Le temps des réjouissances


Tante Juliette est une boule d'énergie. Elle veut tout voir. Elle saisit toutes les occasions pour découvrir des petits bouts de notre planète. Elle ne pouvait donc pas laisser passer cette chance de venir au Canada. C'est ce qu'elle nous a dit au téléphone, en ajoutant, d'une voix tendre et émue, que nous lui manquions. Il semble que vivre chez nous, dans nos meubles, la rendait nostalgique. Cela ne ressemblait pas beaucoup à ma tante, si indépendante d'habitude.
En juillet, quand nous sommes partis, elle arrivait d'un séjour de deux ans au Maroc, où elle avait enseigné le design de mode. Son contrat venait de se terminer. Maman lui avait donc proposé d'habiter notre appartement pendant notre absence. Ça nous arrangeait tous. Ma tante nomade vivait donc parmi nos possessions, dormait dans le lit de mes parents, arrosait nos plantes. Elle gardait notre nid, quoi.
Maman et moi irions la cueillir à Montréal. Je manquerais quelques jours d'école mais j'en apprendrais un peu plus sur cette ville québécoise.
Levées tôt, nous avons parcouru des centaines de kilomètres sous une neige légère flottant mollement dans l'air. Les flocons se déposaient sur les conifères et dans les champs en créant un effet de duvet d'oie. Le fleuve Saint-Laurent se cachait derrière un voile blanc. Je n'avais jamais rien vu d'aussi féerique. Je me croyais l'héroïne d'un conte d'Andersen, la Reine des neiges.
Pendant que je rêvassais, maman conduisait, les mains scellées au volant, les yeux rivés sur la route. Immobile, comme une sculpture faite de glace. Elle bavardait. Je ne l'écoutais guère.
J'avais hâte de raconter mes aventures canadiennes à ma tante préférée. J'avais encore plus hâte de lui présenter Kola. Et aussi Mona, bien sûr.
Nous sommes arrivés à l'aéroport deux heures avant l'atterrissage de l'avion. Il neigeait toujours mais les appareils arrivaient sans retard.
— Juliette m'a dit qu'elle avait une surprise pour nous.
— C'est une surprise sur deux jambes, cette
tante-là !
— Oui, c'est, en effet, une bonne définition pour ma soeur.
— On peut s'attendre à tout avec elle. Voilà pourquoi je l'aime.
— À tout, oui. Elle peut aussi bien nous annoncer qu'elle se marie cet hiver aux îles Fidji, qu'elle part pour Tombouctou, qu'elle s'est mise à la plongée sous-marine ou, plus simplement, qu'elle a acheté une boutique de bonbons à Bruxelles parce qu'elle veut apprendre à fabriquer des pralines. Tout un numéro, ta tante !
— Toi aussi, maman, tu aimes bouger. Sinon, on ne serait pas au Canada.
— C'est vrai, mais en comparaison de notre Juliette supersonique, je suis un train poussif. Juliette et moi n'avons vraiment pas le même rythme de croisière.
— Ton rythme me convient, tu sais, maman.
— Tu es gentille. Moi, elle me fait rêver, ma soeur. Elle part, elle revient. Elle est à l'aise partout. Elle se pose six mois, un an. Puis un jour, elle annonce qu'elle passera la prochaine année à Florence ou à Berlin, qu'elle travaillera avec tel ou tel couturier. Elle a toujours des anecdotes croustillantes à raconter. Elle habille des gens influents, elle côtoie des créateurs de génie. Pourtant, elle reste modeste et proche de moi.
— Et là, elle vole vers nous. Je suis si contente ! Tu crois qu'elle vient avec un amoureux ?
— Peut-être. Il y a un bon moment qu'elle n'a pas eu un homme dans sa vie, il me semble. C'est intrigant, n'est-ce pas ? On verra bien.
La surprise de tante Juliette m'a complètement soufflée. Mon coeur à bondi.
Loïc se tenait derrière elle. Il avait grandi, avait les cheveux plus longs mais toujours son fabuleux sourire. Comme il m'avait manqué !
— Ne pleure pas, Lola, me disait-il en me serrant dans ses bras.
Moi et mes émotions à fleur de peau ! C'est tout de même fou de pleurer quand on est heureux.
Maman et sa soeur papotaient ensemble tandis que je me demandais comment Loïc avait trouvé l'argent pour le billet d'avion. Une question bien terre à terre pour calmer un peu mon tumulte intérieur.
— Je voulais absolument être avec toi pour fêter ton anniversaire au Canada. J'ai travaillé à un kiosque à journaux et mes parents m'ont avancé une partie de l'argent. Comme cadeau d'anniversaire et de Noël. Pour les deux prochaines années, m'ont-ils dit.
— Ils sont gentils, vraiment. C'est formidable !
— Ils m'ont fait promettre de photographier tout ce qui bouge et même tout ce qui ne bouge pas. Mais moi, je veux surtout faire des photos de toi au Canada.
— Ne me photographie pas maintenant, s'il te plaît.
— Bien sûr que non, mademoiselle la fontaine.
J'ai ri à travers mes larmes. Mon ami Loïc avait encore trouvé les mots pour que mon coeur se remette en place.
— Allez, hop ! les gamins, on y va ! Montréal nous attend !
Maman avait réservé des chambres dans un petit hôtel. Deux jours à visiter la métropole et deux jours à Québec peuplés de « ah ! que c'est bien ! », de « oh ! que c'est beau ! ». Quatre jours à marcher avec Loïc, quatre jours à admirer le fleuve Saint-Laurent en hiver, à fureter dans les boutiques du Vieux-Montréal puis de la place Royale à Québec, à bavarder dans les cafés. Quatre jours si remplis que je n'ai pas trouvé le bon moment pour lui parler franchement de ce qui s'était passé dans mon coeur au cours des derniers mois. Je repoussais l'échéance. Je manquais de courage, je le savais.
J'étais divisée. Loïc était là, enthousiaste devant toutes ces choses nouvelles. Il riait, prenait d'innombrables clichés, me parlait de tout et de rien. Lui, il n'avait pas vraiment changé. Il écoutait mes silences, me taquinait un peu. Il attendait patiemment que je lui raconte tout. Moi, je jouais la carte du mystère, ne dévoilant que certaines choses, cachant ce qui pourrait le blesser. Il était venu au Canada pour me voir. J'allais certainement le décevoir.
Je ne savais pas comment lui avouer que Kola m'avait pris la main, que nous nous étions embrassés. Que je l'aimais.
Oui, j'étais vraiment divisée maintenant que Loïc était là. Je repensais à nos confidences devant la Seine, à nos fous rires aussi. Et mon coeur battait fort. Puis, j'imaginais Kola devant moi et mon coeur battait aussi fort.
— Lola, il faut que je te dise quelque chose.
Nous étions sur le pont du traversier entre Québec et Lévis, au beau milieu du fleuve. Nous avions la meilleure vue sur le Château Frontenac et le cap Diamant.
Loïc, devenu sérieux, fixait l'eau. La glace se fracassait sur la coque du bateau. J'entendais le bruit des moteurs.
— Tu es ma meilleure amie, tu le sais.
— Et toi, mon meilleur ami, tu le sais aussi.
Le moment de vérité approchait. Loïc me regardait maintenant avec intensité. Avait-il percé mon secret ?
— Je ne voudrais pas que ça change.
— Moi non plus !
Tout se bousculait dans ma tête. Oui, il se doutait de quelque chose. Certainement. Il avait remarqué mes hésitations. Il me tendait sûrement une perche. Mais je retardais encore l'échéance pour tout avouer. Je savais fort bien que les choses pouvaient changer et que tout changerait quand je lui parlerais de Kola.
— Avant ton départ, nous étions devenus un peu amoureux, n'est-ce pas ?
— Oui...
— J'ai beaucoup pensé à toi depuis juillet. Tous les jours. Mais je me suis rendu compte que tu étais mon amie. Ma meilleure amie, quoi.
— Mais pas une amoureuse pour toi. C'est ce que tu veux dire ?
— Je ne veux surtout pas te faire de peine. Je ne veux pas te perdre non plus. Mais je suis amoureux d'Océane, une camarade de classe. Voilà.
— Et moi, d'un garçon qui s'appelle Nicolas.
— Eh bien ! Nous voilà tous les deux au même point.
— J'avais si peur de te le dire !
— Je suis soulagé, si tu savais !
— Moi aussi ! Tu as laissé Océane toute seule à Paris pour venir me voir ?
— Tu ne fêteras certainement pas de nombreux anniversaires au Canada. Je suis un beau cadeau, tu ne trouves pas ? Il ne me manque que le ruban. Et Océane est à Chamonix avec ses parents et sa soeur Marion.
On souriait tous les deux. Tout avait été finalement plus simple que ce que je m'étais imaginé. Nous savions que les liens qui nous unissaient étaient profonds. Ce serait comme ça toute notre vie, j'en étais certaine. Mes ailes repoussaient, je me sentais légère. Plus de cachotteries entre nous deux. Deux amis comme avant, voguant sur un fleuve magnifique.
Le 23 en soirée, nous sommes arrivés, tous les quatre fourbus, à notre appartement. Une extraordinaire odeur de gâteau nous a accueillis. Papa nous attendait avec un festin. J'ai invité Mona et Kola. Nous avons parlé toute la nuit, échangeant tous les quatre des opinions sur le monde, les gens, la France et le Canada. Quel Noël merveilleux et insouciant nous avons passé tous ensemble !
Puis, le 26, mon anniversaire et le tsunami en Indonésie, qui nous a tous bouleversés.
À côté de ce drame, la neige et le froid n'étaient rien.