L'automne


Le moment que j'appréhendais tant est arrivé. Septembre, l'école.
J'essayais de me conduire en brave. Pourtant, j'avais le coeur en boule comme si c'était mon tout premier jour de classe. Alors que je marchais vers l'école avec Mona et Kola, mes questions trahissaient mon malaise. Je me rassurais en me disant qu'au moins je ne serais pas seule pour entrer dans l'école.
— Êtes-vous tout à fait certains que ce sera facile pour moi ? Est-ce que les classes sont spacieuses ? Estce qu'il y a d'autres jeunes qui viennent de la France ou d'ailleurs ?
— Oui, pour la centième fois, ce sera cool.
Pour Kola, tout est toujours cool. Il ne s'inquiète jamais. Mona voulait vraiment me rassurer.
— Voyons, Lola, arrête de t'en faire. Tu connais
déjà quelques-uns de nos copains. Je vais aussi te présenter à Amhal, qui est né en Tunisie, et à Carline, qui vient d'Haïti. J'imagine qu'ils se sentaient comme toi quand ils sont arrivés à Edmundston.
Le bruit des moteurs des bus scolaires passant près de nous couvrait souvent nos voix. Ces grosses boîtes jaunes sur quatre roues déverseraient dans la cour de l'école des centaines d'élèves que je côtoierais de près ou de loin. Certains avaient de longs trajets à faire. Assis sur des bancs durs, garçons et filles étaient prisonniers d'un parcours qui s'éternisait tant les arrêts pour prendre des élèves étaient nombreux. Je préférais, et de loin, marcher. Ainsi, je bougerais et je pourrais faire le point sur ce que je vivais, réfléchir et me calmer.
J'ai traversé cette journée complètement perdue, comme si j'étais dans un brouillard épais. Une chance que j'avais déjà des copains !
La première semaine, Mona et Kola m'ont pilotée dans les dédales de cette immense école appelée la Cité des jeunes. Nous avions plusieurs cours en commun ; je pouvais donc m'accrocher aux basques de mes amis et les suivre en toute confiance d'une salle de classe à l'autre. Je m'y assoyais et j'écoutais avec attention le maître. Ici, on l'appelle le prof, parfois on le tutoie et on l'appelle par son prénom précédé de « Madame » ou de « Monsieur ». Impossible d'agir ainsi pour moi. Donc, j'ai continué de dire « Monsieur », « Madame » sans ajouter de prénom, et de les vouvoyer. Comme à Paris, la majorité des élèves écoutent attentivement, certains bâillent, deux ou trois chuchotent entre eux. La discipline est là mais elle m'a semblé moins contraignante que dans mes classes. Et la journée de travail bien courte. On termine à 15 h 35 alors que chez moi, dans les lycées, c'est à 17 h. Ici, il y a plus d'heures de liberté et moins de devoirs et de leçons.
Au début, mon accent a soulevé bien des commentaires. J'ai compris que c'était surtout de la curiosité. On me questionnait sur la France et on voulait savoir pourquoi j'étais venue ici. Puis, tout s'est tassé et on s'est désintéressé de ma petite personne. Je redevenais anonyme.
Moi, par contre, je devais vraiment m'efforcer pour comprendre certains de mes camarades. Je tendais l'oreille pour bien saisir les explications des professeurs. Tout le monde parlait vite, ce qui ne me facilitait pas la tâche. Heureusement, les cours de sciences et de mathématiques étaient à mon niveau. Par contre, je m'ennuyais en français et je tirais de
l'arrière en anglais.
Après un mois, je me sentais déjà assez à l'aise dans ma nouvelle école. En français, nous écrivions une pièce de théâtre que des camarades inscrits en art dramatique présenteraient en fin d'année. Mona et moi étions emballées, Kola détestait. Lui, il préférait jouer de la guitare avec ses amis. Et il était excellent.
La vie à cette école d'Edmundston était aussi bouillonnante que celle d'une ruche. On y était continuellement en action, chacun apportant quelque chose à la vie communautaire. J'ai vite compris que chaque élève avait vraiment une place, qu'il était considéré comme un maillon important de cette vie, qu'il pouvait, en toute liberté, choisir de participer activement à l'épanouissement de l'école et de lui-même. Enseignants comme étudiants proposaient des activités. En arts plastiques, les élèves présentaient des expositions ; en français, on organisait des lectures de poésie. Il y avait aussi toutes les équipes sportives qui s'entraînaient et disputaient des matchs.
Oui, une vraie ruche. Surtout entre chaque cours. Au son de la cloche, les mille quatre cents et quelques élèves se levaient en bloc et prenaient d'assaut les corridors pour se rendre dans les locaux où se donnait leur cours suivant. Jeux de coudes, croisements, bous culades, rigolades. On aurait presque pu se croire à certaines intersections animées de Paris. Les rigolades en plus. Puis, quand la cloche se refaisait entendre, chacun s'assoyait à sa place, les portes des classes se fermaient. Tout redevenait calme. Pour une heure. Et ça recommençait.
Tout était donc toujours en mouvement. Cela me plaisait, mais avec tout ce monde qui saturait l'espace et brassait l'air, il était bien difficile de trouver un endroit pour réfléchir ou rêver. Je revenais chez moi en marchant. Sur la musique envahissante des bus scolaires qui passaient près de nous, Mona, Kola et moi, nous nous racontions notre journée. Nous devions parfois crier. J'arrivais souvent chez moi fatiguée et avec une envie folle de silence. Une fois dans ma chambre, j'attendais que le bourdonnement de la ruche s'atténue. Je fermais les yeux et je me faisais mon cinéma.
Je me voyais tenant la main de Kola. Il se rapprochait, il me regardait avec ses yeux de velours sombres. Puis, il m'embrassait, il m'embrassait, il m'embrassait.
Quand j'ouvrais les yeux, je reprenais pied dans la réalité et elle était bien différente. Kola était un garçon populaire. Il était toujours entouré d'un essaim souvent composé uniquement de filles. Elles étaient collantes comme des mouches. Elles le suivaient, elles minaudaient, elles souriaient. Elles m'énervaient. Il ne me voyait même pas parmi toutes ces filles énamourées. Non, ce n'est pas vrai ; il me voyait mais comme l'amie de sa soeur. Pas comme copine. J'avais droit à des clins d'oeil. À rien d'autre.
Je n'osais pas parler à Mona, la réservée, de mes sentiments pour son flamboyant jumeau. Devant elle, je mettais mon masque joyeux et sans souci. Pour Loïc, compagnon de mes aventures parisiennes, mon coeur avait adopté des battements plus sages. Je serais toujours sa fidèle amie. L'amour s'était envolé depuis que je connaissais Kola. Je ne savais pas comment le lui dire. Je voulais garder mon meilleur ami. Kola ne savait pas que je l'aimais, Loïc ne se doutait pas que je ne l'aimais plus. Moi, je savais que je ne voulais pas avoir à choisir entre les deux. Mon coeur vibrait de manière différente quand je pensais à chacun d'eux. Mais il y avait une grande place pour chacun.
On aurait dit que j'avais deux vies parallèles. À Edmundston, il y avait Kola, à Paris, Loïc. Deux garçons super. À Edmundston, il y avait l'espace, à Paris, l'effervescence. Les érables à sucre et l'odeur de l'usine de papier contre les platanes et les gaz d'échappement des autos. Oui, des vies parallèles. Comme deux routes principales que des chemins secondaires traversent régulièrement. Il y avait celle que j'explorais à Edmundston depuis juillet. Elle était truffée de paysages inconnus, d'expériences nouvelles. Elle m'attirait et me faisait aussi parfois peur car je ne savais pas ce qu'elle me réservait dans les tournants. Je demeurais donc prudente. J'avançais doucement. Et puis, il y avait l'autre route, en France, celle que je connais bien, celle que j'ai toujours suivie depuis ma naissance. Celle-là était bondée de gens qui la parcouraient sans moi depuis mon départ.
Ce qui reliait les routes entre elles, ce sont mes messages envoyés par Internet et ceux que je recevais de Loïc, de mes camarades, de tante Juliette. J'envoyais et je recevais tellement de messages, les deux routes avaient tellement de voies secondaires qui les unissaient, que j'avais l'impression d'être en train de fabriquer une échelle. Je voyais dans ma tête deux lignes droites et des barreaux, oui, une échelle pour gravir les obstacles, pour m'aider à monter plus haut, à aller plus loin. Une échelle qui me gardait en contact avec la Terre mais qui me permettrait peut-être d'atteindre le ciel. Ou le bonheur.
Mon esprit se promenait sans cesse d'une route à l'autre. Je comparais, j'analysais, j'aimais ceci, je n'aimais pas cela. Ma tête était remplie. Dedans, mes pensées se chamaillaient, frétillaient, se faufilaient, s'entremêlaient. Je n'arrivais plus à les discipliner. Je traversais l'Atlantique au moins mille fois par jour.
Devant le fleuve Saint-Jean, je retrouvais un peu de sérénité. Le mouvement de l'eau m'apaisait. Je restais souvent silencieuse. J'écoutais et je regardais la nature.
Le canard se laissait porter par les vagues, les mésanges et les geais bleus annonçaient leur présence. J'admirais les arbres feuillus. Au cours des semaines, ils se sont teintés d'orange et de rubis, de jaune, d'or et de safran. L'automne au Canada, c'est magnifique ! La lumière change, l'atmosphère devient cristalline, le ciel est d'un bleu profond. Orange et bleu, contraste complémentaire, comme le disait mon professeur d'arts plastiques. Ce tableau est un chef-d'oeuvre. Les arbres à Paris sont plutôt mordorés, à Edmundston, c'est une explosion de couleurs. Non, rien de semblable dans ma ville natale. Sur les maisons de pierre grise des grands boulevards, ces teintes chaudes, lumineuses, auraient certainement un effet magique.
Puis, sans que je m'en rende compte, le temps a filé. Les arbres ont perdu leurs feuilles et sont devenus des squelettes. Le vent a refroidi, la nuit a volé des heures au jour.
Et un matin de décembre, quand je me suis levée, tout était blanc. Vraiment blanc. Et les flocons continuaient de tomber. Le paysage changeait complètement.
Ce jour-là, Kola m'a pris la main.
Tante Juliette a téléphoné pour dire qu'elle viendrait nous visiter pour les fêtes de fin d'année.
Abracadabra ! Vive la magie de Noël !