Les premières découvertes
Les dernières minutes de vol jusqu'à Montréal ont été joyeuses. Nous suivions toujours le fleuve, et plus nous approchions du sol, plus les détails se précisaient. Nous voyions des rangées de maisons dont les arrièrecours comportaient souvent de grandes formes rondes turquoise.
— Des piscines ! Mais ce sont des piscines. Ils en ont presque tous ! Qu'est-ce qu'ils en font l'hiver ?
C'était bien joli à voir, toutes ces pastilles bleues sur le vert gazon.
Et nous avons atterri. L'aventure débutait vraiment.
Les douaniers nous ont posé quelques questions, ils nous ont souhaité gentiment la bienvenue et nous ont laissés passer. Nous avons récupéré nos nombreuses valises et nous sommes sortis de l'aérogare. Nous avons respiré à fond pour débarrasser nos pauvres poumons des microbes de l'avion. Il faisait très chaud, très beau, l'air sentait un peu la forêt. C'était peut-être une illusion, influencés que nous étions par tout ce que nous avions lu sur le pays.
Dans le taxi vers le centre-ville de Montréal, nous n'arrêtions pas de bavarder. Le chauffeur, d'origine haïtienne, répondait à nos questions et riait avec nous. Des gratte-ciel dépassaient la masse des édifices, la circulation était dense, les autos, géantes. Tout avait l'air jeune, fringant, animé.
C'était à la fois différent de chez nous mais comparable sous certains aspects. Une impression sans doute causée par nos lectures.
Nous avons passé trois jours à Montréal. Ce fut un premier contact enchanteur avec le Québec. Au détour de certaines rues, nous retrouvions des similitudes avec notre chère Europe. Un peu plus loin, il nous semblait que l'esthétique américaine avait gagné toutes les batailles d'urbanisme.
Puis, nous avons découvert Québec. Un vrai coup de foudre ! Total. L'atmosphère de la ville, les points de vue spectaculaires sur le fleuve Saint-Laurent et sur l'île d'Orléans, la noblesse du Château Frontenac nous ont rempli le coeur de confettis. Nous nous sentions parfaitement bien partout dans cette ville. Nous étions particulièrement émus de parcourir les rues de la place Royale, là où Samuel de Champlain a fondé, en 1608, le premier établissement français permanent en Amérique. Quand je repense à cette première visite de Québec, mes émotions ressurgissent, intactes. Nous y sommes retournés souvent, toujours avec le même plaisir.
Nous avions pris un train entre Montréal et Québec. C'est en bus que nous avons parcouru les trois cent vingt kilomètres qui nous séparaient de notre destination finale, Edmundston. Comme nous n'avions pas d'auto, c'était la seule option qui s'offrait à nous. Mes parents en achèteraient une au NouveauBrunswick. Nous avions évidemment beaucoup de valises avec nous.
Je me rappelle encore à quel point les paysages nous ont émerveillés. L'autoroute est parallèle au fleuve jusqu'à Rivière-du-Loup. Peu à peu, le cours d'eau s'élargit. L'autre rive s'éloigne et nous perdons des détails de Charlevoix et de ses montagnes. Tout au long de la route, nous pouvions voir de petits villages parsemés ici et là, de grands champs de céréales, des forêts aux arbres bien verts. Le tout était baigné par la lumière vive d'un soleil de juillet. Lieu teinté de magie.
Je me souviens d'avoir vraiment pris conscience du changement d'échelle avec la France. En comparaison du fleuve Saint-Laurent, la Seine n'est qu'un minuscule filet d'eau. Ce fleuve-là pourrait contenir des millions et des millions de secrets. Je n'aurais sûrement pas assez de toute ma vie pour le faire déborder.
Une semaine plus tôt, je ne voulais pas quitter ma ville effervescente, je ne jurais que par l'action. Maintenant, je contemplais des paysages bucoliques et immobiles. Pourtant, à mon grand étonnement, je me sentais bien. Avais-je déjà à ce point changé ? Les pensées se bousculaient dans ma tête, les questions affluaient. J'essayais d'y mettre de l'ordre mais je n'y arrivais pas. Impossible de faire cesser la tempête.
J'avais l'impression qu'un siècle s'était écoulé entre mon départ et ce trajet en bus. Ce n'était pas la première fois que je remarquais que le temps se détraque toujours pour moi quand je vis de nouvelles expériences ou que je dois trouver une solution à un problème. Cette sensation de flottement est bizarre et inquiétante. En fait, je n'aime pas tellement perdre conscience du passage du temps. On dirait que je me fais dérober des journées de ma vie alors que je désire toutes les vivre.
Est-ce que Loïc pensait à moi ? J'aurais aimé qu'il voie tout ça lui aussi. Je lui avais envoyé des photos de Montréal et de Québec par Internet. Il aime bien les villes. Le bus ne se serait certainement pas arrêté pour moi. Je n'ai donc pas pu prendre de clichés de cette campagne. Dommage.
Nous reparlons souvent tous les trois de ce premier voyage entre Québec et Edmundston. Nous comparons nos souvenirs et ils sont semblables à peu de chose près. Maman se souvient du bleu de l'eau ; papa, lui, se rappelle la vapeur de brume sur le fleuve ; moi, je me souviens du fleuve, c'est tout. Nous étions plutôt silencieux.
Puis, à Rivière-du-Loup, nous sommes entrés dans les terres et le paysage a changé. Le bus a fait des arrêts dans plusieurs villages pittoresques, nous avons découvert le magnifique lac Témiscouata. Quelques minutes plus tard, nous traversions la frontière séparant la province de Québec et celle du NouveauBrunswick.
Nous étions fébriles. Et fatigués. Moi, j'avais les yeux humides. Maman m'a regardée avec sympathie. Elle m'a pris la main pour me réconforter. C'est difficile d'être divisé entre deux émotions. Chez moi, la hâte et l'inquiétude ne font jamais bon ménage. Oui, d'un côté, j'avais hâte de voir Edmundston, de prendre possession de mon nouveau territoire mais, de l'autre côté, j'avais la trouille. Pile ou face ? Heureuse ou malheureuse ? Est-ce que j'aurais des copains ici ? Une année peut sembler aussi longue qu'un siècle, parfois.
Papa s'était métamorphosé en un moulin à paroles. Il déversait des phrases encourageantes, battant des bras comme des ailes. Il nous étourdissait toutes les deux.
La première chose qui nous a frappés à la descente du bus, c'est l'odeur de l'usine de papier. Un an plus tard, je déteste autant cette odeur mais j'arrive à l'oublier. Il semble que l'on puisse s'adapter à tout.
Nous avons récupéré nos bagages et pris un taxi jusqu'à notre appartement qui est, comme nous l'avons alors constaté, tout près du terminus de bus. Prévenu de notre arrivée, le propriétaire nous attendait.
— Bienvenue à Edmundston !
— Merci ! Nous sommes bien contents d'être enfin arrivés. C'est joli, cette région.
— Oh, oui ! Vous allez vous y plaire, c'est certain. Les gens d'ici sont très accueillants. Je vous fais visiter et ensuite, je vous laisse vous reposer. Vous devez être crevés après toutes ces heures dans l'autobus.
Tout au long de la visite, le monsieur parlait,
parlait, nous questionnait sur Paris, sur notre voyage, sur nos premières impressions du Canada. Certains mots m'échappaient mais j'arrivais à saisir le sens des phrases. Mes parents semblaient suivre parfaitement la conversation. Maman s'extasiait sur la grandeur de la cuisine et sur l'espace disponible partout.
— C'est vraiment plus spacieux que notre appartement à Paris. Regarde-moi cette salle d'eau !
— Vous voulez sans doute dire la salle de bains.
Toutes les pièces étaient déjà meublées, ce qui nous évitait bien des soucis. Et il y avait même les électroménagers. Comparativement à ceux que nous avons chez nous, la lessiveuse et le sèche-linge nous ont paru énormes. Maintenant, nous voyons tous les avantages de ces monstres efficaces et rapides.
Nous sommes montés à l'étage. Il y avait trois chambres. J'ai choisi la bleue avec la fenêtre donnant sur la rivière Madawaska.
— La rivière se jette dans le fleuve Saint-Jean, qui nous sépare des États-Unis. C'est un beau cours d'eau, a affirmé le propriétaire. Vous pouvez l'apercevoir au bout de la rue.
Fleuve ! Le mot magique ! Eh oui, j'aurais, ici aussi, un compagnon silencieux pour transporter mes secrets jusqu'à l'océan. Vers le monde. Vers Loïc. Oui, au moins, une chose ressemblerait à ma vie à Paris. Pour le reste, je verrais bien.
La ville était petite. Tout me semblait si vide comparativement à mon quartier là-bas et à ses rues toujours hantées par d'innombrables badauds de toutes les origines. Il n'y avait pas de métro ni de service de bus urbains pour transporter les gens. Je serais coupée de tout ! Que faisaient les jeunes pour se déplacer ? Ils devaient avoir de bons mollets s'ils faisaient tout à pied ! Et puis, comment se distrayaient-ils ? Y avait-il des cinémas, des cafés sympathiques, des spectacles et des endroits pour faire du sport ?
— Un fleuve, Lola. Un fleuve pour toi, m'a dit tendrement maman en me serrant contre elle.
— Oui, au moins, un fleuve, ai-je murmuré, la tête basse.