantes indigènes d'une terre composée de la poussière des morts et des débris des empires. Souvent dans une grande plaine j'ai cru voir de riches moissons ; je m'en approchais : des herbes flétries avaient trompé mon œil. Parfois sous ces moissons stériles vous distinguez les traces d'une ancienne culture. Point d'oiseaux, point de laboureurs, point de mouvements champêtres, point de mugissements de troupeaux, point de villages. Un petit nombre de fermes délabrées se montrent sur la nudité des champs ; les fenêtres et les portes en sont fermées ; il n'en sort ni fumée, ni bruit, ni habitants. Une espèce de sauvage, presque nu, pâle et miné par la fièvre, garde ces tristes chaumières, comme les spectres qui, dans nos histoires gothiques, défendent l'entrée des châteaux abandonnés. Enfin, l'on dirait qu'aucune nation n'a osé succéder aux maîtres du monde dans leur terre natale, et que ces champs sont tels que les a laissés le soc de Cincinnatus ou la dernière charrue romaine.

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C'est du milieu de ce teîYain inculte, que domine et qu'attriste encore un monument appelé par la voix populaire le Tombeau de Néron ('\ que s'élève la grande ombre de la ville éternelle. Déchue de sa puissance terrestre, elle semble, dans son orgueil, avoir voulu s'isoler : elle s'est séparée des autres cités de la terre ; et, comme une reine tombée du trône, elle a noblement caché ses malheurs dans la solitude.

Il me serait impossible de vous dire ce qu'on éprouve lorsque Rome vous apparaît tout à coup au milieu de ses royaumes vides, inanta régna, et qu'elle a l'air de se lever pour vous de la tombe où elle était couchée. Tâchez de vous figurer ce trouble et cet étonnement qui saisissaient les prophètes lorsque Dieu leur envoyait la vision de quelque cité à laquelle il avait attaché les destinées de son peuple : Quasi aspedus splendoris. La multitude des souvenirs, l'abondance des sentiments vous oppressent ; votre âme est bouleversée à l'aspect de cette Rome qui a recueilli deux fois la succession du monde, comme héritière de Saturne et de Jacob.

Vous croirez peut-être, mon cher ami, d'après cette description, qu'il n'y a rien de plus affreux que les campagnes romaines? Vous vous tromperiez beaucoup ; elles ont une inconcevable grandeur : on est

(I) Le véritable tombeau de Néron était à la porte du Peuple, dans 1 endroit même où l'on a bâti depuis l'église de Santa Maria del Popolo.

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toujours prêt, en les -regardant, à s'écrier avec

Virgile :

Salve, magna parens frugum, Saturnia tellus, Magna virum !

Si VOUS les voyez en économiste, elles vous désoleront ; si vous les contemplez en artiste, en poète, et même en philosophe, vous ne voudriez peut-être pas qu'elles fussent autrement. L'aspect d'un champ de blé ou d'un coteau de vignes ne vous donnerait pas d'aussi fortes émotions que la vue de cette terre dont la culture moderne n'a pas rajeuni le sol, et qui est demeurée antique comme les ruines qui la couvrent. Rîen n'est comparable pour la beauté aux lignes de l'horizon romain, à la douce inclinaison des plans, aux contours suaves et fuyants des montagnes qui le terminent. Souvent les vallées dans la campagne prennent la forme d'une arène, d'un cirque, d'un hippodrome ; les coteaux sont taillés en terrasses, comme si la main puissante des Romains avait remué toute cette terre.

Une vapeur particulière, répandue dans les lointains, arrondit les objets et dissimule ce qu'ils pourraient avoir de dur ou de heurté dans leurs formes. Les ombres ne sont jamais lourdes et noires ; il n'y a pas de masses si obscures de rochers et de feuillages dans lesquelles il ne s'insinue toujours un peu de

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lumière. Une teinte singulièrement harmonieuse marie la terre, le ciel et les eaux; toutes les surfaces, au moyen dune gradation insensible de couleurs, s'unissent par leurs extrémités, sans qu'on puisse déterminer le point où une nuance finit et où l'autre commence. Vous avez sans doute admiré dans les payseiges de Claude Lorrain cette lumière qui semble idéale et plus belle que nature? Eh bien, c est la lumière de Rome !

Je ne me lassais point de voir à la villa Borghèse le soleil se coucher sur les cyprès du mont Marius et sur les pins de la villa Pamphili, plantés par Le Nôtre. J*ai souvent aussi remonté le Tibre à Ponte-Mole, pour jouir de cette grande scène de la lin du jour. Les sommets des montagnes de la Sabine apparaissent alors de lapis-lazuli et d'opale, tandis que leurs bases et leurs flancs sont noyés dans une vapeur d'une teinte violette et purpurine. Qyelquefois de beaux nuéiges comme des chars légers, portés sur le vent du soir avec une grâce inimitable, font comprendre l'apparition des habitants de l'Olympe sous ce ciel mythologique ; quelquefois l'antique Rome semble avoir étendu dans l'occident toute la pourpre de ses consuls et de ses césars, sous les derniers pas du dieu du jour. Cette riche décoration ne se retire pas aussi vite que dans nos climats : lorsque vous croyez que ces teintes vont s'effacer, elle se ranime sur quel'

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que autre point de Thonzon ; un crépuscule succède à un crépuscule, et la magie du couchant se prolonge. Il est vrai qu'à cette heure du repos des campagnes l'air ne retentit plus de chants bucoliques ; les bergers n'y sont plus, Dulcia linquîmus arva ! mais on voit encore les grandes victimes du Clyiumne, des bœufs blancs ou des troupeaux de cavales demi - sauvages qui descendent au bord du Tibre et viennent s'abreuver dans ses eaux. Vous vous croiriez transporté au temps des vieux Sabins ou au siècle de l'Arcadien Evandre, pasteur des peuples, alors que le Tibre s'appeloit Alhula, et que le pieux Enée remonta ses ondes inconnues.

Je conviendrai toutefois que les sites de Naples sont peut-être plus éblouissants que ceux de Rome : lorsque le soleil enflammé, ou que la lune large et rougie, s'élève au-dessus du Vésuve, comme un globe lancé par le volcan, la baie de Naples avec ses rivages bordés d'orangers, les montagnes de la Fouille, l'île de Caprée, la côte du Pausilippe, Baïes, Misène, Cumes, TAverne, les champs Elysées, et toute cette terre virgilienne, présentent un spectacle magique ; mais il n'a pas selon moi, le grandiose de la campagne romaine. Du moins est-il certain que l'on s'attache prodigieusement à ce sol fameux. Il y a deux mille ans que Cicéron se croyait exilé sous le ciel de l'Asie, et qu'il écrivait à ses eimis : Urbem,

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mi Rufi, cole ; in ista luci vive ^^\ Cet attrait de la belle Ausonie est encore le même. On cite plusieurs exemples de voyageurs qui, venus à Rome dans le dessein d'y passer quelques jours, y sont demeurés toute leur vie. Il fallut que le Poussin vînt mourir sur celte terre des beaux paysages : au moment même où je vous écris, j'ai le bonheur d'y connaître M. d'Agincourt, qui vit seul depuis vingt-cinq ans, et qui promet à la France d'avoir aussi son Winc-J^elman.

Qyiconque s'occupe uniquement de Tétude de l'antiquité et des arts, ou quiconque n'a plus de liens dans la vie, doit venir demeurer à Rome. Là il trouvera pour société une terre qui nourrira ses réflexions et qui occupera son cœur, des promenades qui lui diront toujours quelque chose. La pierre qu'il foulera aux pieds lui parlera, la poussière que le vent élèvera sous ses pas renfermera quelque grandeur humaine. S'il est malheureux, s'il a mêlé les cendres de ceux qu'il aima à tant de cendres illustres, avec quel charme ne passera-t-il pas du sépulcre des Scipions au dernier asile d'un ami vertueux, du charmant tombeau de Cecilia