Comme un flottement


Les semaines passaient. Lentement, si lentement, trop lentement. Le temps s'était encore détraqué. Sûrement.
Avril. La neige ne disparaissait pas vite. Des giboulées succédaient à des embellies, la température remontait le jour pour chuter la nuit. Un temps idéal pour les sucreries puisque la production de sirop d'érable serait bonne. Papa créait des recettes où les produits de l'érable étaient à l'honneur. Maman a découvert qu'elle avait le bec sucré. J'étais plus raisonnable qu'elle.
L'hiver s'étirait, sapant mon énergie. Je m'étiolais.
Mes parents subissaient mon humeur imprévisible. J'éclatais pour un rien puis je le regrettais. Je m'excusais mais je ne me sentais pas mieux. J'essayais de repousser le zombi en moi en travaillant fort à l'école ou en dansant comme une folle dans ma chambre. Le samedi et le dimanche, je dormais tard puis je me traînais jusqu'au fleuve. Le canard avait disparu. Il me manquait.
Je regardais le fleuve pendant des heures. Je ne lui confiais plus rien maintenant. Terminés, ces enfantillages.
Mona venait aussi. Ses longs cheveux corbeau flottant dans le vent, elle restait immobile, comme moi.
— Un fleuve n'est qu'un fleuve, Mona. Il transporte l'eau douce jusqu'à la mer, juste l'eau et les sédiments. Il ne sera jamais un messager.
— Moi, j'aime bien ton idée de confidences naviguant d'un côté à l'autre de l'Atlantique. Je les vois se métamorphoser en paquebots ou en voiliers, en barges ou en frégates. Secrets heureux ou tristes, petites ou grandes confidences qui voguent partout dans le monde, se mêlent à l'univers et attendent de trouver le bon port pour accoster.
— Je voulais vraiment y croire. J'avais créé ce lien imaginaire avec le monde parce que je n'acceptais pas ma solitude. Je n'ai jamais été une fille populaire. Je ne sais pas ce qu'il faut faire pour l'être.
— Est-ce si important ?
— Non, je sais que ça ne l'est pas.
— Tu as Loïc. Et maintenant, moi. Deux vrais amis. C'est pas mal, tu sais.
Gonflé par la fonte de la neige, le fleuve bouillonnait dans son incessant mouvement vers la mer. Une mésange est passée à quelques pas de nous. Mona et moi, nous nous regardions sans ciller. J'ai vu toute sa sincérité dans ses yeux terre et mer mouillés. Toute l'importance que j'avais pour elle.
— Quand tu seras repartie, je viendrai ici. Je parlerai au fleuve. Je lui raconterai ce qui se passe dans ma vie et à Edmundston. Je lui dirai que tu me manques. Et je lui demanderai de porter mon message jusqu'à la Seine.
— Alors, pour toi, je continuerai de croire à cette histoire. J'irai devant la Seine, je penserai à toi. J'attendrai tes messages. Et je t'en enverrai aussi.
— Et si le canard revient, je lui donnerai de la baguette. Promis. Fini pour lui, le pain en tranches.
Notre rire a éclaté, me rappelant un peu la légèreté de notre première rencontre.
Le soleil est apparu entre deux énormes nuages. Il s'est mis à neiger de gros flocons juste devant nous. Ils dansaient, tourbillonnaient joyeusement. La neige a cessé aussi rapidement qu'elle avait commencé.
Puis le vent a amené un parfum nouveau.
— Voilà, ça y est ! Le printemps arrive. Je reconnais son odeur... Youpi !
— Il n'est pas trop tôt ! On est la mi-avril !
— Mieux vaut tard que jamais, n'est-ce pas ? Bienvenue, le printemps !
Encore notre rire. Au loin, la mésange nous a répondu de son étrange chant.
Le ciel changeait. Des rayons de soleil s'échappaient des nuages joufflus et créaient des cercles de lumière sur le fleuve. Au centre d'un des cercles, deux formes foncées flottaient. Elles avançaient vaillamment vers nous.
Nous avions déjà deviné que c'était notre canard. Avec une compagne.
— Mon budget pour les baguettes devra augmenter, je crois. Je sens qu'il y aura une petite famille à nourrir bientôt.
Nous avons laissé le canard à ses amours pour aller écrire à Loïc, l'ami que je reverrais en juillet. Il avait très hâte que je revienne pour me présenter sa merveilleuse, unique Océane. Mona aurait souhaité garder auprès d'elle sa jumelle de coeur, comme elle m'appelait maintenant. Mais moi, j'avais choisi de retourner à Paris alors que mes parents restaient encore six mois au Canada. Parce que cette fois, oui, mes parents m'avaient donné le choix. Ils me confiaient à tante Juliette. Je retrouverais donc ma vie parisienne, l'effervescence des rues, les bousculades du métro, la beauté de Notre-Dame et du jardin du Luxembourg. Je fêterais le 14 juillet sur les Champs-Élysées. En septembre, j'irais au lycée.
— Tu auras passé une année bien mouvementée, une année que tu n'oublieras jamais.
Les paroles de papa m'ont fait réfléchir. Et si le temps estompait toutes mes images ? Non, je ne voulais pas. Je devais fixer mes souvenirs. Je n'avais pas réussi à tenir un journal de mon séjour. Mais je devais écrire mon histoire, parler de Mona, de Kola et d'Alice, de tout ce qui m'avait émerveillée ou attristée. De tout ce qui m'avait transformée et ouverte aux autres et au monde.
J'ai embrassé papa sur la joue.
Oui, je devais raconter l'histoire de la petite Parisienne venue s'installer au Canada l'année du quatre centième anniversaire de l'arrivée des premiers colons français à l'île Sainte-Croix, en Amérique.
En mai, je me suis mise au travail. J'ai réfléchi à la manière de m'y prendre pendant quelques jours puis je me suis lancée, fouillant dans mes souvenirs, y mettant de l'ordre, analysant mes émotions, espérant ainsi voir
plus clair en moi.
J'ai maintenant terminé le récit de mon séjour à Edmundston. Mes valises sont bouclées. Je prends l'avion dans deux jours. J'ai hâte mais j'ai aussi un pincement au coeur.
J'ai découvert que je pouvais être tenace. Et que j'aime écrire. Ce n'est pas facile pour moi, mais oui, j'aime écrire et raconter. Et je sais maintenant que j'en suis capable.