L'été en Acadie


Dans une autre vie, j'ai certainement été un poisson ou un mammifère marin. Un dauphin, probablement. J'adore caracoler dans les vagues, m'amuser dans l'écume et plonger sous l'eau pour voir les algues et les crabes. J'aime aussi me faire bronzer en lisant un roman ou simplement observer le mouvement de l'océan.
Nous allons souvent à la mer pour les vacances estivales. Au fil des années, nous avons parcouru toute la côte française de la Méditerranée. Je crois bien que j'ai lézardé sur presque toutes les plages de cette région très courue. Celle de Cannes est toujours bondée ; à Nice, ce n'est que des galets inconfortables. J'aime particulièrement celle de Carnon-Plage, ville tout près de Montpellier. Derrière, il y a des dunes de sable où passe un sentier parallèle à la mer. Dans ce chemin, un jour où je cueillais un bouquet dans les dunes, j'ai vu trois cavaliers montés sur des chevaux blancs. Audessus d'eux, des centaines de flamants roses tournoyaient dans le ciel myosotis. Il y avait quelque chose de cinématographique dans cette scène paisible. À quelques kilomètres de là, c'est la Camargue, une région de prairies et de marais, où vivent en liberté des troupeaux de chevaux blancs et de taureaux sauvages. Je crois que les trois chevaux que j'ai vus provenaient de ces troupeaux. Les hommes ont sans doute domestiqué de ces chevaux pour en faire l'élevage.
Et puis, une fois, maman et moi sommes allées une semaine dans un véritable paradis. À Punta Cana, en République dominicaine. Maman devait écrire un reportage pour une revue touristique internationale. Papa préparait un banquet, il ne pouvait l'accompagner. Comme elle ne voulait pas être toute seule, chouette ! elle a emmené sa fille chérie. J'avais douze ans. Je prenais l'avion pour la première fois et tout m'émerveillait. Quand, du haut des airs, j'ai vu l'eau turquoise entourant les îles des Antilles, j'ai pensé que c'était la plus belle couleur pour l'océan. J'ai vécu là une semaine de rêve. Je me levais à l'aube et me couchais très tard, complètement épuisée. Je ne perdais pas une seule minute de ma journée. Il y avait tant à faire : catamaran avec maman, construction de châteaux de sable pailleté de corail rose et, surtout, plongée en apnée, avec masque et palmes, pour nager avec les poissons. Il y en avait des argentés aux yeux noirs et à la nageoire caudale jaune. Ceux-là arrivaient en banc au bord de la plage pour manger les bouts de pain que je leur lançais. Ils sautillaient et leurs écailles brillaient au soleil. Une belle image pour ma boîte à souvenirs.
Donc, j'aime la mer comme une folle. Et je n'ai pas été déçue par le littoral du Nouveau-Brunswick. Bien sûr, il n'y a aucune ressemblance avec la Côte d'Azur. Non, tout y est plus plat et notre regard porte loin. On prend conscience de l'immensité. C'est apaisant. Et surtout, il n'y a pas de ces horribles immeubles en hauteur qui envahissent le bord de mer de toutes les villes du sud de la France. Oui, c'est beau, serein. Je me suis sentie près de la nature et de mes émotions dans la baie des Chaleurs et sur la Côte acadienne.
Le but de notre escapade était Caraquet. Nous avons flâné et musardé tout le long du trajet, nous arrêtant au coeur de la province pour voir la forêt, prenant ensuite la route du littoral pour passer dans les villages, multipliant les pauses ici et là pour bien nous repaître du paysage. Nous sommes arrivés au quai de Caraquet à temps pour admirer le coucher du soleil en nous remplissant les poumons d'air salin. Il ventait juste ce qu'il fallait pour nous rafraîchir et pour casser le miroir de l'eau en demi-cercles perle, pervenche et cobalt aux reflets scintillants.
Nous sommes restés là, en silence, à observer le naufrage du soleil dans ces eaux tranquilles. Je me souviens parfaitement de l'état de grâce dans lequel je me trouvais devant ce spectacle immémorial, ce ballet lent répété soir après soir mais avec mille et une variantes subtiles. La lumière envahissait mon coeur, irradiant en moi une sensation de plénitude et de joie. La brise marine m'invitait à goûter chaque seconde et à explorer tous les ports de mon voyage terrestre. L'horizon me disait que rêver, c'est partir, que je pouvais à tout instant mettre les voiles vers n'importe quelle destination, que tout s'ouvrait à moi. Le monde espérait que je le foule, le fouille, le comprenne et, surtout, que je l'aime. Ces révélations ont poncé toute la fatigue du trajet entre Edmundston et Caraquet. J'avais envie de danser.
Maman et papa se tenaient la main. Ils souriaient. Aucun de nous ne parlait. Nous savions que nous vivions un moment précieux, exceptionnel.
Une fois la nuit bien sombre, nous avons regardé
les étoiles et les constellations en écoutant la marée montante. Il n'y a pas eu d'étoiles filantes. De toute manière, nous n'avions aucun voeu à formuler ce soir-là tant tout était parfait.
Puis, il a bien fallu aller dormir. Nous logions chez l'habitant, comme on dit en France. En Acadie, on appelle ces gîtes « couette et café », ce que je trouve plutôt accueillant.
Les jours suivants, nous avons ratissé et exploré les environs en long et en large. Shippagan, l'île Miscou, Bas-Caraquet. Nous sommes allés à la pêche au homard, nous nous sommes baignés, nous avons parcouru plusieurs fois la promenade de bois bordant la mer à Caraquet, nous nous sommes installés sur les bancs publics pour contempler le mouvement des vagues. Nous avons visité le Village historique acadien, où nous avons pu voir comment vivaient les premiers Acadiens. Les gens du village nous ont raconté l'histoire bouleversante de la déportation des Acadiens par les Anglais en 1755, de leur éparpillement dans le monde et de leur retour dans ce territoire. Une histoire de courage et de survivance. Une histoire qui m'a vraiment touchée. Deux cent cinquante ans plus tard, les Acadiens sont bien présents et font connaître leur culture un peu partout.
J'ai aussi pensé aux autres peuples qui ont été déportés et qui ont souffert. J'ai pensé aux Africains mis sur des bateaux et expédiés loin de chez eux, où ils devenaient des esclaves. Quelle vie de déchirement et de misère !
Presque un an s'est écoulé depuis notre découverte de Caraquet et de ses environs. Mes souvenirs restent intacts tellement tout ce que j'y ai vu m'a impressionnée par sa sérénité. Depuis, j'ai réfléchi davantage à ma place dans l'univers.
Je suis une infime parcelle de cette immensité, un être pensant qui a un tout petit rôle à jouer dans le développement de cet univers. Je ne sais pas encore lequel. J'espère que ce sera un rôle positif et que j'aurai le courage de le tenir tout au long de ma vie. J'aimerais aider ; je ne sais pas encore comment je m'y prendrai.
Je suis née dans un pays riche. Je fais partie d'un monde en mouvement, constamment en évolution et en ébullition, où tout peut arriver par l'Homme. La bonté côtoie la méchanceté, l'entraide confronte l'égoïsme, la tolérance rencontre l'intolérance. La soif de pouvoir et l'appât de l'argent entraînent les guerres, les génocides, l'exploitation des gens, la destruction de l'environnement.
Moi, je ne comprends pas pourquoi vouloir toujours tout dominer, tout contrôler. Chacun devrait avoir une place égale à celle de l'autre, avoir de la nourriture, de l'eau, un toit, un travail. Chaque enfant devrait pouvoir aller à l'école. Pourquoi tant de gens n'ont-ils même pas l'essentiel, pourquoi les laisse-t-on vivre dans la peur et l'inconfort ? Ils ont un coeur, un corps comme le mien. Je vis, comme eux, sur cette Terre qui ne m'appartient pas plus qu'à tous les autres individus. Je ne suis qu'une fourmi parmi les fourmis. Mais contrairement aux fourmis, qui travaillent ensemble, trop d'hommes et de femmes de la planète ne pensent qu'à obtenir ce que le voisin possède. Certains se croient supérieurs. Ils prennent le droit de tuer d'autres hommes ou ils ne font rien pour les aider. L'élimination par les armes, l'indifférence ou l'oubli donnent le même résultat : des morts.
Je suis Française et mes ancêtres n'ont pas les mains blanches. Au cours des siècles, ils ont conquis des territoires, soumis des peuples, créé des colonies et encouragé l'esclavage. Ils ont été des guerriers, des maîtres et des bourreaux.
Il semble, hélas, que la barbarie soit universelle. Mais pourquoi les choses ne changent-elles pas ? Pourquoi répète-t-on sans cesse les mêmes erreurs ? Pourquoi ne vivons-nous pas tous en harmonie ?
Comme tous les jeunes de mon âge, je réfléchis souvent à ce genre de choses. Moi, je couche mes réflexions sur papier, voilà la différence. Je ne trouve pas toujours de réponses à mes questions. J'aimerais agir. Comment ?
Les images de la mer à Caraquet sont des images de beauté et de paix. Elles sont précieuses pour moi car elles atténuent un peu l'horreur des images du tsunami qui a dévasté cinq mois plus tard l'Indonésie, la Thaïlande, le Sri Lanka et l'Inde.
Le 26 décembre 2004, le jour de mon quinzième anniversaire, après un tremblement de terre au fond de l'océan au large de Sumatra, la mer a tué plus de deux cent vingt mille riverains et touristes et fait des milliers de disparus. Je ne pourrai jamais l'oublier. En quelques secondes, des vagues gigantesques et rugissantes, fonçant sur les côtes comme des monstres enragés affamés, ont tout détruit sur leur passage. Elles ont avalé hommes, femmes et enfants. Arbres et maisons ont cassé comme des allumettes, remplissant l'eau de débris qui sont devenus des massues pour les gens ballottés sans merci par le courant. Certains corps n'ont jamais été retrouvés ou identifiés.
Aux informations, on passait, repassait et repas sait encore les vidéos filmées par des touristes. On voyait la désolation, on entendait les témoignages de survivants. Tout avait chaviré pour ces gens. La mer, source de vie, était devenue l'assassin de ceux qui l'aimaient. Devant la nature, l'être humain ne pèse pas plus lourd qu'une aigrette de pissenlit. J'en suis bien consciente.
J'ai pleuré en regardant ces images. J'ai pleuré toutes les fois que je les ai vues. Je me mettais à la place des parents qui avaient perdu leurs enfants et des enfants qui se retrouvaient orphelins. J'imaginais la terreur vécue par tous, l'impuissance, la douleur. La fin du monde pour eux.
Je savais que ce que je voyais était bien réel mais mon esprit avait de la difficulté à accepter les faits. Tout était si intense. J'ai eu la même réaction le 11 septembre 2001, quand j'ai vu à la télévision les images des avions percutant les tours du World Trade Centre à New York. Cette fois-là, l'atrocité venait d'hommes fanatiques, pas de la nature. Pourquoi cette folie ?
Déluges, inondations, tremblements de terre, éruptions de volcan, glissements de terrain, raz-demarée, les catastrophes naturelles peuvent frapper un peu partout. Leur ampleur est imprévisible.
À la suite de ce terrible événement, il y a eu un formidable mouvement de solidarité international. Il y a eu une trêve dans les conflits qui secouaient les pays touchés. Les gens se sont unis pour aider. C'est merveilleux.
Il y a aussi eu des sans-coeur qui ont pillé. Certains ont vendu des orphelins, ce qui veut dire qu'il y avait des gens pour acheter ces enfants. Quelle honte !
Fiou ! Me voilà bien loin du récit de notre joyeuse escapade dans la Péninsule acadienne. Mais les bonheurs et les tragédies, les plaisirs et les peines se suivent, se succèdent et s'entremêlent toujours au cours d'une année, d'une vie. Marée haute, marée basse. Mouvement continuel de la vie. Tout est relié.
Le lendemain de notre retour à Edmundston, j'ai rencontré Mona. Mona aux yeux si fascinants.