Tout le monde à bord
Maintenant, je commence vraiment. Je m'appelle Lola, j'ai quinze ans, je suis Parisienne. C'est-à-dire, j'étais uniquement Parisienne avant que mes parents, Didier et Adèle, ne viennent habiter ici. Ici, c'est à Edmundston, une petite ville du nord-ouest du Nouveau-Brunswick, au Canada. Le Canada, mes parents en rêvaient depuis des années. Les grands espaces, les forêts, les bêtes sauvages, l'air pur !
Et puis un jour, ils ont voulu voir de leurs propres yeux tous ces paysages d'immensité. Ils m'ont farci les oreilles pendant des mois avec leur projet de séjour au Canada. On en a regardé beaucoup, des documentaires parlant de toutes ces beautés sauvages ! On en a feuilleté des dizaines, des livres remplis de photos de champs, de forêts d'érables aux feuilles rouges, de bélugas attendrissants ! Sans oublier tout ce qu'on a trouvé sur le Web. Ils ont tout tenté pour me convaincre du merveilleux de vivre près de la nature.
— Nous serions perdus au fond des bois, loin de tout ! Moi, je ne veux pas de cette vie-là !
— Voyons, Lola ! Nous habiterions dans une ville ! Il y aurait du béton et des émanations d'essence, je te le promets. Mais évidemment, cette ville serait différente de Paris. Tu t'ouvrirais à autre chose !
En parcourant la documentation, je cherchais fébrilement les images des plus grandes villes comme Montréal ou Québec. Si au moins mes parents avaient choisi une de ces villes, j'aurais sûrement été moins rebelle.
— Moi, je vous le répète, je suis et serai toujours une urbaine. Point. Vous le savez, j'aime tout de Paris. Sa folie, sa furie, ses odeurs. J'aime le bruit des chaussures sur les pavés, les édifices de plus de cinq étages et la foule qui se presse autour de moi. J'ai besoin de mouvement pour sentir que j'existe, que je vis à fond. Je déteste le silence et l'immobilité !
Oui, j'adore Paris et la Seine, ce fleuve étroit qui traverse la métropole en encerclant l'île de la Cité et l'île Saint-Louis. Il y a tant à voir chez moi. Chaque intersection est un spectacle, chaque lieu a son histoire. Ma ville est belle et vivante. Il y a la tour Eiffel et la place du Trocadéro, l'Arc de Triomphe et l'avenue des Champs-Élysées, le musée du Louvre et le jardin des Tuileries, Montmartre et l'église du Sacré-Coeur, Saint-Germain-des-Prés et le Quartier latin. Il y a les Galeries Lafayette, où j'aime aller voir les chaussures et les sacs à main. Il y a la Fnac pour les disques et les livres et le Forum des Halles pour les boutiques et pour donner rendez-vous à mes amis. Il y a aussi de nombreux cafés-bistrots pour discuter en regardant les gens déambuler sur les trottoirs.
Notre appartement de Paris est à deux pas de la majestueuse cathédrale Notre-Dame, où les touristes entrent, entrent et entrent sans fin et en ressortent les yeux éblouis. J'allais très souvent sur le parvis pour les observer un bon moment avant de me diriger vers l'escalier qui m'amenait sur un des quais de la Seine, mon fleuve confident. En regardant les bateauxmouches le sillonner, je lui racontais tout, bonheurs, chagrins, espoirs. Le fleuve m'écoutait et faisait voguer mes secrets jusqu'à la Manche, où ils se diluaient dans de l'eau plus salée que mes larmes. Je n'ai jamais vu aucun problème à ce que les poissons connaissent ma vie.
Parfois, Loïc venait avec moi, lorsque je le lui permettais. Loïc, c'est mon meilleur ami depuis toujours.
Avec la Seine.
Mes parents revenaient continuellement à la charge. Ils me mitraillaient d'arguments positifs pour que j'accepte cette année loin de ma chère ville.
— Ce serait formidable, Lola ! Penses-y : découvrir un autre pays, voir la neige, rencontrer de nouveaux amis... Tu adorerais !
Je me demandais bien pourquoi ils employaient le conditionnel puisque, évidemment, tout était déjà décidé. Papa avait trouvé un boulot. Il serait chef cuisinier dans une auberge. Maman prendrait des photos et écrirait des textes pour des magazines français. Mon opinion ne comptait pas et ne changerait rien.
Moi, j'ai dû suivre. J'avais quatorze ans, je n'avais pas le choix.
— Lola, tu vivras une belle aventure, nous en sommes convaincus. Et puis, les gens là-bas parlent français. Ce sera facile pour nous tous de communiquer avec eux. Ne fais pas cette tête d'enterrement, ce sera une fête. Tu reviendras avec des souvenirs extraordinaires.
J'ai erré comme un zombi tout le temps des interminables préparatifs. Je dormais mal. Je me réveillais en sursaut. Je rêvais que des meutes de loups me dévoraient le coeur, ou que des ours blancs attaquaient notre maison. Je me voyais seule devant tous ces dangers. Seule au centre d'une forêt où les arbres agressifs entortillaient leurs branches autour de mon corps et m'étouffaient peu à peu. Seule, toute seule, sans personne pour me protéger ni m'écouter.
Seule. Sans Loïc. Sans la Seine.
Je savais que je m'ennuierais de Loïc et que je lui manquerais aussi. Nous étions devenus plus que des amis depuis quelque temps. Je n'avais rien dit à personne, encore étonnée de ce sentiment nouveau pour mon fidèle ami.
— Il y a Internet. Tu lui écriras, à Loïc, tu lui parleras au téléphone aussi. Tu auras beaucoup de choses à lui raconter. Il enviera ta chance.
Le 5 juillet, nous avons pris l'avion à l'aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle. Destination Montréal. Toute la famille était là pour nous souhaiter un merveilleux voyage. Loïc aussi mais lui, il était aussi triste que moi. Il essayait de m'encourager.
Papa et maman rayonnaient en entendant mes grands-parents, mes oncles et mes tantes les féliciter de cette décision qui ne pourrait que leur apporter une expérience unique des plus enrichissantes. Blablabla, blablabla et encore blablabla.
Plus j'entendais ces paroles joyeuses, plus mon ventre se nouait. J'étais morte de peur, je le comprends maintenant. L'inconnu me terrorisait.
Nous avons décollé. Il n'y avait aucun nuage. Du hublot, j'ai pu apercevoir ma ville adorée s'éloigner rapidement puis disparaître. En silence, je lui disais un au revoir pathétique.
Nous étions déjà bien haut lorsque nous avons quitté le territoire français pour survoler l'Angleterre puis l'Atlantique. De l'eau, juste de l'eau en vaguelettes avec parfois un peu d'écume. À dix mille mètres d'altitude, je m'imaginais quelques-unes de mes confidences parcourant, dans l'océan, le même trajet que moi. En suivant les courants, est-ce que mes secrets accosteraient sur les rivages du Nouveau-Brunswick ? Est-ce que quelqu'un serait là pour les écouter ? Ah ! Si seulement toute cette eau pouvait diluer mon chagrin !
J'ai cessé de regarder en bas pour m'installer dans ma douleur. J'avais au moins six heures pour ne penser qu'à ma souffrance. Je ressassais le fil des événements, rageant d'avoir été prise au piège du rêve de mes parents.
À côté de moi, maman et papa jacassaient comme des enfants heureux. Leur bonheur prenait toute la place. Il éclaboussait les sièges, se répandait comme une épidémie. Les gens devant et derrière leur posaient des questions et donnaient des opinions toujours favorables à leur projet. Plusieurs nous enviaient. Eux ne passaient qu'une ou deux semaines au Canada. Ils se promettaient de visiter le plus d'endroits possible. Tadoussac, la Gaspésie, Toronto et les chutes Niagara revenaient souvent dans la discussion. On parlait aussi de l'Acadie.
— Nous visiterons sûrement l'Acadie cet été, a affirmé maman. Nous habiterons à Edmundston, à quelques heures de la Péninsule acadienne.
— Quelques heures ? de dire le voisin d'à côté. C'est donc assez éloigné ?
Tous les passagers mettaient leur grain de sel dans la conversation. C'était pénible de les entendre, à la fin ! Ils semblaient tous curieux et prêts à tout gober avec enthousiasme.
— Eh oui ! quelques heures, a répété maman. Attendez, je sors la carte du Nouveau-Brunswick. Les distances sont grandes au Canada, vous savez. Il paraît que la ville de Caraquet est très animée en été. Il y a aussi Moncton, dans le sud de la province, qui semble bien dynamique culturellement.
— Caraquet est près de la mer. Moncton n'en est pas bien loin non plus. Mais nous, nous serons tout à fait dans les terres, non loin de la frontière de la province de Québec et en face de Madawaska, une ville du Maine, aux États-Unis. Nous avons loué un appartement sur deux étages.
Voilà pour la leçon de géographie de papa. Puis, il s'est mis à parler de son prochain travail comme chef. Il avait vraiment hâte de découvrir les mets régionaux, qui lui inspireraient sûrement de nouvelles créations culinaires.
Je me suis isolée dans mes pensées. Je les entendais tous comme dans un songe pendant que je fixais l'océan en bas. Je me laissais bercer par le bruit des moteurs de l'avion. J'essayais de me vider l'esprit de mes idées noires. Je tentais de me convaincre que l'année passerait vite. Loïc me manquait déjà.
Les contours du continent sont apparus. Nous avons survolé le vert sombre des arbres percé de nombreux lacs et rivières. Puis, le commandant nous a dit que nous suivions le fleuve Saint-Laurent et que nous arrivions à Québec. La ville de Québec ! Le Château Frontenac, les plaines d'Abraham !
Et c'est à cet instant précis que mon coeur s'est allégé et s'est mis à virevolter. J'ai senti comme des ailes de papillons qui le chatouillaient. Oui, c'est à ce moment exact que tout a basculé et que je me suis laissé emporter par le bonheur de l'aventure intense que je vivrais pendant un an. Un an ailleurs, dans un immense pays. D'un seul coup, toutes mes réticences ont fondu. Enfin, je me sentais mieux.
Mon sourire bienheureux a surpris mes parents au milieu d'une phrase. Stop. Plus un mot. Muets, ils me fixaient comme si j'étais une bête étrange tombée du ciel.
— Qu'est-ce que vous avez à me dévisager comme ça ? que je leur ai demandé. Vous ne me reconnaissez pas ? C'est bien moi, Lola Canada.
Et nous avons éclaté de rire. Comme une famille unie, heureuse de vivre ensemble un moment magique plein de promesses.