Enfin des copains !
J'allais au bord du fleuve Saint-Jean pour lui relater mon voyage.
Elle était là, debout, tout près de l'endroit que je préférais. J'ai hésité. Puis, j'ai marché jusqu'à cette grande fille aussi mince que moi. Je la voyais de dos. Elle avait les cheveux ondulants, comme des vagues, si longs qu'ils cachaient ses fesses. Des cheveux noirs comme la nuit en mer. De loin, je la voyais gesticuler d'une main. Elle saluait quelqu'un. En m'approchant, j'ai compris. Elle parlait à mon ami le canard et lui lançait du pain qu'elle sortait d'un sachet plastique. Du pain usiné, pas de la baguette. Pauvre canard !
— Salut. Il aime ce pain ?
— Salut. Il adore. Quand j'arrive ici, j'ai juste à faire le bruit du sac qu'on ouvre, et il accourt. Je viens au moins une fois par semaine. C'est trop drôle de le
voir s'empiffrer.
— Il n'est pas farouche. Il vient aussi vers moi.
— Tu lui donnes du pain ?
— Non, je lui raconte des histoires.
— Et il te répond ?
— Toujours la même chose : coincoin.
— Il sait parler aux filles, quoi !
On a ri. Le canard s'est envolé.
— Zut, il me reste encore tout ça ! Tu en veux ?
— Non, merci. Je ne suis pas au pain sec et à l'eau. Et puis, je préfère la baguette.
— La baguette de pain ou la baguette magique ?
— Devine...
— J'ai remarqué que tu avais un petit accent d'ailleurs. De France ou de Belgique ? Certainement pas du Québec, en tout cas.
— Moi ? Je n'ai pas d'accent ! C'est toi qui en as un.
— T'es drôle, toi ! Tu veux me faire parler. Tu sais sûrement qu'on a tous un accent et que si on le perçoit chez l'autre, c'est qu'il est différent du nôtre. Donc, à chacun son accent.
— Eh oui, j'ai réussi à te faire parler. Pour mieux l'entendre. Est-ce que tu es d'origine anglophone ?
— Non, pourquoi ?
— Pour savoir. On dirait que je reconnais certains sons de l'anglais.
— Et moi, je reconnais parfaitement ton accent européen. Mes parents adorent le cinéma français. J'ai vu quelques films tournés là-bas. Le fabuleux destin d'Amélie Poulain, entre autres.
— Ah, oui ! Il est bien, ce film-là. L'histoire est marrante !
— Et on y montre beaucoup d'endroits magnifiques de Paris. Il doit y avoir bien des choses à faire et à voir là-bas. J'aimerais bien y aller. Tu viens de là ?
— Oui, c'est vraiment une chouette ville ! Je vis dans un appartement tout près de la cathédrale NotreDame.
— Et tu t'appelles Esméralda ?
— Lola.
— Et moi, Mona.
Et nous avons encore ri. À cause de nos prénoms si semblables. Lola, Mona, Mola, Lona. Cette coïncidence était plutôt amusante !
— Et en plus, j'ai un frère jumeau qui s'appelle Nicolas. Kola, pour les amis.
Et on s'est esclaffées de plus belle. Quel hasard, tout de même : Lola, Mona, Kola, le trio rigolo !
— Lomoko ! On dirait un nom de pays, m'a dit
Mona en riant.
— Et Lanala, une nouvelle variété de fruit exotique !
Le canard ne reviendrait certainement pas aujourd'hui avec tout le bruit que nous, les deux filles un peu zinzin, faisions. Ah, le bonheur de ce premier fou rire au Canada !
Après avoir repris notre souffle, nous nous sommes vraiment présentées. Et regardées. C'est là que j'ai remarqué ses yeux. Un bleu, un vert. Des yeux vairons. C'est rare. Le ciel et la terre réunis dans un visage rond comme une pleine lune avec une bouche au sourire généreux. Mona ne ressemble à personne d'autre et elle ne le veut surtout pas. À notre première rencontre, elle portait une minuscule jupe noire à plis plats et un chemisier de dentelle noir trois fois trop grand, serré à la taille par une ceinture de grosses perles de bois noires. Elle était bronzée. Et très belle.
Moi, je portais un jean hyper-ajusté et un haut style débardeur tout aussi moulant. Du bleu, ma couleur fétiche. Rien de très particulier. Sauf mon collier qui ne me quittait jamais, même sous la douche.
— Du lapis-lazuli ?
— Tu connais cette pierre ?
— Oui, j'en ai acheté une petite dans une boutique
à Québec. Je me suis fabriqué une bague avec.
— C'est un cadeau de tante Juliette, la soeur de maman. C'est ma tante voyageuse. Je l'adore. Elle a rapporté le collier du Maroc et me l'a donné à mon dernier anniversaire en me disant que ce bleu-là avait absolument besoin de mes yeux pour prendre tout son éclat.
— Magnifique, en tout cas. Et c'est vrai que cette pierre s'harmonise avec tes yeux. Moi, ça me prendrait deux pierres différentes. De la malachite et du saphir, je crois. La terre et le ciel.
— C'est exactement ce que je pensais !
Chose rare, je me sentais à l'aise avec cette fille. Sans trop réfléchir, je l'ai donc invitée à venir chez moi. Elle a accepté immédiatement. Je ne l'aurais certainement pas suppliée. Cette fois-là, je me souviens d'avoir pensé qu'elle devait juste être curieuse de voir où habitait la petite Française. Tout tournait vite dans ma tête. J'avais demandé. Elle avait dit oui. J'ai été vraiment surprise de sa réponse positive. Moi, j'aurais sûrement hésité à suivre une étrangère, même de mon âge. J'étais encore plus étonnée de mon audace. À Paris, jamais je n'aurais invité chez moi quelqu'un que je connaissais à peine. Par prudence, par méfiance et surtout par peur que mes espoirs d'amitié ne se réalisent pas. J'ai toujours préféré la solitude au rejet.
Peut-être Mona a-t-elle été effectivement intriguée par mon attitude hardie. Elle est donc venue, et cette journée-là, j'ai enfin trouvé plus qu'une copine, une véritable et précieuse amie.
Le lendemain, Mona m'a présenté Kola, son jumeau, son beau jumeau. Moi, je l'aurais plutôt surnommé Nicolas-Chocolat à cause de son teint de cuivre, de ses cheveux sombres et de ses yeux charbon. Sourire fendu jusqu'aux oreilles, lumière pétillante dans le regard, Kola avait des allures d'acteur d'Hollywood. Je ne devais pas être la seule à le trouver craquant. Oui, il avait du charme. Tout pour faire tomber les coeurs. Loïc aussi, d'ailleurs. Et des yeux couleur Méditerranée, des cheveux soyeux pleins de soleil. De la tendresse à revendre. Physiquement, Loïc et Kola étaient tout à fait à l'opposé l'un de l'autre. Très différents. Très attirants tous les deux. Étrangement, en regardant Kola, je pensais à Loïc.
Et à partir de ce moment, j'ai commencé à réellement m'amuser dans ma nouvelle vie. Avec mes copains, j'ai assisté à la Foire brayonne, le festival de l'endroit. Les gens d'ici se disent « Brayons », un mot créé à partir du verbe « brayer », en vieux français, soit la façon dont autrefois on aplatissait la fibre du lin. Ce lin servait à tisser des vêtements. Cette technique fait partie de l'histoire ancienne de la région, le Madawaska.
J'ai pu voir des chanteurs et des groupes musicaux lors de spectacles en plein air. Mes copains m'ont présentée à leurs copains. Ces copains à d'autres copains. On a fêté chaque soir ! Ma vie au Canada devenait vraiment plus palpitante. Tout bougeait. Pas autant qu'à Paris, certes, mais il se passait quelque chose.
Sur le site de la foire, il y avait aussi des petites boutiques où des artisans présentaient leurs produits. Cela me rappelait les marchés de Noël en Europe. Bougies, vêtements, tableaux figuratifs, confitures, bijoux, un peu de tout, quoi, mais rien pour me tenter vraiment.
J'y ai aussi rencontré des Autochtones. Il y a une réserve amérindienne à quelques minutes du centreville d'Edmundston. Des Malécites.
En France, on s'imagine bien des choses au sujet des Indiens d'Amérique. Plusieurs personnes ont gardé dans leur esprit le souvenir des films de cow-boys où on voyait un chef, toujours fier et courageux, habillé de peaux, portant un chapeau en plumes d'aigle, défiant de son regard le Blanc venu voler ses terres. Je me demande si certains Français croient qu'ils vivent, encore aujourd'hui, dans des tipis. Il y a des stéréotypes tenaces !
Bien sûr, ils ont une culture différente de la nôtre, c'est-à-dire de tous ceux qui sont de souche européenne. Physiquement, ils nous ressemblent. Ils ont sûrement aussi les mêmes préoccupations quotidiennes que nous puisqu'ils vivent ici en même temps que nous.
J'ai beaucoup aimé discuter avec eux. Depuis, j'ai lu quelques légendes, dont celle de Malobiannah, morte en entraînant des ennemis de son peuple dans les chutes de Grand-Sault. Tous les canots, attachés ensemble, ont plongé dans le torrent.
Avoir des copains a changé tout mon été. Mais ils ne pouvaient pas remplacer Loïc. Je continuais à lui écrire. Je le tenais au courant de mes impressions, de mes états d'âme. Je lui envoyais, par Internet, des photos prises un peu partout. Des photos de moi, de moi et de Mona, de moi, de Mona et de Kola. Chaque matin, après le petit déjeuner, je m'assoyais à l'ordinateur et je lui racontais tout. Souvent par écrit, ce qui me permettait de mieux mettre en place mes idées. Mais parfois aussi, nous nous parlions en direct grâce à nos micros. Je devenais alors une vraie pie. Ah, la voix de Loïc ! Je pouvais lui dire et lui redire que tout se passait bien pour chacun de nous. Qu'il aimerait bien mes copains, que s'il était là, ce serait extra.
Oui, notre nouvelle vie nous plaisait bien. Papa cuisinait avec enthousiasme, pour les clients de l'auberge, des mets raffinés et succulents relevés d'herbes aromatiques. Maman et moi goûtions ses recettes. Nous étions des cobayes ravis. Un article de maman serait publié en décembre. Elle donnerait des ateliers d'écriture à la bibliothèque en octobre et une conférence à des étudiants inscrits en tourisme international.
Moi, je prenais peu à peu possession de mon nouveau territoire. Je me sentais plus calme. La foule me manquait moins. Grâce à Kola, et à nos promenades, je me découvrais un goût pour l'observation des oiseaux. À Paris, il n'y a pratiquement que des pigeons et des moineaux alors qu'ici, on peut voir et entendre des chardonnerets jaunes, des geais bleus, des pics et bien d'autres volatiles. Pas besoin d'aller en forêt pour cela. Kola m'a même raconté qu'un soir une perdrix s'était cassé le cou en se frappant dans la grande fenêtre du salon de leur maison. Bang ! Il avait pris les plumes de ses ailes avant de l'enterrer derrière chez lui.
Mona ne nous accompagnait jamais quand nous
partions pour ces excursions. « Allez-y tous les deux, disait-elle. J'ai un roman à terminer. » Ou un collier à commencer. Ou n'importe quoi. Elle ajoutait, immanquablement : « La prochaine fois, j'irai peut-être. » C'était clair que l'observation des oiseaux n'intéressait pas mon amie. Kola n'insistait pas. Nous y allions. Et avions beaucoup de plaisir, Kola et moi.
Après quelques semaines, je me rendais bien compte que je vivais une belle aventure. C'était quand même un peu difficile d'admettre que mes parents avaient eu raison de venir au Canada et de m'obliger à les accompagner. Mais j'aimais assez ma nouvelle vie et je ne voyais pas pourquoi je ne leur dirais pas.
— Merveilleux ! Que penserais-tu d'inviter tes copains et leurs parents à un festin concocté par Didier, ton chef cuisinier adoré ? Et toi, Adèle, qu'en dis-tu ?
— Bonne idée ! Enfin des visiteurs ! Un peu d'animation dans la maison... Comme à Paris !
— Maman, rien ne peut être comme à Paris. Tout est à l'opposé. On dirait que c'est toi qui as le vague à l'âme maintenant.
— Franchement, oui, un peu. Ce soir, particulièrement, je serais très heureuse de flâner sur SaintGermain puis d'aller au cinéma. J'aimerais bien manger dans un resto sur la rue des Abbesses. À moi aussi, la foule me manque. Et la cour carrée du Louvre, le Jardin des plantes ainsi que mes promenades au bord du canal Saint-Martin. Rien de grave. Je m'en remettrai.
Le moral de maman gîtait. Celui de papa était au beau fixe. Le mien était au plus haut.
Je n'avais plus de cauchemars pleins de loups et d'ours. Je rêvais de Nicolas. Et cela, je le cachais à Loïc.