Faire son nid


Comme c'est étrange de revivre notre arrivée ! Difficile de raconter avec simplicité et précision ce que j'ai ressenti alors. Je veux parler de l'essentiel et, surtout, éviter le mélodrame. Je dois réfléchir, fouiller dans mes souvenirs, sélectionner, analyser.
J'écris en me fiant à ma mémoire. Je crois que si un événement perd de sa vivacité, s'estompe ou s'efface, si on oublie des faits, c'est qu'il n'avait pas une réelle importance. Il arrive aussi que notre esprit balaie tout. C'est un mécanisme de défense efficace. Je n'utilise jamais ce genre de fuite. Du moins, je ne crois pas. Moi, ma libération, ma protection, c'est de parler à haute voix devant un fleuve. Et je ne m'en prive pas.
La première semaine à Edmundston, je me suis sentie comme si j'étais sur un radeau ballotté par un violent courant. Un radeau dont j'avais perdu le contrôle, incapable de trouver un équilibre et ma route vers des eaux calmes. Mon coeur voyageait entre le creux et la crête des vagues.
Papa, lui, était au septième ciel. Il avait rencontré ses nouveaux patrons.
— Ce sera formidable !
Papa adore les mots « formidable », « fantastique », « extraordinaire », « mirobolant », « fabuleux », « mirifique » et « merveilleux ». Parfois, il m'énerve avec son optimisme exubérant mais, le plus souvent, il est assez amusant à voir. Là, il sautillait comme un petit garçon qui vient de gagner aux billes. Il ne lui manquait que l'épi dans les cheveux et la culotte courte.
— Je vous le jure, ce sera fantastique ! À l'auberge, ils veulent élaborer un nouveau menu. Ils me laissent carte blanche. C'est fabuleux !
Effectivement, c'était extraordinaire pour lui. Maman et moi l'écoutions en souriant. Impossible de l'interrompre lorsqu'il part dans ses explications. Il ne nous laisse jamais une minute pour poser des questions. Nous n'essayons même plus. Il doit épuiser sa réserve complète d'exclamations.
— Je commence dans trois semaines. Nous aurons le temps de bien nous installer et d'explorer un peu la ville, les alentours et quelques endroits dans la province. Après, ce sera le travail pour moi.
— Il faudra aussi dénicher une école pour Lola.
Je suis devenue molle comme de la guimauve. Je ne voulais surtout pas penser à la rentrée scolaire. Je ne suis pas du tout douée pour entrer en contact avec les autres. Je ne trouve jamais les bons mots. C'est donc toujours difficile pour moi de m'intégrer à un groupe. Je suis inconfortable et maladroite en société. Je préfère la solitude à ces efforts obligatoires pour faire partie d'une bande.
En septembre, je serais la nouvelle dans une école. Tous les projecteurs convergeraient vers moi. J'avais les joues en feu juste à y songer. Il faudrait que je trouve rapidement une stratégie pour que l'attention se détourne de moi. Il faudrait que je me fasse vite oublier. Je ne voulais pas devenir l'attraction du zoo.
Bien sûr, je désirais avoir des copains. Un ou deux suffiraient amplement. Je n'ai pas besoin de tous les élèves d'une école. Et puis, quelles seraient les matières scolaires ? Aurais-je autant de plaisir à apprendre à Edmundston qu'à Paris ?
Je devais oublier tout ça pour le moment. Pourquoi m'affoler en juillet alors que les cours ne commençaient qu'en septembre !
La plupart du temps, j'ai réussi à me raisonner et à contrôler ma panique en me disant que j'étais en vacances d'été au Canada. Je refoulais ma peur ainsi. Maman m'affirmait que c'était une bonne manière de prendre les choses une à une jusqu'à l'automne. Que d'ici là, je serais sûrement plus à l'aise dans mon nouvel environnement et que tout irait bien à la rentrée des classes. Je l'espérais aussi.
Nous nous sommes installés lentement. L'appartement nous plaisait vraiment bien. Petit à petit, chacun de nous s'est créé un espace à son image en s'appropriant une partie des lieux.
Papa a rangé tous ses livres de cuisine sur une étagère de la salle à dîner. Il a acheté un cahier où il a noté des recettes de la région. Il avait apporté sa poêle et ses deux chaudrons préférés, ses indispensables. Dès la deuxième semaine de notre arrivée, il nous a concocté une sorte de crêpe à la farine de sarrasin qu'on appelle ici des « ployes ». Il nous a fait répéter plusieurs fois le mot pour que nous le disions bien. Non pas « ploie » comme dans « proie », mais plutôt « ploille », qui sonne comme « oil », huile en anglais. On mange les ployes avec du sucre brun, que l'on appelle ici cassonade, ou avec des « cretons », viande de porc haché apprêtée un peu comme des rillettes. Je ne raffole pas des ployes. Il faut dire que je n'aime pas particulièrement les crêpes. Même les crêpes Suzette ne me disent pas grand-chose.
Maman, dans la simplicité qui la caractérise, a tout naturellement placé son ordinateur portatif sur le bureau de la pièce du premier étage en face de ma chambre. Il y avait déjà une chaise avec dossier. Elle a acheté une lampe afin d'éclairer davantage son clavier. Elle a mis son globe terrestre à la droite de son ordinateur. Elle avait ainsi à sa portée les deux outils essentiels à son équilibre et à son travail. Faire tourner son globe terrestre l'aide à se concentrer et à réfléchir quand elle écrit ses articles ou ses textes de création. Maman a le don de bâtir rapidement son nid partout, la chanceuse.
Quant à moi, ma chambre est vite devenue mon royaume, mon refuge. Je pouvais rester de longues minutes devant la fenêtre donnant sur la rivière. Je rêvassais. Je m'interrogeais. Je flottais bien loin d'Edmundston ou j'analysais ce que je vivais. J'avais de la difficulté à mettre de l'ordre dans mes émotions. Je passais de la joie à la tristesse en quelques secondes. L'excitation et la peur se chevauchaient. Mon coeur cognait ou il me semblait qu'il sautait un battement. À cette étape, je me secouais. Pourquoi me mettre martel en tête ? Oui, je devais vivre à fond cette aventure. Non, je ne devais rien manquer à cause de ma nostalgie et de ma timidité. Je devais bouger, foncer. Je sortais me promener pour m'alléger l'esprit. On était en juillet, il faisait chaud, le soleil tapait.
J'allais tous les jours au bord du fleuve Saint-Jean. J'avais trouvé un site facile d'accès à quelques pas de chez moi. La rivière Madawaska s'y jetait mais, avant, elle passait par les vannes d'un barrage hydroélectrique. Elle bouillonnait et arrivait au fleuve en furie. C'était un beau spectacle.
J'ai apprivoisé peu à peu le fleuve. Je l'ai observé souvent et longtemps chaque fois. J'ai essayé de comprendre la dynamique de ses courants. En regardant sur une carte, j'avais vu qu'il passait par Fredericton, la capitale de la province, et qu'il débouchait dans l'Atlantique, à Saint John, au sud. Il faisait de nombreux méandres, se tortillant entre des collines, traversant des champs et des forêts. Sur plusieurs kilomètres, il marquait la frontière entre les États-Unis et le Canada. Un fleuve large et impressionnant pour moi.
Huit jours après notre arrivée, je me suis décidée à lui parler. La première fois, je n'ai que chuchoté quelques mots. Le tumulte de la rivière, derrière, enterrait mon soliloque. Un canard noir a crié très fort. C'était la première fois que je le voyais. J'ai souri à la pensée qu'il me disait peut-être de répéter ce que je venais de murmurer. Il était assez loin de la rive. Je n'ai rien répété. Mon discours ne s'adressait pas à lui. J'étais certaine que les vagues avaient tout entendu et qu'elles porteraient mon message sans poser de question. Le lendemain, je suis retournée au même endroit. Le canard m'attendait à deux mètres du bord. À partir de ce jour, il a été présent presque chaque fois, mon ami à plumes.
Quand je repense à cette première semaine à Edmundston, tout me semble irréel. J'ai l'impression qu'un brouillard enrobe mes souvenirs.
Je me rappelle que nous cherchions des baguettes de pain. Nous en avons finalement déniché dans un petit café, non pas dans une boulangerie-pâtisserie, comme à Paris. C'est fou mais, pour nous trois, trouver des baguettes était très important. Pourtant, nous étions tous d'accord pour dire qu'il fallait vivre comme vit la population d'ici. Nous savions que bien des choses seraient différentes mais que toutes ces choses, justement, ouvriraient nos esprits, que nous découvririons une autre manière de voir le monde. Le beau discours, quoi. Évidemment, papa aurait pu en cuire, de ces fameuses baguettes. Mais les acheter dans le commerce était comme le symbole de notre filiation avec ce pays. Oui, vraiment un peu toqué de notre part. Depuis, nous savons qu'il y a des baguettes, et bien d'autres variétés de pain, dans les épiceries.
Un autre souvenir qui me revient, c'est mon premier contact avec les gens dans un lieu public. J'étais allée acheter du lait à ce qu'on appelle ici un dépanneur, petit magasin ayant l'essentiel en alimentation et en produits de nécessité courante. En attendant dans la file pour payer, j'essayais de comprendre les échanges entre les clients et le commis. J'en étais incapable. Du vrai chinois pour moi. Était-ce réellement une région francophone ? Hommes et femmes parlaient très vite, avec un accent trop différent de ceux que j'avais déjà entendus. Ils employaient plusieurs mots et expressions que je ne connaissais pas. Oui, c'était sûrement de l'anglais. Il fallait que je m'y mette sérieusement, me suis-je dit. Sans ouvrir la bouche, j'ai payé mon carton de lait pendant que je m'efforçais de graver quelques mots dans mon esprit. Que signifiait « effreyabe » ? « Mind pas » ? « Rester stuck » ? « Botter » ? Quand j'aurais des copains, ils pourraient m'éclairer sur cette langue. Moi, je pourrais leur apprendre un peu d'argot parisien. En attendant, je ferais une liste pour ne pas oublier mes interrogations et je chercherais dans le dictionnaire anglais-français.
Au début de la deuxième semaine, les choses ont changé. L'ordinateur était maintenant branché à Internet. En ouvrant mon courrier, j'ai vu que Loïc m'avait écrit tous les jours. Il me racontait Paris, il me parlait de ses promenades, de ses sorties. Je voyais tout défiler dans ma tête. Il me décrivait les fêtes du 14 juillet et les feux d'artifice, ainsi que la nouvelle exposition de photos sur les grilles du jardin du Luxembourg. Cette vie-là me semblait si loin déjà ! Pourtant, il n'y avait qu'un peu plus de deux semaines que j'étais partie. Encore un détraquement du temps !
J'ai répondu longuement à Loïc, décrivant en détail ma nouvelle vie, les paysages, le calme, la grandeur du ciel et la majesté du fleuve. En relisant mon message, je me suis rendu compte que, finalement, j'avais plusieurs éléments positifs à lui communiquer. Je lui ai donné rendez-vous sur MSN Messenger, où nous pourrions converser en direct. Ah ! La magie d'Internet ! Mon ami serait tout près de moi. Je m'imaginerais entendre sa voix en lisant ses messages. Son rire peut-être aussi. Il ne me manquait qu'un micro pour que je puisse vraiment lui parler et l'entendre. Loïc en avait déjà un.
Mes parents avaient acheté une automobile. Une énorme auto grise usagée. Elle était monumentale comparativement à notre Peugeot. Ici, cette grosse auto était un modèle des plus courants. Il y avait beaucoup d'espace pour les jambes des passagers. Le coffre pouvait contenir un éléphanteau.
Maintenant, grâce à Internet et à notre bagnole, nous étions véritablement reliés au reste du monde par la route et par les ondes. Tout était possible.
— Que diriez-vous d'aller à la mer, les filles ? On pourrait se rendre jusqu'à Caraquet, peut-être.
— La bonne idée ! Tes deux sirènes y seront sûrement comblées. Et puis, nos maillots ont terriblement soif d'eau salée, n'est-ce pas, Lola ?
— Eh oui, papa. Ils sont tout à fait déshydratés, les pauvres.
— Allez, tope là. Nous partons demain après le petit déjeuner.
Quel bonheur ! La mer !